1Pagus Rutenicus, le “pays rutène” : cette expression qui revient si souvent dans nos chartes laisse entendre que le premier cadre social du Rouergue carolingien n’était autre que le Rouergue lui-même. Avant d’être un comté, avant d’être un diocèse, le Rouergue se définissait comme pagus.

1. Le Pagus.

2Situé sur le rebord sud-ouest du Massif Central, le Rouergue est constitué de plusieurs reliefs étagés : à l’est, les hautes terres de l’Aubrac, des Grands Causses et des Cévennes, et au sud, celles des Monts de Lacaune ; au centre s’étendent les vastes plateaux du Ségala et du Causse Comtal ; à l’ouest, les Causses du Bas-Rouergue relèvent déjà du Bassin Aquitain. Les zones les plus basses sont formées par les “Rivières”, c’est-à-dire les vallées plus ou moins évasées du Lot, de l’Aveyron et du Tarn, et par les bassins sédimentaires du carbonifère (région de Decazeville) ou du permien (Rougiers de Camarès, de Marcillac, d’Onet-le-Château : sols de grès rouges). Il n’y a pas de véritable plaine en Rouergue. Les altitudes vont de 110 m. (commune de Saint-Antonin) à 1450 m. (sommets de l’Aubrac1).

3Le Rouergue est donc composé de “pays” complémentaires, ce qui lui a permis de vivre en quasi-autarcie jusqu’à une époque assez récente2. Ils sont attestés depuis longtemps : le Ségala (Segalare) est mentionné dès le IXe siècle3, le pays de Viadène également4, le Rougier au XIe siècle5 ; le Causse (Cauze) est nommé comme tel au XIIe siècle6, le Larzac apparaît dès le Vie siècle (pagus Arizagus)7. Les massifs montagneux : Aubrac, Levézou et Palanges, sont restés plus longtemps dans l’ombre8.

Plateau ou montagne ?

4L’étendue des Causses et des Ségalas, leur monotonie peuvent faire oublier le relief : “l’impression générale est celle d’une plaine”, notait le géographe André Meynier. Impression qui prévaut lorsqu’on vient d’Auvergne ou des Cévennes. Mais il corrigeait aussitôt : ici, le relief est en creux ; et il conduit au particularisme9. De fait, de nombreuses gorges coupent le plateau par d’impressionnantes dénivellations : celles de la Truyère, du Lot, de l’Aveyron, du Tarn ; mais aussi celles du Dourdou, du Viaur, de la Jonte et de la Dourbie, sans oublier les ruisseaux et torrents qui recoupent ces gorges en travers, Boraldes, Maresques, Lézerts10. Par ailleurs, le plateau peut s’élever jusqu’à devenir une montagne. C’est le cas du Levézou, qui forme le rebord oriental du Ségala : venant de Rodez, l’altitude se fait progressivement sentir, puis on dépasse une ligne de crête pour redescendre assez brutalement sur Millau, les Grands Causses barrant l’horizon. Sous l’Ancien Régime, le nom de “montagnes du Rouergue” était réservé aux terres situées au nord du Lot : Aubrac, Barrez et Viadène. C’est bien l’impression qu’elles donnent à qui les aperçoit depuis Rodez, avec, en arrière-plan, les volcans d’Auvergne, Plomb du Cantal et Puy Mary.

5Enfin, les plateaux ne résument pas tout le Rouergue, lequel atteint, en dehors de TAubrac, 1366 m. dans les Cévennes, 1110 m. dans les Monts de Lacaune, 1155 m. sur le Levézou. Au cœur des plateaux, la citadelle de Rodez s’élève à 634 m. ; le plus haut village du département, Lacalm, est à 1128 m. L’altitude n’est pas tout pour un massif ancien. Avec ses gorges rocheuses, ses fortes dénivellations, la région de Conques fait déjà figure de montagne.

6Quelle vision les hommes des IXe-XIIe siècles avaient-ils du Rouergue ? Bernard d’Angers, il est vrai originaire du Bassin Parisien, le décrivait comme un pays totalement montagneux (patria per omnia montuosa), de haute altitude, âpre et rocheux, où les planèzes (planities) sont l’exception11. Autre émigré du nord, Hugues Francigena caractérisait le Camarès comme une terre montueuse (ardua montibus) et boisée12. Les quelques notations qu’on peut glaner dans les chartes vont dans le même sens : pays accidenté et dont les gorges resserrées rendent l’accès difficile ; en 838, Pépin d’Aquitaine en tirait argument pour délocaliser le monastère de Conques à Figeac, plus de 30 km en aval13. Les plateaux peuvent être mis en pâturages, comme les “alpes” mentionnées en 837 aux confins du Rouergue et des Cévennes (alpes ad pecora alenda)14, ou même cultivés, leurs versants restent impénétrables15.

Le haut pays aquitain

7L’hydrographie oriente vers l’Aquitaine ce fragment du Massif Central, ce qui contribue à le différencier de l’Auvergne. Toutes les rivières descendent vers la Garonne et l’Atlantique16 A l’exception de l’Aveyron (Avaria), qui y prend sa source, les principales d’entre elles ne font que passer en Rouergue : la Truyère (Triodoro), le Lot (Oltis) et le Tarn (Tarnis). Sur le Lot, le Port-d’Agrès (Portus Acri) est mentionné dès le IXe siècle17 ; plus en amont, à Entraygues, les bateaux (naves) qui le traversaient sont attestés vers 960-98018. La vallée du Lot était au XIe siècle un axe de navigation, au moins sur le plan local19 – – les seigneurs voisins, comme Austrin de Conques, exerçaient des droits sur “l’eau du Lot”, aqua Olte20, ou même sur “l’eau de la Truyère”, aqua Triodoro21 – peut-être même à l’échelle régionale22. Une charte de 1194 cite en amont d’Espalion l’endroit “où la nef des Templiers accoste”23.

8Connaissant par ailleurs la variante aquitaine du climat océanique, avec quelques nuances montagnardes et semi-continentales, le Rouergue apparaît finalement comme une “zone d’arrière-pays montagneux”24, ou, pour reprendre les termes de Charles Higounet, comme “la grande région d’élevage du haut pays aquitain”25.

Dénominations du Rouergue (IXe-XIIe siècle)

9Le Rouergue carolingien était un pagus avant d’être un comté à en juger d’après la fréquence respective de ses dénominations dans nos chartes26 :

1. Pagus Rutenicus reste largement majoritaire de 801 à 1031, parmi les chartes comme parmi les Miracles de sainte Foy.
2. Comitatus Rutenicus (“comté de Rouergue”) apparaît sous le comte Ermengaud27, à partir de 907 ; comitatus Rutenensis (“comté de Rodez”) se rencontre à partir de 996- 103128. Comitatus se répand au XIe siècle.
3. Episcopatus est une dénomination tardive qui n’apparaît qu’à partir de 105829 si l’on excepte les faux30 : le Rouergue est resté un cadre essentiellement laïc jusqu’au XIe siècle. Les autres dénominations sont plus rares :
4. Patria Rutenica apparaît dans quatre chartes, de 852 à 917 ; la formule se retrouve au XIe siècle dans les Miracles de sainte Foy31.
5. Orbis se rencontre une seule fois, en 88832.
6. Territorium apparaît sporadiquement à partir de 81333.

10L’adjectif Rutenensis se rencontre surtout avec episcopatus ; il se rapporte à la ville de Rodez (“ruthénois”). Rutenicus s’applique à l’ensemble du territoire rutène, et l’emporte pour les autres dénominations. Son emploi substantivé, attesté dès le VIIe siècle (in Roteneco, in Rutenico)34, aboutit au nom du Rouergue (Rodengue, Rodergue, Rozergue, Roergue)35 ; l’évolution phonétique aberrante de cet adjectif très populaire pourrait trahir une formation celtique, alors que le nom apparenté de Rodez (Rutenis, Rodens, Rodes) s’explique normalement par la linguistique romane36. Cette divergence dénoterait une romanisation inégale, plus poussée en ville que dans le reste de la cité rutène.

Formation du Pagus Rutenicus

11La première mention du pagus Rutenicus remonterait à l’an 56537, c’est-à-dire au moment où le pagus-cité s’est superposé à l’ancien pagus-canton38. De fait, notre pagus semble directement issu de la civitas Rutenorum, encore attestée vers 400 par la Notitia Galliarum39.

121. Les Rutènes40. Ce peuple de la Gaule celtique est mentionné pour la première fois par Cicéron en 69 av. J.-C.41. César en parle à plusieurs reprises : vaincus par Quintus Fabius Maximus en 121 av. J.-C., Arvemes et Rutènes avaient néanmoins conservé leur indépendance42. Lors du grand soulèvement de 52 av. J.-C., Vercingétorix envoya le Cadurque Lucterius chez les Rutènes pour les rallier à sa cause43. Ceux-ci constituèrent dès lors avec les Arvernes, Gabales, Cadurques et Nitiobroges une menace pour la Province44. Les Rutènes apparaissent comme un peuple indépendant – contrairement à leurs voisins Cadurques, Gabales et Vellaves, ils n’étaient pas clients des Arvernes, et important – ils envoyèrent 12 000 hommes pour dégager Alésia45. César dut placer chez eux l’une de ses légions après sa victoire : elle était commandée par le légat Caius Caninius Rebilus46 . Lucain évoquera dans la Pharsale cette “longue occupation” (longa statio) que subirent les “blonds Rutènes” (flavi Ruteni)47.

13D’autres auteurs classiques mentionnent les Rutènes : Lucain, Pline l’Ancien, Strabon, Ptolémée – lequel cite leur chef-lieu, Segodunon (latinisé en Segodunum)48. Ils semblent avoir assez bien résisté à la romanisation si l’on en juge par leur contribution à l’épigraphie celtique : les graffites gallo-latins de La Graufesenque, les plombs de Mas-Marcou et de L’Hospitalet-du-Larzac ; découvert en 1983, ce dernier est le plus long texte gaulois trouvé jusqu’à ce jour49. Leur épigraphie latine est relativement réduite50.

142. La question des Rutènes Provinciaux. Explicitement opposés aux Ruteni, les Ruteni Provinciales sont mentionnés une seule fois par César51. De quand date leur incorporation à la Province Romaine ? Quel était leur territoire ? Alexandre Albenque situait le “démembrement des Rutènes” entre 120 et 59 avant J.-C., probablement entre 76 et 74 ; le territoire des Rutènes Provinciaux correspondrait “à coup sûr” à l’ancien diocèse d’Albi, comme l’avait soupçonné d’Anville dès le XVIIIe siècle52. Pour André Soutou, ce territoire s’étendait au sud du Tarn, à cheval sur les départements actuels de l’Aveyron, du Tarn et de l’Hérault : zone celtoligure bien individualisée par l’archéologie (statues-menhirs) comme par la toponymie (densité maximale des hydronymes en -dubron)53. Dans les deux hypothèses, le territoire des Rutènes aurait été réunifié après la conquête de César pour être incorporé à l’Aquitaine par la réforme d’Auguste (– 27), avant d’être à nouveau divisé au Bas-Empire suivant une ligne de partage identique (Albenque) ou différente (Soutou). Les Rutènes sont donc à l’origine de deux pagi : le Rouergue et l’Albigeois54. Apparue tardivement (vers 400), la civitas Albigensium n’a pu être distraite du territoire volque puisqu’elle relevait de l’Aquitaine Première55.

Limites et cohésion du pagus

15Les limites du pagus Rutenicus se sont globalement perpétuées avec le diocèse de Rodez (jusqu’à la création du diocèse de Vabres en 1317 ; supprimé en 1790) puis le département de l’Aveyron (jusqu’au détachement de la région de Saint-Antonin en 1808). Elles présentent néanmoins quelques incertitudes :

• en Barrez / Carladez, où la villa de Frons est localisée in patria Rothenica, in aice Barrense en 905, et en 954-986 in pago Arvernico, in vicaria Cartlatense56 ;
• aux confins du Larzac et des Cévennes : l’évêché d’Arisitum (VIe -VIIIe siècles)57, centré sur la région du Vigan (à la limite des zones franque et gotique), débordait sur le Rouergue58 ; la terra d’Arisde est encore mentionnée aux XIIIe et XIVe siècles59.
• dans la région de Cajarc : l’évêque Innocent de Rodez y revendiquait en 584 des églises détenues par son collègue Ursicin de Cahors ; il fut débouté quelques années plus tard par un synode provincial60 ;
• vers Saint-Antonin, localisé par Bernard d’Angers in Albigensi pago (vers 1015)61.

16C’est précisément à la périphérie du Rouergue que l’on devine la trace de quelques pagi minores : Arisitensis / Arizagus (Larzac et région du Vigan)62, Bannacensis (Banassac en Gévaudan)63, Bedertensis (Viadène)64, Carladensis (Carladez)65, Condadensis (région de Saint-Antonin)66, et peut-être Curiensis (région de Saint-Affrique)67 et Camerensis (Camarès)68. S’agirait-il d’anciens pagi gaulois (Albenque ne le pensait pas69) ? Ces derniers n’étaient pas des réalités territoriales, mais ethniques : sections de cité, tribus – les pagi celtiques n’étaient pas encore fixés au sol70.

17Le pagus Rutenicus n’en gardait pas moins sa cohésion comme en témoigne un patriotisme local discrètement révélé par certaines expressions de nos textes : “la patrie rutène” (patria Ruthenica), “notre Rouergue” (nostre Rotenis)71 ; parfois les donateurs prévoient le cas où ils mourraient “en Rouergue”, in Ruthenico72. Malheureusement nos documents laissent dans l’ombre le fonctionnement institutionnel du pagus.

18Aux origines du Rouergue, il y eut donc un peuple, une “cité antique”73, celtique en l’occurrence : le pagus Rutenicus représente une continuité antique, antérieure à la romanité. C’est l’empreinte territoriale d’un peuple sinon disparu, du moins amnésique dans la mesure où il a perdu sa langue et jusqu’à son propre nom : si les Rutènes disparaissent passé le Vie siècle74, les “Rouergats” n’apparaissent guère avant 120075. Ce dernier nom, avec son suffixe secondaire (Roerg-as), trahit une formation tardive ; il semblerait qu’auparavant, on ait utilisé l’adjectif Rutenicus pour désigner le pays aussi bien que ses habitants (Rutenici, Roenges76).

2. Une royauté lointaine.

19A partir de 470 environ, les conquêtes successives des peuples germaniques ont intégré le Rouergue au royaume wisigotique de Toulouse, puis au royaume franc d’Austrasie. C’est alors que s’affirme la personnalité “aquitaine” de ce pays détaché de la Celtique par l’empereur Auguste.

D’Euric à Charlemagne (469-778)

20La conquête de l’Aquitaine Première par le roi wisigot Euric se situe entre 469 (bataille de Déols) et 47577. Le Rouergue appartint au royaume de Toulouse durant plus de trente ans. Juste après Vouillé (507), Thierry Ier conquit sur ordre de Clovis l’Albigeois, le Rouergue et l’Auvergne78 ; notre région fut par conséquent rattachée au royaume d’Austrasie, en dépit de la reconquête gotique des années 511-53179. Les relations avec le nord-est de la Gaule se développèrent, en particulier sur le plan ecclésiastique80, comme celles qui unissaient la basilique Saint-Amans de Rodez aux églises de Verdun “de 540 à 1060”81. Une deuxième conquête franque s’accomplit lors des campagnes de Pépin le Bref contre le duc Waïfre ; la forteresse de Peyrusse fut sans doute prise par Pépin en 76782. En 778, Charlemagne n’eut pas à nommer un nouveau comte à Rodez83. C’est alors qu’il dut rétablir l’Aquitaine comme regnum pour son fils nouveau-né Louis, au lendemain de la désastreuse expédition de Saragosse.

21La marque de ces conquêtes successives sur le peuplement s’avère négligeable pour les Francs, relativement importante et durable dans le cas des Vandales et des Wisigots. La présence de ces derniers est attestée à Rodez à la veille de Vouillé (Gothos, qui in hac urbe morabantur)84 ; elle se serait perpétuée jusqu’en plein VIIe siècle à Trébosc, au pied des Palanges, ce qui apporterait un démenti à l’idée souvent répétée d’une expulsion complète des Wisigots d’Aquitaine après 50785. Les quelque 70 toponymes aveyronnais témoignant d’une installation germanique renvoient presque tous aux peuples ostiques : 27 dérivés en -ingos contre seulement 4 en –ingas, 5 ethniques gotiques et 7 vandales contre une totale absence de toponyme ethnique franc86. Les données anthroponymiques sont trop tardives et complexes pour être utilisées ici ; presque tous d’origine franque87, les noms de personne germaniques sont restés largement majoritaires en Rouergue du IXe jusqu’au-delà du XIIe siècle88.

Persistance du sentiment aquitain

22“C’est ton désir que les Francs possèdent cette terre en maîtres” ; lancée par les Ruthénois contre l’évêque Quintien vers 507, cette accusation lui valut un exil précipité en Auvergne. Elle en dit long sur la force du sentiment aquitain, hostile aux Francs bien plus qu’aux Wisigots89. Les “peuples criminels” (gentes nefandas) dont les incursions forçaient Leutad et ses parents à se réfugier dans la roque de Pris avant 801 pourraient bien être les armées de Charles Martel et Pépin le Bref90, ce qui expliquerait la datation délibérément antifranque de la charte de Leutad : in mense febroario, anno XX regnante domno nostro Hlodohic rege Aquitaniorum : en février 801, quelques semaines après le couronnement impérial de Charlemagne, le scribe Agelbert ignore l’événement comme le personnage91.

23La datation des chartes par le règne des rois d’Aquitaine se rencontre de 801 à 907 dans neuf chartes provenant des fonds de Conques, Vabres, Rodez et Saint-Antonin92. Les souverains concernés sont Louis le Pieux, Pépin Ier, Charles le Chauve, Louis le Bègue et Charles le Simple. Quatre d’entre eux furent également rois des Francs, mais le titre de rex Francorum n’apparaît guère : pour les scribes du chapitre cathédral de Rodez, Charles le Simple n’est que rex (treize chartes), et une fois rex Aquitaniorum93. Au moment du conflit opposant Pépin II d’Aquitaine à Charles le Chauve, certains scribes préférèrent reconnaître l’empereur Lothaire94.

24L’abbaye de Conques peut être considérée comme une fondation royale aquitaine gravement compromise après la mort de Pépin Ier (838)95. Aussi ses documents conservent-ils jusqu’au XIe siècle les traces d’une tradition hostile aux Francs. Dans sa version la plus ancienne, la Chronique A ne se contente pas de démarquer tel passage de Grégoire de Tours sur Théodebert, persécuteur pire que Dioclétien96 ; elle assimile au duc Waïfre les rois Alaric II et Amalaric, ce qui revient à identifier la cause wisigotique à la cause aquitaine97. La Chronique B et la Translation en prose confondent pour leur part le Robertien Eudes avec son homonyme, le duc Eudes98. Le souvenir des défenseurs de l’indépendance aquitaine a par ailleurs laissé quelques toponymes99. Cette identité régionale permettait de se définir en voyage à l’étranger. Revenant de Jérusalem, un pèlerin du Rouergue (de pago Rotenensi oriundus) répondit “Aquitain” à un ermite de la Mer Égée qui l’interrogeait sur son origine (première moitié du XIe s.)100 : la réponse même de Géraud d’Aurillac au péager de Plaisance101.

Un pagus délaissé ?

25Le Rouergue n’aurait reçu aucune visite royale entre la mort de Pépin Ier d’Aquitaine (838) et la fin du règne de Robert le Pieux (mort en 1031)102. On a bien conservé cinq diplômes royaux ou impériaux authentiques adressés à des établissements rouergats entre 818 et 869, sans compter d’autres actes souverains concernant notre pagus de 817 à 899, au nombre de quatre ; mais plus rien au Xe siècle. Il est vrai que les scribes locaux avaient mal ressenti l’éviction progressive des Carolingiens.

Le Rouergue entre Carolingiens et Robertiens

26Le Rouergue semble avoir manifesté une certaine réticence envers les Robertiens. La Translatio altera sancte Fidis déplore la déposition “inique” de Charles le Gros103, et la donation de Bernard Plantevelue à l’abbaye de Conques est datée de son règne104. On a conservé une seule charte datée du roi Eudes105, comme de son frère Robert Ier106. Raoul de Bourgogne n’est reconnu qu’à la mort de Charles le Simple en 929107 – c’est alors qu’apparaissent les formules du type Deo regnante108 ; le comte Ermengaud vint cependant avec Raimond Pons lui prêter hommage en 932109.

27Étienne Fournial estime que Louis IV d’Outremer n’aurait été reconnu à Vabres qu’à partir de 938110 ; il pourrait en être de même à Rodez111. Un aristocrate local fait cependant une allusion directe à ce roi112. Sous Lothaire (954-986) apparaissent les actes sans année de règne : on en compte 9 sur 55 dans le cartulaire de Conques113, soit 16 %. Les scribes locaux connaissent encore le nom du roi, mais ils ne savent plus depuis quand il règne. Une seule charte est datée du dernier carolingien, Louis V (986-987)114. Passé le milieu du Xe siècle, la royauté se perd dans l’oubli.

28L’intégration du Rouergue au royaume franc fut donc incomplète. Elle ne se fit que par le biais du regnum Aquitanorum, dont les comtes de Toulouse-Rouergue furent dès le milieu du IXe siècle les véritables héritiers.

Actes royaux et impériaux concernant le Rouergue (507-987)

3. Les comtes de Toulouse-Rouergue.

29L’historiographie de la dynastie raimondine commence au XVIIe siècle avec, du côté toulousain, Guillaume Catel, et du côté ruthénois, Antoine Bonal, Jean Sicard et l’Anonyme de 1682115. La version des Bénédictins Devic et Vaissète (XVIIIe siècle) s’est ensuite imposée au prix de quelques invraisemblances, comme la longévité supposée de Guilhem Taillefer (comte de Toulouse de 950 à 1037, durant 87 ans !). Les travaux de Joseph Calmette, Léon Levillain, Léonce Auzias sur les débuts de la dynastie (IXe siècle) s’inscrivent dans ce cadre, de même que ceux de Jacques Bousquet sur les “comtes de Rouergue” qui constitueraient la branche cadette des Raimondins116.

30Annoncée par les travaux précurseurs de Christian Lauranson-Rosaz et Jean-Pierre Poly117, la remise en cause est venue d’un article de Martin de Framond : partant d’une note du Codex de Roda sur les comtes de Toulouse du Xe siècle, incompatible avec la généalogie des Bénédictins, celui-ci ne s’est pas contenté de proposer un nouveau schéma – lui-même difficile à accepter en l’état118 –, il conteste la conception “verticale” des anciens généalogistes au profit d’une vision “horizontale” accordant une large place aux collatéraux119 ; vision plus conforme aux structures familiales d’avant l’an mil, ajoute Hélène Débax120. Vision qui permet d’intégrer les nombreux comtes non répertoriés par les Bénédictins, comme ceux qui apparaissent dans le cartulaire de Lézat. Les travaux de Thierry Stasser, de Patrick de Latour s’insèrent dans cette nouvelle perspective.

31On tentera malgré tout d’établir ici la liste chronologique des comtes qui apparaissent dans notre pagus, et de fournir un point de vue “ruthénois” sur l’histoire complexe des Raimondins121. Si les plus anciennes archives comtales ont disparu, il nous reste certains documents d’importance, comme le cartulaire de Vabres ou le testament de Raimond II.

Avant les Raimondins

32Le premier comte attesté en Rouergue est un certain Nicetius : écarté du comté d’Auvergne, il fut institué en 585 duc d’Auvergne, de Rodez et d’Uzès par Childebert II d’Austrasie122. D’autres noms apparaissent après un silence de plus de deux siècles123 : Gibert, qui céda vers 795 un terrain fiscal à l’ermite Dadon – c’est là l’origine de la future abbaye de Conques124 – ; Autric, avant 821, mais on ne sait s’il était comte en Rouergue ou en Quercy125 ; Witbald, comte en Rouergue avant 838126.

Les premiers Raimondins

33FOUCAUD, père de Raimond Ier et mari de Sénégonde127 ; d’après Léon Levillain, celle-ci serait la fille de Frédelon, avoué du comte d’Autun Childebrand, et de Berthe alias Aube, sœur de Guillaume d’Orange, ce qui rattacherait les Raimondins aux Guilhemides128. Ce Foucaud a peut-être été témoin de la fondation de Gellone en décembre 804129. On le retrouve avant 814 comte et missus du roi des Aquitains, aux confins du Rouergue et des Cévennes130 : s’il était comte de Rodez131, il se situait entre Gibert et Witbald. Sa veuve Sénégonde vivait toujours en 861, puisqu’elle effectua cette année-là une donation à la collégiale de Vieux-en-Albigeois, pour son âme et celle de son fils Frédolon132.

34FRÉDOLON133 était le frère de Raimond Ier et donc le fils de Foucaud134 ; il trahit Pépin II d’Aquitaine en livrant Toulouse à Charles le Chauve en 849, et cumula dès lors les comtés de Toulouse, Rodez, Limoges et Pallars en prenant le titre de comes et marchio135. Mort avant septembre 856, il était possessionné en Viadène, dans le nord du Rouergue136.

35RAIMOND Ier, fils de Foucaud et de Sénégonde, fonda le 3 novembre 862 l’abbaye de Vabres, sanctuaire patrimonial des premiers Raimondins137. Il portait les titres de “comte et marquis” (comis et marchio, 856 ; comes et marchio, 862), et, après sa mort, “marquis de Toulouse” (marchio Tholosensis, 868)138. Il n’en fut pas moins comte en Rouergue comme à Toulouse139, et il n’y a aucune raison de le soustraire de la liste des “comtes de Rouergue”, ce que fait l’historiographie traditionnelle140. Son épouse Berteiz, comitissa, fille de Rémi et d’Arsende, était originaire du Rouergue141. Ils eurent pour fils Bernard, Foucaud, Eudes, Benoît et Arbert142. Bien plus tard, le chroniqueur de l’abbaye de Vabres, Agio, évoquait non sans nostalgie la “monarchie de Toulouse” dirigée par “l’excellent marquis Raimond”143. L’origine princière de Vabres semble rappelée par le nom même du ministerium Curiense.

36BERNARD LE VEAU était certainement l’aîné des fils de Raimond Ier ; il porte déjà le titre de comes du vivant de son père, en 862, et, après la mort de ce dernier, il en reprendra l’ambitieuse titulature : comes et marchio Tholosensis, comes seu dux (868) ; Tholosanus marchio (869)144. Il était fidelis du roi Charles le Chauve145. Il fut tué en 872 par les hommes de Bernard Plantevelue, lequel s’empara des comtés raimondins146.

37S’ensuit “l’intermède de Bernard Plantevelue”147. Avec son épouse Ermengarde, le Guilhemide apparaît deux fois en Rouergue. En juin 873/874, reprenant la titulature raimondine (comes, dux, seu et marchio... dux vel marchio), il vendit à Richard la villa de Noveliacus148 : pour se concilier un puissant vassal des premiers Raimondins ? Peine perdue : quelques mois plus tard, en décembre 874, Richard devait donner ladite villa au monastère de Vabres pro remedium animae seniori meo qui fuerit quondam Fredoloni necnon et Raymundo seu etiam et Bernardo, qui fuerunt marchiones ac duces149. Les descendants de Foucaud étaient bien enracinés en Rouergue. Le 21 juillet 882, Plantevelue s’intitule seulement “comte” lorsqu’il cède à Conques le domaine de Bautou150. Il mourut en 886 ; de 882 à 906, aucun comte n’apparaît en Rouergue.

La branche toulousaine

38EUDES ne porte pas de titre comtal lorsqu’il apparaît en Rouergue, en 862 et même en 883151. Au premier plaid d’Alzonne (898), il s’intitule comes Tolosae civitatis et marchio ; titre repris par son fils RAIMOND II lors du second plaid d’Alzonne (918), alors qu’Eudes était encore en vie152.

39Fils de Raimond II de Toulouse153, RAIMOND III PONS profita de la mort du roi Raoul en janvier 936 pour venir à Brioude recueillir le titre de duc d’Aquitaine, qui était à prendre depuis la mort du Guilhemide Acfred en 927154. Il fonda dans la foulée deux abbayes : Chanteuge (936) et Saint-Pons-de-Thomières (936-937)155, comme si le sanctuaire de Vabres était réservé à la branche ruthénoise. Raimond Pons arborait des titres retentissants : comes et marchio, comes seu marchio156 ; princeps Aquitanorum… dux Aquitanorum (936)157, comes Tolosanus, primarchio et dux Aquitanorum (936), primarchio et dux Aquitanorum... excellentissimus dux (937)158. Ce titre inusité de primarchio semble impliquer la présence d’un “second marquis” au sein de la principauté raimondine, ce qui nous ramène à l’autre branche de la dynastie.

La branche ruthénoise

40ERMENGAUD passe pour être le fils cadet d’Eudes, ce qui marquerait la subordination de la branche ruthénoise ; mais rien n’est moins sûr159. Il est attesté de 906 à 936 environ ; l’historiographie traditionnelle en a fait le premier “comte de Rouergue”, et de fait c’est sous son règne que le pagus Rutenicus s’est redéfini comme comitatus Rutenicus160. Avec son épouse Adalaiz, comitissa en 936, probablement une Guilhemide161, il eut comme fils Raimond et Hugues, qui apparaissent en 930-937162, et peut-être Adalaiz, épouse du vicomte Matfred de Narbonne, qui eut elle-même pour fils le vicomte Raimond et l’archevêque Ermengaud de Narbonne163. D’abord “comte” (comes, 906)164, Ermengaud de Rouergue s’intitula plus tard benignissimus comes... piissimus comes, egregius princeps... inluster comes... magnificus princeps... venerabilis comes... venerabilis princeps (930-936)165. Cette inflation de titres est contemporaine des aspirations de Raimond Pons au titre ducal ; par deux fois, Ermengaud est mis sur le même plan que son neveu toulousain. En 922, l’archevêque Agio de Narbonne évoquait dans une lettre “nos comtes, Ermengaud et Raimond”166 ; en 932, Raimond et Ermengaud, principes Gothiae (Flodoard), Gothorum principes (Richer), allèrent prêter hommage au roi Raoul167. Ermengaud, qui ne porte pas lui-même le titre de duc ou marquis dans nos documents, semble bien avoir été le second du primarchio Raimond Pons, primus inter pares de la principauté raimondine168.

41RAIMOND II DE ROUERGUE, fils d’Ermengaud et d’Adalaiz169, est-il l’auteur du fameux testament de 961 ? La question peut se poser depuis qu’on sait que le comte de Toulouse Raimond Pons eut pour successeurs d’autres Raimond, car ce document concerne l’ensemble des comtés raimondins170. Ce doute peut s’appuyer sur une correction de la copie Doat171. Mais la première disposition du testament s’adresse aux monastères de Conques et de Figeac ; les églises ruthénoises : la cathédrale Sainte-Marie, la basilique Saint-Amans et l’abbaye Saint-Semin, ainsi que l’abbaye de Vabres, sont particulièrement favorisées, et l’évêque de Rodez Deusdedit est par deux fois mentionné172 ; enfin, c’est aux archives comtales de Rodez que les scribes du Président Doat recopièrent ce testament le 28 mars 1667173.

42Raimond II y mentionne plusieurs fois Berthe comme sa compagne174 ; le comte de Rouergue fut donc bien ce Raimundus Aquetaniorum princeps… inpurissimae gentis princeps inpurior décrié par Liutprand, et qui aida en 946 Hugues d’Arles à reconquérir contre Bérenger son trône d’Italie, avant d’épouser sa nièce Berthe175. Cette expédition suffirait à en faire l’un des grands princes territoriaux du Xe siècle. Selon toute vraisemblance, il était aussi le princeps Aquitanorum accompagnant Louis IV d’Outremer en 941176, voire même le Gothorum princeps (Flodoard), Gothorum dux (Richer) qui rencontra en 944 à Nevers le couple royal et le dux Francorum Hugues le Grand177 : cette entrevue frontalière, où l’on traita de puissance à puissance, fut la dernière intervention du Carolingien dans l’administration des provinces méridionales178. On objectera qu’il pourrait s’agir du comte Raimond IV de Toulouse, fils de Raimond Pons, mais l’hypothèse est moins probable179. Christian Lauranson-Rosaz a bien souligné qu’après la mort de Raimond Pons, qu’il situe entre août 940 et décembre 941, la prépondérance est passée des Toulousains aux Ruthénois. Raimond II aurait même pris le titre de marchio en 951180.

Le Codex de Roda et la primauté de Raimond II

43Rédigée vers la fin du Xe siècle, la note du Codex de Roda sur les comtes de Toulouse introduit deux Raimond à la suite de Raimond Pons : Item nomina comitum Tolosanensium : Pontio accepit uxor Garsie Sanzionis et genuit Regimundus. Regemundus genuit Regemundo qui occiderunt in Garazo et domnus Ucus episcopus qui se ipsum occidit in venatione181. Quatre comtes Raimond se seraient donc succédé à Toulouse durant le Xe siècle : Raimond II et Raimond III Pons, bien documentés ; Raimond “IV”, attesté par cette seule note ; Raimond “V”, déjà redécouvert comme étant le deuxième époux d’Adélaïde d’Anjou et le père de Guilhem Taillefer182.

44Ce schéma “écrase” quelque peu les générations en faisant de l’évêque Hugues de Toulouse un petit-fils de Raimond Pons, car Hugues semble bien avoir rédigé son testament avant 961183. Surtout, il n’explique en rien la primauté du Ruthénois Raimond II entre 940 et 960. Deux hypothèses ont été avancées pour rendre compte de celle-ci :

1. Celle de Jean-Pierre Poly : après la mort de Raimond Pons, son fils Raimond IV aurait été placé sous la tutelle de Raimond II de Rouergue184 ;
2. Celle de Martin de Framond : Raimond Pons est mort sans postérité, c’est Raimond II qui est l’ancêtre de tous les Raimondins ultérieurs. Les deux branches de la dynastie ne sont pas restées séparées “depuis l’aube du Xe siècle jusqu’à la fin du suivant” : elle s’est ressourcée en Rouergue à partir de Raimond II, “prince des Aquitains”. Le compilateur du Codex s’est trompé en faisant de celui-ci le fils de Raimond Pons185.

45Cette hypothèse oblige à distinguer deux Raimond parmi les fils de Raimond II : Raimond, fils de Berthe, “petit dernier” né vers 950, toujours cité avec sa mère ; un autre Raimond, issu avec son frère Hugues d’un mariage antérieur de Raimond II, ce qui permet de faire des nepotes, qu’il cite dans son testament, ses petits-fils186. Hypothèse ingénieuse et bien argumentée, mais qui aboutit à un schéma assez compliqué187 ; par ailleurs, elle n’explique guère pourquoi la comtesse Garsende, veuve de Raimond Pons, considère comme son nepos le comte Hugues, fils de Raimond II.

46Il serait plus économique de voir dans les nepotes de Garsende (Hugues) et de Raimond II (Hugues et Raimond) leurs neveux respectifs, “croisés”, et de rendre à Raimond Pons la postérité attestée par le Codex. En effet :

1. Raimond II cite parmi ses fils Raimond, fils de Berthe, Hugues, et peut-être Ermengaud188. Il eut d’autres enfants, ainsi avec la “fille d’Odoin”, sans doute une concubine du Rouergue189 ; d’après Ramon d’Abadal, il serait le père de Ledgarde, épouse du comte Borrell de Barcelone190 qui fit sa connaissance lors d’une visite au monastère d’Aurillac (967)191. Mais rien n’autorise à lui prêter un premier mariage antérieur à 946, ni à distinguer deux Raimond parmi ses fils192. Si Raimond II n’a pu avoir de petits-fils avant 961, ses nepotes Hugues et Raimond193 sont donc ses neveux.
2. La postérité de Raimond Pons est attestée par le Codex de Roda comme par deux chartes de Saint-Pons-de-Thomières, où les comtes de Toulouse Guilhem IV (en 1080) et Raimond de Saint-Gilles (en 1085) évoquent la mémoire de leur proavus Pons194. Les neveux de Raimond II sont donc l’évêque Hugues de Toulouse et le comte Raimond IV, fils de Raimond Pons et de Garsende.
3. Ils sont ses neveux dans deux cas de figure :
   
   • parce que Garsende est la sœur de Raimond II (Garsende de Rouergue)195 ; il faudrait alors corriger de la sorte le texte du Codex : Pontio accepit uxor Garsindis, l’auteur navarrais de la note ayant pu interpréter en patronyme basque ou gascon (Garsia Sanz) le nom de la comtesse, qui devait se prononcer *Garsenz. De son côté, Garsende a pour neveu le comte Hugues, fils de Raimond 11196 ;
     
   • parce que Raimond Pons est le cousin germain de Raimond II, ce qui est compatible avec l’hypothèse de Patrick de Latour (Garsende de Gascogne)197. La bonne leçon du Codex serait dès lors Pontio accepit uxor filia Garsie Sanzionis.

47La première hypothèse est plus simple (neveux croisés), et elle explique pourquoi le premier legs du testament de Garsende concerne le Rouergue (en mentionnant son nepos Hugues, précisément)198. La seconde fait l’économie d’un mariage consanguin entre Garsende et Raimond Pons199, et elle rend mieux compte des relations entre Gascons et Toulousains mises en évidence par Patrick de Latour200

48Dans les deux cas, le compilateur du Codex aurait intercalé un Ruthénois entre deux Toulousains : Raimond II, présenté à tort comme le fils de Raimond Pons201. Obnubilé par son modèle biblique (A genuit B, B genuit C...), il a présenté comme une filiation biologique la succession politique des princes raimondins :

1. Raimond III Pons de Toulouse, mari de Garsende, mort vers 940-941 ;
2. Raimond II de Rouergue, mari de Berthe d’Arles, mort en 961 ;
3. Raimond IV de Toulouse, mari d’Adélaïde d’Anjou, tué vers 978 à Garazo202.

49Il faut donc éliminer le fantomatique “Raimond IV, époux de Guidinilde”203 qui s’interpose entre Raimond Pons et ses véritables fils : Raimond IV, époux d’Adélaïde ; Hugues, évêque de Toulouse. Raimond II de Rodez pris pour un comte de Toulouse : cette confusion se retrouvera au XVIIe siècle204. Elle s’explique aisément : après la mort de Raimond Pons, le Ruthénois devint le maître de l’ensemble territorial raimondin, et, très probablement, le tuteur du futur Raimond IV de Toulouse. La succession indiquée par le Codex de Roda traduit le va-et-vient de la prépondérance entre les deux branches raimondines.

La succession ruthénoise de Raimond II

50Raimond II mourut assassiné sur la route de Compostelle avant le 7 septembre 96 1205 ; ce jour-là, sa veuve Berthe, humilis comitissa, et son fils Raimond III, inclitus comes, effectuèrent une donation en faveur de la cathédrale de Nîmes206. Le comte Raimond qui présida en compagnie d’autres nobiles viri un duel judiciaire devant une église Saint-Semin le 11 juillet 962 était-il Raimond III de Rouergue ou Raimond IV de Toulouse207 ? La même question se pose pour le Raimond du testament de Ramnulf (entre 972 et 983)208 comme pour ce Raimond, comes et marchio, débouté par un plaid réuni à Nîmes en faveur de l’évêque Amiel le 2 juillet 972209.

51Davantage : le comte Raimond “de Rodez” qui apparaît au début du XIe siècle pourrait ne pas être le même personnage que Raimond III. Il se dit fils de Berteldis, et non de Berthe210. Or Berteldis (Bertilde) est un nom bien distinct, attesté en Rouergue à la même époque211. Dira-t-on que Berthe est un diminutif de Berteldis ? Mais leur identification suppose une longévité peu commune pour deux comtesses successives : Berteldis, encore vivante vers 1010212, et Richarde, qui vivait encore en 1052, 1060 et 1062213, alors qu’elle est censée être l’épouse de Raimond III, né vers 950. On serait tenté de distinguer avec l’Anonyme de 1682 deux générations entre 961 et 1010214 : Raimond III, fils de Berthe et mari de Berteldis ; Raimond IV, fils de Berteldis et mari de Richarde. Cette hypothèse va cependant trop loin, car elle fragmente le règne d’une forte personnalité.

52Né vers 950, RAIMOND III avait pour frère HUGUES, également comte au dire de Garsende215, et qui est probablement l’abbé-comte (abbicomes) évoqué par Gerbert dans une lettre adressée au printemps 984 à l’abbé Géraud d’Aurillac216. Raimond III avait donné à l’abbaye de Conques sa selle de cavalier “d’une valeur estimée à pas moins de cent livres” qu’un inconnu (quidam victor) avait prise aux Sarrasins217. Ce fut aussi un prince soucieux de combattre les désordres218 : protagoniste d’un des premiers conciles de paix, celui de Narbonne (vers 990)219, il envisageait peu après l’an mil de faire construire un château près de Conques pour rétablir son autorité sur les seigneurs locaux220. Ce projet ne devait jamais voir le jour : Raimond III mourut vers 1010 au cours d’un voyage à Jérusalem, âgé d’une soixantaine d’années221. Il s’était marié sur le tard avec une femme nettement plus jeune222, Richarde, probablement vicomtesse de Narbonne223. Elle ne lui donna qu’un fils attesté, Hugues224 ; “déjà veuve après la mort de son mari Raimond’’, pour reprendre les termes de Bernard d’Angers225, elle lui survécut un demi-siècle. Raimond III fut le premier “comte de Rodez”, “comte des Ruthénois” ; et Richarde, la première “comtesse des Ruthénois”226.

Les deux branches raimondines : alternance et solidarité

53Les Bénédictins avaient prêté à Guilhem Taillefer une longévité invraisemblable (87 ans de règne) pour combler le vide d’une période obscure, la seconde moitié du Xe siècle227. De nouveaux documents permettent de proposer maintenant un autre schéma : les Histoires de Richer228, le Codex de Roda, les Miracles de sainte Foy, le cartulaire de Lézat et le testament de Ramnulf. Ils ne remettent pas en cause la distinction entre branche toulousaine et branche ruthénoise ; ils permettent au contraire de préciser les rapports qui unirent ces deux branches aux Xe et XIe siècles.

54La dynastie raimondine tire une partie de ses origines du Rouergue méridional : par la comtesse Berteiz, fille de Rémi et d’Arsende – le nom de son père suggère une ascendance gallo-romaine ; sans doute aussi par son beau-père Foucaud. Berteiz venait du Camarès229, alors que Foucaud semble originaire des confins cévenols230. Frédolon, Raimond Ier et Bernard le Veau, “qui furent marquis et ducs” (qui fuerunt marchiones ac duces)231, régnèrent indistinctement sur Toulouse et le Rouergue. C’est après l’intermède de Bernard Plantevelue que les Raimondins se divisèrent en deux branches, et ce “dès le vivant d’Eudes”232 : la ruthénoise avec Ermengaud (attesté de 906 à 936), la toulousaine avec Raimond II (attesté en 918). Rien ne dit que la branche ruthénoise ait été la branche cadette, si ce n’est qu’Ermengaud survécut à son frère toulousain.

55On devine dès lors une sorte d’alternance pour la primauté entre les deux branches : Raimond Pons (Toulouse), Raimond II (Rodez), Raimond IV (Toulouse), Raimond III et son frère Hugues, abbicomes (Rodez), Guilhem Taillefer (Toulouse). Elle va de pair avec une solidarité organique : mariage peut-être consanguin de Garsende, tutelle exercée par Raimond II sur son neveu Raimond IV, reconquête du Rouergue par Raimond de Saint-Gilles233. En 944, le Ruthénois Raimond II traita d’égal à égal avec le roi Louis IV et Hugues le Grand : ce fut le premier apogée de la dynastie234.

56L’assassinat de Raimond II en 961 annonce une période troublée pour l’ensemble des Raimondins : conflit entre Toulousains et Gascons, culminant avec le meurtre de Raimond IV à Garazo en 978235 ; régences de Berthe et de Richarde du côté ruthénois. Les libéralités de Raimond II avaient dû affaiblir les ressources familiales. Son fils Raimond III de Rouergue, qui fut comte un demi-siècle durant, de 961 à 1010 environ, n’en gardait pas moins la volonté de faire respecter son autorité (concile de Narbonne, projet d’un château comtal au-dessus de Conques), devant la montée du désordre qui devait l’emporter après sa mort.

4. Les vicomtes

57Dès 838, Pépin Ier d’Aquitaine évoquait les agents des comtes : nullus comes, aut quislibet ex ministris ejus236. Ils apparaissent nommément quelques années plus tard, lorsque le Raimondin Frédolon prit le relais de Pépin II : vicecomites (851 et 862), vicedomini (852)237. Mais quelle était l’étendue de leur ressort ? La question se pose notamment pour le Rouergue, où les titulatures traditionnelles (vicomtes “de Millau”, “de Carlat”, “de Saint-Antonin”) n’apparaissent qu’aux XIe et XIIe siècles.

Les vicomtes de Rouergue-Millau : une lignée problématique

58Jérôme Belmon reconnaît qu’on ne peut établir un lien assuré entre les “vicomtes de Rouergue” (Xe siècle) et les “vicomtes de Millau” (XIe siècle)238. Il propose néammoins le schéma suivant : le vicomte Bernard Ier, attesté en 914 et 920, serait le fils du viguier Amblard alias Georges, attesté en 906, et de Sénégonde ; celle-ci serait la sœur de Frédolon, l’ancêtre des seigneurs d’Anduze, et la petite-fille de l’un des premiers comtes raimondins, Frédolon ou plutôt Raimond Ier. Bernard Ier engendra Bernard II, attesté entre 929 et 937, lequel eut pour fils Bernard, vicomte en Gévaudan (?), et Bérenger, vicomte en Rouergue (?). Impossible de dire quel était le père de Richard Ier (mort avant 1023), père de Richard II (mort vers 1050) : c’est que nos documents ne mentionnent aucun vicomte entre décembre 937 et le début du XIe siècle. Ce silence traduit la raréfaction des sources durant la seconde moitié du Xe siècle, à Vabres comme à Rodez239. Quelques remarques s’imposent :

• Amblard alias Georges avait bien un fils dénommé Bernard, mais celui-ci était déjà mort en avril 932240. Il ne peut donc s’agir du vicomte Bernard, lequel apparaît avec ses fils Bernard et Bérenger en décembre 937241, mais de son père ; or cette filiation n’est pas attestée.
• Il serait plus économique d’admettre l’existence d’un seul vicomte Bernard, lequel apparaît en 914, 920, 930-936, 936 et 937242 ; dès lors il ne pourrait être le fils du viguier Amblard.
• On peut trouver aux vicomtes de Rouergue-Millau d’autres ancêtres. C’est le cas de Richard, puissant vassal des premiers Raimondins, qui donna en 874 à Vabres la villa de Noveliacus (Saint-Léons) qu’il avait achetée à Bernard Plantevelue ; son épouse s’appelait Rotrudis, leur fils Dodotu (nom altéré ?)243. Il s’agit sans doute du même personnage que Richard, fidéicommissaire du comte Frédolon aux côtés de Raimond Ier en 856244. Un autre Richard sera elemosinarius d’un certain Salluste aux côtés du vicomte Bernard en 920245. Le nom de Richard se retrouvera parmi les vicomtes de Millau du XIe siècle.
• Peut-on seulement parler d’une “lignée” des vicomtes de Millau pour le Xe siècle ? Le premier d’entre eux portait le titre de “vicomte de Rodez” (vicecomes Rotenensis), et ce dès 914246 ; en 930-936, Rainon, “vicomte et viguier” (vicecomes et vicarius) semble bien n’avoir aucun lien de parenté avec son contemporain le vicomte Bernard, qui apparaît dans la même charte247. D’après Jean-Louis Biget, ce Rainon aurait été vicomte pour l’ensemble du Rouergue, tandis que Bernard serait l’ancêtre des vicomtes de Millau par ses fils Bernard et Bérenger248. L’hypothèse est assez convaincante : on ne s’expliquerait pas autrement le titre insolite de Rainon, et de fait celui-ci apparaît comme l’assistant direct du comte Ermengaud249 ; et les noms de Bernard et Bérenger se retrouvent au XIe siècle chez les vicomtes de Millau.

59On se contentera pour l’instant d’énumérer les vicomtes attestés avant 1031 :

• BÉGON, en 862 et 868250 ; il apparaît déjà en 856 sans le titre de vicomte, mais il était déjà aux côtés du comte Raimond Ier251. On peut le considérer dès cette date comme un vicomte en Rouergue252, qui a pu laisser son nom à la vicaria Begoniensis.
• BERNARD, en 914, 920, 930-936, 936 et 937253 ; père de Bernard et de Bérenger, il est l’ancêtre probable des “vicomtes de Millau” du XIe siècle.
• RAINON, “vicomte et viguier”, en 930-936254 : très lié au comte Ermengaud, il pourrait être un “vicomte de Rodez”. Il ne semble avoir aucun lien de parenté avec le vicomte Bernard, son contemporain. Rainon apparaît lié à un certain Odonbellus ou Odimbellus, sans doute son frère ; ces deux noms associés représentent une lignée mal connue qui se perpétuera dans la région de Conques jusqu’à la fin du XIe siècle, sans titre vicomtal ou vicarial255. Il en sera encore question au XIIe siècle, avec Rainus et Olumbellus de Brusque256. Les mentions de vicomtes s’interrompent entre 937 et le début du XIe siècle.
• RICHARD apparaît entre 996 et 1031257. Deux vicomtes se seraient succédé sous ce nom258 : RICHARD Ier, qui serait, d’après Thierry Stasser, le fils de Bérenger (et donc le petit-fils du vicomte Bernard)259 ainsi que l’époux de Sénégonde de Béziers-Agde, évincée du domaine de Pallas par sa sœur Garsende en 1013260 ; son fils RICHARD II, époux de Rixende de Narbonne, et père de nombreux enfants appelés à un brillant avenir. Les vicomtes de Narbonne ont donc passé des alliances matrimoniales croisées avec les vicomtes de Millau261 comme avec les comtes de Rouergue. Richard II fut le premier à porter – à titre posthume – le titre de “vicomte de Millau” (vicecomes de Amilau), dans une convenientia datant de 1050 environ262.

60La lignée hypothétique des vicomtes de Rouergue-Millau s’établirait donc ainsi : Bernard, Bérenger, Richard Ier, Richard IL Elle aurait reçu le titre vicomtal sous le premier “comte de Rouergue”, Ermengaud (entre 906 et 914, selon J. Belmon), ce qui peut s’expliquer s’il s’agit d’une branche collatérale des Raimondins. Les indices convergent en effet pour suggérer une très ancienne parenté entre les comtes de Toulouse-Rouergue, les vicomtes de Rouergue-Millau, les seigneurs d’Anduze et de Roquefeuil, qui tous paraissent tirer leur origine des confins entre Rouergue et Cévennes. Le “très fameux vic de Millau” était tout désigné pour devenir la capitale de la principale lignée vicomtale en Rouergue263.

Les vicomtes de Carlat

61Ils sont probablement les héritiers du comitatus moral de saint Géraud d’Aurillac (mort en 909). Jean-Luc Boudartchouk voit en Carlat un comitatus secondaire, “échelon administratif intermédiaire entre le pagus et la vicaria”, sans doute créé sous les premiers Carolingiens, et peut-être démembré de l’ancien pagus des Rutènes264.

62BERNARD Ier, qui apparaît en 917 et 930, serait l’ancêtre de la dynastie, mais il ne portait pas le titre vicomtal. Fils de Garibert et de Bertille (ou Bertilde), il avait pour épouse Magalendis265. Un certain Girbert se retrouve comme témoin de ses donations aux abbayes de Conques et de Brioude ; peut-être son frère puîné, il serait dès lors GIRBERT Ier266.

63GIRBERT II, qui porte le titre de vicecomes, apparaît avec son épouse Agnès et ses fils Géraud, Bernard et Girbert à Bromme en Barrez en 997-1031267. Agnès est mentionnée à la même époque par deux autres chartes268. Elle avait un quatrième fils : Airadus269. Si l’on suit Jean-Luc Boudartchouk, deux des fils d’Agnès devinrent abbés de Conques : GIRBERT III, de 996 à 1004, contemporain de son compatriote et homonyme Gerbert d’Aurillac ; AIRADUS, abbé de Conques vers 1013270.

64Le vicomte BERNARD II est mentionné vers 996-1031 à Raulhac271. Son fils GIRBERT IV, qui apparaît en 1031-1060, annexa la vicomté de Lodève à celle de Carlat en épousant Nobila, fille du vicomte Odon de Lodève272.

65Girbert IV et Nobila eurent pour enfants BERNARD III, qui mourut sans postérité reconnue, et ADÈLE, laquelle épousa avant 1050 le vicomte Bérenger de Millau (l’un des fils de Richard II). Ainsi les vicomtés de Carlat et de Lodève furent-elles réunies à celle de Millau273. C’est alors qu’apparaît l’expression vicecomes de Cartlato274.

Les vicomtes de Lodève

66A partir des vitae sancti Fulcramni et des cartulaires d’Aniane, de Gellone et de Lodève, Ernest Martin a pu proposer une généalogie sur trois générations pour la seconde moitié du Xe siècle : Heldin et Odon Ier, fils d’Autgar et de Gariberge ; avec son épouse Archimberte, Heldin eut pour fils Odon II, Allidulf et Ermengaud, ce dernier ayant épousé Trugardis275.

Les vicomtes de Saint-Antonin

67Les vicomtes Isarn et Frotard apparaissent en juillet 1083. On leur a prêté une ascendance raimondine : ils seraient les fils d’un Isarn Ier, lui-même issu du mariage conclu “en 987” entre Raimond III de Rouergue et Richarde de Narbonne, et donc frère du comte Hugues de Rouergue ; il s’agirait d’une branche cadette des comtes de Rouergue276. Mais cette reconstruction est infirmée par la mention du vicomte Isarn, lequel tenait vers 972 de la comtesse Garsende l’église Sainte-Marie de Bar ainsi qu’un fief277. Il appartenait sans doute à la lignée vicomtale de Saint-Antonin, qui ne compte pas moins de quatre autres Isam278 ; on peut l’identifier à cet “Isarn prénommé Tatil” (de nomine quidem Ysarnus et vulgo prenomine Tatil est dictus) mentionné par les Miracula sancti Geraldi, aux alentours de 972 précisément279. Tatil Isam, qui – d’après l’hagiographe – serait mort chez lui d’une indigestion de porc, est donc le plus ancien représentant des vicomtes de Lautrec et Saint-Antonin. A cette famille se rattachent sans doute Pierre et Frotard, mentionnés sans titre vicomtal au temps de l’abbé de Conques Odolric (1031-1065) pour la viguerie du Podium de Coussergues280.

5. Viguiers et vigueries.

68La viguerie carolingienne est à la fois un “pouvoir”, la fonction du viguier, et un “cadre” géographique subordonné au pagus : “in pago Rutenico, in vicaria X, villa quae dicitur Y ”. Il s’agit de savoir si ce cadre était seulement formel ou s’il existait sur le terrain : si la viguerie n’était qu’une formule de scribe, une figure de style antiquisante, ou si elle désignait une structure de pouvoir et de peuplement.

Les viguiers : des officiers publics

69Le terme de viguier (vicarius) signifie d’abord “remplaçant” : il s’applique en 962 aux champions d’un duel judiciaire organisé sur l’ordre d’un comte raimondin, probablement Raimond IV de Toulouse281. Plus précisément, ce terme désigne le représentant ou l’assistant du comte, en particulier dans le domaine judiciaire. Tel est le cas des trois viguiers carolingiens attestés en Rouergue, tous dans la première moitié du Xe siècle ; cette rareté tient à la pauvreté de notre documentation en notices de plaid :

• Amiel, vicarius, appelé à trancher un litige près de Conques en janvier 934282 ;
• Jorius, vicarius vassus Ermengaudo comite, qui présida en juin 906 un plaid public (mallus puplicus) au vicus Sudiriacus, assisté de sept juges (judices) et de nombreux boni homines. Personnage important, qui d’après Jérôme Belmon pourrait être le père du premier vicomte de Rouergue-Millau, Bernard Ier283 ;
• Rainon, vicecomes et vicarius du comte Ermengaud, qui l’assiste dans un échange avec l’abbaye de Vabres impliquant des terres fiscales, entre 930 et 936284. La formule vicecomes et vicarius, qui revient sept fois, sert manifestement à souligner la parfaite subordination de Rainon au comte de Rouergue, et à le distinguer de l’autre vicomte qui souscrit cet échange, Bernard285 .

70Les titulatures de Jorius et de Rainon ainsi que le plaid du vicus Sudiriacus suggèrent qu’il n’y avait pas de clivage entre les justices comtale et vicariale, comme en Catalogne286. Quel que soit leur niveau, leur grade pourrait-on dire, les agents du comte représentaient la même autorité : nullus comes, aut quislibet ex ministris ejus, disait déjà Pépin d’Aquitaine en 838 ; Quod si fuerit ullus comes, aut vicecomes, aut vicarius, vel subvicarius, précise-t-on un siècle plus tard287.

Les circonscriptions vicariales

71Elles sont particulièrement nombreuses en Rouergue : 58, dont 53 attestées avant 990, ce qui donne une superficie moyenne toute théorique de 170 km² contre 475 km² en Limousin288. Ces circonscriptions recouvraient l’ensemble du Rouergue, à l’exception de l’Aubrac et de la dorsale du Ségala (de Rieupeyroux jusqu’à Baraqueville et, au-delà, jusqu’à Salles-Curan) : régions montagneuses, faiblement peuplées et mal documentées. Elles apparaissent en 852 (vicaria Dunensis)289 et achèvent de disparaître aux alentours de 1100290, mais le nom de certaines d’entre elles s’est perpétué jusqu’à ce jour : Barrez (Barrensis), Bégonhès (Begoniensis), Camarès (Cambarensis), Carladez (Carladensis), Peyralès (Petrelensis), Viadène (Bedenensis). Leurs dénominations sont variées :

1. Vicaria arrive nettement en tête : le terme s’applique à 45 circonscriptions. La viguerie désigne d’abord le ressort du viguier ;
2. Ministerium suit d’assez près (36 circonscriptions), et connote apparemment la fonction de service (public) des agents du comte ;
3. Aice vient loin derrière (10 circonscriptions). On trouve occasionnellement centena (3 circonscriptions), marca (1), grafia (1), pagus (1) et comitatus (1).

72Une même circonscription pouvait être à la fois vicaria, ministerium et aice ; on discerne cependant une certaine hiérarchie entre ces appellations. Le ministerium pouvait englober plusieurs vicariae : in ministerio Tatironico, in vigaria de Sancto Georgio291 ; in ministerio Sancti Remedii... et in alio ministerio, in vicaria sancti Remedii (sic, pour Naamadii)… et in vicaria Sancti Georgii, in ministerio Sancti Stephani... et in alio loco, in valle Sorga, in ministerio Firmiaco, in vicaria Sancti Affricani292 ; in pago Rutenico, in ministerio Camarense, in vicaria Banna Castello293 ; cette hiérarchie des divisions du pagus, qui existait aussi en Auvergne294, n’était pas oubliée lors de leur disparition : on trouve encore vers 1105-1107 in pago Ruthenico, in ministerio Curiense, in vicaria Camarense295. Par ailleurs, certaines circonscriptions s’étendaient sur plusieurs pagi : Arisitensis, Capdinacensis, Carladensis (leur chef-lieu était en dehors du Rouergue) ; Petrelensis (qui empiétait sur l’Albigeois).

Les chefs-lieux de viguerie

73La liste qui suit comprend les 58 circonscriptions attestées par nos sources. Celles qui sont soulignées correspondent à un chef-lieu secondaire qui alternait avec le chef-lieu principal : comme en Limousin, une viguerie peut avoir deux noms296.

1. Amiliavensis (vicaria, 874 ; ministerium, 912 à 927-933) : Millau. Ancien habitat celtique (Condatomagus) puis gallo-romain (Amiliavum), Millau n’était encore qu’un vic (‘‘très fameux”, il est vrai) dans la première moitié du XIe siècle297.
2. Ariacensis (vicaria, 968) : Arjac, comm. de Saint-Cyprien. Viguerie sans doute détachée de la Montiniacensis, peut-être entre 956 et 958298.
3. Arisitensis (aice, 976 à 996-1031 ; vicaria, 996-1004) : lieu situé dans la commune d’Avèze, limitrophe de celle du Vigan (Gard)299. Vic et siège d’un évêché mérovingien qui s’étendait à cheval sur les cités de Nîmes et de Rodez, Arisitum a peut-être laissé son nom au Larzac : on distinguait en 565 le pagus Arizagus du pagus Rudinigus300.
4. Aureliacensis (ministerium inclus dans le pagus Bedenensis, 887/882) : identifié jusqu’ici à Orlhaguet (comm. de Sainte-Geneviève-sur-Argence), mais il s’agit plus probablement de Sainte-Geneviève : l’hagiotoponyme a sans doute évincé un *Aureliacus dont Orlhaguet, distant d’à peine 2 km, représente le diminutif. De tels doublets toponymiques (Arsac-Arsaguet) sont fréquents en Rouergue. De fait, deux actes du XIe siècle associent Aureliaco et Aureliageto301.
5. Balciacensis (ministerium, 917 à 948) : Balsac.
6. Banna Castello (vicaria, 945) : Ban-Castel, comm. de Saint-Sever-du-Moustier.
7. Barrensis (aice, 905 ; vicaria, 918 à 1061-1065) : Bars, comm. de Lacroix-Barrez.
8. Begoniensis (ministerium, 916 à 942 ; vicaria, 1095) : Bégon, comm. de La Selve. Cette circonscription porte sans doute le nom d’un ancien titulaire.
9. Betonicus, Bedenensis, Betonensis (ministerium, 856 et 907 ; pagus, 877/882 ; vicaria, fin Xe siècle et 1031-1060) : Bez-Bédène, comm. de Campouriez. La vicaria Bedenensis a laissé son nom au pays de Viadène, sorte de triangle délimité par le Lot, la Truyère et l’Aubrac.
10. Brascensis (ministerium, 955-986) : Brasc.
11. Brogmacensis (vicaria, 955-986 et 964) : Brommat. Siège secondaire de la Barrensis.
12. Bruscensis (vicaria, 883 et 1079) : Brusque, chef-lieu du Brusches au XIIe siècle302.
13. Calvomontensis (aice, 883 et 945 ; vicaria, 945 ; ministerium, 1031-1060) : Calmont-d’Olt, comm. d’Espalion. Citadelle dominant de 200 m. le passage sur le Lot de la voie romaine Lyon – Saint-Paulien – Javols – Rodez – Cahors – Bordeaux ; siège d’une très puissante famille châtelaine du XIe siècle, qui possédait un droit de patronage sur les abbayes de Conques et de Figeac303.
14. Cambarensis (vicaria, 883 à 1095-1107 ; ministerium, 945 et 949)304 : il faut se garder d’identifier trop vite le chef-lieu de cette circonscription à Camarès, longtemps appelé Le Pont (-de-Camarès) ; comme à Issarlès en Vivarais (Issartellensis), le nom du chef-lieu actuel représente l’adjectif en -ensis dérivé du nom qui désignait le chef-lieu primitif, situé à quelque distance305.
15. Canaviliensis (ministerium, 922 à 942) : introuvable, vers Brousse-le-Château, Brasc et Réquista.
16. Cannedensis (vicaria, 905) : Canet-d’Olt, comm. de Saint-Laurent-d’Olt.
17. Cantobre (vicaria, 1027-1031) : Cantobre, comm. de Nant. Cette citadelle au nom celtique (*Cantobriga) était le chef-lieu secondaire de la Nantensis.
18. Capdenacensis (aice, 861-862 ; grafia, 956 ; vicaria, 962 à 1061-1065) : Capdenac (Lot). Là encore, il s’agit d’une magnifique citadelle préromaine, surplombant un méandre du Lot. Le ministerium sub Castro Capnacensse (ainsi dénommé en 898-917)306 s’étendait en Rouergue comme en Quercy.
19. Carladensis (vicaria, 906 à 955-986 ; ministerium, 915 et 919 ; aice, 917 ; comitatus, vers 940) : Carlat (Cantal). Autre citadelle (devenue siège d’une vicomté), autre division s’étendant sur deux pagi ; celle-ci englobait en Rouergue la Barrensis, l’Aureliacensis et la Betonensis.
20. Catulensis (ministerium, 936 ; vicaria, 942) : introuvable.
21. Condadensis (marca, 869 ; ministerium, 948)307 : Saint-Antonin (Tam-et-Garonne). Condate, nom celtique de Saint-Antonin, pouvait abriter un atelier monétaire à l’époque mérovingienne308. Sa circonscription constituait une sorte de marche avancée à l’ouest du Rouergue, entre le Causse et la forêt de Grésigne309.
22. Crenono (centena, 894) : sans doute la vallée du Cernon.
23. Curiensis (vicaria, 862 à 1120 environ ; ministerium, 883 à 1105-1108 ; aice, 885 et 909) : cette vaste circonscription, qui regroupait plusieurs vicariae, incluait notamment l’abbaye de Vabres. Aussi ne s’agit-il peut-être pas de la “viguerie de Couriac”310, mais plutôt de la “viguerie curiale”, Vabres ayant été le sanctuaire des premiers Raimondins. C’était aussi la “viguerie du Dourdou” : in ministerio Curiense seu et Dordonisca311 .
24. Dunensis (ministerium, 957 ; vicaria, de 960 environ à 1010-1053) : plutôt que Dunet, comm. de Viviez, ce nom dérive d’un toponyme celtique désignant une citadelle (*Dunum) dont Dunet n’est que le dérivé; il s’agirait là encore d’un doublet toponymique, *Dunum étant situé sur les hauteurs qui dominent le bassin de Decazeville.
25. Ferrariensis (aice, 888 ; ministerium, 915 et 961 ; vicaria, de 933 au XIe siècle) : autre nom de la Montiniacensis. Comme pour la Curiensis, le nom de la Ferrariensis pourrait ne pas se rapporter à un toponyme établi312, mais avoir une valeur appellative : “la viguerie ferrière” ; les mines de fer du Kaymar et de Cabessières313 faisaient la valeur de cette circonscription à laquelle l’abbaye de Conques resta subordonnée jusqu’à la disparition des vigueries carolingiennes.
26. Firmiacensis (centena, 870; ministerium, 942) : région de Saint-Affrique, dans la basse vallée de la Sorgue.
27. Flaidnago (vicaria, 997-1031) : Flagnac. Cette viguerie, qui n’apparaît qu’une fois, correspond aux vigueries “faute-de-mieux” qui apparaissent en Limousin après 990 pour localiser les biens-fonds314. Elle relève de l’ancienne Dunensis.
28. Goliniacensis (vicaria, 1000-1030 et 1032-1060) : Golinhac. Autre exemple de viguerie tardive.
29. Laciacensis (ministerium, 927-933 ; vicaria, 996-1031 à 1061-1065) : Laissac.
30. Luganiensis (vicaria, 1031-1065) : Lugan. Viguerie tardive issue de la vicaria Rocermacensis.
31. Lymancionensis (vicaria, 937) : Lumenson, comm. d’Aguessac. Il faut identifier à cette circonscription la vicaria Vincionensis, mentionnée au XIe siècle315.
32. Mauriacensis (ministerium, 918) : Mauriac, comm. de Saint-Laurent-de-Levézou.
33. Maurontensis (vicaria, 966) : Le Mauron, comm. de Maleville. Cette viguerie pourrait tirer son nom d’un ancien titulaire316, comme la Begoniensis.
34. Montiniacensis (aice, 883 à 1087-1108 ; vicaria, 883 à 996-1004 ; ministerium, 933-934 à 955-985) : Montignac, comm. de Conques. Nom gallo-romain d’une église Saint-Christophe donnée à la jeune abbaye en 819 par l’empereur Louis le Pieux317.
35. Nantensis (ministerium, 930 ; vicaria, de 1005 environ à 1031-1060) : Nant.
36. Neiracensis (vicaria, 959) : Le Nayrac.
37. Nova Vila (vicaria, fin du Xe siècle) : Nauviale. Comme l’a montré Jean-Pierre Chambon, il s’agit de la “nouvelle villa ” créée sur le domaine public pour servir de dotation au viguier (de la “villa de fonction”, comme il existe aujourd’hui des “logements de fonction”) lors de la création de la viguerie d’Arjac (Ariacensis)318.
38. Petrelensis (ministerium, 920 et 922)319 : correspond au Peyralès, et débordait sur l’Albigeois320.
39. Rocennacensis (vicaria, 906 à 963 ; ministerium, 923 ; aice, 975) : Roussennac.
40. Rutenis Civitas (ministerium, 912)321 : Rodez.
41. Rutenulensis (vicaria, 883 à 996-1031 ; ministerium, 903 à 929 environ) : Rodelle.
42. Ruthinacensis (ministerium, vers 960 ; vicaria, 997-1004 à 1000-1050) : Rignac ; a probablement succédé à Roussennac à partir de 960.
43. Sancti Affricani (vicaria, 942) : Saint-Affrique.
44. Sancti Aniani (ministerium, 945 ; vicaria, XIe s.) : Saint-Agnan, comm. de Ségur.
45. Sancti Cyricii (ministerium, 922) : région du Viala-du-Tarn ?
46. Sancti Georgii (aice, 885 ; vicaria, 885 à 942 ; ministerium, 885 à 949) : Saint- Georges-de-Luzençon.
47. Sancti Gervasii (vicaria, 932) : Saint-Gervais, comm. de Saint-Symphorien-de-Thénières. Cette viguerie relevait du ministerium Betonice.
48. Sancti Ilarini (ministerium, 945) : Saint-Hilarin-de-Peyrelade, comm. de Rivière-sur- Tarn.
49. Sancti Martini (vicaria, 949 et 997-1031) : Saint-Martin-de-Canals, comm. de Cornus.
50. Sancti Naamadii (vicaria, 942) : Saint-Naamas, ancienne église de Recoules-Prévinquières ; André Soutou a reconstitué cette viguerie longtemps confondue avec celle qui suit322 .
51. Sancti Remedii (ministerium, 942 ; vicaria, 942) : Saint-Rémy, comm. d’Ayssènes.
52. Sancti Stephani (ministerium, 942) : Saint-Etienne, connu, du Truel, plutôt que Saint-Etienne, comm. de Saint-Rome-de-Tarn.
53. Serniacensis (ministerium, 928 et 974 ; vicaria, 930 à 1013 environ) : Serniago était un lieu disparu lui-même situé in vicaria Montiniacense323, et de fait la Serniacensis chevauche la Montiniacensis et la Dunensis (au sud de ces deux vigueries) ainsi que le nord-est de la Rocennacensis.
54. Severiacensis (vicaria, 882 au XIe siècle ; ministerium, XIe siècle) : Sévérac-le-Château.
55. Tarnesca (vicaria, 868)324 : vallée du Tarn. André Soutou situe les centres défensif et ecclésiastique de cette viguerie au promontoire du Cayla et à l’église préromane de Saint-Etienne-du-Causse, respectivement (comm. de Saint-Rome-de-Tarn, à 1 km au sud-est)325.
56. Tauronicensis (centena, 870 ; ministerium, 885 ; vicaria, 1027) : le Tauran, comm. de Roquefort-sur-Soulzon ; citadelle naturelle culminant à 809 m. On y trouve des “vestiges romains” ainsi que les ruines de l’église Saint-Pierre du Tauran326.
57. Valleserga (ministerium, 906 ; vicaria, XIe siècle) : vallée de la Serre, affluent de rive droite de l’Aveyron (cf. La Roque-Valzergues, comm. de Saint-Saturnin-de-Lenne). Incluait le viens Sudiriacus, aujourd’hui Saint-Satumin-de-Lenne.
58. Valle Sorica (vicaria, 868 ; ministerium, 949) : vallée de la Sorgue, affluent de rive droite du Dourdou de Vabres.

74Parmi les 54 chefs-lieux vicariaux situés en Aveyron327, on compte 1 préfecture (Rodez), 1 chef-lieu d’arrondissement (Millau)328, 6 chefs-lieux de canton sur 45 (Camarès, Laissac, Nant, Rignac, Saint-Affrique, Sévérac-le-Chàteau), 13 chefs-lieux de commune329 et 24 écarts, 6 toponymes n’ayant pu être identifiés (Canaviliensis, Catulensis, Firmiacensis, Petrelensis, Sancti Cyricii, Serniacensis) ; les 3 vigueries sans chef-lieu explicite correspondent à des vallées : celles du Cernon (Crenono), de la Serre (Valleserga) et de la Sorgue (Valle Sorica). On pourrait rapprocher de ces dernières les vigueries Tarnesque et Lumensonnesque330. Deux chefs-lieux vicariaux sont attestés comme centres judiciaires : le vicus Sudiriacus en 906 (ministerium de Valleserga) et Arjac en 958 (vicaria Ariacensis)331.

La viguerie carolingienne : un cadre fonctionnel

75L’énumération des chefs-lieux de viguerie n’est pas sans enseignements. Loin d’être un cadre formel, la viguerie des IXe et Xe siècles était un cadre fonctionnel. Jean-François Boyer avait déjà défini les vigueries limousines comme des “circonscriptions bicéphales” s’organisant autour de deux chefs-lieux : un site public de type castrum ou vicus ; un domaine fiscal “servant de dotation ou de résidence au fonctionnaire en place”, c’est-à-dire au viguier ; ces circonscriptions peuvent donc porter deux noms332. Ce cas de figure se retrouve en Rouergue avec la viguerie dont relevait l’abbaye de Conques, la Ferrariensis / Montiniacensis : le premier nom exprime la vocation métallurgique de cette viguerie, le second désigne le “domaine de fonction” du viguier.

76Jean-Pierre Chambon élargit cette nouvelle perspective dans une remarquable enquête portant sur l’ensemble du Massif Central. Un chef-lieu de viguerie est “un centre complexe, multifonctionnel et disposé selon un plan lâche” associant “ quatre pôles et quatre fonctions” : (1) rendre la justice – c’est le chef-lieu administratif ; (2) prier – c’est l’église, non pas domaniale, mais publique ; (3) protéger – il s’agit d’un site défensif, parfois fortifié ; (4) produire (pour l’officier et ses hommes) – c’est le domaine de fonction. L’agencement spatial de ces pôles fonctionnels laisse entrevoir la viguerie carolingienne comme une structure intégrée de commandement des hommes et de contrôle du terrain333. Pour ce qui est du Rouergue, l’auteur retrouve ces quatre pôles au complet pour trois circonscriptions : l’Ariacensis, la Brogmacensis et le ministerium de Valleserga334. Son modèle mérite d’être appliqué à l’ensemble de nos vigueries. Dans le cas de la Calvomontensis, le site éponyme correspond à la fonction défensive (3), le toponyme Palais335 évoquerait le domaine fiscal (4), et les deux premières fonctions seraient réunies à Perse, certainement un ancien vic. Pour la Nantensis, on retrouve trois pôles : judiciaire (Nant), militaire (Cantobre) et religieux (Saint-Martin-du-Vican), sans préjuger du pôle productif, qui devait se trouver au Vican.

77On est loin d’une vision “nominaliste” qui réduirait les institutions publiques carolingiennes à un simple “codage des actes écrits”336. L’enquête – onomastique, justement – de Jean-Pierre Chambon montre que les vigueries n’existaient pas seulement sur le parchemin, mais aussi – et plus encore – sur le terrain : “l’incidence toponymique de la vicaria n’est pas négligeable et il apparaît qu’elle a pu contribuer à modeler et à structurer l’habitat plus largement qu’on ne l’avait jusqu’ici soupçonné. Cela suppose que cette institution a bénéficié d’un réel enracinement”337. La viguerie est certes une institution antiquisante, mais cela tient à sa réalité topographique elle-même (entre autres, à son plan relâché). Qui plus est, elle reste bien vivante au milieu du Xe siècle, notamment en Rouergue : en témoigne la création de la vicaria Ariacensis sur le modèle quadrifonctionnel ; loin d’être une coquille vide, ce nouveau ressort judiciaire fonctionnait régulièrement dès 958, et sa nature, publique, n’avait rien de “pré-féodal”338. Cette “vitalité tardive de l’institution vicariale” suppose des autorités publiques (comtale et épiscopale) capables d’initiatives concertées sur un territoire soumis à leur contrôle effectif ; elle “exprime et explique à la fois” la persistance de structures antiques dans le Massif Central jusque vers l’an mil339.