L’Europe, objet renouvelé des sciences sociales
|Droit et Europe : une dialectique de proximité et de distance
Texte intégral
1Croiser les regards sur l’objet Europe oblige le juriste à prendre de la distance avec le droit, l’oblige à constater ainsi que l’Europe construite par le droit est certes tout pour lui, mais qu’elle n’est qu’une vision partielle de l’Europe, tant celle-ci est plus que l’Europe juridique, tant l’objet « Europe » présente d’ailleurs autant de constructions que de points de vue. De fait, les rapports du droit à l’Europe sont eux-mêmes multiples et se présentent à la fois comme relations de proximité et de distance.
2Proximité d’abord, car l’Europe de l’Union européenne, comme l’Europe du Conseil de l’Europe, ont été construites par le droit : il s’agit des « Europe » institutionnelles, dont l’ensemble constitue une entité que les juristes, après une longue période de distinction et dissociation, tendent à réconcilier et à intégrer. Cette Europe institutionnelle ainsi créée a produit un certain nombre de règles communes, qu’elles soient unifiées ou harmonisées, qui confèrent à l’Europe une identité juridique sur son territoire et à l’égard du reste du monde.
3Si l’Europe a ainsi été construite par le droit, et si les juristes peuvent en être fiers, c’est que seul le droit a pu imposer une unité après des siècles de guerres entre les entités politiques du Vieux continent. Le droit est ainsi vecteur de paix, alors que la guerre avait été le ressort premier des relations entre les entités de cette partie du monde.
4Proximité encore, car le droit fait partie du patrimoine européen, et ce depuis bien avant la création des entités institutionnelles communautaires. Héritage grec de la démocratie, héritage romain du système juridique, l’histoire de l’Europe se lit aussi comme l’histoire de la recherche d’une unité et d’une culture juridiques, ou comme l’histoire de la recherche d’un droit commun à partir de la diversité des règles de l’Empire romain. Et plus tard, au cours du Moyen Âge, la quête de ce fameux jus commune reprendra entre les juristes d’Europe, que l’Europe institutionnelle continue inlassablement de rechercher au-delà des clivages plus récents, et exagérément accentués, entre Civil law et Common law. C’est d’ailleurs parce que le droit relève du patrimoine européen que la construction européenne par le droit a été possible.
5L’objectif nouveau de la création d’un espace de liberté de sécurité et de justice conduit d’ailleurs l’Europe à s’interroger sur le droit et la justice en Europe, et à chercher à construire un espace judicaire européen. Resterait toujours à se demander s’il existe, au-delà du droit européen, une justice « européenne », ou seulement une justice en Europe. Le fait que les droits fondamentaux aient été proclamés en Europe avec la Convention européenne des droits de l’Homme prouve cependant combien le droit imprègne le patrimoine culturel européen.
6La distance, elle, vient sans doute du fait que les institutions européennes, au moins jusqu’à ces dernières années, se sont davantage inscrites dans la construction d’une relation entre et avec les États que dans une relation avec les citoyens, même si ces derniers, ainsi que les entreprises, ont bénéficié des quatre libertés de circulation par la construction du marché intérieur, ainsi que de l’aide du droit de la concurrence, lequel régule le marché et évite le seul jeu de la loi de la jungle.
7Pour le droit, cette relation se traduit par une lutte entre l’Union d’une part, et les États d’autre part, l’Union européenne étendant progressivement le champ de sa compétence, et partant les règles de source européenne. Pour les Européens cependant, la distance entre le droit et l’Europe vient à la fois de ce que ce débat sur la souveraineté lui est resté extérieur, et souvent mal présenté, et de ce que les règles lui semblent adoptées loin de ses centres matériels et géographiques d’intérêt. Si d’ailleurs le citoyen européen a fait son apparition dans un second temps dans l’histoire de l’Europe institutionnelle, c’est en tant que citoyen défini et construit par les institutions, parfois assimilé au consommateur, mais non pas en tant que citoyen politique participant à la vie européenne et à la formation d’un droit européen.
8Que l’Europe, plutôt que de se donner des lignes propres et fortes, tende, dans une période de repli national, à mettre en concurrence les règles de droit des États en organisant de plus en plus la possibilité pour le citoyen de choisir la loi applicable aux situations européennes, contribue à construire un marché du droit qui creuse d’autant plus la distance entre le droit et l’Europe.
9La réflexion sur la dialectique proximité/distance entre le droit et l’Europe, qui s’inscrit dans une approche diachronique, devrait s’enrichir d’une réflexion sur l’existence d’une évolution. Certes, les juristes évoquent la « construction européenne », et le terme construction connote l’existence d’une évolution positive, d’un progrès, d’ailleurs mesurable quantitativement par l’augmentation du nombre des règles de source européenne. Y a-t-il cependant évolution sur un schéma linéaire, où l’Europe serait-elle d’abord un processus d’avancement, ou bien peut-on imaginer d’un point de vue juridique un achèvement ?
10Que le droit soit ainsi instrument de l’Europe, patrimoine de l’Europe, identification du souverain, élément d’un marché, vecteur de citoyenneté, sa présentation en ordre juridique, même revendiquée en ordre juridique incomplet, ne clôt en rien la réflexion. Dans un monde globalisé, le droit pour l’Europe, le droit en Europe, la justice en Europe, nécessitent aussi de raisonner à l’échelle internationale, où l’Europe dans ses relations au droit a sans doute un rôle à jouer.
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