L’abbaye cistercienne de Grandselve
|Préface
Texte intégral
1Qu’il est ardu de ne pas tomber dans l’éloge et le panégyrique ! J’avais soutenu en juin 1982 une thèse de IIIe cycle qui avait pour thème l’abbaye cistercienne de Grandselve, dans l’économie et la société médiévales. A la relecture de ce manuscrit demeuré inédit, le penchant est manifeste. J’ai succombé avec délice aux charmes de la monographie : un objet de recherche est devenu le centre du monde et un prisme de lecture, avec tous les risques de distorsion possibles. Le péril est plus grave encore quand il s’agit d’une personne physique remarquable ou d’une personnalité morale connue. Et quel magnifique personnage qu’une abbaye aussi prestigieuse. Bien sûr, ce n’est pas Cîteaux, ni Clairvaux, mais à y regarder de plus près, ce que cette thèse avait recherché, cela n’est pas si sûr.
2Il a fallu un long temps pour relativiser cet enthousiasme, parcourir les études qui ont paru sur d’autres établissements cisterciens, ne pas chercher les ressemblances systématiques avec les autres abbayes car si pour l’essentiel elles sont sœurs, dans leurs modalités spatio-temporelles elles sont incroyablement différentes. Chacune d’entre elles témoigne d’une vision commune et de son environnement propre, particulier et singulier. Mais plutôt, à travers Grandselve, se profile un moment marquant de l’histoire méridionale entre le XIIe et le XIVe siècle. Et le temps m’a montré que, tout compte fait, cette abbaye a représenté une puissance et une autorité remarquables. Sans faire d’ombre aux autres établissements, elle apporte sa pierre à notre connaissance de ce milieu historique fécond.
3Il y avait eu antérieurement, au CNRS, un projet de publication des deux principaux cartulaires de l’abbaye, mais il n’a pas abouti. Et pendant des années, j’ai continué à glaner quelques informations complémentaires : on ne résiste pas à l’attrait du détail manquant. En choisissant de publier cette thèse vingt ans après, fallait-il pour autant reprendre plus largement toutes les ressources documentaires, aller toujours plus loin dans la recherche du fait significatif, dépouiller le fonds de la grange de Terride aux Archives nationales, rechercher près de Périgueux une grange introuvable, explorer les archives des abbayes filles de Grandselve : une étudiante s’est chargée de Candeil, mais il restait Calers si intéressante sur la route de la transhumance pyrénéenne, et aussi Santés Creus en Espagne. Usque tandem ! La manne était inépuisable mais parcimonieuse et il fallait savoir s’arrêter. Je n’ai quasiment pas utilisé ces quelques données qui ne remettaient d’ailleurs pas en cause la démarche générale, mais apportaient quelques confirmations. Le choix a donc été de publier le manuscrit de 1982, et il date donc.
- 1 L’Economie cistercienne. Géographie. Mutations du Moyen Age aux Temps modernes, Flaran 3, Auch, 198 (...)
- 2 Bernard de Clairvaux. Histoire. Mentalités. Spiritualité, Paris, 1992 ; L. Pressouyre (dir.), L’esp (...)
- 3 Bernadette Barrière, Moines en Limousin. L’aventure cistercienne, Limoges, PULIM, 1998 ; La grande (...)
- 4 V. Maciotta, L’abbaye de Boulbonne et son domaine foncier du milieu du XIIe au milieu du XIIIe sièc (...)
- 5 L. Daillez, Escaledieu, abbaye cistercienne, Tarbes, 1990 ; G. Bergez, « L’abbaye de Lum-Dieu, à Fa (...)
4Or les études cisterciennes, tout comme les études sur la France méridionale ont singulièrement progressé depuis le temps de la soutenance. De nombreux travaux ont vu le jour durant ces deux décennies1. L’anniversaire du 9e centenaire de la naissance de saint Bernard en 19912, puis de celle de Cîteaux en 1998 ont été l’occasion à travers toute la France d’une floraison de colloques, de rencontres publiés, ou également d’études de synthèse. En privilégiant la région méridionale, mais au-delà aussi, quelques titres sont notables3. Puis toute une série de recherches universitaires ont été menées en Midi-Pyrénées, tant des maîtrises que DEA et thèse, sur diverses abbayes méridionales, et certaines ont abouti à des publications : le temporel des établissements ainsi que l’étude archéologique et artistique ont été privilégiés4. Des ouvrages sur différentes abbayes ont également été réalisées5.
- 6 L’abbaye cistercienne de Grandselve. Contributions à son histoire, Actes du colloque de Montauban, (...)
5 Sur Grandselve quelques parutions ont jalonné ces vingt années : les miennes propres, en quelques articles sur les granges, l’économie, la société, ont résumé les principaux acquis de la thèse de 1982 ; sur les notaires l’article de F. Gaspari ; sur le Trésor d’orfèvrerie celui de G. Séraphin ; sur l’histoire de l’abbaye celui de G. Passerat relatif à la venue de saint Bernard à Toulouse ; sur les bâtiments de l’abbaye ceux de D. Cazes. Enfin, signalons un colloque sur l’abbaye même où furent publiés G. Passerat sur les Juifs de Grandselve et J.M. Garric sur les bâtiments et le plan du monastère6.
6J’ai moi-même évolué vers d’autres centres d’intérêt, mais en partant de la Gascogne toulousaine comme base documentaire et en élargissant les zones étudiées ou les corpus : les dynamiques spatiales, le servage, la mesure des terres, la territorialisation des pouvoirs. Alors pourquoi publier maintenant ce travail ancien ? Sa démarche factuelle, son explicitation des données textuelles l’avaient empêché, semble-t-il, de « prendre des rides » de manière voyante, et les problématiques, en particulier sur les cisterciens dans leurs relations avec l’économie et la société, n’avaient guère évolué. La dimension historiographique était évidente également : cette thèse offrait un état de la recherche à un moment donné. Il importait alors d’identifier les lacunes ou les chemins à parcourir, de signaler les nouvelles pistes de recherche, de souligner les domaines entiers à explorer dans les riches archives de l’abbaye : la dimension urbaine, devenue si évidente, l’étude sociale de l’aristocratie, les structures agraires et tant d’autres encore.
7Quelques partis pris pour l’édition doivent être signalés. Le texte initial n’a donc pas été repris, mais je n’ai pu résister parfois à quelques coquetteries de style. J’ai cependant conservé des mots que maintenant je n’utiliserais plus, comme château au lieu de castrum, car ils datent ce travail. Des interprétations sont certainement contestables, parfois trop irénistes, mais j’ai peu cultivé le repentir ! Je laisse au lecteur l’opportunité de formuler d’autres hypothèses et de mener sa propre recherche à partir des conclusions auxquelles j’ai cru parvenir ou des propositions faites. J’ai aussi souhaité présenter une actualisation de la bibliographie dans deux directions spécialisées : l’évolution des paysages et du peuplement dans le midi de la France et les patrimoines cisterciens, en signalant les recherches marquantes de ces vingt dernières années. Ce travail de mise à jour est présenté en notes et non dans le texte lui-même. Il n’a aucune prétention à l’exhaustivité, mais porte le témoignage de coups de cœur et de plaisirs intellectuels et scientifiques certains.
8Nul ne doutera que je demeure fascinée par cet étrange amalgame alchimique qu’a représenté, à Grandselve, un tel pragmatisme économique, une idéologie si marquée dans la conception globale de la société, un exercice du pouvoir à ce point ancré dans les pratiques contemporaines de la société féodale, même dans leur marche vers l’étatisation du système monarchique.
Notes
1 L’Economie cistercienne. Géographie. Mutations du Moyen Age aux Temps modernes, Flaran 3, Auch, 1983 ; Les Cisterciens de Languedoc (XIIIe-XIVe s.), Fanjeaux n° 21, Privat, Toulouse, 1986 ; Histoire de Clairvaux, Clairvaux, 1991 ; L. Pressouyre, T. Kinder et alii, Saint Bernard et le monde cistercien, Paris, Caisse nationale des monuments historiques et sites/Sand, 1990.
2 Bernard de Clairvaux. Histoire. Mentalités. Spiritualité, Paris, 1992 ; L. Pressouyre (dir.), L’espace cistercien, Paris, CTHS, 1994.
3 Bernadette Barrière, Moines en Limousin. L’aventure cistercienne, Limoges, PULIM, 1998 ; La grande aventure des Cisterciens. Leur implantation en Midi-Pyrénées, OVE Design & Editions, 1999 ; Unanimité et diversité cisterciennes : filiations, réseaux, relectures, du XIIe au XVIe siècle, PU Saint-Etienne, 1999 ; Spiritualité cistercienne : histoire et doctrine, Paris, Beauchesne, 1998 ; Les moniales cisterciennes de Comminges, Bulletin Savès-Patrimoine, 2e et 3e trimestre 2002, Rieumes.
4 V. Maciotta, L’abbaye de Boulbonne et son domaine foncier du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, maîtrise, Toulouse, 1988, manuscrit ; F. Larrieu, L’abbaye de Flaran, maîtrise, Pau, 1988, manuscrit ; S. Enfon, La formation du temporel de Berdoues abbaye cistercienne d’Astarac, des origines à 1220, maîtrise, Toulouse, 1989, manuscrit ; M. Lacaze, Le temporel de l’abbaye cistercienne de Gimont en Gascogne, milieu XIIe-milieu XIVe siècle, maîtrise, Toulouse, 1988, manuscrit et « Les granges de l’abbaye cistercienne de Gimont (milieu XIIe-milieu XIIIe siècle) », AM, 1993, p. 165-182 ; V. Echeveste, Etudes archéologiques des bâtiments médiévaux de l’abbaye de Flaran, maîtrise, Toulouse, 1994, manuscrit ; C. Potel, L’abbaye de Flaran, DEA, Toulouse, 1998, manuscrit. J.M. Garric a élargi sa thèse dans la publication de L’abbaye cistercienne Notre-Dame de Belleperche en Lomagne (Tarn-et-Garonne). Son histoire, Albias, Les éditions Le Mont de Saule, 1997 et L’abbaye cistercienne Notre-Dame de Belleperche en Lomagne (Tarn-et-Garonne). Architecture et décor, Albias, Les éditions Le Mont de Saule, 1999. Retenons encore M. Angles, Le temporel de l’abbaye cistercienne de Bonnecombe en Rouergue, XIIe-XIVe siècle, maîtrise, Toulouse, 2000, manuscrit et « L’abbaye de Bonnecombe, puissance foncière du Rouergue médiéval du XIIe au XIVe siècle », Etudes aveyronnaises, Rodez, 2001, p. 115-124 ; A. Rivière, L’abbaye cistercienne de Nonenque : histoire et temporel au Moyen Age, maîtrise, Toulouse, 2000, manuscrit ; C. Blanc, L’abbaye cistercienne de Candeil, maîtrise, Toulouse, 2000, manuscrit et « Les granges de l’abbaye cistercienne de Candeil (du milieu du XIIe siècle au milieu du XIVe siècle) », Cîteaux, t. 55, 2004, fasc 1-2, p. 21-44 ; H. Massenet, L’Oraison-Dieu, une abbaye de moniales cisterciennes en Comminges, du XIIe au XVe siècle, maîtrise, Toulouse, 2000, manuscrit et « L’Oraison-Dieu de Saint-Hilaire », dans Les moniales cisterciennes de Comminges, Bulletin Savès-Patrimoine, 2e et 3e trimestre 2002, Rieumes, p. 57-82 ; N. Sontot, Le temporel des abbayes cisterciennes de Villelongue et de Rieunette (Aude), milieu XIIe-milieu XVe siècles, maîtrise, Toulouse, 2000, manuscrit.
5 L. Daillez, Escaledieu, abbaye cistercienne, Tarbes, 1990 ; G. Bergez, « L’abbaye de Lum-Dieu, à Fabas », dans Les moniales cisterciennes de Comminges, Bulletin Savès-Patrimoine, 2e et 3e trimestre 2002, Rieumes, p. 44-56 ; Flaran et l’ordre cistercien en Gascogne, Catalogue d’exposition, Centre culturel de l’abbaye de Flaran, Condom, Imprimerie de Gascogne, 1985 ; G. Loubès, « Flaran, les origines », Bulletin du Centre culturel départemental de l’abbaye de Flaran, n° 24, août-octobre 1983 ; J. Baudracco, « L’abbaye de Goujon », dans Les moniales cisterciennes..., p. 20-42 ; J. Mano, « Abbaye de Rieunette », dans Les moniales cisterciennes..., p. 94-108 ; P. Lavergne, « L’abbaye des Salenques », dans Les moniales cisterciennes..., p. 203-209 ; G. Bourgeois, A. Douzou, Une aventure spirituelle dans le Rouergue méridional au Moyen Age. Ermites cisterciens à Silvanès (1120-1477), Le Cerf, 1999 ; B. Chauvin, Pierres... pour l’abbaye de Villelongue. Histoire et architecture, Pupillin, 1992.
6 L’abbaye cistercienne de Grandselve. Contributions à son histoire, Actes du colloque de Montauban, 1997, Société archéologique de Tarn-et-Garonne, 1998.
Voir la bibliographie pour l’ensemble de ces références.
© Presses universitaires du Midi, 2006