1En 1177, Amiel, lʼabbé de Saint-Théodard de Montauriol, fait copier dans un cartulaire lʼensemble des actes que conservent les archives de son abbaye1. Un an plus tôt, le prieur de Bioule dépendant de Saint-Pierre de Moissac avait fait de même2. La confection de ces deux cartulaires traduit indiscutablement le signe dʼune tempête qui gronde et menace les deux établissements religieux. Une guerre, rapide et violente, sorte de guerre éclair, vient dʼéclater. Elle oppose le comte de Toulouse à son vicomte dans cet espace entre Tarn et Aveyron3.

2Pourtant, il ne sʼagit pas du premier conflit, ni du dernier. De 1098 à 1249, Quercy et Toulousain sont balayés par une série de guerres quasi ininterrompues opposant les plus grands de ce monde4. Dans ce que lʼhistoriographie traditionnelle nomme la Grande Guerre méridionale5, il est pourtant une génération de tous les dangers, celle des années 1140-1175. Les sources nʼéclairent, sauf exceptions, que les membres de lʼaristocratie et cʼest sur eux que le regard va se porter. Il sʼagit dʼabord de rappeler les faits puis dʼévoquer les stratégies comtales et leurs incidences sur les membres du groupe aristocratique pour finir par voir comment vivre et survivre dans la tourmente.

Trois guerres en une

Contenir le vicomte Trencavel

3Les années 1141-1142 marquent un tournant dans la Grande guerre méridionale. En 1141, Louis VII se presse aux portes de Toulouse pour réclamer lʼhéritage au nom de sa jeune épouse Aliénor mais lʼexpédition est un échec. Cʼest aussi lʼannée du revirement du Trencavel Roger I^er, allié de la maison de Barcelone depuis 1137, qui rompt lʼalliance traditionnelle avec le Toulousain et engage les hostilités. En lʼespace de deux années – 1142 et 1143 –, les châteaux de Penne et Villemur vont être pris et repris. Trois actes du cartulaire des Trencavel placent le comte Alphonse et ses alliés, Isarn, vicomte de Saint-Antonin, et Guillaume At de Villemur, dans lʼobligation de rendre les serments reçus des seigneurs et chevaliers de Penne et de détruire le castellum novum de Villemur édifié, sans doute à lʼoccasion dʼun siège, par Guillaume At6. Le comte, qui avait été fait prisonnier, doit verser une rançon de 60 000 sous melgoriens. De lʼété 1142 à lʼautomne 1143, Alphonse doit accepter deux paix qui lui sont défavorables puisquʼelles maintiennent dans lʼobédience des Trencavel des places fortes essentielles pour la défense des frontières.

4Par ailleurs, en 1145, le comte Alphonse détourne – déjà vers lʼAlbigeois – le périple de Bernard de Clairvaux venu à Verfeil estimer le poids de lʼhérésie. Et sans doute pour montrer son attachement à la vraie foi et quʼil a entendu lʼappel à la croisade que lance Bernard depuis Vézelay en 1146, le comte Alphonse quitte à son tour le Languedoc pour la Terre Sainte à lʼété 1147, laissant à la tête de ses États un fils âgé de treize ans qui devient lʼannée suivante, lorsque son père meurt, sans doute empoisonné, le comte Raymond V.

5Le premier acte officiel connu du jeune comte est une concordia de mai 1149 par laquelle Raymond V accorde à lʼabbaye toute une série de droits sur Montauban et Villemade. Dressé à Béziers, cet acte fait suite à un serment prêté au vicomte Roger I^er. Dans cette phase du conflit qui connaît un certain apaisement mais qui est à lʼavantage du vicomte – cʼest Raymond V qui a fait le déplacement –, il sʼagit dʼobtenir la neutralité de tous7.

6Les conflits reprennent avec les Trencavel, qui tournent à lʼavantage du Toulousain cette fois, et avec les comtes de Barcelone via la seconde guerre baussenque. Raymond V, qui a besoin de renforcer ses alliances, épouse Constance de France en 1154, année où Louis VII répudie Aliénor dʼAquitaine qui sʼunit à Henri II Plantagenêt.

Repousser une coalition et le roi dʼAngleterre

7En 1159, le comte de Toulouse doit faire face à lʼoffensive dʼune grande coalition. Mise en œuvre par le comte de Barcelone, elle réunit le seigneur de Montpellier, Raymond Trencavel, la vicomtesse de Narbonne Ermengarde et Henri II Plantagenêt. Ce dernier, qui peut revendiquer lʼhéritage des Raymondins au nom de sa nouvelle épouse Aliénor, sʼempare de Cahors et fond sur Toulouse après avoir pris Verdun et Castelnau-dʼEstrétefonds. La présence des Anglais a laissé peu de traces même si lʼoccupation du Quercy est indéniable. Deux actes des abbayes cisterciennes de Septfonds et de Saint-Marcel rappellent cette opposition pour la détention du comté entre le comte et le roi-duc en 1161 et 11638. Le siège de Toulouse est un échec. Cʼest lʼintervention du roi Louis VII, beau-frère de Raymond V, qui permet de desserrer la pression. La guerre des monarques sʼest déplacée. Le maintien de troupes anglaises semble se prolonger jusquʼen 1163, année dʼun concile tenu à Tours où lʼon stigmatise le Toulousain comme terre dʼhérésie, et qui voit une expédition menée par lʼarchevêque de Bordeaux alors que le comte Raymond est occupé par la situation sur ses terres orientales.

8Durant quelques années, de 1175 à 1180, on va le voir, le comte remet un peu dʼordre en Toulousain et en Quercy. Cʼest aussi lʼépoque où, ne parvenant pas à faire céder Trencavel, il sʼadresse en 1177 aux cisterciens et désigne comme hérétiques les terres albigeoises.

Éliminer les vicomtes de Toulousain-Bruniquel

9Les relations entre cette famille vicomtale et le comte sʼachèvent par un conflit. Il est vrai que depuis 1142, les Raymondins ont de quoi douter de la fidélité de leurs agents. Les paix qui suivent les conflits avec Trencavel témoignent bien – on vient de le voir – de la présence des vicomtes de Saint-Antonin aux côtés du comte Alphonse. Mais on ignore tout de lʼattitude des vicomtes Adémar et Armand qui contrôlent le castrum de Bruniquel et la Tulmonenc, vaste zone tampon entre lʼAlbigeois et les terres toulousaines et quercinoises. Cette apparente neutralité a dû crisper le comte. En 1156, les deux vicomtes revendent au Trencavel des châteaux hérités de leur grand-mère Guilhelma9 et lʼannée suivante, ils tentent dʼactiver un titre vicomtal en Rouergue méridional à partir de leur château de Brusque en se faisant qualifier de vicomte de Brusque10 ! En 1163, en rappelant dans une charte de donation le litige opposant le comte au roi dʼAngleterre, ils soutiennent de manière à peine voilée la coalition contre Raymond V11. Les vicomtes de Toulousain/Bruniquel viennent de sceller leur sort. Raimond V est décidé à mettre un terme au titre vicomtal. À la mort des vicomtes Armand et Adémar qui nʼont pas de postérité, leur neveu Arnaud Bernard de Mondenard, fils de la vicomtesse Peironella, sœur des deux précédents, nʼest pas autorisé à porter le titre.

10Cʼest alors quʼintervient le vicomte Pons de Toulouse, un cousin dʼAdémar et Armand. Mais lui aussi adopte une attitude très ambiguë qui ne pouvait que provoquer la colère du princeps toulousain. Des négociations ont très certainement eu lieu au cours de lʼhiver 1171-1172 entre le vicomte et le roi dʼAragon Alphonse II. Nous nʼen connaissons que lʼaboutissement par un acte conservé dans les archives de la couronne : Pons de Toulouse et son frère Guillaume reçoivent du roi en cadeau des maisons jouxtant le palais de Millau12. Dès 1171, les lieux dʼintervention de Pons et sa façon de se désigner dans les actes traduisent nettement ses prétentions à récupérer lʼhéritage des vicomtes Adémar et Armand13. La réplique comtale intervient le 1^er avril 1176. Raymond V conclut un accord avec Armand de Montpezat, le beau-frère de Pons de Toulouse : il reçoit ou reprend du comte contre serment et hommage les villages fortifiés de Montpezat, Caylus et Monclar. Montpezat est la forteresse ancestrale, Caylus lui vient de sa mère et il est fort probable que Monclar soit encore aux mains de Pons de Toulouse, qui la tient de son père Guillaume. Il sʼengage en contrepartie à ne contracter aucun pacte avec Pons de Toulouse qui se trouve dès lors isolé14. Lʼaffaire est entendue pour Pons. Une guerre-éclair permet au comte dʼéliminer lʼimportun en moins de deux ans. En 1178, signe indiscutable quʼil a récupéré les biens des vicomtes et mis fin au titre, Raymond V ratifie une donation que fit le vicomte Adémar en faveur de lʼabbaye cistercienne de Beaulieu quatre ans plus tôt15.

Stratégies comtales

Récupérer les charges

11En 1142, voilà près dʼun siècle que la charge de viguier de Moissac est entre les mains des Siquier, une lignée qui en tire lʼessentiel de ses revenus16. Or, le dernier viguier connu est Raymond Amiel, le troisième fils que Siquier a eu de son remariage avec Ricartz (de Tolvieu) dont la parentèle est passée dans le camp Trencavel. Rapidement, Raymond Amiel est destitué ; sa dernière mention comme vicarius date de 1142, la fameuse année de tous les dangers sur les terres languedociennes17. On conçoit quʼau moment où les tensions montent entre les Raymondins et les Trencavel, le comte nʼadmette pas la présence dʼun aristocrate dont la puissante lignée maternelle a fait le choix du vicomte de Béziers au sein dʼune abbaye dont le contrôle est fondamental.

12Néanmoins, ces tensions témoignent également dʼun retour en force des comtes. Raymond V, en particulier, prend une série de mesures qui prolongent lʼaction dʼAlphonse. Ainsi, met-il fin à lʼabbatiat laïque de Moissac ou, plus précisément, cesse de déléguer la defensio à un aristocrate, profitant du départ en Terre Sainte – en début de deuxième croisade ou en renfort ? – de lʼabbé séculier Bertrand de Montancès18.

13Par ailleurs, le comte déploie, on lʼa vu, une intense activité diplomatique puis militaire qui lui permet de mettre fin, dès 1177, au titre vicomtal. Bruniquel est alors confié à un viguier puis à simple bayle comtal19. De Moissac à Bruniquel, du Sud de Cahors à Toulouse, le comte a ainsi éliminé tout intermédiaire de son autorité trop puissant et susceptible – potentiellement – de passer dans un parti adverse.

Acquérir, construire, conquérir des castra

14Alphonse a déjà fait ériger Montech en 113220 et le castellum novum de Villemur qui doit être détruit en 114221. Cʼest très certainement aussi vers cette même date que le castrum de Verfeil lui est cédé et repris en fief22. Et parce quʼil sent lʼétau se resserrer avec la constitution autour du Trencavel dʼun vaste réseau englobant les Tolvieu, les Rocafort, les Penne et lʼabbaye de Montauriol, il prend la décision de créer Montauban en octobre 1144, nouvelle place forte contrôlant le Tarn, à quelques centaines de mètres du bourg de Montauriol qui se vide rapidement de sa substance23.

15Raymond V renforce la politique de son père et entend clairement affirmer sa potestas sur le territoire. Le comte multiplie les entreprises de peuplement de grande envergure et se présente indéniablement comme un seigneur bâtisseur, un bastidor. Le choix des implantations et des aménagements mais aussi la chronologie de ces derniers traduisent un double objectif qui sʼopère en deux temps. Il prolonge la politique paternelle de mise en valeur des terres au Nord du Toulousain tout en complétant une ligne de fortifications le long de la Garonne. Sont ainsi érigés les châteaux de Grisolles en 115524 et Castelsarrasin ainsi que la villa de Laville-Dieu25.

16Le second objectif du comte est le renforcement des frontières. On lʼa vu, la frontière orientale avait déjà été lʼobjet des attentions dʼAlphonse avec Verfeil et le castellum novum de Villemur. Raymond V ajoute à ses possessions plusieurs châteaux par achat ou règlement de dettes mais aussi en échange de sa protection ou par la conquête et enfin par création : Caylus, Montpezat et Monclar26 mais aussi Bruniquel, Bioule27 et Cayrac28 ainsi que Puycelsi29. Plus au Sud, Montjoire, qui nʼest autre que le point culminant (240 mètres) de cet espace entre Tarn et Garonne, est érigé au plus tard en 1173 tout comme Gémil30.

17Le comte va aussi renforcer la frontière occidentale de ses États. Après Montech, Grisolle et Castelsarrasin, cʼest une véritable grappe de sept châteaux que Raymond V acquiert ou construit en Pays des Vaux, face à lʼAgenais. Le comte est implanté à Montcuq31 ainsi quʼà Beaucaire32. Mais le prince cherche à occuper dʼautres positions. Raymond V contrôle en effet les châteaux de Touffailles et Miramont vers 117933. Puis, vers 1175-1180, en plus de lʼacquisition de Castelsagrat34, dʼautres textes témoignent de la volonté de compléter cette « ligne Maginot » comtale le long de la frontière agenaise avec le paréage de Lauzerte vers 117635 et lʼacquisition de Brassac avant 118536.

18Assurément, le contrôle des grands axes, dont les principaux cours dʼeau, et des zones frontalières constitue la priorité du comte.

Rompre les réseaux hostiles

19Sans doute à grand renfort de promesse de cession de châteaux, le comte tente de sʼattirer les bonnes grâces des aristocrates dont les alliances les portent vers le camp opposé. Mais le Trencavel agit de même. Deux lignées de haut rang vont ainsi voler en éclat, aboutissant à la scission intra-familiale et même, pour lʼune dʼentre elle, à la naissance dʼune nouvelle branche indépendante appelée à un bel avenir.

20Cʼest dʼabord le cas des Villemur qui se situent dans lʼorbite des Trencavel depuis le premier tiers du XI^e siècle37. En 1141 cependant, Guillaume At rompt lʼalliance familiale traditionnelle et devient un fidèle du comte qui lʼautorise à construire le castellum novum dont on a déjà parlé38.

21Autre exemple, celui des Saint-Antonin / Lautrec dont le dossier est particulièrement embrouillé39. Ces derniers se situent plutôt dans lʼobédience du comte de Toulouse. Plusieurs historiens ont montré que ces deux lignées nʼen formaient quʼune du X^e siècle au milieu du XII^e siècle, mais ni le moment ni les circonstances de la scission nʼont été abordés. Que montrent les actes ? Un véritable co-gouvernement fraternel dʼun espace qui sʼétend sur les franges occidentales du Rouergue et de lʼAlbigeois, formant un croissant qui irait de Saint-Antonin-Noble-Val à Lautrec. Ainsi en 1134, on voit les deux frères Isarn et Sicard agir conjointement lors de la fondation de lʼabbaye de Septfonds en Bas-Quercy. La « vicomté » de Lautrec naît dans la douleur, celle des années de guerre 1141-1142. En 1141, un pacte est scellé entre le Trencavel, Roger 1^er, et le vicomte Sicard qui vient de choisir son camp. La guerre tourne lʼannée suivante à lʼavantage du Trencavel : en juillet 1142, les deux frères paraissent aux deux extrémités de lʼacte de paix. Dʼun côté, le vicomte Isarn dans le camp des perdants qui doit, avec le comte Alphonse, restituer des serments ; de lʼautre, Sicard, qualifié de vicomte de Lautrec, première mention de cette titulature qui explique sans doute en partie les raisons du choix de Sicard en 1141. Les hostilités reprennent début 1143, suivies dʼune autre paix, de nouveau favorable à Trencavel, et il est ici fort possible que les coutumes accordées à la ville de Saint-Antonin cette même année 1143 par le double perdant Isarn et ses frères Guillaume Jourdain et Pierre, vicomtes, et Raimond, évêque de Toulouse, soit une concession de circonstance pour éviter que la ville ne se tourne, à lʼimage de Sicard, vers Roger 1^er.

Vivre et survivre dans la tourmente

Se battre pour son seigneur

22Lʼengagement des aristocrates auprès de leur seigneur prend parfois des tournures originales et introduit des grains de sable dans des situations a priori établies. Prenons le cas de Pierre de Penne. On peut suivre sa trace aussi bien en Bas-Quercy oriental quʼà lʼouest de lʼAlbigeois à partir de 1108-1111 où il prête serment au vicomte de Trencavel pour le château de Penne, avec son père Raymond et son oncle Aldegaire qui nʼest autre que lʼévêque dʼAlbi40. Sentant sans doute sa fin proche, il se donne à lʼabbaye de Saint-Théodard de Montauriol en 1140 pour y devenir moine et offre également un fils41. Or, nous retrouvons sa trace trois années plus tard dans deux actes en faveur de la commanderie de Vaour42. Probablement guéri, le miles a visiblement préféré reprendre sa liberté pour courir ces espaces frontaliers. Le contexte lʼy a sans doute poussé. Ces années 1142-1143 sont celles où les châteaux de Penne et Villemur sont pris et repris. Et il est fort probable que Pierre ait quitté la clôture pour servir son senior, le Trencavel, en guerre contre le comte Alphonse. Pierre revient à Saint-Théodard en 1144 pour recevoir 65 sous, sa part pour lʼabandon dʼune terre transmise par sa mère43. Et voici que le 27 avril 1148, il abandonne les armes et quelques biens supplémentaires à Saint-Théodard pour intégrer définitivement la communauté monastique44. Sans doute contribue-t-il à lʼélection dʼun membre de sa parenté, son cousin Amiel, qui devient abbé de Montauriol et qui fera plier le jeune comte Raymond V en 1149. Et cette fois, lʼabbé ne lâchera plus Pierre qui devient dès lors le scribe « officiel » de lʼabbaye jusquʼà sa mort en 115545.

23La vida du vicomte troubadour de Saint-Antonin, Raymond Jourdain, offre un autre exemple qui est aussi lʼune des plus anciennes mentions de conversion au catharisme46. La scène se déroule vers 1175 et fait intervenir un trio : une aristocrate non nommée, son époux Raymond Amiel de Penne que lʼon suit grâce à sa présence répétée dans le cartulaire de Vaour47 et enfin, lʼamant de la dame, le vicomte troubadour de Saint-Antonin Raymond Jourdain connu par dʼautres sources que la seule vida48. Un véritable drame se joue en trois actes : le vicomte est très grièvement blessé au combat, sans doute lors de la guerre opposant lʼallié traditionnel des vicomtes de Saint-Antonin, Raymond V, au vicomte Pons de Toulouse. Lorsquʼon le ramène en très mauvaise forme à Saint-Antonin, la rumeur se répand de sa mort. Apprenant la fin tragique de son amant, la dame, accablée par la douleur, se retire chez les hérétiques. Guéri, le vicomte comprend quʼil ne verra plus sa bien-aimée ; en perdant sa muse, il mit fin à ses exploits de troubadour et ne composa plus ni vers ni canso.

Quitter la terre ancestrale pour le village fortifié

24La guerre est en effet cause dʼinsécurité et elle nʼépargne pas les aristocrates. Arnaud Guitard est membre de la petite aristocratie foncière. Son domaine rural – Guitardenca – est implanté à mi-chemin entre les villages de Montech et de Finhan49. Il est pour nous un témoin des « migrations » résidentielles quʼoccasionnent les guerres endémiques. Connu grâce à de nombreux actes cisterciens dès 115550, il ajoute à son patronyme la référence toponymique « de Finhan » à partir de 117451 et devient dès lors Arnaud Guitard de Finhan. Après sa mort – qui intervient peu avant 1190 – ses deux fils lʼappellent Arnaud de Finhan52. Or, cet Arnaud Guitard de Finhan nʼest absolument pas seigneur de Finhan ; ce lieu désigne le castrum qui lʼaccueille à lʼombre de ses fortifications.

25Que dʼaucuns, à lʼimage dʼArnaud, abandonnent momentanément leur résidence champêtre, fortifiée ou non, pour sʼinstaller à lʼabri de murailles collectives, se conçoit aisément. Notre personnage nʼajoute à son nom le surnom de lieu quʼà partir de 1174, cʼest-à-dire à un moment de très vives tensions militaires entre Raymond V et le vicomte Pons de Toulouse. Et il faut sans doute voir dans cette nouveauté anthroponymique la traduction dʼun sentiment dʼinsécurité, si ce nʼest dʼun réel besoin de protection. Par ailleurs, la documentation écrite témoigne après 1145 de lʼexistence de quartiers aristocratiques dans les villages fortifiés comme à Verfeil, Corbarieu, Grisolles ou encore Belfort-de-Quercy.

Tenter de résister à une crise financière

26Une grave crise financière frappe de plein fouet cette région comme le montrent clairement les actes des granges de Lassale et Bagnols dépendant de Grandselve.

27Les données permettent de mesurer lʼaffolement monétaire qui affecte la région entre 1170 et 1173 sans compter la dévaluation du denier toulza en 117853 : sur les 619 actes que compte le cartulaire de 1128 à 1194, 242 renferment des caritas, cʼest-à-dire des sommes dʼargent données par lʼabbaye en échange du « don ». Or, 52 % dʼentre elles sont effectuées entre 1170 et 1179 ; surtout, si avant 1170, le montant nʼexcède pas en moyenne 12 sous, il grimpe à plus de 31 sous entre cette date et 1173 avant de revenir à des montants « normaux » ensuite. Il faut sans doute voir dans la multiplicité des guerres qui ont un coût un des éléments explicatifs de cette forte perturbation monétaire et économique.

28Trois incidences sont parfaitement perceptibles. Tout dʼabord, les aristocrates se dessaisissent dʼune partie de leurs serfs. Ces derniers apparaissent de plus en plus nombreux dans les actes non pas parce que leur nombre augmente mais parce quʼils sont plus nombreux à être transférés dʼun maître à un autre contre des sommes dʼargent importantes. Ainsi, parmi de nombreux exemples, en plus de lʼobtention de 182 sous et contre une remise partielle de dettes – la mention est révélatrice –, Pierre Guillaume de Penne et son épouse Matelios cèdent-il à Vaour un couple de serfs et une autre femme54. Ensuite, cʼest aussi le moment où des aristocrates vendent au comte, on lʼa vu, des châteaux ou des terres sur lesquelles seront érigés des châteaux : cʼest le cas de Montjoire en 1173 mais aussi de Lauzerte vers 1176. Enfin, cʼest lʼapparition dans les actes évoquant les prélèvements seigneuriaux dʼun vocabulaire plus agressif qui traduit une pression plus forte sur les paysans. Le vocabulaire atteste une crispation réelle où lʼon passe du couple assez insipide dare / habere (le paysan « donne » une part de sa récolte parce que le seigneur « a » la terre) à debere / requirere (le paysan « doit » car le seigneur « exige ») qui témoigne indiscutablement de tensions55. La guerre enfin accentue les difficultés, même chez les plus puissants. Ainsi, lʼabbaye de Grandselve qui, à la différence de bien des paysans, a les moyens de négocier, reçoit une donation de Bertrand de Saint-André en échange dʼun très gros cens viager de 25 setiers de froment portables. Mais lʼabbé fait préciser que si les moines doivent abandonner la grange de Lassale pour cause de guerre – nous sommes en octobre 1174 –, le montant du cens sera revu à la baisse et fixé par lʼarbitrage de voisins56.

Conclusion

29Assurément, cette phase de la Grande guerre méridionale marque une rupture à plus dʼun titre. En une grosse génération, outre le lot de morts et de blessés, bien des aristocrates ont vu les réseaux dans lesquels ils étaient insérés depuis des lustres voler en éclats, mais aussi certaines sources de revenus supprimées au moment où, par ailleurs, une grave crise financière frappe la région. Mais ce sont aussi les paysages et lʼorganisation de lʼespace qui se sont trouvés largement modifiés par la multiplication des villes neuves et des villages fortifiés érigés par le comte. Par ailleurs, à deux reprises, en 1145 et 1177, les comtes de Toulouse ont entrouvert la boîte de Pandore en désignant lʼAlbigeois comme terre cathare parce quʼils ne parviennent pas à stopper la pression exercée par les Trencavel. Cette stratégie du détournement va bientôt se retourner contre eux.