Habiter en montagne pyrénéenne : hiérarchiser, partager et conserver entre « maisons »
Le cas du Pays de Soule (Pays Basque français)
p. 367-379
Texte intégral
1L’habiter suppose fondation, adaptation à l’environnement, partage et inscription sociales dans un espace. Ce n’est donc pas seulement l’habitat en tant que bâti résidentiel qui est important, mais tout ce qui, dans l’espace rural, contribue à le qualifier, en particulier son appropriation et les paysages qui lui sont étroitement liés. La recherche que nous menons sur l’évolution du paysage agraire en relation avec celle de la structuration sociale de communautés villageoises s’inscrit dans un projet de collaboration entre des chercheurs des universités de Pau, Toulouse II et d’Athens en Géorgie (USA). Un des objectifs est d’étudier l’évolution du XVIIIe siècle à l’actuel de deux vallées de montagne, l’une située en Caroline du Nord (la Little Tennessee), l’autre en France (le Saison).
2Ce bassin versant des Pyrénées occidentales a été choisi parce que s’y superpose presque totalement le « Pays de Soule », une des sept provinces basques, divisé au Moyen Âge en trois « messageries » (« Soule souverain » ou Haute Soule, « Arbailles » et « Barhoué » ou Basse Soule), elles-mêmes subdivisées en « dégueries »1. Il correspond, à partir de la période moderne, aux cantons de Tardets et Mauléon, auxquels s’ajoutent sept communes du canton de Saint-Palais2.
3La recherche sur le Pays de Soule se fait au travers de l’histoire de trois communautés situées le long de la vallée du Saison afin de tenir compte à la fois des contextes physiques et des découpages historiques : la première à l’aval en Basse Soule (Abense), la seconde dans la section médiane (Trois-Villes), la troisième à l’amont en Haute Soule (Larrau). Seules les deux premières communautés ont fait à ce jour l’objet de travaux suffisamment documentés pour oser avancer quelques interprétations ; c’est la synthèse de ces premiers résultats qui est ici présentée3.
4En Soule comme dans d’autres pays pyrénéens, la structure et le rôle des « maisons »4, ici dénommées les « etxe », jouent un rôle fondamental au sein des communautés pour comprendre les paysages agraires et leur évolution dans la durée.
Hiérarchie des « etxe » et appropriation de l’espace
Fondation
5Le « censier gothique » de 13775, source fiscale la plus ancienne à notre disposition, dresse en effet la liste des maisons, leurs liens de dépendance et les redevances qui sont rattachées à leurs propriétés, ce qui nous donne de fait la structure hiérarchique des différentes communautés villageoises de Soule.
Tableau 1. Structure hiérarchique des communautés d’Abense et de Trois-Villes à la fin du XIVe siècle
Nature des maisons | Abense | en % | Trois-Villes | en % |
« nobles »6 | 4 | 19 | 2 | 7 |
« libres non nobles »7 | 5 | 24 | 16 | 55 |
« fivatières »8 | 9 | 43 | 4 | 14 |
« botoyères »9 | 3 | 14 | 7 | 24 |
total | 21 | 100 | 29 | 100 |
(Source : Censier Gothique)
6Ce tableau fait apparaître à la fois la hiérarchisation des « etxe » au sein des communautés et leurs différences selon leur localisation en Soule. A Abense, les maisons que l’on peut qualifier de « casalères » ou « dominantes » de par leur statut, sont minoritaires en nombre, ce qui n’est pas le cas à Trois-Villes. Dans la première, les maisons « nobles » sont plus représentées que dans la seconde où dominent les « franches ». A Abense donc les maisons hiérarchiquement « dominées » sont majoritaires en nombre alors que ce n’est plus le cas à Trois-Villes. La structure hiérarchique diffère donc entre l’aval de la vallée où le pouvoir se concentre plus entre quelques maisons et la partie médiane où le poids des maisons « franches » est notable. En fait ces résultats sont conformes aux différences de structure constatée en proportion par Ricardo Cierbide entre Haute et Basse Soule10.
7Mais le censier de 1377 ne nous dit rien, à l’inverse du cadastre moderne, sur l’organisation spatiale et le partage sur le terrain des potentialités des milieux circonscrits dans les limites des paroisses. On peut seulement envisager que l’organisation hiérarchique des communautés qu’il décrit à quelque chose à voir avec leurs fondations.
8Le cadastre napoléonien constitue la seule base sûre à partir de laquelle il est possible au départ d’avoir une représentation à la fois statistique et figurée des paysages agraires et de l’appropriation de l’espace car il rend compte de la structure parcellaire fine. Son examen, pour les communes choisies11, permet entre autres d’établir la liste des maisons et la localisation et la nature des différentes parcelles constituant leur propriété. Nous disposons enfin de « terrier » ou de « livre censier » du XVIIIe siècle12, termes figurant pour nos deux communes dans l’en-tête des documents utilisés. Par ailleurs, ces archives communales, sans fournir de représentation cartographique, décrivent des entités de propriétés sous la forme de parcellaires fiscaux.
Adaptation
9La montagne offre à ses occupants des conditions biophysiques auxquelles il faut nécessairement s’adapter, même s’il est possible de les aménager et les transformer pour les besoins de l’économie pastorale. Nous n’évoquerons ici que deux facteurs déterminants pour le partage des biens naturels entre maisons d’une même communauté : la topographie de surface et l’étagement altitudinal.
10Toutes les communautés ont fait en sorte de disposer de terroirs13 complémentaires permettant de disposer de terres propices à la culture de céréales, à la production d’herbe ou couvertes de landes de parcours ou de bois. Les dépôts alluviaux de plaine et les colluvions14 des bas de versants qui la dominent constituent des espaces privilégiés de culture. Au-dessus la topographie plus accidentée de l’étage collinéen des « zones intermédiaires » offre une mosaïque de prairies naturelles, de landes et de boisements. Au-delà l’étage montagnard voit dominer les couverts forestiers et les pelouses des « estives ». La Coutume de Soule15 rend compte en partie dans ses articles (Titres 13e à 16e) de ces différentes composantes naturelles afin d’en définir et réglementer l’usage. Elle permet d’entrevoir que la structure agraire conjugue des espaces privés, qui peuvent être l’objet d’usages collectifs (parcours) à certaines périodes de l’année, et des terres communes, indivises, dont toute maison peut jouir pour ses besoins économiques dans des conditions définies. Elle consacre aussi de nombreux articles au mode successoral des maisons sur la base de « l’héritier universel »16, qui va jouer un rôle déterminant dans le maintien dans la durée de la structure hiérarchique des maisons et de leur appropriation de l’espace communautaire.
Partage
11Les paysages agraires actuels sont les héritiers de ces modes d’appropriation de l’espace.
L’unité sociale et spatiale de l’etxe souletine

12Les maisons sont surtout rassemblées en hameaux discontinus au contact entre plaine alluviale et base des versants : deux à Abense, trois à Trois-Villes. Elles contrôlent et sont en contact direct avec le parcellaire privé des prés et champs. Au-dessus, les collines sont le domaine des « bordes », parcelles privées groupées autour de granges que possède chaque maison « casalère » et qui leur permet de contrôler cette partie essentielle du territoire communal parce que la plus diversifié en terme de ressources. Dans certains cas, quelques maisons (cinq à Abense, deux à Trois-Villes) sont localisées à cet étage.
13Situées en basse et moyenne vallée, nos deux communes ne comptent que ces deux domaines naturels de plaine et de « bordalte »17 et ont du recourir, au moins dès le Moyen Âge18, à la transhumance pour bénéficier des pâturages d’altitude situés en Haute Soule.
Inscription sociale dans l’espace
14Nous avons d’abord cartographié dans ces deux communes la situation des propriétés au XIXe siècle grâce aux matrices et planches du cadastre napoléonien. Puis nous avons reconstitué la situation antérieure du XVIIIe siècle en reportant sur ce premier fond de base l’état des propriétés tel qu’il ressort des « cadastres » de cette période. Nous avons enfin complété ces résultats avec des manuscrits qui rendent compte des partages successifs des communaux durant la seconde moitié du XVIIIe siècle.
15Ces résultats cartographiés montrent tout d’abord que bien des maisons recensées en 1377 sont encore présentes au moins quatre siècles plus tard. Ainsi huit des neuf « maisons casalères » (« nobles » et « franches ») à Abense en 1377 le sont toujours dans celles décrites dans le censier de 1764. A Trois-Villes, c’est le cas en 1752 de seize des dix-huit maisons « dominantes » du XIVe siècle. Qui plus est, nombre de fivatières et de botoyères sont aussi présentes quatre siècles plus tard dans les deux communes. Cette permanence dans la durée constitue donc un fait remarquable : ainsi à Trois-Villes sur les 29 maisons recensées en 1377, 24 (soit 83 %) sont toujours en activité sous forme d’exploitations agricoles en 1830.
16Mais surtout l’examen des cartes obtenues met en évidence des formes, des tailles et des présences physiques des « etxe » dans l’espace communautaire très différentes.
Les « étrangères »
17En règle générale, les dernières arrivées (soit entre les recensements de la fin du XVIIIe siècle et l’établissement du cadastre napoléonien) ne possèdent qu’un bâti dans les hameaux et une, voire quelques parcelles attenantes ou non, mais rien de plus, ni dans le bordalte, ni dans les communaux partagés. Elles s’intercalent parfois entre des maisons et dans ce cas le nom de l’occupant renvoie souvent au « casonyme » de la bâtisse voisine, et le propriétaire a soit une activité non agricole, soit est qualifié de « cadet ». Sinon la plupart de ces nouvelles maisons sont localisées à la périphérie des villages ou hameaux premiers.
Les « associées »
18Celles dont la présence est attestée dans les « cadastres » du XVIIIe siècle sans être cependant désignées dans le censier de 1377 présentent souvent les mêmes caractéristiques que les précédentes : construites en marge ou dans de nouveaux hameaux à proximité d’une « maison casalère » isolée (cas d’Abense) ou non (cas de Trois-Villes), parcellaire foncier limité. Sauf que ces maisons posent un certain nombre de problèmes, en particulier parce que certaines d’entre elles vont bénéficier d’un privilège visiblement réservé aux seules « maisons originelles » : la participation au partage de certains communaux durant la seconde moitié du XVIIIe siècle (cas en particulier de Trois-Villes) ! Certaines, sans être notifiées au XIVe siècle, apparaissent dans des actes notariés au XVIIIe siècle et dans le même temps des « etxe » disparaissent des listes : s’agit-il de création de maisons supplémentaires ou de modification de la dénomination de préexistantes19 ou de maisons non listées à l’origine pour raison fiscale20 ? Sur ce point, beaucoup de points restent encore obscurs car, dans l’un et l’autre cas, pour quelles raisons auraient-elles bénéficié d’une privatisation des biens communautaires longtemps en indivision ?
Les « fondatrices »
19En effet, on peut émettre l’hypothèse que le censier de 1377 traduit pour l’essentiel l’état de la structure des « maisons » du « système casalier »21 issue de la fondation de la communauté. Il rend compte d’une hiérarchie mais ne fournit aucune indication quant au rapport de cette forme d’organisation pyramidale et son éventuelle traduction dans le partage de l’espace communautaire. Néanmoins, les livres censiers de 1752 et 1764 pour nos deux communes donnent les résultats suivants :
à Trois-Villes en 1752, les « maisons dominantes » (deux « nobles » et seize « franches ») représentent 30 % des « etxe » de la communauté mais détiennent 53 % des terres privées recensées dans le terrier.
à Abense en 1764, les huit « dominantes » (quatre « nobles » et quatre « franches ») ne représentent que 16 % des maisons mais possèdent
56 % des terres privées listées dans le livre censier.
20Ces résultats montrent qu’à cette période la structure hiérarchique telle qu’elle est héritée du XIVe siècle se traduit par une domination sur l’espace quatre siècles plus tard. L’absence de sources intermédiaires entre le XIVe et le XVIIIe siècles dans un pays de tradition orale ne nous permet évidemment pas d’en déduire qu’elle en traduit la permanence dans le temps.
21Reste que l’examen du parcellaire des exploitations en fonction de leur place dans cette hiérarchie rend bien compte de ce partage inégal des ressources. En règle générale, les maisons « dominées » encore présentes au XVIIIe siècle ont des parcellaire réduits et très éclatés et totalement sous représentés à l’étage des bordes. A l’inverse, les « dominantes » se présentent sous la forme de « tenures blocs » lorsque l’« etxe » est localisée hors des hameaux où se concentrent la plupart des autres maisons ou au cœur de ceux-ci : c’est le cas d’Abense. A Trois-Villes la configuration des parcellaire des « maisons dominantes » est différente : si la « tenure bloc » est rare, ici la concentration de la propriété autour de la borde est le cas de figure le plus fréquent. Les « etxe », concentrées dans les hameaux, possèdent quelques parcelles de terres arables dans la vallée, mais concentrent tout autour de la borde l’essentiel de la propriété. Ces différences entre les deux communes sont-elles le reflet des différences de nature de hiérarchies et/ou de milieux ?
Un espace rural sous contrôle communautaire
Une « cohésion » sociale à l’épreuve du temps
22Dans les deux communes, la concentration des terres se traduit par l’agglomération de parcelles complémentaires (labour, pré, vigne, bois de châtaignier, éventuellement pâture et fougeraie) autour de la maison ou de la borde selon le cas : l’exploitation rationalisée des « dominantes » s’oppose bien sur le terrain à celles des « dominées » auxquelles resteraient en quelque sorte les « interstices » ou les « reliquats ».
23Ce partage inégalitaire de l’espace se retrouve aussi dans celui des ressources naturelles que les communautés ont longtemps, conformément à la coutume de Soule, gardées en « réserves indivises », les « herems »22. Ainsi, le partage des « communaux » qui s’effectue au sein de nos deux communes rend compte du droit de préemption exercé par les « dominantes ». À Abense ce partage se déroule sur quelques décennies, entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle pour aboutir alors à la privatisation quasi totale des communaux. À Trois-Villes, il s’effectue par contre en une seule fois, sur quatre lots distincts tout en gardant en indivision la plus grande partie de la « montagne » (le massif de la Madeleine) qui est toujours à l’heure actuelle propriété communale à usage collectif.
24Dans les deux communes, les ressources visées dans ce partage concernent des étendues de landes, de pâtures ou de bois taillis, c’est-à-dire des secteurs de parcours pastoraux complémentaires étant donné la faible qualité trophique de ces milieux. Le parcellaire qui en résulte est cadastré sous forme de lanières allongées dans le sens de la pente, les « partilles », la majeure partie de faible surface, auxquelles s’ajoutent quelques parcelles plus grandes, souvent au demeurant de forme différentes. Au vu des données explicatives en notre possession, il semblerait que les « maisons dominantes » aient commencé à se partager ces communaux en bénéficiant de lots plus étendus (cas d’Abense), les lots suivants (terres moins riches ?) étant partagés entre les maisons restantes de la communauté23.
25Les différents « cadastres » que nous avons pu établir attestent de la permanence de la hiérarchisation sociale et spatiale jusqu’au début du XIXe siècle, puisque l’essentiel des « maisons dominantes » encore recensées dans les cadastres napoléoniens possèdent encore la majeure partie du domaine agraire de chacune des communes étudiées. Par exemple à Trois-Villes, les « etxe » de 1377 représentent 32 % des propriétaires fonciers figurant dans la matrice de 1830 pour 62 % du parcellaire privé. Certes, entre la période des livres censiers et le début du XIXe siècle, on constate quelques évolutions mais les transactions (achats et échanges) sont rares24. Si des « etxe » disparaissent, leurs biens fonciers sont très souvent récupérées par d’autres maisons de la communauté : le cadastre napoléonien de Trois-Villes met ainsi en évidence des « maisons dominantes » possédant deux bordes (dont celle d’une autre maison dominante dont le casonyme a disparu mais reste inscrit dans la toponymie). Certes, des notaires ou notables bourgeois des villes voisines (Mauléon et Tardets), ont très exceptionnellement acquis au début du XIXe siècle quelques rares propriétés, mais ces acquisitions ne se traduisent pas forcément par l’appropriation complète du parcellaire de l’« etxe », en particulier les « bordes » à Abense mais surtout à Trois-Villes.
26Des raisons économiques peuvent expliquer la permanence de cette inégalité foncière à la charnière du XVIIIe-XIXe siècle. Mais d’autres faits sociaux ont dû aussi y contribuer. D’abord parce que l’inégalité inscrite dans l’exploitation des ressources communautaires était tempérée par des règles coutumières d’usages des milieux privés et publics qui témoignaient d’un souci d’équité entre l’ensemble des « etxe », sans doute pour en préserver la cohésion et donc la structure originelle. Ensuite, malgré les clans qui divisaient sans doute ces communautés, la gestion communautaire n’étaient visiblement pas, avant comme après la Révolution, l’affaire des seules maisons « nobles » mais le fait de blocs associant les maisons « dominantes » certes, mais avec présence de « dominées ». Seules les « étrangères » en étaient exclues.
Le rôle essentiel du système de l’héritier universel pour durer.
27Mais surtout les systèmes d’alliance entre maisons conjugués au droit coutumier de l’héritier universel tendaient à la fois à assurer et à verrouiller l’ensemble pour préserver dans le temps l’intégrité et la continuité de chacune d’entre elles.
28Sur la base des quelques documents exploitables dont nous disposons, il semble que, à de rares exceptions près, les « maisons dominantes » ont par le système d’union systématique entre un(e) héritier(e) et un(e) cadet (te) assuré le maintien de l’essentiel de la hiérarchie et des rapports de force au sein des communautés au moins jusqu’à la première moitié du XIXe siècle.
29À partir de cette période en effet des bouleversements commencent avec une augmentation des transactions foncières, l’absorption de « maisons dominantes » par d’autres ou leur démembrement au profit parfois de « dominées ».
30Ces observations, qui nécessitent approfondissements et confirmations, résultent du travail complémentaire que nous avons fait sur une famille dans chacune des deux communes, sur la base d’archives publiques mais surtout d’archives familiales inédites conservées souvent précieusement au sein de ces « etxe ». Nous avons en effet choisi des « maisons » encore exploitantes aujourd’hui, répertoriées déjà en 1377, « dominante » (« franche ») dans le cas de Trois-Villes où elles sont surreprésentées dans cette commune, « dominée » (« fivatière ») à Abense pour les mêmes raisons. La confrontation des sources « cadastrales » du XVIIIe et du XIXe siècles avec les archives publiques et privées permet ainsi de retracer l’évolution foncière de ces deux « etxe » sur deux siècles et demi.
31Ces deux exploitations se sont bien évidemment agrandies durant ce laps de temps. Mais l’examen des résultats témoigne, par delà la force de la stratégie patrimoniale qui leur est commune, de deux évolutions différentes. La maison « fivatière » d’Abense, de faible surface, au parcellaire morcelée et sans possession de borde au départ, a profité de l’évolution de l’histoire des « etxe » de sa communauté pour finir par acquérir le statut foncier de « dominante » : achat de propriétés d’un seul tenant, acquisition du parcellaire de borde avec la volonté de constituer le plus possible une exploitation continue dans l’espace. Son modèle contemporain est celui de l’exploitation moderne à élevage intensif.
32La maison « franche » de Trois-Villes, au foncier certes modeste au départ (1752), disposait elle par contre d’une « borde » avec son parcellaire attenant. Sa stratégie sur le long terme est d’acquérir d’autres maisons « franches » voisines, mais surtout d’autres « bordes » et de disposer d’une part dans un « cayolar25 » d’altitude pour pouvoir pleinement bénéficier des bienfaits de la transhumance. Elle reste donc dans une configuration plus « traditionnelle », celle d’un foncier éclaté afin de disposer de terroirs complémentaires pour un élevage extensif.
33Ces archives familiales montrent surtout dans les deux cas que leur durabilité est liée au jeu complexe des systèmes d’alliance entre « voisins », étendu jusqu’aux « voisins » des communes limitrophes et du maintien, malgré le Code Civil, du principe de l’héritier universel. Il s’est agi de marier le ou la plus capable -et pas forcément l’aîné(e) – pour assurer la continuité non seulement d’exploitation mais aussi le marquage territorial de « l’etxe ». Les archives familiales, à travers en particulier les contrats de mariage et les testaments, révèlent bien des « histoires de famille » dès lors qu’on trace la généalogie des successions : destitution de l’un jugé incapable de remplir son rôle de « chef de maison », remplacement par un membre de la fratrie directe en cas de décès, rappel d’un cadet ayant fait « fortune » aux Amériques pour assurer et renflouer la maison, voire en cas d’absence de successeur (pas d’enfant ou héritier défaillant) appel aux neveux ou nièces pour prendre le relais, y compris encore aujourd’hui. Par delà les échanges et acquisitions de parcelles, les emprunts pour la dot, les dettes et les procès dont elles ont été l’objet, ces deux maisons montrent :
d’abord que ces familles ont toujours gardé pour fondement de conserver le plus possible leur patrimoine, d’éviter de le morceler, de trouver celui ou celle capable d’en assurer l’intégrité et la transmission...
et sur la base de l’héritier universel, rendu possible grâce aux notaires et à l’acceptation des autres membres de la fratrie moyennant quelques compensations26, de profiter de l’incapacité d’autres « etxe » à assurer cette continuité pour étoffer leur patrimoine foncier.
34Il est ainsi évident, au travers de ces archives familiales, que les « etxe » qui ont, jusqu’à nos jours, opté pour perpétuer l’exploitation agricole de leurs biens, la défection d’autres maisons a constitué d’autant plus d’opportunités qu’ils en ont toujours été les premiers informés au sein de la communauté restante et souvent, sauf inimitiés ancestrales, parmi les premiers auxquels la transaction a été proposé.
Conclusion
35La recherche entreprise sur l’évolution sur le long terme entre le système « maisons » et le paysage agraire de communes de Soule nécessite d’autres vérifications, investigations, confrontations documentaires et le recours à d’autres sources et si possible la découverte d’inédites. Elle ne pourra cependant pas combler le « trou » documentaire entre le XIVe siècle et le XVIIIe siècle malgré l’existence de registres de notaires dans l’intervalle.
36Ce qui reste plus acquis, ce sont les effets visiblement modérées des périodes révolutionnaires et de l’Empire : de toute évidence le système de l’héritier universel perdure et permet d’assurer la continuité de l’« etxe » dans une économie locale en relatif essor, sans mutations internes importantes, le tout permettant de maintenir le système des « maisons » en un état proche du modèle hérité.
37A contrario, les sources documentaires dont nos disposons montrent, du début du XIXe au début XXe siècles, l’effet déstructurant de l’évolution économique locale (mutations de l’économie agricole, processus d’urbanisation puis d’industrialisation) et sociale conjointe (exode rural, émigration vers l’Amérique du sud, vente de « maisons », saignée de la guerre de 1914-18). Les communautés se déstructurent petit à petit, même si les « maisons » qui subsistent parviennent à maintenir leur patrimoine et même à l’augmenter grâce aux défections d’autres.
38Si au lendemain de la seconde guerre mondiale, le système « maisons » n’est plus qu’une réalité passée, si le parcellaire s’est remodelé et si les exploitations agricoles se sont constituées sur d’autres bases économiques (passage du modèle de l’exploitation autarcique à l’entreprise agricole progressivement insérée dans l’économie de marché), la transformation des paysages agraires va se faire par contre en décalé comme l’attestent les cartes (page suivante) de la commune d’Abense27. En effet, entre le début du XIXe siècle et le milieu du XXe, les grandes unités paysagères ont peu varié ; ce n’est qu’ensuite que s’y produiront des changements radicaux.
Les changements paysagers dans la commune de Viodos-Abense (en blanc les parcelles qui ont changé de nature) entre 1811 et 1948

(source : cadastre de 1811 et photographies aériennes IGN 1948)
entre 1948 et 1998

(source : photographies aériennes IGN 1948 et 1998)
Bibliographie
Bibliographie
R. Cierbide, Le cerisier gothique de Soule, Baïgorry, Izpégi, 1994.
B. Cursente, Des maisons et des hommes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998.
M. Grosclaude, La Coutume de Soule, Baïgorry, Izpégi, 1993.
A. zink, L’héritier de la maison, Paris, EHESS, 1993.
Sources imprimées
Missions aériennes de l’institut Géographique National (1948,1968 et 1998).
Sources manuscrites
Actes notariaux, canton de Mauléon (1653-1894), ADPA, 59J2 Cm 2 20.
Actes notariaux, canton de Tardets (1659-1899), ADPA, 59J2 Cm 1 20.
Cadastre de Viodos-Abense 1811, ADPA et archives communales.
Cadastre de Trois-Villes 1830, ADPA et archives communales.
Livre censier d’Abense, ADPA, CC 1, registre, 1764.
Terrier de Trois-Villes, 1752, archives communales.
Archives de la « maison » H. d’Abense (1800-1950).
Archives de la « maison » E. de Trois-Villes (1641-1968).
Notes de bas de page
1 Haute Soule divisée en Val dextre et senestre, Arbailles en Grande Arbaille, et Petite Arbaille, Basse Soule en déguerie de Laruns, Aroué et Domezain.
2 Osserain-Rivareyte, Domezain-Berraute, Etcharry, Aroue-Ithorots-Olhaiby, Gestas, Lohitzun-Oyhercq et Pagolle.
3 Grâce au travail d’équipe de Florent Hautefeuille, Dominique Cunchinabe, Marie-Paule Lavergne et Dolores De Bortoli
4 B. Cursente, Des maisons et des hommes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998.
5 R. Cierbide, Le censier gothique de Soule, Editions Izpégi, 1994.
6 podestat, caber, gentiu ou judjant.
7 francq, libres de toute dépendance seigneuriale.
8 Dépendant d’une maison dont elles avaient reçu maisons et domaines sous contrat d’affièvement.
9 Maisons non propriétaires des terres, occupant d’une tenure.
10 Op.cit. p. 71.
11 Cadastre achevé en 1811 pour Abense, en 1830 pour Trois-Villes.
12 De 1752 pour Trois-Villes, de 1764 pour Abense.
13 Au sens premier d’étendue limitée de terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles.
14 Fin dépôt accumulé et résultant d’un remaniement à l’amont du versant.
15 Dressée en 1520, objet d’une première édition en 1604, elle n’est finalement rédigée en gascon qu’en 1760, version traduite M. Grosclaude, La Coutume de Soule, Baïgorry, Izpégi, 1993.
16 A. zink, L’héritier de la maison, Paris, EHESS, 1993.
17 Domaine des bordes.
18 D’où la présence de « degans » (représentants de la communauté) au Pays de Soule pour en bénéficier.
19 Nous avons tenu compte, autant que possible, de la substitution d’un patronyme à un casonyme afin de ne pas commettre d’erreurs dans le suivi des « maisons » dans la durée
20 Les registres paroissiaux de Trois-Villes attestent que l’essentiel de ces maisons existaient dès le début du XVIIe siècle.
21 B. Cursente op. cit.
22 « vacants » sur lesquels les « habitants de la terre de Soule » disposaient d’un usage commun et libre, (titre 13e, art. I de la coutume).
23 À l’évidence des échanges et achats ont eu lieu entre les différentes phases de partage ce qui, en l’absence de documents écrits, ne permet pas d’interpréter le fondement réel de ces partages.
24 Comme semblent l’indiquer des cahiers de mutation et des registres notariaux.
25 Le cayolar ou grange d’altitude est liée à une unité pastorale complexe parce que définie et délimitée culturellement et oralement entre un nombre limité de maisons qui ont des parts d’exploitation parfois depuis plusieurs siècles, parts qu’elles peuvent louer ou céder.
26 A. Zink op.cit.
27 Les résultats sont identiques pour Trois-Villes.
Auteur
-
Pascal Palu
Géographe – ITEM EA 3002 – Université de Pau et Pays de l’Adour.
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