Vivre et mourir en temps de guerre de la préhistoire à nos jours
|Enjeux et rivalités stratégiques au Moyen Âge
Démographie et défense en Rouergue pendant la guerre de Cent ans : la contrainte du nombre
Texte intégral
- 1 Guilhem Ferrand, Communautés et insécurité en Rouergue à la fin du Moyen Âge, thèse dʼhist (...)
1Lʼexpression « vivre et mourir » renvoie à la démographie, cʼest-à-dire au jeu des naissances et des morts. Elle pose cependant, dans le même temps, dʼune manière plus large, un problème quantitatif qui nʼest pas à proprement parler relié en lui-même exclusivement à la question démographique : celui de savoir dans quelle mesure le nombre des hommes disponibles pour assurer la défense comme celui du nombre des individus à protéger dès lors quʼune structure défensive se met en place, ont pu exercer une influence dans la gestion de la guerre. La documentation conservée pour le Rouergue de la fin du Moyen Âge éclaire abondamment la question et permet dʼappréhender cette influence en tant que contrainte à deux niveaux différents : dʼune part, celui de la communauté ; dʼautre part, celui dʼune autorité, celle du comte dʼArmagnac en tant que comte de Rodez et vicomte de Creissels surtout. Cette réflexion sʼintègre dans lʼanalyse plus fournie que jʼai conduite dans le cadre dʼune thèse dʼhistoire sur la manière dont les communautés du Rouergue ont vécu lʼinsécurité générée par la guerre de Cent ans1.
La démographie en Rouergue à la fin du Moyen Âge : vue dʼensemble
2Il nʼest pas facile, aujourdʼhui, de disposer dʼune vue dʼensemble concernant la démographie rouergate à la fin du Moyen Âge qui soit très nette. Des travaux existent qui permettent de se faire une idée, mais ils sont en nombre insuffisant pour brosser un tableau efficace. De leur lecture, cependant, ressortent plusieurs idées, qui constituent autant dʼacquis à peu près certains.
- 2 Alain Guéry, « La population du Rouergue, de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle », dans (...)
3Tous les auteurs sʼaccordent à dire que le Rouergue nʼa pas échappé au mouvement dʼensemble de la population à cette époque-là : le Rouergue nʼa pas fondamentalement de spécificité dans ce domaine par rapport à dʼautres régions. Le travail dʼAlain Guéry est explicite sur le sujet2. Ce quʼil avance, cependant, paraît bien noir, un peu catastrophiste : il fait un sort particulièrement sinistre à la guerre de Cent ans, quʼil considère comme le pire moment, celui dʼune crise démographique sévère, de la longue durée quʼil étudie (XIVe-XVIIIe siècle). Ce nʼest pourtant pas lʼidée qui sʼimpose tout à fait à la lecture des autres travaux disponibles.
- 3 Philippe Wolff, « Trois études de démographie médiévale en France méridionale », dans Stud (...)
- 4 Jean Lartigaut, Les campagnes du Quercy après la guerre de Cent Ans (vers 1440-vers 1500), (...)
- 5 Jacques Bousquet, « Une province au XVe siècle vue de la campagne ; le Quercy et ses leçon (...)
- 6 Élodie Cassan, Le bourg castral de Najac au Moyen Âge. Formation et évolution dʼun paysage (...)
- 7 Guilhem Ferrand, Espalion et ses environs au Moyen Âge : étude historique et archéologique(...)
- 8 Bernadette Suau-Noulens, La ville de Rodez au milieu du XVe siècle, thèse de lʼÉcole natio (...)
4En Rouergue, comme ailleurs, la croissance de la population est visible jusquʼau début du XIVe siècle. La courbe tend à se tasser après 1310 – les données chiffrées concernant la ville de Millau ne laissent place à aucun doute. Les épidémies de peste de 1348 et de 1361 surtout, là encore comme ailleurs, ont un impact important et contribuent de manière sensible à une chute démographique spectaculaire3. Au sortir de la guerre, au milieu du XVe siècle, le Rouergue a fourni un gros contingent dʼhommes pour repeupler des terres vides dʼhommes, en Quercy en particulier. Pour Jean Lartigaut, en Quercy précisément, le plus gros contingent dʼhommes nouveaux qui sʼinstallent, cʼest le Rouergue qui le donne, et plus particulièrement la région de Villefranche-de-Rouergue, dans la Basse Marche du Rouergue4. Ce nʼest pas une émigration de pauvres, mais une émigration liée, dʼune part, à un trop-plein et, dʼautre part, à une attractivité des terres à repeupler5. Cela implique quʼil y a eu, dans lʼintervalle, une croissance démographique suffisamment forte pour générer ce trop-plein. Pour autant, il est difficile de préciser la chronologie de ce renversement de conjoncture démographique. Des indices indiquent une reprise démographique efficace dès la fin du XIVe siècle, au moins par endroits. De nombreuses communautés, en effet, opèrent alors une reconstruction de leur église paroissiale. La justification qui est donnée est celle dʼune église devenue trop petite pour contenir tous les fidèles qui en relèvent. Cela suffit à suggérer une dynamique démographique positive. Plusieurs monographies permettent dʼaffiner le regard et de situer dans le temps avec une précision satisfaisante le moment où la courbe démographique sʼinfléchit à nouveau de manière durable. À Najac, lʼévolution du parcellaire, les restructurations de grande ampleur tout au long de la fin du Moyen Âge permettent difficilement de parler de déprise. Bien sûr, les valeurs numériques manquent, mais les données matérielles obligent à parler dʼune croissance et dʼune croissance plutôt continue6. À Espalion, on dispose de valeurs, fournies par quatre registres dʼestimes conservés pour le XVe siècle (1403, 1435, 1461 et les années 1490). Il y a, dʼévidence, un très gros boom entre 1403 et 1461. Cette forte croissance se traduit par un décollage économique spectaculaire – dans lʼintervalle, le nombre des tanneries, par exemple, est multiplié par 4 – et par une extension importante du tissu urbain – apparition dʼun nouveau quartier au Foirail, développement des quartiers sur la rive droite du Lot. Depuis quand ? Rien ne permet de le préciser, mais on voit la dynamique enclenchée en 1403, même si lʼessentiel se joue surtout entre 1435 et 14617. Bernadette Suau constate que, dans la Cité de Rodez, la chute démographique marque nettement le pas à partir de 14108. Ce tassement et/ou cette croissance qui reprend, dans les dernières années du XIVe siècle ou les premières du XVe siècle, suffisent à expliquer, en partie du moins, le vivier dʼhommes disponibles au sortir de la guerre.
- 9 Christian-Pierre Bedel (sous la direction de), Al canton : Millau ouest, Rodez, Mission dé (...)
- 10 Christian-Pierre Bedel (sous la direction de), Al canton : Marcillac, Rodez, Mission dépar (...)
5Pour autant, si les choses ne paraissent pas en fin de compte aussi noires quʼailleurs, si, à partir de la fin du XIVe siècle sans doute, du début du XVe siècle sûrement, les choses sʼaméliorent sensiblement, cela ne veut pas dire que, ponctuellement, par endroits, il nʼy ait pas des difficultés importantes. En 1421, par exemple, la paroisse de Saint-Martin de Prix, dans la commune de Creissels aujourdʼhui, disparaît, parce quʼil nʼy a plus aucun habitant9. En 1448, la paroisse de Saint-Pierre de Nacelle est rattachée à celle de Marcillac, parce quʼil nʼy a plus quʼun seul habitant10. Dans ces deux cas, évidemment, le problème est aigu. La comptabilité du comte de Rodez signale dʼautres cas, en petit nombre, où le problème apparaît moins aigu, en grande partie parce quʼil nʼest que temporaire. Ces cas sont cependant particulièrement intéressants : ils obligent à considérer, de façon explicite, la question démographique comme une contrainte dʼordre quantitatif dans la gestion de la guerre.
Le comte et la capacité défensive des communautés
- 11 Chef-lieu de commune ; canton de Saint-Amans-des-Côts.
- 12 Lacalm : canton de Sainte-Geneviève-sur-Argence.
6Que dit très exactement cette comptabilité ? Deux mentions seulement, dans la liste des dépenses, abordent le problème, au début de juillet 1383, au moment où une épidémie de peste sévit à nouveau. Dans un cas, le comte demande à lʼun de ses hommes de se rendre à Montézic pour assurer la garde du lieu parce que ses habitants ont fui lʼendroit à cause de lʼépidémie11. Dans lʼautre, il effectue la même demande auprès dʼun autre de ses hommes. Elle concerne Montézic et Lacalm12.
- 13 Commune et canton de Saint-Amans-des-Côts.
7Ces deux mentions témoignent dʼune vision de lʼespace du comte dʼun point de vue militaire. Cʼest dans ce cadre de pensée quʼil faut les intégrer pour comprendre ce que signifie le problème quʼelles posent. La comptabilité du comte de Rodez montre, en effet, dʼune manière générale, que le comte dʼArmagnac distingue entre les lieux défendus, pas défendus, à défendre, qui ne peuvent pas être ou nʼont pas à être défendu. Le comte dispose dʼune vision géostratégique large, ce qui explique son intérêt quasi exclusif pour le caractère défensif des sites, ce qui explique aussi ses attitudes différenciées face à la demande de tels ou tels habitants lui demandant lʼautorisation de se fortifier. Il répond soit par lʼaffirmative, sans condition, soit par lʼaffirmative, mais avec une ou plusieurs conditions, soit il refuse. Cʼest ainsi, par exemple, quʼil accède sans condition à la demande des habitants de Montcausson, non loin dʼEntraygues13. En 1380, le sénéchal du comté de Rodez autorise pour cette raison les habitants à construire sur place une forteresse pour leur usage. Il concède à cette fin à la population la tour inachevée que le seigneur de Cornac avait commencée. Lorsquʼil pose des conditions ou quʼil refuse dʼautoriser la protection particulière dʼun lieu, cʼest dans une logique géostratégique. Ici, il accepte la multiplication des lieux forts ; là, il la refuse et concentre les efforts sur quelques points fortifiés seulement. À Concourès, par exemple, un fort existe dans lʼéglise. Son usage en est interdit en 1370 pour que les habitants de Concourès puissent aller renforcer la garde de Bozouls. À Coussergues, il y a aussi un refuge dans lʼéglise, mais les habitants doivent tout de même continuer à assurer lʼentretien et le service du guet à Palmas. En 1352, ils refusent. Lʼévêque fait alors démolir leur refuge. Ce qui compte, dans ce cas-là, nʼest donc pas le système défensif mis en œuvre en propre par les habitants de Coussergues, mais la solidité de celui qui sʼorganise à Palmas.
8Deux cas mettent bien en évidence la différenciation qui sʼopère entre les lieux dans cette optique géostratégique. Paulhe, non loin de Millau, abrite un fort, au sens classique du terme, cʼest-à-dire un réduit fortifié. Il sert de base à une garnison anglaise, à la fin des années 1360, au moment des troubles qui agitent le Rouergue lorsque les communautés reconnaissent à nouveau la souveraineté du roi de France, après plusieurs années de gouvernement anglais. Pour cette raison, à la demande du comte, il est détruit en 1370 par les habitants, de manière à ce que le lieu ne puisse plus désormais servir de point dʼappui à des troupes ennemies. En échange, les habitants de Paulhe peuvent trouver refuge à Compeyre. Le petit village des Infruts, pour sa part, sur le Larzac, est lui aussi occupé, aux alentours de 1415. Mais là, le comte ordonne la révision du système défensif : il nʼest pas question de détruire quoi que ce soit. Peut-on conclure de la comparaison entre ces deux cas que le fort est quelque chose qui peut, le cas échéant, être détruit sans trop de préjudice ? Il sʼimpose comme un endroit stratégique, dont lʼennemi peut sʼemparer, quʼil faut défendre, alors que, en soi, il nʼest pas nécessaire.
9Cette distinction entre les différents lieux, selon le type de structure quʼils ont et le caractère défendable quʼils revêtent ou non, relève dʼune réflexion, ou dʼune vision géostratégique. Elle englobe en elle-même une lecture numérique : si, ici, on choisit de multiplier les lieux forts et, là, de resserrer la trame autour de quelques points seulement, cʼest bien dʼune dimension numérique quʼil est question. Cʼest ce qui est en jeu quand la réponse du comte à la demande de telle communauté de se fortifier elle-même est « oui mais ». Quʼest-il sous-entendu ? Vous faites ce que vous voulez, à condition que ça ne change pas la structure défensive du lieu principal dont vous voulez vous détacher. Quʼest-ce qui fait le caractère défendable dʼun lieu, de ce fait ? Cʼest dʼabord et surtout la capacité numérique à en assurer la défense : quʼune communauté fasse le guet chez elle et non plus là où elle le faisait, en ce sens, cʼest, pour ce dernier endroit, perdre des défenseurs. Les maintenir, cʼest conserver une capacité numérique dʼaction importante.
- 14 Arch. dép. Aveyron C 1086, cahier 2.
10Cette capacité numérique est un vrai problème. Une information judiciaire instruite contre les chevaliers Eralh en 1359 en révèle très bien la teneur14. De quoi sʼagit-il ? Deux chevaliers, Déodat Eralh senior et Déodat Eralh junior, sont accusés dʼavoir ajouté des éléments de fortification à leur maison de Buzarengas, près de Sévérac-le-Château, dans la juridiction du seigneur de ce dernier lieu. Les témoins déposent avoir vu lʼédification de ces éléments. On parle de construction (eddificare), de bois (de postibus / de fustibus), dʼune tour (turrim) ou de deux tours (supra duabus turribus). Lʼinformation porte sur trois points. Le premier est celui de savoir si la construction est faite ou non au détriment du seigneur de Sévérac : Pierre Régis, par exemple, le premier témoin sollicité, dit ne pas savoir si cela fait tort au seigneur en question : « quod nescit si sunt dampnosa sint periculosa domino de Severiaco et eius baronie » (fol. 1 v°). Le deuxième point est celui de savoir si, au cas où les ennemis sʼempareraient du lieu, ils trouveraient là appui pour porter tort au seigneur de Sévérac. La plupart des témoins sʼaccordent pour dire que oui, que cela poserait problème. Le troisième point, enfin, est celui de savoir si les chevaliers dont il sʼagit ont les moyens ou la capacité dʼassurer la défense de leur maison : « interrogatus si dicti domini D. et D. possent ipsa fortalicia deffendere seu amparare » (fol. 2 r°). Les témoins nʼosent pas se prononcer sur le sujet. Ces trois questions posées à chacun des témoins paraissent particulièrement intéressantes. La troisième éclaire les deux autres et pose le problème dʼune manière assez ample, en termes précisément numériques. En effet, comment sʼordonne le raisonnement ? Il y a visiblement un problème dʼautorisation (1ère question), pour des raisons dʼautorité stricto sensu sans doute, mais sans doute aussi, dans le même temps, parce que la décision prise par les deux chevaliers est dangereuse dans la gestion dʼensemble du territoire. Cʼest le sens de la deuxième question et cʼest ce qui fait lien entre les deux. Cela revient à dire que les chevaliers ont créé un lieu fort supplémentaire sur le territoire de la baronnie et tout lieu fort est un risque en puissance. Pourquoi ? Parce quʼil faut le tenir. Cʼest le sens de la troisième question : peuvent-ils assurer la protection du lieu, maintenant quʼil est fortifié ? Les témoins ne savent pas. Mais la question est posée et cʼest cela qui importe. Le caractère défendable du lieu, cʼest donc dʼabord la capacité numérique de ceux qui en ont la charge à en assurer la défense.
11Cette idée dʼun nombre suffisant pour assurer la défense explique les deux mentions de juillet 1383. Dans les deux cas, il sʼagit dʼun village, quʼil est hors de question pour le comte de laisser sans défense et quʼil nʼest pas possible de raser : un village nʼest pas une structure défensive qui se surimpose à lʼexistant comme lʼest un fort villageois et qui, à ce titre, peut sans dommage sensible être détruite. La désertion temporaire de ses habitants fait courir un risque sérieux à la défense du territoire. Pour cette raison, le comte déplace des hommes dʼarmes pour suppléer par leur présence lʼabsence de ceux qui devraient assurer la garde et le guet des endroits concernés.
La communauté et le nombre des individus dans la gestion de la guerre
12Telle ou telle communauté peut demander à son seigneur lʼautorisation de se fortifier. Ici, le seigneur accepte. Là, il refuse. Là encore, il accepte, mais pose ses conditions : que le service de guet dû au lieu dont la communauté dépendait jusque-là soit maintenu. Cela, cʼest la relation verticale entre la communauté et son seigneur. Il y a aussi une relation horizontale, entre la communauté qui fait sécession et la communauté dont elle se détache.
- 15 Commune et canton de Saint-Amans-des-Côts.
- 16 Bib. nat. de France Doat 141, fol. 291 r° au fol. 297 r°. Analyse détaillée dans Pierre-Al (...)
- 17 Ibidem, fol. 292 v° : « Item non attento quod dicti homines sunt agricultores et de agricu (...)
- 18 Ibidem, fol. 294 r° et v° : « et similia tenentur illi qui gauderent salvatione castri cus (...)
13Le point de vue de la communauté qui fait sécession ou qui cherche à le faire est relativement facile à mettre au jour. Il vaut dans tous les cas lorsque tel groupe cherche à être dispensé du guet dû à tel endroit pour lʼassurer ailleurs, en son sein ordinairement. Un document de 1358 expose de manière très claire ce qui se joue, même si, dans le cas présent, il ne sʼagit pas de se détacher dʼune autre communauté mais des obligations dues à un seigneur. Le baron dʼEstaing, en effet, exige le guet des habitants de La Cambonie au château dʼAltun15. Ceux-ci sʼy opposent, défendus par lʼabbaye de Bonneval16. Le représentant de cette dernière développe de nombreux arguments. Parmi ceux-ci, deux idées méritent attention. Il explique que les hommes concernés sont des paysans qui doivent à leur travail les moyens de leur subsistance. Si ceux-ci peinent abondamment dans les champs le jour, il nʼest pas possible dʼexiger dʼeux quʼils assurent encore la nuit le service de guet en question : cela outrepasse les possibilités humaines17. Par ailleurs, lorsque ces mêmes personnes sont dʼastreinte au château, ils se trouvent à une lieue de leur demeure, ce qui ne leur permet pas dʼassurer efficacement la protection des leurs ni celle de leurs biens18. Ces deux arguments mettent au premier plan la question numérique ou quantitative : les hommes qui sont là ne sont pas ailleurs ; ceux qui travaillent le jour ne peuvent pas travailler la nuit. Cʼest bien, avec variante, une dimension numérique qui est en jeu.
14Le point de vue de la communauté dont un membre se sépare est plus difficile à appréhender. Cela se passe avec difficultés, sans quʼil soit possible, dans la documentation consultée, de trouver trace des arguments avancés. On en est donc réduit aux conjectures, mais des conjectures vraisemblables, que quelques indices valident. Plusieurs implications se font jour : la séparation dʼun groupe, cʼest moins dʼhommes disponibles pour le guet, moins de feux finançant tel ou tel aspect de la défense, etc. Dʼun point de vue numérique, la communauté perd dès lors des contributions qui concouraient jusque-là à lʼefficacité de son système défensif.
- 19 Chef-lieu de commune, canton de Montbazens.
15Dans le guet, donc, ce que révèlent ces conflits entre groupes, cʼest une forme de contrainte imposé par le nombre dʼhommes en âge dʼassurer le guet. Dans la guerre, dans la réaction des communautés face à lʼinsécurité que celle-ci génère, cʼest-à-dire cette idée de menace qui pèse lourd dans les décisions, la contrainte du nombre opère dans un autre domaine : celui de la mise en sécurité stricto sensu des individus. Le cas particulier de Vaureilles permet dʼexposer le problème de manière développée19.
16Le livre dʼestimes de 1543 livre une photographie précise de lʼendroit, près dʼun siècle après la fin de la guerre de Cent Ans, certes, mais sans restructuration importante dans lʼintervalle. Quelques indices, dans le document, laissent penser que le jeu des mutations immobilières a cependant modifié la structure initiale. Mais lʼhéritage sʼappréhende toutefois très bien en 1543. Le document regroupe 91 déclarations, classées en trois grands ensembles : les mas de la juridiction en premier lieu (33), Vaureilles (33) et les forains (25). 36 personnes déclarent un bien ou plusieurs, mais toujours un seul habitable, dans ce qui est dénommé le « fort » de Vaureilles ; cela concerne à peu près 25 maisons. En dehors du fort, il est fait mention de deux faubourgs (barris – barri haut et barri bas). Ils comptent à peu près 25 maisons eux aussi. La photographie obtenue semble indiquer que Vaureilles se décompose en gros en deux moitiés : lʼune est le fort à proprement parler, cʼest-à-dire le bourg fortifié, lʼautre les faubourgs.
17La juridiction du lieu, telle que le cadastre la définit regroupe 9 mas et Vaureilles. Dans cet ensemble, 6 mas seulement sont concernés par le fort, cʼest-à-dire 13 déclarants sur 33. La manière dont les habitants de ces mas sʼintègrent dans la structure mise en place à Vaureilles révèle la manière dont la protection de lʼensemble des individus à protéger a été pensée. Trois déclarations, en effet, effectuées pour le mas de la Barania, mentionnent chacune une maison dans le fort. A priori, rien en commun. Une expression, toutefois, se distingue des autres, et parle dʼ « ung celie sive statgia bassa dins lo fort deld. loc dejotz la maiso de las Carrayrias » (fol. 10 r°). Les autres référents renvoient dʼordinaire à tel ou tel habitant de Vaureilles ; ici, ce nʼest pas le cas : cʼest un collectif qui sert de point dʼappui. Un mas de la Carrayria est recensé dans le registre. Cinq personnes sont estimées pour ce mas ; elles déclarent chacune un bien habitable dans le fort. Si on recoupe les cinq déclarations, on se rend compte que les cinq biens sont répartis uniquement dans deux maisons. Les compléments apportés sont explicites. Pierre Vernhas, ainsi, tient « sa cota part de una statgia nauta de maiso en lo fort del loc de Vaurelhas et dins la maiso de sous vezis deld. mas de la Carrayria » (fol. 106 r°). Une autre déclaration parle aussi des « vesis deld. mas » (fol. 111 r°). On a donc, dans le fort, un bâtiment qui est qualifié de « maiso de las Carrayrias ». Les habitants de ce mas, dénommés « voisins », sont regroupés et ont conscience de lʼêtre. La même idée vaut pour le mas de las Pompidoyras, recensé parmi les forains. Jean Bedena et Guiral Vilars partagent une même maison dans le fort, avec en plus Marguerite Azémar de Vaureilles. Ils se partagent à égalité les deux étages inférieurs. Elle possède pour sa part le troisième niveau et partage avec un autre le quatrième niveau. Pierre Laboria, prêtre, déclare posséder une maison qui jouxte celle de « Margarida Azemara et dels Pompidos » (fol. 219 r°). Cʼest la même idée. Ainsi, ce que lʼon voit, ce sont deux entités bâties dans lesquelles semblent se regrouper les membres dʼun même mas, entités qui prennent alors le nom du mas, et dont les occupants se considèrent comme voisins.
- 20 Guilhem Ferrand, « Les murs, le guet et la communauté : la construction dʼun système défen (...)
18Ce qui est intéressant, dans ce cas précis – cʼest un problème important dont le questionnement peut être généralisé –, cʼest que les habitants de Vaureilles, du lieu et/ou de la communauté, ont cherché à construire une structure qui intègre lʼensemble des habitants de la communauté, dans des conditions acceptables. On a pensé un lieu refuge pour les gens qui habitent sur place mais aussi pour les voisins. De la sorte, il y a lʼintégration du facteur démographique et/ou quantitatif qui apparaît comme une contrainte forte dans la mise en place du système défensif. Cʼest une contrainte qui sʼimpose partout, même si lʼhistorien peine à la cerner avec précision20.
- 21 Voir en particulier Jean Glénisson et Charles Higounet, « Remarques sur les comptes et sur (...)
- 22 Natacha Coquery, François Menant et Florence Weber (sous la direction de), Écrire, compter (...)
19Le nombre des individus a constitué un facteur important pour ceux qui ont été confrontés à la guerre et ont été dans lʼobligation de gérer ses conséquences, à court terme, dans lʼurgence, ou sur la plus longue durée. Pour cette raison, le nombre des individus apparaît comme une contrainte dont il a fallu tenir compte. Dans le même temps, pour des raisons similaires, ou peu sʼen faut, ces mêmes hommes ont développé dʼautres moyens de gestion. La guerre a conduit à opérer un changement dans les pratiques, et à intégrer dans celles-ci un facteur quantitatif presque systématiquement. Les travaux disponibles sont nombreux, aujourdʼhui, qui mettent lʼaccent sur cet aspect des choses, dans le domaine de la fiscalité essentiellement21. Il faut sans doute appréhender le phénomène dʼune manière plus générale, ce à quoi la contrainte du nombre évoquée dans cette communication conduit logiquement. Ce phénomène sʼinscrit dans le cadre dʼanalyse des techniques de gouvernement dans lesquelles, à la fin du Moyen Âge, lʼécrit et ses usages nouveaux participent dʼune forme de rationalisation de la gestion22.
20Les responsables, quel que soit le niveau de leurs responsabilités, qui ont à gérer des sommes dʼargent individualisées, à savoir qui a payé combien, qui nʼa pas payé, qui peut payer, qui nʼa pas les moyens de contribuer beaucoup aux dépenses collectives, qui ont à savoir qui doit être protégé ou non, qui ont à savoir qui dispose de quel stock de nourriture utilisable en cas de pénurie, qui ont à savoir sur qui ils peuvent compter pour assurer la protection de tel endroit, etc., sont confrontés, de la sorte, à des problèmes qui changent la manière dʼappréhender lʼobjet de leur juridiction. Lʼintroduction de pratiques nouvelles, écrites, dans la communauté nʼest, en ce sens, quʼune conséquence. Lʼessentiel, ce nʼest pas que lʼon pense « compoix » ou « comptabilités », mais quʼil faille compter, cʼest-à-dire orienter la réflexion vers une logique comptable. Cʼest poser là une question importante pour lʼhistorien, qui doit saisir, ou essayer de saisir, ce qui se joue.
- 23 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), (...)
21Ici, que voit-on ? Je ne suis pas sûr que lʼon puisse aller très loin et comprendre réellement ce qui se passe et cerner précisément la mutation en cours. Mais un élément sʼimpose dʼévidence qui paraît sinon appartenir au mouvement du moins préciser un aspect essentiel de la gouvernementalité, à ce moment-là du moins. Lʼintégration de la contrainte du nombre dans la gestion de la guerre est de cette manière un révélateur dʼune manière de gérer. La contrainte du nombre, sous tous les aspects dont jʼai parlé rapidement, apparaît, en effet, indissociable dʼune dimension spatiale : la question du nombre, à la fin du Moyen Âge, est étroitement liée à celle de lʼespace, lʼun nʼallant pas sans lʼautre. Pour cette raison, la logique comptable qui se développe nʼest pas une logique désincarnée, puisquʼelle est ancrée dans un espace ; elle nʼest pas non plus une logique abstraite, comme elle tendra à le devenir par la suite, dans le courant du XVIIIe siècle pour lʼessentiel23.
22Pour lʼautorité, le comte dʼArmagnac ici, comme pour lʼinstitution représentative de la communauté, le poids du nombre, lʼintroduction dans la gestion de cette contrainte, participe dʼun mouvement de fond qui caractérise lʼadaptation à la guerre et qui dessine, dans dʼautres termes que ceux qui existaient, le cas échéant, lʼespace habité par la communauté. Compter, ainsi, nʼest bien quʼune contrainte à prendre en compte dans la gestion de la guerre ; ce nʼest pas encore une manière de penser.
Notes
1 Guilhem Ferrand, Communautés et insécurité en Rouergue à la fin du Moyen Âge, thèse dʼhistoire sous la direction de Mireille Mousnier et de Jean-Loup Abbé, Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 2009.
2 Alain Guéry, « La population du Rouergue, de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle », dans Annales E.S.C., 1973/6, p. 1555 à 1576.
3 Philippe Wolff, « Trois études de démographie médiévale en France méridionale », dans Studi in onore di Armando Sapori, Milan (1957) ; repris dans Philippe Wolff, Regards sur le Midi médiéval, Toulouse, Privat, 1978, p. 353 à 361.
4 Jean Lartigaut, Les campagnes du Quercy après la guerre de Cent Ans (vers 1440-vers 1500), Toulouse, Publications de lʼuniversité, 1978, p. 84.
5 Jacques Bousquet, « Une province au XVe siècle vue de la campagne ; le Quercy et ses leçons pour lʼhistoire du Rouergue », dans Revue du Rouergue, 1979/2, p. 97 à 106.
6 Élodie Cassan, Le bourg castral de Najac au Moyen Âge. Formation et évolution dʼun paysage urbain en Rouergue occidental, Villefranche-de-Rouergue, Société des Amis de Villefranche et du Bas-Rouergue, 2006.
7 Guilhem Ferrand, Espalion et ses environs au Moyen Âge : étude historique et archéologique, mémoire de maîtrise, Toulouse, UTM, 2001.
8 Bernadette Suau-Noulens, La ville de Rodez au milieu du XVe siècle, thèse de lʼÉcole nationale des Chartes, Paris, 1971, t. 1, p. 96 à 109.
9 Christian-Pierre Bedel (sous la direction de), Al canton : Millau ouest, Rodez, Mission départementale de la culture, 2003, p. 17.
10 Christian-Pierre Bedel (sous la direction de), Al canton : Marcillac, Rodez, Mission départementale de la culture, 2001, p. 17.
11 Chef-lieu de commune ; canton de Saint-Amans-des-Côts.
12 Lacalm : canton de Sainte-Geneviève-sur-Argence.
13 Commune et canton de Saint-Amans-des-Côts.
14 Arch. dép. Aveyron C 1086, cahier 2.
15 Commune et canton de Saint-Amans-des-Côts.
16 Bib. nat. de France Doat 141, fol. 291 r° au fol. 297 r°. Analyse détaillée dans Pierre-Aloys Verlaguet (éd.), Cartulaire de lʼabbaye de Bonneval en Rouergue, Rodez, Carrère, 1938, p. 377 à 379 (n° 288).
17 Ibidem, fol. 292 v° : « Item non attento quod dicti homines sunt agricultores et de agricultura medio labore proprii corporis sustentantur et eum nunc iustet, et iam sit tempus colendi agros pro anno futuro, et metendi, ac colligendi fructus terrae quibus collectioni et culturae dicti homines de diu sunt et habent vacare pro iure sua confinanda non deberent, talia praecepta fieri, seu talia munera iudici tali tempore, quibus ipsi homines essent ; si alias deberent dictas excubias facere isto tempore retraherentur, et impedirentur : quia non est humanae possibilitatis post vigilias noctis posse laborare de die septima ».
18 Ibidem, fol. 294 r° et v° : « et similia tenentur illi qui gauderent salvatione castri custodiri videlicet incola et illi qui possent ibi custodiri comode se et sua tueri, unde cum memorati homines ac eorum habitantia distent per unam leucam a dicto castro, si ipsi irent vigilatum ibi, suo domus, sua familia, sua bona remanerent sine custodia, et ipsimet eundo, et redeundo ad ipsas excubias, si alias tenerentur periclitarentur exposita ».
19 Chef-lieu de commune, canton de Montbazens.
20 Guilhem Ferrand, « Les murs, le guet et la communauté : la construction dʼun système défensif », dans Archéologie du Midi médiéval, t. 25, 2007, p. 141 à 155.
21 Voir en particulier Jean Glénisson et Charles Higounet, « Remarques sur les comptes et sur lʼadministration financière des villes françaises entre Loire et Pyrénées (XIVe-XVIe siècle) », dans Finances et comptabilité urbaines du XIIIe au XVIe siècle, Bruxelles, Pro Civitate, 1964, p. 31 à 74. – Jean-Louis Biget et Patrick Boucheron, « La fiscalité urbaine en Rouergue. Aux origines de la documentation fiscale : le cas de Najac au XIIIe siècle », dans Denis Menjot et Manuel Sánchez Martínez (coord.), La fiscalité des villes au Moyen Âge (France méridionale, Catalogne et Castille), t. 1, Toulouse, Privat, 1996, p. 15 à 28.
22 Natacha Coquery, François Menant et Florence Weber (sous la direction de), Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, Éditions Rue dʼUlm, 2006.
23 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard/Seuil-Hautes Études, 2004. – Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil-Hautes Études, 2004. – Michel Foucault, « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique » (Université de Stanford, octobre 1979), dans S. McMurrin (éd.), The Tanner Lectures on Human Values, t. 2, University of Utah Press, 1981, p. 223-254 ; repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits (n° 291), Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 134 à 161.
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