Version classiqueVersion mobile

Villa 1. De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (ive-xie siècle)

 | 
Philippe Sénac

Conclusion

Benoît Cursente

Texte intégral

1Tirer les conclusions d’un colloque est, chacun en conviendra, un art délicat. A moins de déplacer délibérément le regard vers les cimes de considérations englobantes, il s’agit d’analyser le décalage entre ce qu’étaient les attentes initiales et ce que sont in fine les apports de l’opération scientifique. On peut alors opérer une double lecture : soit considérer que les participants ont plus ou moins bien joué le jeu auquel ils étaient conviés, soit que les thématiques proposées ne correspondaient exactement pas aux lignes de force réelles de l’historiographie du moment. Rappelons donc les trois objectifs que l’organisateur assignait au colloque : vérifier l’existence d’un intérêt commun entre chercheurs des deux versants pour une relance, sur un champ nouveau, des études du peuplement et de l’habitat ; reprendre le thème de la transition entre Antiquité et Moyen Age en y insérant la variante hispanique fondamentale qu’est la présence de l’Islam ; reprendre le thème de la « naissance du village » à l’aide des données de fouilles récentes.

2Comme il était hors de question de soumettre les différentes contributions à une grille contraignante, la première impression qui prévaut est celle d’une grande diversité. Et cette diversité, qui correspond aux manières différentes de répondre à différentes questions, m’a semblé s’ordonner autour de deux préoccupations, celle de l’espace et celle du temps.

La recherche d’une échelle spatiale de raisonnement adéquate

3Je n’ai pas à revenir ici sur la diversité géographique des espaces considérés, tant à l’échelle régionale que micro-régionale. La prise en compte, bien consciente, de ces faits de nature physique se combine avec l’existence, pas toujours conscientisée, de présupposés historiographiques qui peuvent accentuer les effets de singularité.

4Comment pondérer ces conditionnements ? On voit ici J.J. Larrea et R. Viader reprendre à bras le corps la comparaison presura-aprision jusqu’ici biaisée par les postures en décalage des historiens catalans et castillans. Quelle place faire au comparatisme ? La plupart des contributions replacent délibérément les faits observés dans un comparatisme qui s’étend à l’espace européen médiéval en cherchant à vérifier sur leurs matériaux la validité des clés qui ont été proposées ici ou là. A l’inverse, dans son étude du cas navarrais, J. Pavón Benito avertit du risque de biais que constitue la contamination du raisonnement par des modèles « correspondant à d’autres réalités géohistoriques » et elle propose une démonstration exclusivement fondée sur des faits locaux.

5Mais la question de l’échelle de raisonnement la plus adéquate a surtout été posée à un autre niveau. Les différents partis pris méthodologiques présentés ici suscitent des interrogations de fond. Quelle est la valeur démonstrative d’une cartographie des établissements mis au jour par l’archéologie ? J.A. Benavent et son équipe pensent pouvoir retirer des informations chiffrées des cartes qu’ils ont méthodiquement dressées pour le Bas Aragon. Des informations à valeur démographique. Les courbes découlant de ces pointages montrent deux effondrements successifs : le premier entre l’époque ibère et haut Empire, puis le second, entre haut au bas Empire, qui sera durable jusqu’à l’époque musulmane. Plus prudente est la position de C. Laliena et J. Ortega qui estiment risqué de procéder à de telles déductions à partir de leurs propres matériaux en raison de la plus grande difficulté qu’il y a à identifier les structures du haut Moyen Age, dispersées et labiles.

6Je rappelle simplement ici que la question de l’échelle de pertinence des raisonnements archéologiques se trouve actuellement au centre des réflexions et des débats entre chercheurs français, et que les recommandations méthodologiques formulées par E. Zadora Rio, notamment, tendent à faire école au nord des Pyrénées. Existe-il une région qui échappe à la règle que la densité des sites soit tributaire de la densité des fouilles (et non des seules prospections de surface) ? La vision des faits est fortement tributaire aussi de l’échelle des fouilles pratiquées. C’est ce que souligne avec force R. Hodges à partir d’expériences menées dans l’Europe du Nord et bien entendu en Italie. Seules des fouilles à grande échelle permettent de mettre au jour, en lui donnant tout son sens, le processus de différenciation des espaces dans lequel chacun s’accorde à voir un trait commun de l’Europe haut médiévale. C’est ainsi que la Toscane du IXe siècle se caractérise comme une région qui a connu l’affirmation d’une puissante cité monastique (San Vincenzo al Volturno), un investissement général (bien avant l’incastellamento) des sommets de collines par l’habitat, le tout en l’absence de circulation d’espèces monétaires.

La recherche d’une chronologie plus fine

7Il n’est pas indifférent de constater que lors de colloque, comme lors de tous les colloques voués à la même période, se sont rencontrés des chercheurs provenant de deux horizons opposés. D’un côté les spécialistes de l’Antiquité, pour qui ces siècles sont la phase terminale de l’Antiquité ; de l’autre les médiévistes de formation pour qui ces siècles sont ceux de la genèse de leur période « classique ». Et par conséquent, face à face, une idée de dégénérescence (diversement exprimée), et un présupposé téléologique subtilement pervers... Voilà une présentation bien caricaturale des faits rétorquera-t-on. Il est vrai que H.I. Marrou, P. Brown et quelques autres sont heureusement passés par là. Encore que... Disons que l’utilité première d’une rencontre telle que celle-ci est de contribuer à effacer les dernières séquelles du cloisonnement des structures de formation académiques.

8Quel usage faire de la méthode régressive ? J. Pavón fonde sa démonstration sur la pérennité de la trame de l’habitat entre les réalités du VIe siècle et celles qui se dévoilent à partir du XIe siècle (celle des 1258 noyaux villageois qui perdureront pour l’essentiel jusqu’aux crises du XIVe siècle). A l’inverse, J.J. Larrea et R. Viader estiment qu’on ne peut raisonner sur l’aprision et la presura du début du IXe siècle à partir de textes des siècles suivants : le sens des mots a suivi les changements de la société, qui furent considérables. De fait, la chronologie a constitué une préoccupation majeure de cette rencontre scientifique, une préoccupation qu’exprime sur le mode de l’exaspération Ph. Araguas devant tant de vestiges paresseusement datés « d’avant l’an mille ». Et il est vrai qu’un travail de prospection tel que le sien sur les muros, castros, rocas, se heurte à l’impossibilité de caler l’ensemble ces vestiges sur une échelle chronologique tant soit peu précise.

9Il s’agit bien entendu tout d’abord de saisir le moment où l’on peut considérer qu’on est sorti de l’orbe de la civilisation antique. En se fondant sur un bilan complet des recherches en archéologie urbaine, M. Magallón montre comment, pour la moyenne vallée de l’Ebre, le facteur discriminant de perduration de la cité antique a été la proximité de voies de communication stratégiques. Mais si on se place dans la posture du fouilleur confronté à un site concret, est-il possible de s’accorder sur des indicateurs à valeur générale permettant de saisir le passage entre monde antique et monde médiéval ? Il m’a semblé que les critères proposés par Ch. Wickham, ici précisément rappelés par C. Laliena et J. Ortega, avaient reçu un assez large assentiment : la dislocation de structures de peuplement et la fin de l’importation de céramiques fines. Et à cet égard le VIe siècle constitue bien un moment charnière.

10Reste le plus difficile : l’identification d’articulations chronologiques pertinentes à l’intérieur de cette très longue période qui s’étend de la fin du IVe à la fin du Xe siècle, que l’on a fâcheusement coutume de considérer en bloc.

11C’est précisément à cette « stratigraphie du peuplement » que s’est attelé Ph. Sénac pour la Marche Supérieure d’al-Andalus. L’islamisation de ce pays s’avère être un processus complexe, chronologiquement et topographiquement discontinu, ce qui rend caduques les cartographies classiques où figurent l’ensemble des établissements d’époque musulmane.

12Pour C. Laliena et J. Ortega, la période s’étendant entre le IVe et le XIe siècle, commodément identifiée comme étant La transition, est en fait constituée par l’articulation de trois moments de transition : le passage entre antiquité tardive et haut Moyen Age, puis les invasions berbères, et pour finir l’avènement de la féodalité. Ramón Marti propose lui aussi une scansion en trois phases, mais différente de la précédente. La première phase est celle qui conduit du fundus à la villa ; la seconde est le temps de la villa hégémonique ; enfin la troisième est le temps de la formation de la paroisse rurale.

Une première moisson pour de nouvelles semailles ?

13Il est temps de revenir sur les objectifs qui ont justifié la tenue de ce colloque. Le premier était de démontrer qu’il existait d’autres centres d’intérêt que les chemins de Saint-Jacques pour rassembler des historiens et des archéologues des deux versants des Pyrénées sur les questions de peuplement et d’habitat... Il était gagné d’avance : chacun a ressenti, en s’aventurant si j’ose dire hors des sentiers battus (voire rebattus), les frissons que suscitent, indissociables, le risque et le plaisir intellectuel.

14Le second thème est celui de la transition. Il s’est avéré que les chercheurs aimaient tellement ce thème qu’ils avaient tendance à le démultiplier ! Hors de toute boutade, a émergé de ce colloque comme préoccupation prioritaire de la recherche actuelle la nécessité de restituer un phasage fin de cette longue période. On a pu vérifier que les progrès des méthodes de datation permettaient d’aboutir à des fourchettes beaucoup plus précises. Les historiens des textes ne sont pas en reste en s’attelant à la restitution, par décapage fin, des variations sémantiques de mots clés tels que presura et aprision entre le IXe et le XIe siècle. J’avoue avoir été convaincu par la proposition de phasage présentée par R. Martí : entre le fundus et la paroisse, a existé un temps de la villa qui a correspondu à un ordre des hommes et des champs bien particulier. Mais alors – réflexion hérétique de ma part –, pourquoi parler de transition : toute époque ne constitue-t-elle pas une transition entre deux autres ? Ne serait-il pas sain de penser le haut Moyen Age non pas comme l’avant d’un après et l’après d’un avant, mais comme une période historique, bien entendu en évolution, pourvue de caractères intrinsèques qui n’appartiennent qu’à elle ?

15Le dernier thème est celui de la « naissance du village ». Pas plus que Philippe Sénac dans son introduction, je ne mettrai le doigt dans l’engrenage du débat actuel sur ce sujet. Ma réflexion prolonge celle du paragraphe précédent. Les fouilles menées dans toute la zone considérée permettent d’ores et déjà de se faire une idée de la texture générale de l’habitat mais aussi, dans une moindre mesure sans doute, de la palette diversifiée de ses formes. Qui aurait songé voici vingt ans à la possibilité d’organiser une exposition sur un village musulman aragonais de l’an mille ? Bien entendu le travail à effectuer reste immense et tributaire de programmes à financer et de chercheurs à former. Restent aussi à débattre de multiples points : concepts, lexique, méthodes (de fouille, de datation, de raisonnement).

16Pour ce faire, rien ne sera meilleur que de pouvoir, périodiquement, se réunir pour comparer les expériences des uns et des autres, échanger les informations, discuter des questions difficiles, faire le point de l’avancement des programmes, voire monter un programme européen. Cela permettra d’abolir les cloisonnements « nationaux » qui subsistent, alors même que le web a commencé de régner sur la communication. Je pense notamment aux débats qui se sont développés en France autour des relations entre toponymie et archéologie, et je renvoie à ce propos à la contribution d’E. Zadora Rio « Toponymie et archéologie : le divorce », publiée en ligne dans le Cahier du Petit Anatole http://citeres.univ-tours.fr/​compo.php?niveau=Iat&page=p_lat/​lat_online.

17Bien entendu, ces rencontres, pour qu’elles soient pleinement fructueuses, sont appelées à rassembler entre chercheurs des deux versants des Pyrénées, mais plus largement, tous ceux qui se vouent à mettre en évidence la lumière bien particulière qu’émettent ces Dark Ages européens.

© Presses universitaires du Midi, 2006

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.

Acheter

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search