Version classiqueVersion mobile

Pasteurs des âmes, Passeurs des Arts

 | 
Sophie Duhem
, 
Marc Salvan-Guillotin

Partie 1. Une approche de la culture artistique des prêtres en milieu rural (XVIe-XIXe s.)

Le retable alpin, entre art régional et influences européennes : le rôle des prêtres

Elise Charabidzé

Texte intégral

  • 1 C’est le cas des poutres de gloire, qui bien que faisant partie du mobilier traditionnel des église (...)
  • 2 A Villargerel en Tarentaise par exemple, le pendant du retable peint du bas-côté sud a été recouver (...)

1Dans les régions de montagne appartenant à l’ancien duché puis royaume de Piémont-Savoie, les retables s’imposèrent tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècles comme l’œuvre religieuse par excellence, souvent au détriment d’autres formes d’art, éclipsées par leur présence1 ou simplement utilisées dans des périodes économiquement difficiles2. Régulièrement accompagné de tableaux, entouré de sculptures, mis en valeur par un décor peint, le retable demeura néanmoins pendant deux siècles l’élément principal, l’ornement privilégié, la pièce maîtresse des églises alpines.

  • 3 Les communiers, propriétaires, chefs de famille, veufs ou célibataires, dont la seule obligation ét (...)

2Dans un contexte bien spécifique, celui de la Contre-Réforme, différents acteurs contribuèrent à ce succès. Les communiers3 d’abord, représentant la communauté villageoise, commanditaires de ces retables. Les artistes ensuite, piémontais ou savoyards, qui parcouraient les Alpes à la recherche de commandes et réalisaient les retables. Les prêtres enfin, mandatés par des évêques désireux de faire appliquer dans leurs diocèses les directives post-conciliaires, sans pour autant visiter des paroisses de montagne difficiles d’accès. L’exact degré d’implication de ces ecclésiastiques dans la réalisation des retables alpins est le plus difficile à évaluer. Les prêtres ne sont mentionnés que très exceptionnellement dans les prix-faits, qui constituent pourtant la principale source de renseignements des chercheurs intéressés par ce sujet. Peut-on pour autant en déduire qu’ils se contentaient de rester spectateurs lorsque leurs paroissiens décidaient de l’érection d’un nouvel autel ? N’intervenaient-ils que de manière occasionnelle ? Se limitaient-ils à un rôle de conseiller, de spécialiste des questions religieuses, auprès de leurs paroissiens, ou donnaient-ils des directives précises aux artistes ?

L’importance des prêtres : des avis divergents

  • 4 Alors que Denis Cerclet parle de « l’absence des prêtres (…) [qui] cumulent les charges des paroiss (...)

3Parmi les chercheurs qui s’intéressent à cette question et s’interrogent sur l’importance du rôle joué par les religieux en général et les prêtres en particulier, les avis divergent, naviguant bien souvent entre deux extrêmes4.

  • 5 A. Bogey-Rey, « Le commentaire du journal », dans Riche journal d’un artiste pauvre, Aubenas, 1998, (...)
  • 6 Ce journal a été traduit en français par Annick Bogey-Rey.
  • 7 Giuseppe A. Gilardi, Riche journal d’un artiste pauvre, Aubenas, 1998, p. 111. Il est à noter que m (...)

4Les prêtres sont parfois considérés comme les principaux acteurs de la réalisation d’un retable, souhaitant son érection et intervenant à toutes les étapes de sa réalisation, de la commande au paiement final. L’historienne Annick Bogey-Rey, spécialiste des mouvements artistiques alpins du XIXe siècle, assure par exemple que « les donateurs ou les municipalités qui financent l’achat du mobilier n’interviennent pas dans le choix de l’artiste, les prêtres se chargeant de réunir les fonds et de passer la commande »5. Cette vision trouve son origine dans les affirmations du sculpteur valsésian Giuseppe Andrea Gilardi (1797-1877), qui dans son journal6 insiste sur le soutien qu’il a rencontré auprès des religieux croisés au cours de ses pérégrinations dans les Alpes, allant jusqu’à écrire : « Heureusement que les bons ecclésiastiques nous protégeaient et nous ont aidé de tout leur possible pour nous trouver du travail »7.

  • 8 Cette idée est largement défendue par de nombreux auteurs locaux, qui s’appuient sur les prix-faits (...)

5En l’absence fréquente d’éléments concrets permettant de préciser la part exacte prise par les prêtres dans la réalisation de ces retables, il est tout aussi facile d’affirmer que leur participation était purement anecdotique, et que les curés étaient systématiquement tenus de s’effacer devant les réels commanditaires, ceux dont les prix-faits prouvent l’implication au minimum financière, c’est-à-dire les communiers8.

  • 9 Constitutions et Instruction synodales de Saint-François de Sales, évêque et prince de Genève, mise (...)
  • 10 Figure idéale de religieux, à l’origine de la reconquête du Chablais, saint François de Sales refus (...)

6La réalité se situe très certainement quelque part entre ces deux visions, et la part prise par chaque ecclésiastique dans l’érection d’un retable dépendait indubitablement beaucoup de la personnalité du religieux en question, et de son investissement personnel dans la vie de sa paroisse. Saint François de Sales (1567-1622), évêque de Genève-Annecy, affirme dans ses Constitutions et Instructions synodales que l’« un des devoirs les plus essentiels des Ecclésiastiques envers Dieu est d’être comme le Roi prophète, dévoré du zèle de la maison de Dieu, d’en aimer la beauté et d’en procurer l’ornement, avec d’autant plus de soin que le culte extérieur a une force particulière pour exciter la dévotion intérieure des fidèles »9. Les prêtres piémontais et savoyards, convaincus par de tels propos ou encouragés à l’être10, choisirent différentes manières de remplir ce « devoir essentiel », intervenant de manière plus ou moins directe dans la réalisation des retables destinés aux églises dont ils avaient la charge. Proches de leurs fidèles, ils influèrent très souvent sur leurs choix iconographiques. Parfois à l’origine même de la commande, soit en tant que financiers soit en usant de leur statut et de leur ascendant pour encourager leurs paroissiens à faire ériger de nouveaux maîtres-autels, ils allèrent même dans certains cas jusqu’à jouer le rôle d’artistes, en réalisant des peintures intégrées aux retables.

Prêtres conseillers

  • 11 B. Grosperrin, « La réforme catholique en Savoie », in Savoie baroque, Bologne, 1999, p. 69. Au XVI(...)

7Le premier rôle qui pouvait être tenu par les prêtres montagnards, le plus évident, était donc celui de conseiller, guidant les artistes dans le choix des représentations religieuses, rôle qu’ils étaient en mesure de jouer grâce aux réformes de la vie religieuse provoquées par le Concile de Trente (1545-1563). Nommés par les évêques savoyards, secondés par le vicaire général, les chanoines du chapitre et le tribunal ecclésiastique de l’officialité, les curés de paroisse devaient dès l’adolescence être pris en charge et formés dans des séminaires. Contrairement cependant à ce qui se passa en Piémont, il fallut un certain temps pour que ces mesures soient appliquées en Savoie et en Haute-Savoie, à la fois par manque de conviction et par manque d’argent. Le séminaire de Moûtiers ne vit le jour qu’en 1676, celui d’Annecy en 1688 et celui de Saint-Jean-de-Maurienne en 1735. Rapidement cependant, en raison de la proximité avec les pasteurs calvinistes, la hiérarchie religieuse se montra particulièrement soucieuse d’éviter toute forme de scandale et veilla au strict respect des règles essentielles11.

  • 12 J. Rouge (révérend), « Etat du bénéfice de Combloux, commencé par Révérend Sieur Joseph Rouge Prêtr (...)
  • 13 Texte cité par F. Roulier, Un art retrouvé, t. 2, Le Faucigny, Seynod, 2002, p. 125. Repris de Henr (...)

8Ainsi formés et encadrés, les prêtres alpins étaient à même de rappeler à leurs fidèles les prescriptions religieuses et les règles canoniques et de s’assurer que les sujets traités sur les retables convenaient à la dignité de leurs églises. L’exemple suivant permet d’illustrer ce propos. Le retable majeur de l’église Saint-Nicolas, à Combloux dans le Faucigny (Ill. 1), réalisé au début du XVIIIe siècle, fut modifié en 1733 à l’initiative du prêtre de la paroisse, le curé Joseph Rouge12. Estimant que « le Père et le Fils [étaient] dans une disposition ridicule devant un pot de fleurs placé au milieu d’eux », il proposa de « remédier à cette indécence en mettant au lieu de ce vase une statue de la Très Sainte Vierge reçue avec accueil dans le ciel et couronnée par la Sainte Trinité »13. Suggestion qui fut aussitôt appliquée : une statue de la Vierge Marie fut placée à l’attique du retable, transformant l’initiale représentation de la Sainte Trinité en Couronnement de la Vierge (Ill. 2).

Prêtres inspirateurs et prêtres commanditaires

  • 14 M. Ménard, Une histoire des mentalités religieuses aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mille retables de l (...)
  • 15 Ce retable coûta 1.500 florins, soit environ la moitié du prix d’une maison bourgeoise. Michelle Le (...)
  • 16 A. Martaresche, Un patrimoine savoyard : contribution à l’architecture et à l’iconographie tarine ( (...)
  • 17 Archives diocésaines de Moûtiers, série 7Y, dossier 4.

9Certains prêtres piémontais ou savoyards s’impliquèrent de manière plus évidente encore dans la réalisation du mobilier religieux alpin. Ils furent directement à l’origine de reconstructions d’églises ou d’érection de retables, soit parce qu’ils convainquirent leurs paroissiens de remplacer un autel ancien ou trop abîmé, soit parce qu’eux-mêmes fournirent l’argent nécessaire aux travaux. « En offrant un retable, un tableau, le pasteur demande la bénédiction divine, non seulement pour lui, mais pour l’ensemble de son troupeau »14. Les exemples abondent, au XVIIe comme au XVIIIe siècle. Le curé de la paroisse de Beaufort organisa en 1656 une « cueillette des aumônes » pour faire réaliser par François Cuénot le retable du maître-autel de l’église paroissiale15. Jean-Pierre Marion, curé de la paroisse de Peisey-Nancroix, en Tarentaise, fit élever à ses frais, vers 1690, le retable du Rosaire destiné à l’église de la Trinité16 (Ill. 3). Le prix-fait du retable du maître-autel de Montgirod, daté du 28 mai 176717, indique que le curé du lieu, trouvant le décor précédent « fort ancien et trop petit », suggéra d’en faire réaliser un nouveau.

10Les dons des prêtres, tout comme ceux des fidèles, ne se limitaient pas uniquement à des libéralités financières. Il leur arrivait aussi d’offrir des toiles peintes qui étaient alors intégrées aux retables, parfois en place depuis plusieurs années. Le retable majeur de l’église de Granier, en Tarentaise, réalisé par Jacques-Antoine Todesco en 1677, comprend deux tableaux offerts à la paroisse par le curé Gachet en 1706 : l’un d’entre eux, représentant saint Barthélemy et saint Nicolas aux pieds d’une Vierge à l’Enfant, fut placé au registre principal, et l’autre, figurant le martyre de saint Barthélemy, prit place au niveau de l’attique (Ill. 4).

Prêtres mécènes

  • 18 Archives diocésaines de Moûtiers, série 7Y, dossier 5. Voire aussi Marius Hudry, En Tarentaise sur (...)

11D’autres clercs s’impliquèrent dans la réalisation des retables alpins en choisissant de protéger et patronner des artistes. Ce fut le cas du révérend Duclos, curé de Séez en Tarentaise, qui obtint en 1686 pour le sculpteur Etienne Fodéré la commande du retable majeur de l’église paroissiale18 (Ill. 5).

12Le fait que ce retable présente un message religieux complexe n’est sans doute pas sans rapport avec le lien qu’entretenaient le prêtre et le sculpteur. La présence des quatre évangélistes sur les panneaux latéraux a pour objectif de souligner l’importance de l’Écriture, fondement de la religion catholique. Les quatre Pères de l’Eglise Latine, présents à l’attique, rappellent aux fidèles l’importance de la Tradition, qui s’exprime au travers de leurs écrits. Le message est explicite : les textes de saint Augustin, de saint Grégoire, de saint Ambroise et de saint Jérôme expliquent et complètent la Bible, ils lui sont étroitement liés. Les statues des saints Pierre et Paul, de part et d’autre du tableau central, complètent cette édifiante leçon. Saint Pierre est accompagné de saint Paul, « l’apôtre des Gentils », dont la présence manifeste la vocation de l’Église au rayonnement universel. Bien que l’association de ces différents saints ne soit pas inhabituelle sur les retables alpins, elle reste suffisamment peu fréquente pour qu’il soit possible de l’attribuer ici à l’influence du révérend Duclos, profitant de sa position de protecteur pour influencer le sculpteur en charge de la réalisation de ce retable.

Prêtres artistes

  • 19 Ch. Simon, S. George et I. Desse, Avrieux, mille ans d’histoire, mille trésors, Montmélian, 2000, p (...)
  • 20 Abbé Joseph Damé, Catéchisme du Concile de Trente, Turin, 1706.

13Conseillers, inspirateurs, donateurs ou protecteurs, quelques rares prêtres poussèrent encore plus loin leur investissement personnel dans la conception des retables alpins, en réalisant eux-mêmes des œuvres destinées à les orner ou à les compléter. L’un des exemples les plus frappant est celui d’Avrieux, en Maurienne, à la fin du XVIIe siècle. L’abbé Joseph Damé (1640-1722), originaire de Lanslebourg, docteur en théologie de la Sorbonne19, auteur d’une version simplifiée du catéchisme du Concile de Trente20, conçut pour l’église et les deux chapelles de sa paroisse un programme iconographique complexe. Des représentations de la Passion du Christ aboutissaient au maître-autel, véritable porte du ciel, qui devait donner aux fidèles un aperçu du Paradis. Réalisé entre 1676 et 1678 par Laurent Portaz et Pierre Bertrand, le retable du maître-autel est antérieur à l’arrivée du curé Damé à Avrieux, le 6 avril 1680. Mais il est manifeste que le cycle de fresques a été imaginé autour de ce retable, mettant en valeur ce dernier.

  • 21 Certaines de ces peintures portent sa signature. L’abbé Damé est par ailleurs aussi l’auteur des fr (...)

14Non content de concevoir ce programme, l’abbé Damé, qui réalisa lui-même une partie des peintures21, rédigea aussi une série de textes et de légendes explicitant les panneaux peints. Ainsi, sous l’une des fresques du vestibule, qui met en scène la mort de deux hommes, l’âme du premier recueillie par un ange, celle du second emportée par un démon, le prêtre écrit :

  • 22 L’art de bien mourir, abbé Damé, église Saint-Thomas-Beckett, Avrieux.

Considère chrétien la fin de ces deux âmes,
L’une va dans le ciel et l’autre dans les flammes
Apprends que sans bien vivre on ne peut bien mourir
L’un de ces lieux sera ta demeure éternelle.
Il faut l’un de ces deux te sauver ou périr
Mourir comme un chrétien ou comme un infidèle22.

15A droite du vestibule, à côté d’une peinture représentant le Jugement dernier, l’abbé Damé peignit le texte suivant :

  • 23 Le Jugement dernier, abbé Damé, église Saint-Thomas-Beckett, Avrieux.

Chrétien, souviens-toi que tu as aujourd’hui
Un Dieu à glorifier
Un Jésus-Christ à imiter,
Tous les anges à honorer
La Vierge et les saints à prier,
Une âme à sauver,
Un corps à mortifier,
Des vertus à demander,
Des péchés à expier,
Un paradis à gagner,
Un enfer à éviter
Une éternité à songer
Un temps à ménager
Un prochain à édifier
Un monde à appréhender
Des démons à combattre
Des passions à abattre
Et la mort sans renvoi à souffrir
Et enfin, Le Jugement à subir23.

16L’implication de l’abbé Damé dans la décoration et l’ornementation de son église et des chapelles attenantes est exemplaire. Il s’agit bien évidemment d’un cas rare, et il semble qu’extrêmement peu nombreux furent les prêtres alpins qui poussèrent le zèle jusqu’à devenir eux-mêmes des artistes, à signer des œuvres et à concevoir de réels programmes iconographiques.

Des situations conflictuelles

  • 24 A. Bonzon, « Accorder selon Dieu et conscience : Le rôle des curés dans le règlement des conflits l (...)
  • 25 A. Martaresche, Un patrimoine savoyard : contribution à l’architecture et à l’iconographie tarine ( (...)
  • 26 R. Nicolas et J. Nicolas, La vie quotidienne en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Biarritz, 1979, (...)

17L’évocation des différents rôles tenus par les prêtres dans la réalisation des retables alpins soulève une question : celle du partage des prérogatives entre prêtres et communiers24. Force est de constater que celui-ci ne se faisait pas sans heurts. Chacun tentait de définir le rôle et les devoirs de l’autre, et de l’obliger à s’y astreindre25. La tradition voulait que le curé, bénéficiaire des dîmes, veillât à l’entretien du chœur, du maître-autel, de la sacristie, des ornements, des vases sacrés ainsi que du presbytère, les autres charges incombant aux paroissiens. La définition des tâches de chacun donnait parfois lieu à des procès, la communauté jugeant que la qualité du travail effectué par son curé était insuffisante26. Les paroissiens surveillaient de très près les faits et gestes de leur curé, et n’hésitaient pas à se plaindre à l’évêché lorsqu’ils estimaient que ce dernier avait failli à sa tâche. Ces querelles se terminaient le plus souvent au profit des communiers, pour la simple raison qu’au final, c’étaient eux qui payaient et entretenaient leur curé.

  • 27 « Et quand au tableau le mesme servira et s’il faut faire quelque réparation se sera du dépent des… (...)
  • 28 Prix-fait du retable majeur, église paroissiale de la Trinité, Peisey-Nancroix, 2 août 1700, archiv (...)

18Forts de la certitude que celui qui finance est en dernier recours le seul et unique décideur, les communiers n’hésitaient pas à imposer leur volonté, aussi bien à leurs prêtres qu’à leurs évêques. C’est en tout cas ce que suggère l’étude des prix-faits et des dessins préparatoires. Ces contrats indiquent en effet que les dessins étaient signés par un membre du clergé, parfois même l’évêque ou l’archevêque, qui donnait de cette manière son accord à la réalisation du retable concerné27. Pourtant, cela n’empêchait pas les communiers d’apporter à ce dessin des modifications de dernière minute, mentionnées sur le prix-fait, mais en aucun cas validées par la hiérarchie ecclésiastique. C’est le cas à Peisey-Nancroix, en Tarentaise, où les communiers déclarent vouloir « le retable du maître-autel de l’église paroissiale dudit Peysey (…) de la forme du dessin signé par le sieur Marion curé dudit lieu », « sauf bien entendu qu’en place de certains ornements qu’étaient portés par ledit dessin »28 les artistes devront apporter des modifications voulus par leurs commanditaires, dont rien ne prouve qu’elles aient été du goût du curé Marion. Cette constatation oblige à relativiser l’influence exercée par les prêtres sur leurs fidèles.

  • 29 M. Vovelle, « La religion populaire : problèmes et méthodes », dans Le monde alpin et rhodanien, n° (...)

19La traduction sur les retables des tensions existant entre prêtres et fidèles n’est pas évidente à percevoir. Michel Vovelle affirme qu’afin de « prendre le contrôle de l’église paroissiale dont elle a fait le centre de la vie religieuse collective [l’Eglise post-tridentine] y [fait] dominer les autels des dévotions nouvelles (Saint-Sacrement, Rosaire) en rejetant au bas bout de la nef ceux des saints intercesseurs traditionnels, puis en les reléguant aux frontières de la paroisse dans les chapelles de terroir »29. A condition de ne pas le systématiser, il semble légitime de considérer les représentations de saints dits « traditionnels », tels saint Guérin ou saint Grat, comme autant de victoires des communiers, et celles des docteurs de l’Église ou de scènes tirées de la Passion du Christ comme des illustrations de l’influence des hommes d’Eglise (Ill. 6, 7 et 8).

  • 30 M. Mikhaïlovitch Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sou (...)

20Pour Mikhaïl Bakthine, la religion populaire peut être vue comme un ensemble d’attitudes et de comportements fondés sur l’inversion des valeurs et des hiérarchies, devenant alors un moyen pour le peuple de s’affirmer en s’opposant à l’ordre établi et aux pratiques des élites30. L’application de cette définition à l’art populaire et aux retables alpins amène à justifier la présence sur ces derniers de saint Guérin par la volonté des paroissiens de défier l’autorité religieuse et de passer outre aux désirs des ecclésiastiques, en imposant le culte d’un saint qui ne fut jamais canonisé. Ce type d’argument est cependant à double tranchant, l’Église tolérant parfois ce type de représentation afin d’amener à composer des fidèles récalcitrants. L’intervention des prêtres, parfois à l’origine même de la commande, et celle des artistes, qui utilisent leur propre langage, modifie obligatoirement les choix initiaux des communautés laïques.

21Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les retables des Alpes de Piémont-Savoie demeurent le reflet des conceptions communautaires, et ce malgré les progrès incontestables qui intervinrent à cette époque dans la formation des ecclésiastiques. Néanmoins, il serait réducteur de penser que le curé de paroisse ne pouvait rien dire et n’intervenait ni dans les choix théologiques, ni dans les décisions stylistiques, au motif unique qu’il ne finançait pas le retable. Les commandes passées par la communauté s’exécutaient en règle générale avec l’aide et l’accord des prêtres, bien que l’implication de ces derniers n’ait pas systématiquement occasionné de profonds débats théologiques.

Ill. 1. Retable du maître-autel, église Saint-Nicolas, Combloux, vers 1730.

Cliché Elise Charabidzé

Ill. 2. Retable du maître-autel, détail, niveau d’attique, église Saint-Nicolas, Combloux, vers 1730.

Cliché Elise Charabidzé

Ill. 3. Retable du Rosaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1690

Ill. 3. Retable du Rosaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1690

Ill. 4. Jacques-Antoine Todesco, retable du maître-autel, église Saint-Barthélémy, Granier, 1677

Ill. 4. Jacques-Antoine Todesco, retable du maître-autel, église Saint-Barthélémy, Granier, 1677

Ill. 5. Etienne Fodéré, retable du maître-autel, église Saint-Pierre, Séez, 1686-1689

Ill. 5. Etienne Fodéré, retable du maître-autel, église Saint-Pierre, Séez, 1686-1689

Ill. 6. Retable du maître-autel, détail, Saint Grat, église Saint-Victor, Challant-Saint-Victor, fin du XVIIe siècle

Ill. 6. Retable du maître-autel, détail, Saint Grat, église Saint-Victor, Challant-Saint-Victor, fin du XVIIe siècle

Ill. 7. Retable des Âmes du Purgatoire, église Saint-Bon, Saint-Bon, 1756

Ill. 7. Retable des Âmes du Purgatoire, église Saint-Bon, Saint-Bon, 1756

Ill. 8. Joseph-Marie Martel (?), retable de Notre-Dame des Sept Douleurs, détail, L’ostension du Saint-Suaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1733

Ill. 8. Joseph-Marie Martel (?), retable de Notre-Dame des Sept Douleurs, détail, L’ostension du Saint-Suaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1733

Bibliographie

Bibliographie

M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, 1990

H. Baud, Histoire des communes de Savoie, t. II, Le Faucigny, Roanne, 1980, p. 502- 503

A. Bonzon, « Accorder selon Dieu et conscience : Le rôle des curés dans le règlement des conflits locaux sous l’Ancien Régime », dans A. Follain (éd.), Les Justices des Villes et de Village. Administration et justice locales 2 (XVIe-XIXe s.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006

D. Cerclet, Approche anthropologique de l’art religieux des vallées de Savoie, Chambéry, 1994

L. Chavoutier, et J. Aubert, « La Savoie baroque », in L’histoire en Savoie, n° spécial, Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, Chambéry, 1980

Constitutions et Instruction synodales de Saint-François de Sales, évêque et prince de Genève, mises en ordre et nouvellement augmentées par Monseigneur Jean-Pierre Biord, Annecy, 1773

M.-H. Froeschlé-Chopard, Espace et Sacré en Provence (XVIe-XXe siècle). Cultes, Images, Confréries, Paris, Cerf, 1994

G. A. Gilardi, Riche journal d’un artiste pauvre, Aubenas, 1998

B. Grosperrin, « La réforme catholique en Savoie », Peyre D. (dir.), Savoie baroque, Bologne, 1999, p. 67-76

M. Leroy, et G. De Montleau, En Beaufortain sur les chemins du baroque, Montmélian, 1999

A Martaresche, Un patrimoine savoyard : contribution à l’architecture et à l’iconographie tarine (XVIIe-XVIIIe siècles), Université de Lyon, dactyl., 1997

M. Ménard, Une histoire des mentalités religieuses aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mille retables de l’ancien diocèse du Mans, Clamecy, 1980

F. Mouthon, « Circonscriptions religieuses, territoire et communautés dans les Alpes médiévales (XIIe-XVe siècles) : une spécificité montagnarde ? », in Reti Medievali Rivista, Florence, juillet-décembre 2006

R. et J. Nicolas, La vie quotidienne en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Biarritz, 1979

D. Peyre, « Vers une nouvelle vision du monde », Peyre D. (dir.), Savoie baroque, Bologne, 1999, p. 15-44

B. Restif, La Révolution des paroisses. Culture paroissiale et Réforme catholique en Haute-Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, Rennes, 2006

J. Rouge (révérend), « Etat du bénéfice de Combloux, commencé par Révérend Sieur Joseph Rouge Prêtre, Curé dudit lieu dez le quinziesme de décembre 1733 », Archives de l’Académie salésienne d’Annecy

F. Roulier, Un art retrouvé, t. 1, Voies d’approche, et t. 2, Le Faucigny, Seynod, 2002

C. Simon, S. George, et I. Desse, I., Avrieux. Mille ans d’histoire, mille trésors, Montmélian, 2000

M. Vovelle, « La religion populaire : problèmes et méthodes », dans Le monde alpin et rhodanien, n° 1-4, Valence, 1977.

Notes

1 C’est le cas des poutres de gloire, qui bien que faisant partie du mobilier traditionnel des églises et chapelles alpines, furent régulièrement associées aux retables et commandées au même moment. A Agnona, dans la Valsesia, le retable majeur et la poutre de gloire de l’oratoire Saint-Michel datent tous deux des années 1630-1633, et sont probablement l’un comme l’autre des œuvres de Gaudenzio Bonino.

2 A Villargerel en Tarentaise par exemple, le pendant du retable peint du bas-côté sud a été recouvert en 1712 par un retable du Rosaire en bois, œuvre de Jacques Clérant. Ne disposant pas des moyens de s’offrir de « vrais » retables, la communauté les avaient fait peindre en trompe-l’œil à même le mur. Mais dès lors que les paroissiens eurent la possibilité de s’offrir un nouveau retable, ils n’hésitèrent pas à faire disparaître l’œuvre peinte.

3 Les communiers, propriétaires, chefs de famille, veufs ou célibataires, dont la seule obligation était de posséder un bien sur le territoire de la commune, étaient chargés de gérer au nom de l’ensemble des fidèles les différentes questions concernant la paroisse.

4 Alors que Denis Cerclet parle de « l’absence des prêtres (…) [qui] cumulent les charges des paroisses », Fernand Roulier évoque au contraire l’action « décisive » de certains curés. D. Cerclet, Approche anthropologique de l’art religieux des vallées de Savoie, Chambéry, 1994, p. 45, et F. Roulier, Un art retrouvé, t. 1, Voies d’approche, Seynod, 2002, p. 15.

5 A. Bogey-Rey, « Le commentaire du journal », dans Riche journal d’un artiste pauvre, Aubenas, 1998, p. 144-145.

6 Ce journal a été traduit en français par Annick Bogey-Rey.

7 Giuseppe A. Gilardi, Riche journal d’un artiste pauvre, Aubenas, 1998, p. 111. Il est à noter que malgré sa valeur, ce témoigne date du XIXe siècle, non pas des XVIIe et XVIIIe siècles, et ne peut donc suffire à appréhender le rôle des clercs aux époques précédentes.

8 Cette idée est largement défendue par de nombreux auteurs locaux, qui s’appuient sur les prix-faits pour prouver le pouvoir décisionnaire des communiers. C’est le cas par exemple de Lucien Chavoutier et de Jean Aubert, « La Savoie baroque », dans L’histoire en Savoie, numéro spécial, Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, Chambéry, 1980.

9 Constitutions et Instruction synodales de Saint-François de Sales, évêque et prince de Genève, mises en ordre et nouvellement augmentées par Monseigneur Jean-Pierre Biord, Annecy, 1773, p. 1.

10 Figure idéale de religieux, à l’origine de la reconquête du Chablais, saint François de Sales refusa de se rendre à Paris et de servir le roi de France, par fidélité envers la Maison de Savoie. Une telle loyauté ne représentait sans doute pas la moindre de ses vertus aux yeux des princes de Savoie, qui encouragèrent la diffusion de ses écrits et laissèrent volontiers son culte se développer. Alors que bien d’autres saints de la Contre-Réforme n’apparaissent que très occasionnellement sur les retables alpins, saint François est présent sur nombre d’entre eux, y compris sur des retables de maîtres-autels, comme à Argentière, Tignes, Servoz, Macôt ou Fontcouverte.

11 B. Grosperrin, « La réforme catholique en Savoie », in Savoie baroque, Bologne, 1999, p. 69. Au XVIe et parfois même encore au XVIIe siècle, la situation du bas-clergé savoyard était désastreuse. Les curés étaient régulièrement signalés comme ignorants, luxurieux, avides et violents.

12 J. Rouge (révérend), « Etat du bénéfice de Combloux, commencé par Révérend Sieur Joseph Rouge Prêtre, Curé dudit lieu dez le quinziesme de décembre 1733 », Archives de l’Académie salésienne d’Annecy.

13 Texte cité par F. Roulier, Un art retrouvé, t. 2, Le Faucigny, Seynod, 2002, p. 125. Repris de Henri Baud, Histoire des communes de Savoie, t. II, Le Faucigny, Roanne, 1980, p. 502-503.

14 M. Ménard, Une histoire des mentalités religieuses aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mille retables de l’ancien diocèse du Mans, Clamecy, 1980, p. 124.

15 Ce retable coûta 1.500 florins, soit environ la moitié du prix d’une maison bourgeoise. Michelle Leroy et Geneviève de Montleau, En Beaufortain sur les chemins du baroque, Montmélian, 1999, p. 75.

16 A. Martaresche, Un patrimoine savoyard : contribution à l’architecture et à l’iconographie tarine (XVIIe-XVIIIe siècles), Université de Lyon, dactyl., 1997, p. 97.

17 Archives diocésaines de Moûtiers, série 7Y, dossier 4.

18 Archives diocésaines de Moûtiers, série 7Y, dossier 5. Voire aussi Marius Hudry, En Tarentaise sur les chemins du baroque, Bologne, 1999, p. 277 à 284.

19 Ch. Simon, S. George et I. Desse, Avrieux, mille ans d’histoire, mille trésors, Montmélian, 2000, p. 21.

20 Abbé Joseph Damé, Catéchisme du Concile de Trente, Turin, 1706.

21 Certaines de ces peintures portent sa signature. L’abbé Damé est par ailleurs aussi l’auteur des fresques qui ornent la chapelle Saint-Benoît et la chapelle Notre-Dame-des-Neiges, appartenant à la même commune.

22 L’art de bien mourir, abbé Damé, église Saint-Thomas-Beckett, Avrieux.

23 Le Jugement dernier, abbé Damé, église Saint-Thomas-Beckett, Avrieux.

24 A. Bonzon, « Accorder selon Dieu et conscience : Le rôle des curés dans le règlement des conflits locaux sous l’Ancien Régime », dans A. Follain (éd.), Les Justices des Villes et de Village. Administration et justice locales 2 (XVIe-XIXe s.), Rennes, 2006, p. 159-178, et Bruno Restif, La Révolution des paroisses. Culture paroissiale et Réforme catholique en Haute-Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, Rennes, 2006.

25 A. Martaresche, Un patrimoine savoyard : contribution à l’architecture et à l’iconographie tarine (XVIIe-XVIIIe siècles), Université de Lyon, dactyl., 1997, p. 58.

26 R. Nicolas et J. Nicolas, La vie quotidienne en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Biarritz, 1979, p. 265 et 266.

27 « Et quand au tableau le mesme servira et s’il faut faire quelque réparation se sera du dépent des… Coches, curé présent, Jean Mestrallet sindic promettant… Sebastien Rosaz promettant ». Prix-fait du 25 janvier 1711, archives diocésaines de Saint-Jean-de-Maurienne, série E, Sollières.

28 Prix-fait du retable majeur, église paroissiale de la Trinité, Peisey-Nancroix, 2 août 1700, archives diocésaines de Moûtiers, série 7Y, dossier 4.

29 M. Vovelle, « La religion populaire : problèmes et méthodes », dans Le monde alpin et rhodanien, n° 1- 4, Valence, 1977, p. 9.

30 M. Mikhaïlovitch Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, 1990.

Table des illustrations

URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 66k
Titre Ill. 3. Retable du Rosaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1690
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 89k
Titre Ill. 4. Jacques-Antoine Todesco, retable du maître-autel, église Saint-Barthélémy, Granier, 1677
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 34k
Titre Ill. 5. Etienne Fodéré, retable du maître-autel, église Saint-Pierre, Séez, 1686-1689
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 43k
Titre Ill. 6. Retable du maître-autel, détail, Saint Grat, église Saint-Victor, Challant-Saint-Victor, fin du XVIIe siècle
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 39k
Titre Ill. 7. Retable des Âmes du Purgatoire, église Saint-Bon, Saint-Bon, 1756
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 38k
Titre Ill. 8. Joseph-Marie Martel (?), retable de Notre-Dame des Sept Douleurs, détail, L’ostension du Saint-Suaire, église de la Trinité, Peisey-Nancroix, vers 1733
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/31463/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 35k

Auteur

Docteur en Histoire de l’Art

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Acheter

Volume papier

leslibraires.fr
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search