1La toponymie et l’archéologie monumentale sont deux modes d’approche relégués trop souvent au magasin des outils désuets par les tenants de l’archéologie stratigraphique. Sans vouloir opérer un come back nostalgique vers une méthode historiographique qui fut particulièrement choyée par mon maître Charles Higounet, je pense qu’elles restent des moyens d’approche encore utiles pour un premier repérage de sites susceptibles d’avoir abrité une occupation humaine plus ou moins pérenne1. L’examen sommaire de gisements archéologiques potentiels désignés par ces toponymes esquisse les grands traits de la typologie d’un habitat non pas véritablement fortifié, mais plus ou moins protégé par des défenses naturelles ; des prospections de terrain superficielles permettent dans un second temps d’identifier d’autres sites dépourvus d’indices toponymiques mais s’inscrivant dans la typologie suggérée par l’approche toponymique. Au-delà, seule une fouille pourra, dans les meilleurs des cas, permettre de donner un peu de corps à ces vagues indices de peuplement que je signale ici dans un espace géographique limité aux régions du piémont pyrénéen qui me sont familières : Sobrarbe, Ribagorce, Pallars, Noguera.

2L’abondance de toponymes de type mur, muro, morillo, moror... dans le piémont pyrénéen est tout aussi remarquable que ceux de type Castro dans le monde asturo-cantabre ; à côté des muros, rocas et speluncas suscitent aussi l’intérêt de qui s’interroge sur ces modalités d’habitat antérieurs à l’an mille.

3Cette formule « antérieur à l’an mille » est du reste la panacée des archéologues en mal de critères de datation chronologique : puisque les formes (architecturales ou céramiques) ne peuvent être datées, pour l’instant, avec un minimum d’assurance qu’à partir du XIème siècle, c’est dans cet espace chronologique indéterminé que l’on place les sites à la datation incertaine sans préciser si cet « avant » est antérieur de quelques années, décennies ou siècles de la fatidique date de « l’an mille ». En effet, si on totalise tout ce que les historiens ou les archéologues supposent avoir été fait vers l’an mille, on doit supposer que la population de l’Europe occidentale de la fin du Xème siècle devait être déjà extrêmement nombreuse et dotée d’une énergie et d’une capacité de travail aujourd’hui inimaginable ! Dans un certain nombre de cas il me semble que cet « avant l’an mille » gagnerait être opportunément remplacé par un non moins vague mais assurément moins étroitement contraignant « haut Moyen Âge » en attendant l’improbable fossile directeur qui éclairera plus précisément la chronologie de tel ou tel site.

4Mon objectif, ici, n’est pas d’exposer des données nouvelles ni de proposer des recettes de repérage et de datation de sites d’habitat rural du « haut Moyen-Âge », mais simplement d’inciter à prêter une attention plus soutenue à un certain nombre d’établissements humains très généralement examinés dans une optique « castellologique » dominée par des concepts historiographiques anachroniques au regard de la période envisagée2. Il convient en effet, à mon sens, avant de chercher à attribuer une fonction politique ou militaire à ces établissements de savoir dans quelle mesure et selon quelles modalités ils furent « habités »3. Je me contenterai donc, sur la base d’un repérage toponymique de signaler un certain nombre de sites d’habitat fortifié à la lumière de quelques publications réalisées ces dernières années dans le piémont catalano-aragonais.

5Dans les régions sur lesquelles je consacre mon attention ici : le piémont pyrénéen entre le Rio Cinca et le Sègre, le peuplement rural, avant de se regrouper au pied d’une tour, ce qui se produit de plus en plus fréquemment entre les années 950-10504, s’établit, de manière éphémère ou pérenne, à l’intérieur d’une enceinte que ne domine pas encore la tour. Ce type d’habitat sommairement fortifié, juché sur une élévation aux profils escarpés, d’une surface moyenne de 400-1200 m², matérialisé par une simple muraille, s’inscrit dans une typologie évidemment anhistorique et correspond à un comportement que l’anthropologie peut vérifier sous bon nombre de latitudes et non moins bon nombre d’âges. Il semble cependant que les rares castros repérés dans le piémont aragonais et catalan aient pu entre le Vème et le Xème siècle servir de refuge aux populations paysannes désertant les plaines fertiles ; le toponyme qui correspond plus généralement à ce « chronotype » semble cependant ici être non pas castro, mais plutôt muro et ses dérivés Morillo, Moror, Mur... particulièrement abondants en Sobrarbe Ribagorce et Pallars. Le relais de ces muros fut peut être pris par les rocas au cours des X^e et XI^e siècles, qui peuvent témoigner d’un type d’habitat refuge succédant aux speluncas, également fort nombreuses dans ces régions.

CASTROS

6Le cas des castros de Cantabrie est à cet égard significatif : datés originellement comme pré-romains, ces habitats fortifiés dits souvent de l’âge du fer ont été réexaminés à la lumière de fouilles archéologiques dans les années 1960. On est là dans un pays atlantique dans lequel les conditions naturelles sont favorables à une stratification des sols. Ramón Bohigas Roldán put ainsi en 1986 dans sa thèse sur les Yacimientos arqueològicos altomedievales del sector central de los montes Cantabrico, mettre en évidence l’existence d’un groupe assez conséquent de castros du haut Moyen Âge associés au XI^e siècle à la constitution de circonscriptions territoriales pré féodales5. La fouille exemplaire de Camargo livra quantité de matériel céramique dans des couches datées, faute de mieux, par radio-carbonne, des années 760 +/– 1106.

7L’aire d’expansion des castros ne dépasse guère la montagne basque, mais nul doute qu’une enquête toponymique soignée en ferait ressortir un certain nombre dans tout le piémont pyrénéen.

8Je consacrerai mon attention à un castro ribagorçan particulièrement intéressant et en attente de fouille, celui qui a donné son nom au village de la Puebla de Castro (Pobla de Castre en catalan), chef-lieu d’un municipe dépendant de la ville de Graus. L’intérêt de ce Castro dominant la vallée de l’Esera à 740m d’altitude réside essentiellement dans le fait qu’il voisine de très près avec l’ancienne ville romaine de Labitolosa dont il est possible qu’il ait accueilli une partie des habitants après l’abandon dans un premier temps de celle-ci puis, dans un second temps des villae suburbaines, dans les années qui précédèrent l’installation du pouvoir wisigothique dans l’évêché d’Urgell. Rien pour l’instant ne permet de dater cet ensemble, si ce n’est le terminus ante quem que constitue la belle église construite au sud de la forteresse au XII^e siècle. L’opinion de Jordì Bolos, de Juan Josep Busqueta et de Peter Scales était que l’on avait vraisemblablement affaire à une fortification « antérieure à la Reconquête » que semble confirmer le matériel céramique trouvé en surface7. Pour ma part, et dans l’attente d’une fouille heureuse, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas voir là trace d’un habitat fortifié beaucoup plus ancien que cette fatidique Reconquête du XI^e siècle, du type de celui fouillé par Pedro de Palol et Francesc Tusset à Puig Rom près de Rosas, daté sans aucun doute possible par des trouvailles monétaires du VIII^e siècle8.

MUROS

9A côté de ces castros la famille des muros est particulièrement nombreuse dans le haut Aragon, la Ribagorce et le Pallars, mais là encore le recensement reste à faire et toutes les datations proposées reposent sur des hypothèses très faiblement étayées.

10Le plus spectaculaire de ces muros est sans aucun doute Muro de Roda9, qui, comme Castro domine Labitolosa, surplombe une ville romaine, celle de Tierrantona dans le Sobrarbe. Cette enceinte de 150m environ de long sur 50 dans sa plus grande largeur est circonscrite par un mur qui peut atteindre 4m de hauteur, construit en maçonnerie grossière. L’église donnée en 1134 à Saint Vincent de Roda de Isabeña (d’où le nom actuel) de Muro Maior avait sans doute été construite au milieu du XI^e siècle. Elle témoigne de l’existence d’un peuplement assez considérable ; l’enceinte, quant à elle est indatable, mais semble avoir été fortement reprise au XVI^e siècle, lorsque l’on remania les églises San Bartolomé et Santa Maria et construisit l’église Santa Barbara. Du même type est le village déserté de Morillo de Tou, dont l’église du XII^e siècle (comme à Castro) s’appuie sur la muraille d’appareil grossier « pré-romane ». Adolfo Castán10 recense un certain nombre de ces « muros » dans le haut Aragon (Castiello de Muro -Broto-, Muro de Solana -Fiscal- Muro de Bellos... qu’il apparente à une plus vaste série de sites d’habitat escarpé aux toponymes moins significatifs comme Banaston Viejo Asprilla, Espuendolas, Atarés, Sorripas, Ainielle assez proches du site de Griebal fouillé par Jésus Tramullas Sanz, sur lesquels il recueille une céramique typologiquement assez homogène liée à un même système d’inhumation datables selon lui du Xème siècle. Il faut sans doute se garder de considérer la datation proposée comme définitive11.

11Le « type » muros se retrouve, sans le toponyme évocateur, dans un certain nombre de sites plus orientaux : Areny de Noguera (province de Huesca) mentionné dès 816 est une grande forteresse dont l’enceinte est interprétée par Jordi Bolós comme « de peu antérieure à l’an mille »12 ; Güell dans la Noguera mentionné en 996 est sensiblement plus petit ; Peter Scales voyait des traces de murs de pisé qui lui faisaient croire à un établissement musulman Jordi Bolós ne se prononce pas mais signale des céramiques grises et des meules à grains13. Sin, également dans la Noguera aurait, selon Javier García Calvo été arasé en 90814.

12De fait, rien ne distingue ces établissements des « châteaux » plus aisément repérables par les tours dont ils furent pourvus au cours du XI^e siècle, comme Mur (le plus oriental des muros) dont la muraille « cyclopéenne » considérée naguère comme une œuvre préhistorique a été datée du X^e siècle par le matériel céramique dégagé lors de sondages opérés dès 197715. Des sols d’habitations identifiés sur l’esplanade qui s’étend entre le château et la collégiale avaient par ailleurs été identifiées par Manuel Riu comme le témoignage d’une occupation antérieure à l’an mille, ce qui nous renvoie aux « fonds de cabanes » occupant une situation similaire au pied du château de Montbuy dans l’ Anoia16.

13C’est un site identique que l’on trouve à Fantova dont le plateau (130m x 30m) est considéré par J. Bolós i Masclans comme un ancien oppidum fortifié à l’époque wisigothique c’est en tout cas en tant que castrum que le site est cité en 961 et un palatium17 y est mentionné en 1009, ainsi que des parietes altos en 101518. La tour, ici, est clairement une adjonction du deuxième tiers du XI^e siècle19, comme à Viacamp20, Falç21 et sans doute à Llaguares22. D’autres sites du même secteur, comme Tolò23 ou Estopiñan24, n’ont peut être jamais été pourvus de tours et présentent des vestiges d’enceintes de maçonnerie encore assez remarquables.

ROCAS

14A côté de ces muros, apparaît dans la documentation un certain nombre de rocas (La Roca -Vallés oriental- ; La Roca de Barbores et la Roca de Pelença – Ripollés- ; Roca de Sau -Osona- ; Rocaberti -Alt Empordá- ; Rocabruna -Garrotxa- ; Rocacorba -Gironés- ; Rocafort -Bagés, Baix Llobregat, Conca de Barbera- ; Rocamaura -Baix Empordá-....

15Dans la Noguera, on en compte trois qui semblent tous trois renvoyer à des établissements du XI^e siècle : Roca Espana25 au toponyme particulièrement évocateur est mentionné dans la vente du château d’Orcau faite par Raymond V de Pallars à Arnau Mir de Tost en 1055 ; la Rupem seu castellum nomine Spatella donnée en 1060 à la collégiale d’Ager par Arnau Mir de Tost avec son église, son territoire et autres dépendances26 et ipsa rocha que dicunt Sancti Laurencii a piet ipsa speluncha que dicunt Miralges vendue en 1044 par Raymond IV de Pallars et Ermesende à Arnau Mir de Tost. Le site très sommairement fouillé en 1985 s’est révélé être, en accord avec les constructions encore en élévation, un village à peu près contemporain de la vente, mais des fragments de céramique campanienne montrent que cette occupation se superposa à un établissement de la période romaine27. La mention de la spelunca de Miralges ou Miralles que l’on trouve dans la donation de 1044 conduit à nous pencher vers cette autre modalité de regroupement d’habitat, qui, cette fois, semble bien antérieure au X^e siècle.

SPELUNCAS

16Très fréquemment mentionnées également dans les textes des X^e et XI^e siècles, les speluncas sont trop souvent assimilées à des établissements érémitiques ; il est indéniable cependant que certaines grottes ou groupes de grottes, par leurs dimensions et certaines de leurs dispositions sont plus vraisemblablement des vestiges d’habitats antérieurs ou complémentaires des rocas avec lesquelles elles voisinent souvent. C’est le cas de l’abri sous roche de Colomera en Pallars, « réoccupée après le déclin d’Aeso... » selon Teresa Reyes i Bellmunt28, de celui de Sorta ou Esplugallonga en Pallars également daté d’avant le X^e siècle par Albert Roi i Deulofeu, de l’ Espluga de Serra en Pallars mentionnée en 986 selon Jordi Boix i Pociello ou encore celle de Sant Pere de les Malleses en Pallars toujours, mentionnée avec maisons, casales, vignes, jardins, arbres et ustensiles de la maison en 868 selon Joan Albert Adell. En dehors du Pallars il existe évidemment de très nombreux habitats de ce type ou plus complexes comportant divers étages comme Can Ximet à Olerdola29, ou plus simples comme à Puig de l’Aliga (Castellet i la Gornal, Penedes) et beaucoup d’autres encore, aucun daté avec précision.

17Là encore, on ne peut que souhaiter que des fouilles attentives soient menées sur ces sites pour pouvoir confirmer une datation que l’on aurait sans doute tort de vouloir ramasser dans le mouchoir de poche de la formule « peu avant l’an mille », mais qui se perd un peu dans le cajón de sastre du « haut moyen-âge ». Ces fouilles sont malheureusement encore trop rares pour que l’on puisse aller au-delà de l’aporie consubstantielle à l’histoire d’un peuplement rural de ces territoires historiographiquement arides et lessivés par les orages méditerranéens ; c’est dire tout l’espoir que l’on peut mettre dans des opérations de fouilles telle celles que Nuria Nolasco avait entreprises sur le site de Sant Marti de les Tumbetes30 sur le flanc nord du Montsec d’Arés ; un malheureux accident survenu alors qu’elle se rendait sur ce site particulièrement escarpé et difficile à fouiller a malheureusement interrompu ce travail que Nuria reprendra, espérons-le, au terme d’une longue convalescence.

1. Carte des principaux sites de type « Muro, Castro, Spelunca... » entre Cinca et Segre (Université de Bordeaux 3, Ausonius, laboratoire de cartographie, G. Verninas)

2. Mur (Pallars Jussá, Lleida) mur « cyclopéen »

3. Puebla de Castro (Huesca) citerne

4. El Pont de Claverol (Pallars Jussá, LLeida), Esplugallonga, plan de l’habitat troglodytique, d’après A. Roig, Catalunya Románica, XV, p. 440

5. Sant Esteve de la Sarga (Pallars Jussá, Lleida) Sant Martin de las Tombetes, d’après Ramon Eslava, Catalunya Románica, XV, p. 458