La pensée politique des avocats au parlement de Dijon au xvii^e siècle

1Lors de sa harangue prononcée à la rentrée de la Saint-Martin 1699, l’avocat général au parlement de Dijon Joseph Durand dénonça le déclin de l’éloquence chez les avocats dijonnais. Selon lui, la cause de cette décadence était évidente : « Les Grecs et les Romains, dit-il, ne l’ont cultivée avec soin et n’ont fait leurs efforts pour y reussir que tandis qu’elle leur a ouvert la porte des magistratures et des dignités ». À Dijon, à la fin du XVII^e siècle, cependant, les avocats trouvèrent barré le chemin qui menait à cette porte. « Combien la vénalité des Charges, qui étoient autrefois deferées aux avocats qui se signaloient dans le Barreau, n’a-t-elle pas rallenti cette noble ardeur avec laquelle ils se portoient à l’Eloquence », demandait Durand1.

2Les ambitions et activités politiques des avocats, qui semblaient tout à fait normales à Durand et ses contemporains, ont récemment fait l’objet de plusieurs études, surtout pour l’époque pré-révolutionnaire. David Bell et Sarah Maza ont souligné l’importance du rôle des avocats dans la formation d’une « politique de l’opinion publique », démocratique et révolutionnaire pendant la deuxième moitié du XVIII^e siècle2. En ce qui concerne Dijon pendant l’Ancien Régime, Michel Petitjean a récemment écrit que « L’on peut dire qu’une partie importante de l’histoire politique de la Bourgogne est étroitement liée à l’histoire du barreau »3.

3Cet essai souhaite examiner brièvement les activités politiques des avocats dijonnais du XVII^e siècle ainsi que l’influence que ces activités eurent sur leur pensée politique et surtout sur leur opinion de la monarchie. Pendant la première partie du siècle, les avocats dijonnais soutinrent l’idée d’une monarchie puissante, parce qu’ils croyaient qu’une telle monarchie était nécessaire pour assurer l’autorité de la mairie de Dijon, où beaucoup d’entre eux eurent des carrières politiques importantes. La centralisation du pouvoir par la monarchie pendant la deuxième partie du siècle, cependant, laissa la plupart des avocats dijonnais sans possibilité d’accéder aux charges municipales et donc sans occasion de réaliser leurs ambitions politiques. Par conséquent, plusieurs d’entre eux se sentirent éloignés du gouvernement royal et exprimèrent leur mécontentement à l’égard de l’absolutisme de Louis XIV.

4Entre la réduction de Dijon par Henri IV en 1595 et le début de la Fronde dijonnaise en 1650, la mairie de Dijon resta essentiellement le corps puissant et quasi indépendant décrit par Henri Drouot dans son étude sur la Ligue en Bourgogne4. Le vicomte-maire, élu chaque année par le peuple, tenait la haute justice civile et criminelle et était (après le gouverneur et les lieutenants généraux) le commandant de la milice bourgeoise ainsi que le président-né et élu perpétuel des états de Bourgogne. La chambre de la ville, qui comprenait le maire et vingt échevins, dont quatorze étaient remplacés chaque année, avait le pouvoir de répartir la taille, de surveiller les activités des hôteliers, des marchands et des artisans, et de faire des ordonnances sur toute matière liée à la police municipale.

5Grâce à leur compétence en droit et en rhétorique, les avocats ont longtemps joué un rôle très important dans les affaires de la mairie de Dijon. Les registres de la chambre de ville montrent que la mairie était en état de conflit perpétuel avec le parlement, le bailliage et d’autres corps locaux pendant cette période. En général, c’étaient les avocats au sein de la mairie qui étaient chargés de s’occuper de la réponse de la ville aux fréquentes « entreprises » sur son pouvoir par ces corps, soit par la voie d’un procès en justice, soit par un voyage au Conseil royal ou auprès du gouverneur de la province pour plaider la cause de la ville5. Par conséquent, ils dominaient la chambre de la ville. Sept avocats, au moins, tinrent le poste de vicomte-maire entre 1595 et 1648. L’avocat Jacques de Frasans fut élu huit fois vicomte-maire. Le graphique 1 montre que les avocats furent nombreux aussi dans l’échevinage. De plus, il y avait d’autres charges municipales, telles que les conseils de la ville, qui s’occupaient des procès dans lesquels la mairie était impliquée et qui donnaient leur avis à la chambre de la ville sur des questions importantes, et les lieutenants de la mairie, chargés de faire la justice municipale. Ces charges étaient strictement réservées aux avocats6.

AVOCATS PARMI LES ECHEVINS A DIJON, 1595-1670 (%)

AVOCATS ELUS A L’ECHEVINAGE DE DIJON POUR LA PREMIERE FOIS, 1600-1710 (%)

6Les préoccupations politiques des avocats dijonnais pendant cette période avaient surtout un caractère local. En réponse à la nouvelle dela nomination du prince Henri II de Condé comme gouverneur d’une Bourgogne alors ravagée par les effets de la guerre et toujours sous le choc des conséquences de l’émeute du Lanturelu à Dijon en février 1630, l’échevin et conseil de la ville Pierre Malpoy écrivit : « Si [Dieu] eust voulu differer le retablissement de cette ville capitale, battuë depuis six ou sept ans de tous les fleaus dont il chatie les pechez des hommes... il n’eust jamais inspiré cette heureuse pensée à ce sainct Roy, duquel il tient le coeur entre les mains »7. Charles Fevret, lui aussi conseil de la ville, écrivit : « Les villes et plat pays sont ruinez et consommez par les emprunts faits pour la fourniture des estappes et entretenemens des garnisons ». Fevret était aussi extrêmement sensible aux bénéfices que la ville et la province tiraient de leurs privilèges. Dans sa Harangue pour la présentation des lettres d’Henri de Condé pour le gouvernement de Bourgogne au parlement de Dijon (1631), il rappela que l’année précédente la monarchie avait voulu établir les élections en Bourgogne et que « [nôtre] beau et excellent privilege d’estre pays d’Estats nous a presque esté ravy et enlevé... Bref, tout ce qui nous pourrait secourir et soulager estoit prosterné, divisé ou escarté »8.

7Cet intérêt pour la politique locale mena donc les avocats dijonnaisvers une conception de la monarchie où le rôle du roi était surtout de régler les disputes entre les institutions locales, de préserver leur autorité traditionnelle et d’assurer la paix locale. Le rapport entre les rois et leurs sujets, selon eux, était aussi d’ordre personnel. Les rois, souvent par l’intermédiaire des gouverneurs, devaient s’intéresser personnellement au bien-être de leurs sujets. Enfin, les avocats de Dijon crurent que la monarchie, même absolue, devait respecter le droit de certains de ses sujets d’exercer des pouvoirs locaux importants.

8« Je ne sçay si j’oserais dire », écrivait Jean de Souvert, conseil des états en 1605, « qu’en ce seul point de s’abstenir de toute nouveauté, consiste ce que doit faire, et ce que doit eviter un corps Politique »9. Pour les avocats de Dijon, « s’abstenir de toute nouveauté » signifiait la préservation d’un système politique local qui leur permettait de réaliser leurs intérêts et leurs ambitions politiques. Quand Henri IV remplaça la méthode traditionnelle d’élection du maire en 1608, afin de mieux la contrôler, ce furent les échevins Jachiet et Grostet, tous deux avocats, qui dirigèrent la riposte de la ville, qui aboutit au rétablissement de l’ancienne forme d’élection en 161110. Quand le parlement, en 1627, obtint un arrêt du Conseil du roi qui exila la chambre des comptes à Autun, l’avocat et échevin Bénigne Perard s’éleva au conseil de la ville afin de protester contre cet affront, « qui estoit contre les privileges acordez par le Roy Henry le Grand d’heureuse memoire, Que ladicte ville n’avoit rien demerité envers S. M. pour la traité de la sorte ». Malgré les protestations du parlement, la ville envoya Perard et l’avocat Étienne Brechillet avec deux autres échevins à Paris pour plaider contre l’exécution de cet arrêt11. Trois ans plus tard, après l’émeute du Lanturelu, ce fut l’avocat Charles Fevret qui parla pour la ville et qui demanda, sans succès, à Louis XIII de ne pas révoquer ses privilèges. Henri II de Condé, en fait, fut loué lors de son entrée par l’avocat Malpoy d’avoir pris soin d’assurer le rétablissement de ces privilèges. « Nous avons desja ressenti des effets [de son governement], tant l’extinction de quelques nouveautez, qu’au restablissment des anciens droits et privilèges de la ville, obtenus par sa faveur de la bonté du Roy, qui luy octroy tant plus facilement ce qu’il luy demande »12.

9Le rôle que les avocats jouèrent dans le gouvernement les a sensibilisés sans doute aux problèmes liés au maintien de l’ordre public. Le mécontentement des vignerons et des classes populaires après leur exclusion définitive des élections municipales en 1611 troubla toujours la classe dirigeante13, et les agitations violentes de 1627 et 1630 ont sensibilisé les avocats aux limites de leur pouvoir. Ce n’est donc pas étonnant de voir que les avocats dijonnais de cette époque écrivirent beaucoup sur les thèmes de la rébellion et de l’obéissance au pouvoir royal. Dans un livre d’éloges publié en 1644, par exemple, l’avocat Bénigne Griguette célébra la réduction de La Rochelle par Louis XIII en 1629 : « Par les desseins ouvers à l’injuste licence /, écrivit-il, Il met fin à ce mal par les punitions / Des autheurs ennemis du repos de la France / Funestes boutefeux de nos divisions »14. L’un des arcs de triomphe dessinés par Pierre Malpoy pour l’entrée de Henri II de Condé à Dijon dépeignait l’histoire de Phorbas tué par Apollon, ou, selon Malpoy, « L’histoire veritable de la defaite de la rebellion appuiée de l’heresie, ès pais de Languedoc et Guienne, par les armes de S. M., et la valeur de S. A. »15. Souvert, au début du siècle, comparait l’art d’être roi à celui d’un chevalier. D’après lui, le devoir principal d’un roi, « est de bien enseigner l’obeissance à ses subjects »16.

10Grâce à leur rôle dans le gouvernement de la ville, les avocats de Dijon eurent souvent l’occasion de voir et de parler directement au roi, aux ministres et aux gouverneurs de la province. On trouve souvent chez eux l’idée que le rapport entre le roi et ses sujets est surtout un rapport personnel. Après le Lanturelu, Fevret s’adressa au roi Louis XIII d’une façon personnelle pour lui demander pardon au nom de la ville. « La grâce que recevront ceux qui se sont engagez dans le crime, dit-il, animera... nos esprits, renforcera nos courages, et excitera l’ardeur de nos affections en telle sorte que V. M. se peut asseurer que nous vivrons et mourrons dans une inviolable fidelité, comme ses très-humbles, très fidels et tres-obeissans sujets et serviteurs »17. Pour la plupart des avocats, les gouverneurs de province incarnèrent ce rapport personnel entre roi et sujet : « Ces charges des gouverneurs sont d’autant plus importantes que les Princes seuls ne pouvans satisfaire à l’execution de leurs bonnes intentions... Car pour ouïr, pour voir, pour agir, pour parler en tant de diverses Provinces, où il est bon de leur ouïe, de leur veüe, de leur action et de leur paroles, il faut nécessairement qu’ils empruntent l’oreille, l’oeil, la main et la langue d’autry »18. Étienne Brechillet fut beaucoup plus direct dans la scène finale de sa pièce de théâtre Le Retour de Bontems, qui fut présentée par l’infanterie dijonnaise dans les rues de la ville pour l’entrée du prince de Condé. Là, le personnage de L’Empirique informe Père Bontems, rendu malade par tous les maux soufferts par la Bourgogne, que « Le plus asseuré théoreme / Pour conserve vostre santé, / C’est d’impétrer de sa bonté / Que tousjours ce prince vous aime »19.

11Pour ces avocats dijonnais, la toute-puissance et l’omnicompétence de la monarchie française ne purent jamais être mises en cause. Ils crurent, néanmoins, que les rois devaient respecter les privilèges et l’autonomie des pouvoirs locaux, ce qui permettait aux avocats de garder leur rôle habituel dans la politique locale. Selon Souvert, le roi devait convoquer les états de Bourgogne tous les ans, « Veu que tout ainsi que le propre du Tyran et la façon de gouverner les nations nouvellement conquises est d’anéantir toute sorte de colleges et communautes, afin d’oster au public les moyens d’intelligence et de se recognoistre ». Plus tard, il dit qu’« Il est loisible à tous corps et communautez licites [de] faire telles ordonnances qu’ils adviseront pour le mieux ; pourveu que par icelles il ne soit desrogé aux statuts faits et homologuez par le souverain, ou entrepris contre les edicts et ordonnances d’iceluy »20. Les avocats de Dijon furent très conscients que le pouvoir de la mairie ne fut au fond qu’un privilège royal. Comme les protestants qui ont dominé la chambre de la ville à Montpellier entre 1561 et 1563, ils crurent cependant que « lorsqu’il y a accord entre les membres de la communauté urbaine, le roi n’a aucune raison d’intervenir »21. Pour les avocats dijonnais il n’y avait donc pas de conflit entre leurs autorités locales et le pouvoir théoriquement absolu de la monarchie française, qui était tout autre qu’un pouvoir tyrannique.

12La situation de Dijon à la veille de la Fronde en 1648 ressembla beaucoup à cette conception idéale de la monarchie. Les Condé, gouverneurs depuis presque vingt ans, assuraient l’ordre public et essayaient de régler les conflits entre la mairie et les autres corps locaux. Leur clientèle comprenait le premier président et le procureur général au parlement ainsi que plusieurs des avocats qui dominaient la chambre de la ville, tels que Jacques de Frasans, Pierre Guillaume et Charles Fevret. Ce ne fut pas, cependant, un signe de la subjugation de la mairie par le gouverneur, mais la conséquence naturelle et attendue d’un système de gouvernement fondé sur les rapports personnels. Même l’avocat Brechillet, qui s’allia avec le parti de l’avocat général Marc-Antoine Millotet contre les partisans du Grand Condé pendant la Fronde dijonnaise22, loua les vertus de Louis de Condé lors de son entrée à Dijon comme gouverneur en 1648. L’un des arcs de triomphe qu’il a dessinés pour cette entrée montrait l’hommage et la soumission des trois ordres de la Bourgogne à M. le prince. Un autre arc représentait Louis comme Mars pacator vainqueur de la discorde, de la guerre et de l’oppression. La grenade que Mars porte dans sa main, expliquait Brechillet, « est symbole des bonnes loix et l’union des citoyens par le bel ordre & agréable disposition de ses grains... Par où nous voulons monstrer que la vertu de ce grand Prince maintient les sujects du Roy dans la concorde et l’union et qu’il appaise les divisions qui pourraient troubler la France ». La Bourgogne, selon Brechillet, devait être très reconnaissante d’être « dans le repos sous son heureux gouvernement, de mesme que l’isle de Dele auparavant flotante fust arrestée par la naissance d’Apollon »23.

13Entre l’arrestation de Condé par Mazarin en 1650 et les édits royaux de 1668 qui transformèrent la mairie de Dijon en arme administrative de la monarchie, tout bascula. En juillet 1650, le vicomte-maire Millotet, soutenu par le duc de Vendôme qui assumait les fonctions de gouverneur, obtint des lettres de cachet qui lui permirent de remplacer les échevins alliés de Condé. Les partisans de Condé furent rétablis en mai 165124, mais en septembre suivant, l’avocat François Maleteste, ami de Millotet et son successeur à la mairie, obtint encore le pouvoir de changer les échevins élus avec ceux de son gré. En juin 1653, enfin, Mazarin écrivit à la ville pour ordonner le maintien de Millotet dans la charge de vicomte-maire25. Le duc d’Épernon, gouverneur de 1652 à 1660, continua ces « abus de pouvoir ». Quand ses candidats à l’échevinage ne furent pas retenus, en juin 1656, il obtint un arrêt du Conseil d’État réduisant le nombre des échevins de la ville à six. L’échevinage fut rétabli dans sa forme originale en 1658, mais l’année suivante, après la défaite de Millotet, candidat d’Épernon à la mairie, le Conseil d’État annula les résultats de l’élection26. En juin 1660, la mairie fut avisée par le Conseil privé que l’ancien système ne resterait en vigueur qu’ « en attendant un règlement qui ne pourra être changé »27.

14Ces actions créèrent des divisions politiques parmi les avocats dijonnais. Membre du parti royaliste, l’avocat Jean Nicolas, par exemple, décrivit Millotet comme « Le pere de la liberté renaissante, & le réparateur de l’ancienne franchize estoufflé soubz le poidz de la tyrannie et de l’oppression La Mort des partis, le fouldre des partisans dont les sanglants exactions ont longuement devoré la province »28. L’avocat Jean Godran vit les choses tout autrement. À la nouvelle de la libération de Condé en janvier 1651, il écrivit à propos des partisans de Millotet : « Mais à quoy bon ces partisans / ces troubles de contestements / Laissons là ces pestes publiques / qui méritent passer les picques ». Selon lui, ils furent aussi coupables de trahison contre les privilèges de la ville que ceux qui avaient failli y imposer les aides et les élections vingt ans plus tôt29.

15Les écrits des avocats de cette période se montrent plus ambigus envers la puissance du pouvoir central. En 1631, par exemple, Fevret loua « ce grand et eminentissime Cardinal de Richelieu », mais, seulement treize ans plus tard, Griguette fut beaucoup plus équivoque. Dans son éloge de Richelieu, il refusa expressément d’exalter les oeuvres du cardinal : « Je te laisse (Lecteur), écrivit-il, à decider ce point »30. Il évoqua aussi le problème du tyran dans sa pièce de théâtre, La mort de Germanie Caesar (1646). Dans cet ouvrage Placine, la femme ambitieuse du consul Pison, persuade ce dernier d’assassiner le prince Germanic, dont l’empereur Tibère craint le pouvoir et la popularité croissants. Le prince Germanie décrit par Griguette est un serviteur fidèle de son roi. Il a maté des rébellions, pacifié des provinces et vaincu les ennemis de l’empire. Mais tout cela ne lui a valu que la haine d’un tyran ingrat. Conscient de la jalousie de Tibère, le prince Germanie se dit prêt à renoncer à toutes ses gloires pour « des naifves douçeurs des plaisirs innocens, / la liberté d’aller de Province en Province, / Pour n’estre point sujet aux caprices d’un Prince, / Hors de penible soin d’un estat altéré, / Laisseroit à ces jours un repos asseuré »31. Lors de son arrestation par Mazarin quatre ans plus tard, Louis de Condé fit allusion à cette histoire classique de l’injustice du tyran : « Comprenez-vous rien à mon arrestation, dit-il, Rappelez-vous pourquoi Tibère ne pouvait souffrir Germanicus »32. Échevin en 1656, Griguette mena la résistance de la chambre de la ville aux tentatives du duc d’Épernon pour installer ses candidats à l’échevinage33.

16La transformation de la mairie de gouvernement local en agence administrative de la monarchie, sous contrôle du gouverneur et de l’intendant, fut accomplie à partir de 1668. L’édit de juin 1668 réduisit définitivement le nombre des échevins de la ville à six. Malgré l’opposition formée par l’avocat Calon, l’intendant et le gouverneur suivirent l’admonition royale d’y tenir la main. Maires et échevins furent désormais élus tous les deux ans, mais souvent le gouverneur reconduisit des chambres au-delà de ce terme34. Par conséquent, comme nous le montrons dans le graphique 2, la plupart des avocats de Dijon furent exclus des charges municipales. Même les charges de conseils de la ville furent réservées aux avocats qui appartenaient à la clientèle des Condé35, qui furent encore gouverneurs de Bourgogne après 1660. La vente des charges municipales en 1692 compléta cette fermeture de la chambre de la ville.

17Par rapport à la mairie telle qu’elle existait depuis l’époque des ducs de Bourgogne, les pouvoirs du gouvernement municipal après 1668 furent très diminués. Les intendants, après 1668, eurent la tutelle sur la fiscalité municipale. La chambre de la ville n’eut plus son ancienne autonomie et souvent la seule responsabilité de la mairie fut de mettre à exécution les décrets des gouverneurs et des intendants. L’édit le plus important, cependant, fut celui du Conseil d’État de 1678. Cet édit interdit à la ville d’envoyer des députations auprès du roi, ses Conseils ou ses ministres sans autorisation préalable de l’intendant36. Les conséquences de cet édit furent énormes. En mettant un terme au rapport direct entre la ville et le roi, il priva celle-là d’un honneur qu’elle avait toujours eu en tant que corps politique du royaume37. Les avocats, souvent députés auprès du roi par la ville, en furent les plus sensiblement touchés car ils n’eurent plus d’occasion de voir ou de s’adresser directement au pouvoir central.

18Pour une partie des avocats dijonnais, ces changements provoquèrent un sentiment d’ambiguïté envers l’importance de la vie politique. Prenons pour exemple le discours de l’avocat Pierre Monin lors de sa démission du poste de vicomte-maire en 1679 : « Il faut que le sage mondain, dit-il, ... se charge du maniment des affaires publicques, sauf à luy, apres avoir donné ses services à l’estat, de songer à une honnorable retraite ». Comme Sénèque, Monin dit que le sage mondain doit éviter la vie politique, sauf en cas de nécessité, afin de « former le model d’un cytoyen parfait par son exemple en secourant la republicque de ses conseil »38. Opposons cette opinion à celle de l’avocat Louvent Gelyot (1609) dans son éloge de feu le vicomte-maire Jean de Frasans, lui aussi avocat. Gelyot décrit Frasans comme « Ce Hercule vainqueur » qui a sauvé Dijon du « monstre » des brigues et monopoles « par l’effort de sa vertu »39. Selon Gelyot (et en toute probabilité Frasans) l’homme de vertu doit se mêler de la vie politique au lieu de la fuir.

19Exclus de la vie politique locale, beaucoup d’avocats dijonnais se tournèrent vers la jurisprudence. La fin du XVII^e et le début du XVIII^e siècle furent une époque très active pour l’étude des coutumes bourguignonnes. Au moins dix avocats publièrent des commentaires sur les coutumes de Bourgogne pendant cette période, et quelques-uns parmi eux, tel l’avocat Jean Melenet, tentèrent la réforme entière des coutumes bourguignonnes, largement inchangées depuis 145940.

20Ce genre d’ouvrage, cependant, ne fut pas tout à fait apolitique. La place du droit romain dans la jurisprudence bourguignonne a toujours été incertaine. D’après les lettres patentes données par le duc Philipe le Bon en 1459, le droit romain pouvait être utilisé en tout cas où les coutumes étaient ambiguës ou muettes. La place exacte du droit romain dans la jurisprudence bourguignonne resta ambiguë mais incontestée jusqu’à la fin du XVII^e siècle41. Entre la fin du XVII^e et le début du XVIII^e siècle, cependant, une controverse éclata. D’un côté, l’académicien célèbre et président au parlement Jean Bouhier présenta le droit romain comme le nec plus ultra de la jurisprudence et ridiculisa les particularités locales. De l’autre côté se trouvèrent plusieurs avocats dijonnais, tels Melenet, Guillaume Raviot et Gabriel Davot. Selon eux, le droit romain n’avait eu qu’un rôle très limité dans la jurisprudence bourguignonne, où on ne fait référence au droit écrit qu’après l’examen des coutumes des provinces voisines et du droit commun coutumier42. En soulignant les particularités du droit local au lieu des doctrines universalistes et absolutistes, il est possible que ces avocats aient voulu exprimer leur mécontentement face à la centralisation du pouvoir de la monarchie absolue de Louis XIV.

21La critique la plus sévère de l’absolutisme de Louis XIV, cependant, passa presque inaperçue à Dijon et ailleurs. Publiés dans l’anonymat en 1700, presque tous les exemplaires de l’Histoire de Calejava, ou de l’isle des hommes raisonnables, de l’avocat Claude Gilbert, furent brûlés par l’auteur lui-même. Gilbert, semble-t-il, fut inquiété par la réponse de certains grands dijonnais à son ouvrage43. Son Calejava est une utopie cartésienne où les hommes sont gouvernés par la raison parfaite. Le roi de l’île, Cacoumison, a démissionné depuis longtemps, convaincu par la raison que tous les hommes sont égaux et que toutes les lois doivent être faites pour leur bien-être et avec leur consentement44. Cet esprit politique nécessite même un changement dans l’organisation des ménages, le vrai modèle du gouvernement d’une république selon Jean Bodin. D’après celui-ci, la famille est fondée sur le pouvoir absolu du père comme l’État est fondé sur l’autorité absolue du roi45. Afin d’éviter le risque de la tyrannie, cependant, les familles de Calejava sont organisées d’une façon tout à fait différente. Les enfants de l’île, selon Gilbert, « sont affranchis de l’empire paternel, dont le poids les acable dans les autres Pays, & les expose aux caprices d’un homme fort souvent déraisonnable »46. Au lieu d’un père tyran, ils sont élevés par des professionnels chargés de leur faire apprendre à raisonner correctement. À l’inverse de Bossuet, Gilbert croit aussi que l’ordre politique n’est pas ordonné par Dieu, mais fait par les hommes. « En vain dira-t-on », explique l’un des habitants de Calejava, « que Dieu connoit [les loix], puisque c’est l’homme et non pas Dieu qui les fait, et les fait avec une entière liberté »47. Par conséquent, les Calejavans disent que « L’on doit point d’obéissance aux loix dont l’observation ne produit aucun bien, ou dont l’infraction ne cause aucun mal ». En fait, les particuliers et les magistrats sont obligés « de faire leurs efforts pour rendre ces loix sans effet et sans force »48. La raison et non pas le droit divin, selon Gilbert, est la source unique de toute autorité politique.

22Pour terminer cette étude de la pensée politique des avocats de Dijon au XVII^e siècle, nous voulons souligner l’importance de cet ouvrage. Les idées exprimées dans l’Histoire de Calejava ne représentent pas, peut-être, celles de la majorité des avocats dijonnais à la fin du XVII^e siècle. Les renseignements que nous avons sur la vie de Gilbert, pourtant, laissent l’impression qu’il fut un avocat très ordinaire49. Ce furent des avocats comme lui qui dominèrent la chambre de la ville de Dijon au début du siècle. Mais Gilbert, malgré sa prédilection pour la politique, n’obtint jamais une charge à la mairie. Les avocats de Dijon au début du siècle soutinrent une monarchie puissante, car ils crurent qu’une telle monarchie leur permettrait, grâce à leur compétence en matière de droit et de rhétorique, d’avoir des places importantes dans la vie politique locale. Le fait que la monarchie absolue de Louis XIV les ait exclus de cette vie peut expliquer pourquoi Gilbert a choisi d’écrire sur un ordre politique où la raison, toujours le domaine des avocats, est le seul critère du mérite politique et personnel.

23L’Histoire de Calejava prévoit certaines idées politiques des Lumières ainsi que les critiques des gouvernements de Louis XV et Louis XVI. De plus, elle propose la possibilité que, plus d’un demi-siècle avant les crises de l’époque pré-révolutionnaire, et loin du monde des hommes politiques qui se trouvèrent alors à Paris et à Versailles, il y ait eu des Français peu extraordinaires qui songeaient déjà à des alternatives radicales à l’absolutisme, ou encore au système monarchique lui-même.