Préface

1Dans tous les pays, il est d’une importance extrême pour la recherche historique d’avoir un regard venu de l’extérieur. Les illusions de l’ethnocentrisme sont des plus trompeuses dans ce domaine, car notre discipline a des liens étroits avec la fierté nationale. Les petits états tardivement parvenus à l’indépendance tombent facilement dans ce travers. En effet, la stabilisation de leur vie politique et culturelle constitue un phénomène relativement récent dans leur évolution historique et leur activité scientifique ; c’est pourquoi les contradictions inhérentes à leur développement ainsi que les tabous ou les évidences qu’elles ont fait naître y occupent toujours une place centrale. De plus, l’histoire de ces pays est moins sujette que celle de la France ou des grands États établis d’Europe à une approche critique extérieure.

2En Finlande, ces problèmes sont particulièrement accentués. Il s’agit d’un État européen situé dans la zone intermédiaire entre l’Est et l’Ouest, parvenu tard à l’indépendance et qui porte le poids de tous les traumatismes liés à sa consolidation comme celui des tensions issues des relations nouées avec l’un et l’autre bord. En outre, il y a peu de chercheurs étrangers qui se soient intéressés à son histoire, sinon, à l’occasion, quelques anglo-saxons. Il y a donc un manque presque total d’études françaises sur la Finlande et surtout sur les principaux conflits qui ont accompagné les diverses phases de son émergence en tant que nation.

3L’importance du travail de Maurice Carrez s’inscrit dans cette perspective. C’est une joie pour moi de saluer le point de vue argumenté d’un Français sur l’un des moments-clés de l’histoire contemporaine de notre pays, plus précisément sur sa naissance politique dans les premières décennies du XX^e siècle au cours desquelles le Grand-Duché connut une démocratisation de sa représentation politique (1906), parvint à l’indépendance (1917) mais tomba aussitôt après dans la révolution et la guerre civile (1918). Un seul travail dans la recherche historique française, peut se comparer à l’œuvre présente : c’est la thèse, déjà vieille de trente ans, de Jean-Jacques Fol, L’accession de la Finlande à l’indépendance 1917-1919. Il est juste de rappeler ici le travail pionnier réalisé par cet auteur, tant pour lui rendre hommage que pour mettre en exergue la qualité particulière du livre réalisé aujourd’hui par son ancien élève. Comme son maître en son temps, Maurice Carrez s’est emparé d’un sujet, qui pour des raisons bien compréhensibles a été beaucoup abordé et continue de l’être, mais son point de vue n’en reste pas moins original et neuf. À la différence des autres historiens, autochtones ou non, il examine par le menu la naissance traumatique de l’État finlandais au travers d’un personnage central, Otto Wille (Wilhelm) Kuusinen. Ce dernier fut le dirigeant intellectuellement le plus doué du Parti social-démocrate finlandais avant la tentative révolutionnaire, et c’est au prisme de l’homme politique et de l’intellectuel que notre auteur décrit l’aiguisement des contradictions de classes en Finlande depuis la fondation dudit Parti social-démocrate jusqu’à la guerre civile de 1918.

4Ce n’est pas un hasard si aucun Finlandais ne s’est attelé à l’écriture d’une biographie d’O.W. Kuusinen, surtout avec la même volonté d’approfondissement et d’impartialité du chercheur. Il y a à l’évidence des obstacles d’ordre mental. Après l’échec de la révolution, Kuusinen émigra en effet vers la Russie des conseils ; il devint plus tard un acteur central du Komintern et finalement, après la Seconde guerre mondiale, un membre du Bureau politique du Parti communiste d’Union soviétique. Ces épisodes ultérieurs, considérés comme une trahison de la patrie, ont modelé l’image de Kuusinen en Finlande et même l’activité qu’il avait préalablement déployée dans son pays d’origine n’a pu échapper à cette caractérisation.

5Maurice Carrez, qui n’a pas eu à porter un tel fardeau mental, montre de manière intéressante et beaucoup plus forte que ces prédécesseurs, combien Kuusinen a mis l’accent sur l’autonomie finlandaise vis-à-vis de la Russie avant 1917 et comment, suite à l’écroulement du régime impérial, il s’est engagé sur une ligne clairement indépendantiste. Il est parvenu à de solides résultats en se plongeant à fond dans les sources finlandaises. Sa compétence est au demeurant de haut niveau non seulement en ce qui concerne Kuusinen, mais aussi, plus largement, le mouvement ouvrier finlandais.

6Il faut de surcroît signaler que Maurice Carrez ne s’est pas contenté de livrer une contribution de valeur à la recherche historique sur le XX^e siècle finlandais. Il joue aussi, dans le domaine de l’histoire, un rôle important de passeur culturel entre la Finlande et la France. Il est l’un des acteurs centraux de la rédaction de la Revue d’histoire nordique et la liste de ses comptes rendus d’ouvrages finlandais de recherche ou de ses propres contributions dans divers colloques est à la fois volumineuse et marquante. La publication pour la première fois en langue française d’une biographie d’Otto Wille Kuusinen donne un nouvel et beau relief à cette activité d’intermédiaire ; en outre, grâce à son poids intellectuel, elle donnera une impulsion solide à la recherche finlandaise et lui enverra un message fort.