1Dans l’est de l’Aquitaine médiévale aux confins du Languedoc toulousain, l’Ordre cistercien a su implanter et promouvoir des établissements au rayonnement considérable, comme Boulbonne, Bonnefont, Berdoues. Parmi eux, Grandselve a occupé une place de tout premier plan. Sa puissance temporelle était encore très affirmée à la veille de la Révolution, et son autorité morale et spirituelle suffisante pour que la population de Bouillac préfère cacher son trésor que de le livrer aux révolutionnaires. Elle manifesta tout le prestige de l’Ordre, tout en étant aussi l’ardente propagatrice. Ses abbés siégèrent à Cîteaux et Clairvaux ; ils devinrent légats du pape ou du roi, négocièrent les traités de paix, la création de l’université de Toulouse, la fondation de villes, le développement d’un collège. Certainement fut-elle une des plus grandes abbayes méridionales du XII^e au XIV^e siècle.

2Mais était-elle réellement cistercienne ? A première vue, la réponse affirmative est évidente. Cependant quelques indices obligent à nuancer cette appréciation. Le Petit Exorde avait indiqué un certain nombre de préceptes à suivre en matière économique, destinés à soutenir une vie spirituelle autre, différente de celle pratiquée à la fin du XI^e siècle.

3Il était recommandé de ne posséder ni des églises, ni des dîmes, ni des villages, ni des fours, ni des moulins. Grandselve eut tout cela, et fort tôt dans son histoire. A l’origine en effet, elle n’était pas cistercienne, mais érémitique, instituée par Géraud de Sales dans un milieu qui, sans être véritablement favorisé par la nature, n’en était pas pour autant un désert inhumain et stérile. Lorsqu’elle s’intégra à l’Ordre vers 1145, ce n’était pas pour appliquer des règles de conduite en matière économique, mais par conformité de démarche spirituelle où la finalité de l’action ne passait pas par une moralisation de la pratique.

4Son rayonnement religieux a été fondamentalement cistercien, encore que ce ne soit pas appréhendable par l’ensemble des sources d’archives consultées. Mais son support temporel a gardé un caractère très particulier, en marge de la vie des abbayes proches de la Bourgogne, quoique partagé sans doute par de nombreux autres centres méridionaux.

5Elle eut des granges, unités pilotes des exploitations cisterciennes, avant même d’être affiliée. L’accensement des terres ne fut pas une nécessité sous la pression du manque de main-d’œuvre, mais une réalité quotidienne puisqu’elle avait, dès le XII^e siècle, des terres ainsi tenues par des paysans, avant d’en prendre elle-même l’initiative. Elle défricha, comme on le faisait également dans les environs, en attaquant les forêts d’Agre et de Bouconne. Elle utilisait seulement des moyens supérieurs grâce à l’organisation monastique. Elle a su trouver une place charnière entre une vallée de la Garonne occupée humainement de manière assez dense et partiellement mise en valeur, et les coteaux de Gascogne où l’humanisation était plus faible et relâchée. Elle a su construire, avec l’appui des populations et aussi de la petite aristocratie, les bases de son extension temporelle. Sa remarquable expansion géographique montre à quel point elle a pu s’intégrer dans un espace encore point trop occupé.

6Elle collabora aux grands mouvements de fond de la vie méridionale : la concentration de l’habitat, l’urbanisation, la libération des communautés villageoises, l’amoindrissement du servage. Il est difficile de déterminer si elle fut un facteur agissant ou si elle suivit une évolution déjà largement en marche. Mais il n’y a pas de décalage chronologique tel que l’on puisse considérer qu’elle était à la remorque des évènements. On ne peut pas non plus avancer qu’elle fut contrainte d’adapter ses fonctionnements sous la pression externe du milieu. Prenons l’exemple de la main-d’œuvre. Si, comme tout le laisse à penser, elle posséda plus de 20 000 ha, elle n’eut jamais le nombre de convers suffisant pour mettre en valeur de pareilles surfaces. Le recours à des tenanciers, la création de bastides, étaient des solutions à un problème essentiellement humain avant d’être économique : une population méridionale en quête de terres à travailler.

7Abbaye méridionale, certes, mais qui était située à la limite du Toulousain et de la Gascogne. Le premier la revendique historiquement : un quartier de la banlieue toulousaine s’appelle encore Grandselve et quoi de plus normal puisque c’était un de ses anciens domaines, et des rues de Toulouse comme celles de Bellegarde, Saint Bernard, l’Etoile rappellent encore ses biens. Mais ne convient-il pas de nuancer cela ?

8Il est vrai qu’au cours des XII^e et XIII^e siècles, Toulouse a été un pôle remarquable, tant d’un point de vue politique que d’un point de vue spirituel. Autour d’elle et en elle se sont joués des conflits qui débordaient très largement son cadre régional, se sont noués des enjeux auxquels Grandselve ne pouvait rester étrangère. Luttes pour le pouvoir, luttes pour la foi, à travers ces affrontements un monde nouveau était en train de naître. Le fonds toulousain la mettait en situation tout au moins d’observateur, sinon d’acteur ou d’arbitre. Par rapport à cela, la Gascogne apparaissait comme peu structurée, douée de nombreuses possibilités mais encore inexploitées. Les problèmes humains avaient encore le pas, au XIII^e siècle, sur les problèmes politiques ou religieux, et les aventures des vicomtes de Béarn ou des seigneurs d’Albret attendaient les siècles à venir. Cependant l’abbaye participa aussi activement au combat pour la foi sur le théâtre toulousain qu’à la stabilisation de populations, et à la structuration féodale à travers la multiplication des châteaux en Gascogne.

9Cette dernière lui fournit la plus grande partie de sa base géographique, là où le bon terrain côtoyait le très médiocre. Mais le monastère harmonisa des aptitudes très variées en un ensemble complexe où la complémentarité des activités se basait sur celles des capacités, où la spécialisation était possible grâce à une meilleure approche des potentialités. Alors qu’elle pouvait tout produire et ne s’en fit pas faute, elle s’orienta pour l’essentiel vers quelques produits tels les céréales, l’élevage dont celui des moutons, et la vigne.

10A nouveau, Toulouse et sa région ont exercé une influence somme toute déterminante. L’existence du marché urbain, son activité commerciale, toute limitée qu’elle soit, ne pouvait laisser étrangères les campagnes environnantes qui, bon gré mal gré, se trouvaient confrontées à une économie de type plus spéculatif où rentabilité et profit devenaient nécessairement des valeurs prépondérantes. On peut se demander jusqu’à quel point la ville n’a pas joué un rôle littéralement moteur dans les mutations économiques de Grandselve, et l’exemple du crédit, des moulins et du vignoble est particulièrement significatif. Il est bien dommage qu’on ne puisse renverser la proposition et démontrer, faute de documents, le rôle de Grandselve, comme d’autres établissements ecclésiastiques, dans les transformations économiques de la cité durant cette même période.

11Un élément dépasse l’alternative Toulousain-Gascogne, la Garonne. L’abbaye était située à un carrefour de communications, partiellement terrestres, mais surtout fluviales. A partir de cette position clé, elle organisa ses vastes possessions en un ensemble qui, de manière plus ou moins lâche, s’étendait de l’Atlantique à la Méditerranée, et du Massif Central aux Pyrénées. Les mailles du réseau pourraient sembler labyrinthiques si, tel le fil d’Ariane, de grands axes ne le structuraient : voies de transhumance, voies du sel et de l’huile, voies du vin et du blé. La Garonne constituait l’artère de cet organisme.

12Très tôt, avant la fin du XII^e siècle, l’abbaye a amplifié des entreprises commerciales, utilisant les excédents, les cultures spécialisées, pour des marchés lointains, bordelais et même sans doute anglais. Elle a réalisé bien avant Toulouse une large ouverture vers l’économie d’échange, Sa position plus en aval sur le fleuve n’est certes pas la cause. Mais elle eut moins à souffrir également de la rivalité latente entre haut pays gascon et bordelais, entre France et Angleterre. Peu de marchands toulousains détenaient au XIII^e siècle une pareille puissance commerciale, encore moins l’exploitèrent-ils dans la même direction. Elle échappait ainsi au cloisonnement Languedoc ou Gascogne dans une solution originale. Et si la cadence de son histoire a été réglée par le rythme des évènements toulousains, elle participait aussi d’un autre temps et d’un autre espace, celui des grandes transformations en gestation du XII^e au XIV^e siècle.

13Au cours de cette période nous avons remarqué que Grandselve a évolué selon certaines transformations internes vers un stade très nettement pré-capitaliste, sur le plan économique. Et l’image d’Epinal du moine cistercien, silencieux et méditatif, labourant son champ et défrichant la forêt, semble un conte pour bonnes âmes en mal de modèle. Il n’y a plus qu’un pas à franchir pour crier à la trahison et la faillite de l’idéal cistercien. Tout compte fait, Grandselve n’a pas été cistercienne et y eut-il jamais une seule abbaye vivant d’après cette supposée règle-là ?

14C’est oublier que cette réforme, comme toute réforme religieuse, est une restauration du passé, une nostalgie des origines. Il est intéressant de remarquer que des historiens contemporains, dans une démarche scientifique, reprochent à l’Ordre ses manquements à la Règle, ses décalages vis-à-vis de l’idéal. Or, ils reproduisent ainsi, dans leur propre analyse, la même aspiration spirituelle que symbolise le mythe de l’Age d’Or. Toute règle est une lettre morte sans l’esprit qui l’anime et seul l’esprit cistercien pouvait transformer les données, naturelles et humaines. La vie ne se déploie qu’à travers tous les décalages et toutes les ruptures et non dans la conformité et la répétition. Or le thème de l’autarcie reste encore étroitement attaché à une vision édénique de l’économie. Grandselve cultivait ses jardins, produisait pratiquement tout ce qui lui était nécessaire et n’avait nul besoin d’autrui. Pourquoi alors s’être lancée dans une pareille aventure ?

15Dans la relation duelle Homme-Nature, deux cas de figures sont concevables : ou bien celle-ci est généreuse, les loups vivent avec les agneaux et l’homme n’a qu’à cueillir les fruits accrochés aux arbres, ou bien elle est ingrate et lui qui gagne son pain à la sueur de son front, subit le poids d’une malédiction divine. Mais, dans les deux cas, la situation de fond est identique : c’est la Nature qui donne ou refuse, l’Homme ne faisant que recevoir.

16Les Cisterciens ont opéré un renversement dont ils ne furent pas les instigateurs mais les propagateurs. L’accent mis sur le travail, occupation obligatoire des frères, était, en effet, très lourd de conséquences. Sa valeur religieuse était reconnue : devenu un élément de l’ascèse, il entrait dans l’économie du salut, facteur de rédemption. Il était donc apte à transformer l’Homme, qui travaille avant tout sur lui-même et non sur la Nature. En dernier ressort, il avait une valeur économique puisqu’il agissait sur les mécanismes naturels, accélérant leur processus, les orientant, réalisant dans la Nature la recherche de la perfection en gestation dans l’Homme. En ce domaine, l’exemple de Grandselve est particulièrement probant. Le faire-valoir direct subsista très nettement jusqu’au milieu du XIV^e siècle. Elle ne fut jamais exclusivement une rentière du sol. Au contraire, à côté du travail, nous l’avons vu organiser celui des autres, servir d’entrepreneur, de maître d’œuvre. La relation Homme-Nature, au lieu d’être conflictuelle, se trouvait donc médiatisée à un double niveau, à l’intérieur et à l’extérieur du couvent.

17De la même sorte, un moyen terme était introduit dans le système production-consommation. A une hypothétique autarcie idyllique était substitué un nouveau système basé sur l’échange, la relation, la communication. Plus que l’aumône, le service des autres devenait le fondement de l’activité de Grandselve. Elle concourait pleinement à la diversification du secteur tertiaire tel qu’on pouvait le voir dans les villes au cours de cette période charnière. Intermédiaire entre les hommes et Dieu, entre les hommes eux-mêmes, entre les hommes et la nature, elle joua un rôle semblable entre les classes sociales.

18A l’affrontement des riches et des pauvres, des clercs et des laïcs, elle offrait des possibilités qui n’étaient pas de son invention, mais qu’elle concentra dans ses propositions. Une vue caricaturale des convers, démasquant une idéologie religieuse, pourrait en faire un « prolétariat » au sein même de l’abbaye. Mais la place des donats infirme cette façon de voir. Faut-il alors souligner la crise générale de l’Ordre, manquant de convers au XIII^e siècle (ce qui ne fut sans doute pas la même chose à Grandselve), alors que dans un même temps, elle se montrait soucieuse du contrôle d’autres sources d’énergie, à preuve sa trentaine de moulins ? Et si, grâce à ses vastes possessions foncières, elle fit partie de la classe des puissants, elle favorisa cependant la constitution de communautés villageoises et de bastides, les dotant de franchises et de libertés. Celles-ci n’étaient pas des classes moyennes, mais incarnaient un intermédiaire collectif, où les facteurs du rapport n’étaient plus dans la domination mais dans l’échange.

19Au terme de cette approche vers un monde inconnu dénommé Grandselve, la fonction d’intermédiaire nous a paru particulièrement significative. Ce concept qui émerge au cours des XII^e et XIII^e siècles, ce passage de schémas binaires à une totalité ternaire nous a semblé tout spécialement accentué dans la manière de faire et d’être de l’abbaye. Ainsi que l’a longuement analysé J. Le Goff, durant cette période, « les communications sont plus sophistiquées entre les hommes, entre Dieu et les hommes, l’espace et le temps se morcellent et se recomposent autrement, les frontières entre la vie et la mort, le monde et l’éternité, la terre et le ciel se déplacent »1.

20En permanence l’abbaye occupe une position de charnière entre plusieurs états ou institutions ; de nombreuses orientations passent par elle. Aussi faut-il se demander si le mot d’intermédiaire, c’est-à-dire de moyen, est bien adapté. Ce qui est « entre » n’est ni l’un, ni l’autre, et risque de se faire aspirer soit vers l’un soit vers l’autre. Grandselve n’est jamais une moyenne médiocre qui cherche à éviter l’affrontement d’un dualisme environnant. Sa réalisation est le plus souvent dans la synthèse et non l’alternative ; elle est riche et chacun y est pauvre, elle travaille et fait travailler les autres, son histoire apparente est à l’Est et son économie sous-jacente à l’Ouest. En fait, elle est à un carrefour, géographique, historique, économique, mental. Elle est à une croisée de chemins ; non pour être écartelée entre les possibles directions mais pour être la croisée, en son centre, comme le matérialisait la clef de voûte des croisées d’ogive de son abbatiale.