1Le but de l’Union européenne est aujourd’hui de bâtir une société politique commune, à même de prolonger une intégration qui, de fait, ne s’est basée jusqu’ici que sur des éléments matériels. Ainsi, la thématique identitaire prend-elle de l’importance, introduisant les sciences humaines dans la réflexion sur notre avenir européen, mais aussi sur notre passé commun. Or, l’héritage n’est pas simple à gérer car, sauf à pratiquer une liturgie mémorielle ou un oubli négocié, on ne peut se pencher sur ce passé sans prendre en compte sa part d’ombre.

2Forts de ce constat, différents chercheurs en sciences humaines ont décidé de croiser leurs regards afin d’approfondir cette connaissance de la construction européenne qui, jusqu’ici, ne s’est concentrée que sur certains aspects de son déroulement. Le but en était également de confronter nos méthodes d’investigation, et de faite le bilan d’études parallèles qui ne demandaient qu’à s’entrecroiser au profit de toutes. Cette idée a été soutenue et encouragée par l’UT-1 et l’UT-2, et a abouti à la collaboration de deux laboratoires issus de ces universités, l’IRDEIC et FRAMESPA, tous deux ayant jusqu’ici largement contribué à des recherches actives sur le phénomène communautaire. Partant du droit et de l’histoire, nous avons eu l’idée d’élargir notre démarche à d’autres sciences humaines, au premier chef la géographie, elle aussi en pointe sur la recherche européenne. C’est ainsi que nous avons abouti à la tenue d’une première rencontre interuniversitaire, qui s’est tenue à l’université Toulouse-Le Mirail le vendredi 25 mars 2011, et qui a en effet tenu toutes ses promesses. Au-delà des participants concernés, un public d’étudiants, issu des deux universités, a permis d’espérer en de futures rencontres fructueuses, qui se feront effectivement à un rythme annuel1. Nous avons tenu cependant à publier les communications de cette première journée programmatique : elle contient les principaux questionnements qui touchent les chercheurs sur l’Europe dans les spécialités du droit, de la géographie et de l’histoire. Bien entendu, les pistes lancées ne peuvent qu’être enrichies par les futures rencontres, mais elles donnent d’ores et déjà une direction à notre collaboration inédite, et des réponses, bien entendu à approfondir, aux premières questions que pose cette analyse pluridimensionnelle de l’Europe. Qu’il me soit permis, à l’orée de cette étude, de remercier ici chaleureusement la co-organisatrice de cet événement, Sylvaine Poillot Peruzzetto, qui a eu l’initiative de cette opération, étant la première à avoir franchi le gué qui sépare nos études, et à avoir imaginé le remplacer par un pont.

Le passé européen est-il un « acquis communautaire » ?

3La construction européenne, projet politique original, reste un objet d’histoire problématique. Marquée du sceau du volontarisme (le mot même « construction » soulignant un rapport mécanique au temps et faisant penser à un jeu d’emboîtement qui aurait sa logique propre), elle semble plus tournée vers l’avenir que vers le passé et ne pas avoir sa place en histoire. On s’est depuis longtemps fait à l’idée que la recherche européenne est avant tout une quête institutionnelle, aux limites de la politologie, de la sociologie politique, du droit et de l’économie, avec la problématique divinatoire « y va-t-on ou n’y va-t-on pas » ? La question posée est en effet récurrente : à partir de quand le sentiment européen supplantera-t-il les différents sentiments nationaux et pourrons-nous enfin atteindre l’« eurosphère »2 ? C’est ainsi que l’histoire de l’intégration européenne est bien trop souvent sollicitée pour prédire l’avenir, se faisant par là même beaucoup d’ennemis ou d’amis douteux. Demande-ton à l’histoire des femmes de préciser le moment où celles-ci seront vraiment émancipées ? L’histoire militaire peut-elle prévoir l’instant t où une nouvelle guerre éclatera ? Pourquoi donc un tel déterminisme, alors que dans cette matière comme dans d’autres, on ne peut rien diagnostiquer ? Cette attitude vis-à-vis de la construction européenne, naïve ou malintentionnée, traduit cependant les attentes et les défiances d’une opinion de plus en plus consciente de son environnement communautaire : ces attentes et ces défiances, trop longtemps contenues ou réprimées, éclairent le renversement de la perspective Monnet, jusque-là dominante, qui faisait de l’institution la garante de la réussite européenne, et de l’économie le levier nécessaire à un effet d’entraînement général vers la fédération européenne. L’Europe doit désormais compter avec les Européens, et l’histoire y trouve son compte : cette dernière est fortement mobilisée pour se pencher sur un objet dont le présent est toujours en chantier, la crise un moteur, et le rapport au passé plus profond qu’on ne le pense.

4Ce renversement de perspective influe bien évidemment sur la recherche, qui doit tenir compte d’une demande sociale renouvelée, tout en veillant à ne pas se laisser déborder par elle. Et en effet, on perçoit certains changements depuis une quinzaine d’années, sous la pression d’événements politiques qui, depuis la chute du mur de Berlin, ont pesé sur la perception de notre environnement européen et, par le biais des massacres en ex-Yougoslavie, ont réintroduit certains paradigmes et certaines angoisses qui semblaient dépassés. Ce qui faisait l’essentiel des recherches en matière européenne, les institutions et ceux qui les ont « imaginées » (les « Pères de l’Europe »), sont aujourd’hui étudiés différemment : on commence par eux pour mieux les oublier ensuite, en recherchant la « chair fraîche humaine » qui puisse donner un sens à ces concepts dont on voit qu’ils agitent aussi bien le landernau que l’opinion publique, tels que l’identité ou la citoyenneté européennes. Cette tendance se retourne pour l’instant contre l’Europe, qui devient enfin sujet de débat, même si celui-ci peut paraître bien maladroitement (ou au contraire trop adroitement) mené. Elle permet cependant d’éclairer une nouvelle fois ce paradoxe de l’Europe : d’un côté, elle se construit, de l’autre elle ne fait pas vibrer les âmes. L’historien doit donc tenter de comprendre ce manque d’amour (après tout, ce dernier est bien un principe politique capital dans le sentiment national) et comprendre les interactions, les débordements et les décalages qui peuvent jouer entre l’idée et la construction européennes. L’imaginaire est donc sollicité dans des débats qui permettent de l’intégrer dans une problématisation autour des attentes et des défiances d’Europe, sans exclusive de l’appartenance nationale ou sociale.

5Tout cela implique de varier la recherche, de chercher de nouvelles pistes, d’« inventer » de nouvelles sources et de nouvelles archives afin de coller à un objet politique, sociologique et culturel inédit : l’Europe prise pour elle-même et son reflet dans les esprits des Européens. Cette approche doit toujours être présente dans l’esprit du chercheur, qui doit adopter le cadre européen comme un lieu d’expression à part entière, mais dans le même temps se méfier de la récupération politique sous le masque du désir ou de la beauté du rêve d’Europe. En effet, n’importe qui peut inventer des sources européennes, en particulier les autorités européennes elles-mêmes, dans un esprit de « communication », mélange de séduction et d’appel à la raison, qu’il ne faut jamais perdre de vue. Les rapports entre pouvoir et archives ont de fait leur importance suivant le vieux précepte latin « quod non est in actis, non est in mundo » (si vous n’êtes pas dans les actes/archives, vous n’existez pas), et c’est aussi pour cela que l’historien doit se méfier s’il ne veut pas jouer un rôle dans le trop fameux « déficit démocratique » : le voile des institutions peut en effet être déréalisant, et masquer ces bonnes vieilles mentalités collectives qui sont pourtant à l’œuvre suivant que l’on dise « oui » ou « non » à l’Europe. Cette rencontre entre deux temporalités n’est pas forcément évidente, puisque la construction européenne n’a qu’une durée de vie limitée (environ deux générations), mais elle remet les choses à leur place et, à sa façon, refuse toute approche linéaire au profit d’une histoire régressive, faite de conflits, de va-et-vient, de rencontres et de rejets que l’on doit pouvoir expliquer ou au moins mettre en valeur. Ce faisant, on est forcé de se rendre compte que les institutions ne sont qu’un point d’arrivée, résultats d’hésitations, de crises, de consciences culturelles et de débats d’identités qui remettent l’homme au centre de la réflexion européenne.

6Ainsi, les archives européennes permettraient-elles d’accorder à l’histoire ce statut à part entière qui ne lui est pas, ou si peu, dénié par la politique, et légitimeraient-elles une recherche où l’Europe n’est pas qu’un vain décor, et l’identité européenne une véritable problématique ? La recherche actuelle s’attaque en effet au thème sensible de l’identité européenne en tant qu’objet historique, en cherchant désormais à comprendre les articulations entre les différentes identités (diversités, convergences), en particulier entre l’européen et le national, et à isoler les « solidarités européennes » du « second XX^e siècle » afin de vérifier si, de par les liens de sociabilité et les stratégies, il existe une identité propre dépassant les frontières, avec la mise en valeur de liens qui peuvent ne pas respecter les limites nationales (le transfrontalier, les entités « régionales »). Dans cette perspective, les défis externes jouent un rôle prépondérant, et notamment le modèle américain, triomphant à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : il s’agit de l’imiter, certes, mais aussi de l’adapter aux singularités d’un « modèle européen ». Les défis internes ont également leur importance, démontrant les effets d’une interdépendance croissante, surtout entre Français et Allemands. Cette « dialectique » fut bénéfique à la construction européenne, mais, plutôt que de déboucher sur une identité bien établie, elle reflète une approche empirique démontrant la fragilité des allégeances.

7Le sentiment européen repose encore trop sur la nécessité de faire, mais pas vraiment d’exister. La meilleure démarche consiste à tenir compte du fait que l’identité européenne est inclusive et qu’elle est un apprentissage de la coexistence : l’Europe a ainsi permis certains transferts, la création de réseaux et de lieux de sociabilité spécifiques, ces « solidarités de fait » qui se généralisent et s’élargissent. Cet état « hybride » rappelle qu’il est plus facile de proclamer l’Europe que de la vivre : l’historien devra par conséquent accepter cet aspect fragmentaire d’une réalité qui se construit sans plan préétabli, et qui ancre définitivement le projet européen dans le temps long des mentalités et des représentations, forcément multiples.

8Ainsi, l’histoire européenne doit être « continentale » (c’est l’Europe toute entière qui intéresse), « comparative » (ne pas s’enfermer dans un espace tronqué et, partant, ne considérer que des éléments isolés) et « identitaire », c’est-à-dire s’intéressant aux mythes et à la conscience (parfois mauvaise) d’être Européen, mélange d’une savante érudition et d’une aventure personnelle, un défi à la paresse et aux préjugés, Europe à laquelle il faut parfois tourner le dos pour mieux la comprendre et l’accepter3.