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L’abbaye cistercienne de Grandselve

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Mireille Mousnier

Introduction

Texte intégral

1La recherche historique contemporaine tend à brasser de larges thèmes sur de longues périodes diachroniques : les synthèses s’opèrent ou se cherchent, loin des champs de bataille et des couronnements, plus proches des groupes humains et des grands cycles économiques.

2Il peut sembler paradoxal, dans ce contexte, de se pencher sur le passé d’une abbaye, cistercienne et médiévale, celui de Grandselve dont la puissance et la richesse ont marqué la mémoire des Toulousains et des paysages de leur Languedoc. Si monographie et hagiographie ont souvent eu tendance à se confondre au cours du XIXe siècle, la méthode monographique peut s’avérer nécessaire encore de nos jours, à condition d’en éviter les écueils pointillistes.

  • 1 Ch. Higounet, Le Comté de Comminges de ses origines à son annexion à la Couronne, Toulouse – Paris, (...)
  • 2 P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus et la Vicomté de Béarn (1343-1391), Bordeaux, 1959.
  • 3 M. Berthe, Le Comté de Bigorre, un milieu rural au bas du Moyen Age, Paris, 1976.
  • 4 Ph. Wolff, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350 – vers 1450), Paris, 1954.

3Depuis quelques décennies, un certain nombre d’ouvrages ont permis d’opérer une mise au point sur la vie au Moyen Age de provinces limitrophes du Toulousain : Comminges1, Béarn2, Bigorre3. Un tel travail n’a pas encore été réalisé pour le Languedoc. La vaste étendue de la province et ses diversités géographiques et historiques sont déjà un obstacle important. Même en se restreignant à la zone toulousaine, il y a encore beaucoup trop de lacunes pour qu’une telle démarche soit possible. La vie urbaine a été approfondie, en particulier par Ph. Wolff4, mais la vie rurale conserve bien des obscurités, et il en est de même pour la Gascogne voisine. L’étude de Grandselve cherchera donc à éclairer quelques-uns de ces pans d’ombre.

4La position particulière de l’abbaye, sa situation à la limite des hautes terres gasconnes et des terrasses toulousaines, nous conduisent à examiner dans quelle mesure elle fait partie de l’un ou de l’autre ensemble, ou bien échappe à ces cadres, trop rigides pour l’étendue de ses domaines. Il faut plutôt, par le biais de l’histoire, justifier le fait que Grandselve puisse être considérée comme une abbaye du Toulousain. Affiliée à l’ordre de Cîteaux, sa fondation est cependant l’œuvre d’un mouvement érémitique qui implanta de nombreux monastères dans le sud-ouest de la France : il est loisible, alors, de se demander jusqu’à quel point l’abbaye fut une véritable abbaye cistercienne. Elle a pu garder des traits de son histoire primitive, des caractères originaux qui la situent à part des autres abbayes cisterciennes, ainsi d’ailleurs que bien d’autres.

5Mais il est un autre aspect qui nous oblige à insister sur cette question. La règle bénédictine, selon l’usage cistercien, correspond à une réforme, une restauration religieuse ; elle n’a pas vocation économique, même si les implications économiques sont conséquences nécessaires. Les cisterciens ont considéré le travail beaucoup plus comme un phénomène social que comme un phénomène purement économique, et il est peut-être aussi difficile de parler d’économie cistercienne que d’économie pythagoricienne ou mormone. Par contre, il est évident qu’un certain état d’esprit, une structure de création, un principe d’organisation, cisterciens à l’origine, s’incarnent dans toute abbaye de l’Ordre, agissant ainsi sur un ensemble de conditions locales, tant historiques que géographiques, tant humaines qu’économiques, sur une véritable materia prima où prend naissance une forme nouvelle qui est une abbaye unique et particulière. Grandselve est le résultat composé entre ces deux tendances dont nous chercherons à évaluer l’importance. A travers une étude, nous devrons essayer de garder ce double éclairage, aussi bien cistercien que toulousain.

6La délimitation de notre recherche a pu s’effectuer, dans le temps et dans l’espace, après l’examen des sources et de la bibliographie. Fondée au début du XIIe siècle, l’abbaye n’avait conservé que très peu de documents antérieurs aux années 1150 : les bases de ses possessions temporelles étaient déjà jetées, et ne nous sont presque pas connues. La documentation est abondante jusqu’au début du XIVe siècle, puis est un véritable désert durant la fin du siècle et la plus grande partie du XVe siècle. Les textes deviennent plus nombreux au XVIe, et surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, avant la disparition de l’abbaye lors de la période révolutionnaire.

7Nous attachant à l’histoire médiévale, nous arrêterons donc nos recherches au début du XIVe siècle. Ce terme est trop vague : peut-on être plus précis dans le temps et suivant la répartition géographique ? Nous n’avons plus de textes sur les possessions à l’est de la Garonne et sur celles qui sont entre Garonne et Save après le début du XIIIe siècle ; les biens situés en Lomagne n’apparaissent plus dans les documents dès la fin du XIIIe siècle ; la navigation sur la Garonne n’est plus mentionnée après 1320-1330. Quelques rares foyers continuent à être cités, comme les régions de Verdun et de Beaumont, après 1340. On peut donc considérer que les années 1330-1340 constituent une coupure assez nette pour l’étude de l’abbaye. Il ne s’agit pas de voir là une conséquence de la guerre de Cent Ans, mais plutôt d’en remarquer la concomitance : un certain nombre de catastrophes s’abattent sur toute l’Europe, et Grandselve n’échappe pas à une crise aux multiples aspects, dont la Guerre de Cent Ans, la peste et la récession économique. Il aurait été intéressant de suivre l’abbaye à travers ses épreuves, mais les documents ne le permettent pas.

8 Les sources déterminent également le champ géographique de notre travail. Dans leur très grande majorité, les textes sont relatifs aux possessions entre Lomagne et Tarn, entre Bouconne et Garonne. La vie rurale met en forme la toile de fond, car la vie dans les villes reste peu accessible. Le plus souvent, celle-ci n’est qu’un prolongement des activités rurales et n’a d’urbain que la situation géographique. Le tissu urbain est en train de se constituer, dans cette partie du Languedoc, et les aspects économiques qui s’y rattachent restent encore balbutiants.

9Le cas du domaine toulousain est différent. La cité avait déjà une longue histoire urbaine dans laquelle Grandselve s’est intégrée. L’abbaye constitua là un bloc de biens fonciers et immobiliers qui avait sa vie économique et institutionnelle propre. Il ne s’agit plus du monastère, mais de son hospice qui devint plus tard le Collège Saint Bernard. Le fonds d’archives est différent et les liens entre les possessions urbaines et les possessions rurales n’apparaissent pas du tout dans les textes. L’ensemble toulousain constitue un tout homogène, à part, dans la vie de l’abbaye. C’est pour cette raison que nous avons laissé de côté l’étude du patrimoine toulousain. De plus, les éléments d’approche ont été apportés par quelques historiens dont P. Gérard qui continue actuellement ses recherches sur ce domaine. Il nous a donc semblé préférable de conserver une unité de recherche axée sur la vie des campagnes.

10Histoire rurale, mais aussi géographie agraire : la fréquentation des travaux de Ch. Higounet a montré l’intérêt du travail sur le terrain. Il est nécessaire d’établir soigneusement les interactions entre l’homme et son environnement, le poids des nécessités locales, mais aussi l’intervention des hommes sur le milieu. Le recours à la cartographie essaie donc le plus possible de réaliser la transposition géographique des phénomènes historiques.

11L’étude de Grandselve, sur la base des documents, inédits pour la plus grande partie, et d’une bibliographie essentiellement constituée par la double orientation cistercienne et toulousaine, nous permettra de considérer dans quel environnement physique et dans quels paysages agraires l’abbaye s’est implantée. Etait-ce un véritable désert ainsi que le souhaitaient les fondateurs cisterciens ? Comment a-t-elle constitué son temporel, et grâce à qui ? Le monastère mit en valeur ses domaines selon le système de la grange et le mode du faire-valoir direct, mais quel fut son rôle réel dans la mise en valeur des terres. Peut-on parler de défrichement, de travaux hydrauliques, de développement de nouvelles cultures, de transformations de paysages agraires ? Quelle fut sa place dans les grandes mutations du XIIIe siècle et la fondation des bastides, créations si caractéristiques du sud-ouest aquitain ? Fut-il un gestionnaire modèle ? Autant de questions parmi tant d’autres qui nécessitent réponse. Rassemblant une importante communauté de personnes, il s’attacha à subvenir à leurs besoins élémentaires. Mais peut-on pour autant parler d’une économie autarcique ? L’étendue de ses domaines, la complémentarité de leurs ressources ont-elles pu l’orienter vers une économie d’échanges, grâce aussi à la spécialisation dans certains secteurs agricoles ? A vocation rurale, l’abbaye n’en accède-t-elle pas moins à un grand commerce régional ? A travers son économie, toute celle de la région Lomagne-vallée de la Garonne se profile en filigrane.

12Moines et convers n’étaient pas les seuls à travailler les terres. Des hommes vivaient là aussi, serfs et paysans, recherchant la protection de l’abbaye, ou contestant son emprise économique. Des nobles la couvrirent de bienfaits, mais aussi se retournèrent contre elle. Est-ce l’indice d’une crise nobiliaire ? Tous ces éléments nous permettront de brosser un tableau de la société méridionale durant cette période du Moyen Age, d’insister sur quelques phénomènes sociaux comme la montée des communautés villageoises, de voir comment Grandselve s’est insérée dans un système dit féodal, dans ses modalités bien particulières.

13Si l’on ne peut faire renaître l’abbaye de ses ruines, on peut du moins s’attacher à la faire revivre, ainsi que ses contemporains, dans leurs préoccupations comme dans leur vie quotidienne, dans une approche de leurs mentalités au carrefour d’un espace-temps privilégié qui fut celui du Midi Languedocien du XIIe siècle au début du XIVe siècle.

Notes

1 Ch. Higounet, Le Comté de Comminges de ses origines à son annexion à la Couronne, Toulouse – Paris, 1949.

2 P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus et la Vicomté de Béarn (1343-1391), Bordeaux, 1959.

3 M. Berthe, Le Comté de Bigorre, un milieu rural au bas du Moyen Age, Paris, 1976.

4 Ph. Wolff, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350 – vers 1450), Paris, 1954.

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