1Le personnage de Jean de Coras est surtout connu à travers trois aspects de sa carrière : le grand jurisconsulte et professeur de droit1 ; le juge et chroniqueur de l’affaire Martin Guerre2 ; enfin le parlementaire toulousain zélé pour la cause de la Réforme et assassiné lors de la Saint-Barthélemy3.

2Quelques éléments de la vie de Coras sont longtemps restés controversés : est-il né en 1513 ou 1515 ? À Réalmont ou à Toulouse ? Qui a commandité le massacre du 4 octobre 1572 au cours duquel il perdit la vie ? À ces quelques questions peuvent s’en ajouter d’autres, tout aussi importantes : quand Coras est-il passé à la Réforme ? Dans quelles circonstances ? Quelle place a-t-il pu tenir, en tant que partisan de la « nouvelle prétendue religion », au sein d’un parlement très majoritairement catholique ? Quelle a été sa participation aux soulèvements calvinistes qui ont eu lieu entre 1562 et 1572 ?

3Les sources permettant d’élucider ces différentes questions sont assez diverses : quelques documents issus des archives du parlement de Toulouse, quelques récits contemporains des guerres de Religion4, les Lettres de Jean de Coras éditées par Charles Pradel5, une biographie latine de Coras éditée de son vivant6 et, bien sûr, les ouvrages du jurisconsulte et conseiller lui-même.

4Jean de Coras est bien né à Réalmont7, si l’on en croit son ami, le professeur de droit et conseiller au présidial de Montpellier Antoine Usilis, à la date probable du 3 décembre 15158. Mais il est élevé à Toulouse où, très jeune, il étudie le droit. Puis il enseigne le droit civil et parfait ses connaissances à travers la France et l’Italie. Il rentre à Toulouse une première fois, où il est nommé régent de droit civil. Mais son école est incendiée au cours d’une émeute (1540). Vers 1544, il repart, pour Valence cette fois, puis de nouveau pour l’Italie. Là, il est engagé par le duc de Ferrare comme professeur de droit. Il rentre définitivement à Toulouse après la mort de sa première femme, Catherine de Boyssonné9, probablement en 1552.

5Au cours de ce début de carrière aussi mouvementé que glorieux, Coras a côtoyé des personnalités extrêmement diverses à une époque où les « idées nouvelles », notamment religieuses, circulaient beaucoup au sein des élites intellectuelles. Est-ce à l’université de Toulouse, au contact de professeurs tels que Boyssonné, jugé pour hérésie en 153210, que Coras adhère au christianisme réformé ? Ou bien lors de ses séjours à Valence et à Ferrare où la Réforme était prêchée avec ardeur ?

6Il est difficile de retracer le cheminement spirituel de Coras, faute de renseignements précis à ce sujet. D’ailleurs, dans les premières années de la Réforme française, il était bien souvent impossible de distinguer les véritables « sectateurs de Luther et Calvin » des catholiques authentiques attirés par la lecture et la méditation des Ecritures (Boyssonné en est un exemple type).

7Est-ce en calviniste convaincu que Coras fait son entrée au parlement de Toulouse le 4 février 155311 ? Ceci est loin d’être sûr, même si certains érudits avancent sans preuve la date de sa « conversion » à 1548, par exemple12. D’ailleurs, un indice semble suggérer qu’en 1553 Coras n’est pas encore gagné aux idées de la Réforme : lors de son introduction au parlement, il prête serment la « main levee vers la passion figuree de notre Seigneur Jesus-Christ », c’est-à-dire probablement en direction d’un crucifix13. Or, toute image ou statue est considérée comme un objet d’idolâtrie pour un calviniste. À moins que le désir d’accéder à cette charge prestigieuse ne fût encore plus fort que les convictions religieuses d’un Coras moins zélé que celui des années 1560 ? Toutes les hypothèses méritent d’être retenues... Mais n’oublions pas que les nouveaux convertis sont souvent les « militants » les plus enthousiastes et les moins modérés. Par ailleurs, le très catholique Henri II, qui n’aurait jamais nommé un huguenot dans sa cour souveraine de Toulouse, avait dû sans aucun doute se renseigner sur la spiritualité et l’appartenance eccliésiale de Jean de Coras.

8Après ces quelques indices, voici semble-t-il une preuve de la catholicité de Coras en 1553, et même au-delà : dans un de ses ouvrages datant de 155714, le jurisconsulte affirme que « le seul consentement des parties et non point le lict, ou attouchement charnel, faict le mariage. Ce qu’est très veritable : car autrement entre la glorieuse vierge Marie, et saint Joseph, n’y eust eu vray mariage : partant que ceste très sacree Dame persévérera en perpetuelle virginité qu’elle avoit voüee ». A-t-on déjà vu un protestant tenir pareil discours ?

9C’est très probablement dans les années 1558-1561, qui marquent l’apogée de l’Église réformée de Toulouse15, que Jean de Coras rejoint le camp calviniste. À l’aube des premières guerres de Religion, il n’est en effet plus possible de rester neutre. Coras, qui est un homme en avance sur son temps, préfère choisir une Eglise « moderne » et de laquelle il se sent peut-être depuis longtemps très proche, plutôt qu’une religion restée encore très « moyennageuse ». Sa participation à la première guerre civile dans le parti protestant est par ailleurs quasi certaine, nous aurons l’occasion d’y revenir.

10C’est pendant ces dernières années de paix que Coras instruit la fameuse affaire Martin Guerre dont il a laissé le récit. Sa fonction de conseiller ne l’empêche donc pas de consacrer une bonne partie de son temps à l’écriture. Il n’a en fait cessé d’écrire depuis sa nomination à la cour de Toulouse : le roi lui-même l’encourage à poursuivre son oeuvre et l’autorise à faire copier les extraits des procès par un clerc assermenté, afin de ne pas être surchargé de travail16 !

11Mais avec le début des conflits, si Coras abandonne la plume, ce n’est pas pour mieux se consacrer à ses activités de conseiller, mais plutôt dans le but de militer pour la Réforme. Il participe activement au soulèvement de 1562, même s’il n’en a sans doute pas été l’instigateur, comme l’affirment certains17 : il figure parmi les personnes poursuivies après la défaite des réformés à Toulouse ; il est d’ailleurs l’une des victimes de « l’auto-épuration » du parlement : sur 74 membres de la cour, 30 sont interdits18. Pourtant, tous ces proscrits ne sont pas protestants, mais parfois catholiques modérés ou, tout au plus, intéressés par les doctrines réformées. La présence de Coras parmi eux ne prouve donc même pas son adhésion à la Réforme, encore moins son rôle de meneur de la rébellion19. Mais le récit de La Popelinière, témoin occulaire de mai 1562, prouve son engagement dans le parti huguenot à cette date : le conseiller toulousain n’aurait dû son salut qu’à l’intervention de Fourquevaux. Ce dernier aurait eu « grand peine de le sauver d’entre les mains du peuple qui l’appelloit le Ministre de la Cour »20. Il ressort donc de ce témoignage, que Coras agissait en véritable missionnaire de la cause réformée parmi ses collègues. Peut-être les 29 autres parlementaires proscrits avaient-ils écouté d’une oreille trop attentive les « prédications » du « ministre » Coras ?

12Quoi qu’il en soit, c’est le conseiller calviniste Coras qui s’affirme par la suite : s’appuyant sur ses bonnes relations avec la monarchie21, il s’efforce d’obtenir sa réintégration au sein du parlement de Toulouse. Le 22 octobre 1562, en compagnie de Cavagnes, un collègue huguenot, il présente aux parlementaires toulousains des lettres patentes qu’il a reçues du roi, mettant un terme à la poursuite des protestants22. Mais la cour ne daigne pas en tenir compte : la déclaration est rejetée quelques jours plus tard, tandis que Coras et Cavagnes sont renvoyés jusqu’au 11 novembre. Charles IX se voit contraint de donner une seconde déclaration le 9 novembre confirmant l’amnistie accordée dans la première. Mais le conflit entre la monarchie et le parlement de Toulouse se poursuit : le 10 mai 1563 (malgré la paix conclue le 19 mars), la cour impose à ses membres une profession de foi excluant tout compromis avec les doctrines calvinistes23. Le croyant réformé Coras ne pouvant se soumettre à de tels dogmes n’est rétabli dans son office qu’en août 1563, mais sans avoir à faire profession de foi24. Un arrêt du Conseil est adressé au parlement de Toulouse, cassant les procédures faites contre les parlementaires interdits. La cour réagit en décidant d’envoyer des remontrances au roi25… en vain. La persévérance de Coras a payé.

13Mais le jurisconsulte toulousain (d’adoption) compte également des ennemis en dehors du parlement. C’est ainsi que l’évêque d’Albi26, le cardinal Strozzi, excommunie Coras en 1565. Cette procédure peut paraître surprenante, étant habituellement formulée par le seul évêque de Rome, et destinée à des catholiques alors que Coras affiche son calvinisme depuis trois ans au moins. Pourtant, la monarchie, qui décidément n’abandonne pas celui qui compte parmi ses plus brillants officiers, y attache de l’importance : des lettres royales datées du 18 mars 156627 cassent la condamnation faite par le cardinal Strozzi « comme faict par personne non ayant puissance ». Le pouvoir royal étant d’un gallicanisme au-dessus de tout soupçon, il est donc difficile d’expliquer cette décision par un quelconque désir de se soumettre à la législation papale.

14Les six années qui suivent, et qui sont les dernières de la vie de Coras, sont extrêmement mouvementées. Sans qu’il soit possible d’en donner la date exacte, mais très probablement en 1567, le jurisconsulte réformé doit cumuler à sa charge de conseiller au parlement de Toulouse celle de chancelier de la très huguenote reine de Navarre Jeanne d’Albret28. C’est d’ailleurs en tant que chancelier de Navarre que Coras participe à la défense de La Rochelle. Il y est demeuré du 16 novembre 1568 au 27 avril 1569 au moins29. Vers 1570, il est également « Intendant de la justice et finances de Messeigneurs les Princes [protestants] »30.

15Son engagement dans le camp réformé à travers ces diverses fonctions laissait-il à Coras le temps de se consacrer à sa charge de conseiller au parlement de Toulouse ? Le fait de servir à la fois Jeanne d’Albret, les princes protestants et Charles IX semble lui avoir parfois posé des problèmes quasi insolubles : à témoin une lettre datée du 3 septembre 1567 où Coras se plaint des demandes pressantes de la reine de Navarre ; celle-ci l’appelle auprès d’elle alors qu’il ne peut quitter le parlement sans une « provision de dispense » du roi dûment enregistrée par la cour de Toulouse31.

16Par ailleurs, le très catholique parlement de Toulouse, très tôt hostile à la Réforme, et qui avait en 1562 exclu ses conseillers calvinistes, ne change pas de politique au cours des trois autres conflits religieux qui s’échelonnent entre 1567 et 1572 : il condamne Coras à la confiscation de ses biens (1570)32 ; et dix ans après l’exclusion des conseillers réformés et leur réhabilitation mouvementée par la monarchie, le roi est de nouveau contraint d’intervenir par lettres patentes du 14 mai 157233 : sa cour souveraine de Toulouse, par décision inscrite sur un registre secret, refusait à Coras et à ses collègues huguenots de participer aux procès entre catholiques.

17Jean de Coras, aux dires mêmes de son épouse, compte à cette époque bien peu d’amis à Toulouse34. Outre les parlementaires catholiques, les capitouls, qu’il a souvent critiqués dans ses écrits35, n’ont sans doute guère de sympathie pour lui. Pourtant, Coras qui se trouve à Réalmont, sûrement depuis la fin de la 3^e guerre civile (1570)36, décide de revenir à Toulouse. Probablement est-il influencé dans son choix par le climat desécurité apparente qui suit la paix de Saint-Germain et par les sollicitations de son fils Jacques qui l’incite à rentrer37. Il sera l’une des 200 à 300 victimes des massacres du 4 octobre 1572.

18Les circonstances de la Saint-Barthélemy toulousaine et donc de la mort de Jean de Coras sont longtemps restées très controversées. Ceci s’explique par l’utilisation exclusive par certains historiens ou érudits de sources parfois très contradictoires et partiales : les écrits des chroniqueurs catholiques et protestants contemporains des guerres de Religion. Car le calviniste Crespin38 par exemple, accuse le premier président Daffis d’être le commanditaire du massacre ; la Briefve instruction de ce qui a passé en la ville de Toulouze...39, anonyme et apparemment catholique, donne une autre version des faits : le conseiller Lathomy serait le principal responsable de l’exécution des prisonniers protestants ; quant au chroniqueur réformé Gâches40, il désigne l’avocat général Duranti comme l’organisateur de la Saint-Barthélemy de Toulouse ! D’où destravaux de recherches sur le protestantisme toulousain à des dates parfois récentes qui accusent l’un ou l’autre de ces trois parlementaires41.

19Les accusations portées à l’encontre du parlement de Toulouse sont graves. Qu’en est-il réellement ?

20Dans les jours qui suivent le 24 août 1572, la nouvelle de la Saint-Barthélemy parisienne se répand en province. À Toulouse, malgré l’engagement prit par le gouverneur de Languedoc, le duc de Joyeuse, de respecter l’édit de paix42, dès le 4 septembre, 300 huguenots environ sont emprisonnés par ordre du parlement et des capitouls. Parmi eux se trouvent Jean de Coras et ses deux collègues protestants François de Ferrière et Antoine de Lacger43. Un notable est envoyé à Paris pour connaître les intentions du roi. Le premier président fait savoir par écrit à Charles IX l’emprisonnement des calvinistes dans la conciergerie44. Dans les semaines qui suivent, les prisonniers sont interrogés. Coras, Lacger et Ferrière comparaissent une première fois devant des « commissaires deputez par la court » le 23 septembre, mais refusent de répondre aux accusations qui pèsent contre eux : des documents compromettants dus aux trois conseillers auraient semble-t-il été saisis. Lafaille avance l’hypothèse d’une conspiration des trois hommes contre la ville45. Le 27, ils sont admonestés par la cour de répondre à leurs interrogateurs46. Aucun arrêt de condamnation à l’encontre de Coras et de ses coreligionnaires n’a été retrouvé dans les archives du parlement de Toulouse. Par ailleurs, la procédure n’ayant été, à la date du 27 septembre, qu’à peine entamée pour les trois conseillers, ces derniers auraient été victimes le 4 octobre d’une exécution vraiment sommaire47 ! En fait, l’exécution de Coras a été, de même que celle des autres prisonniers huguenots, le fait d’une bande d’extrémistes catholiques dirigée par un riche marchand toulousain, Pierre Delpuech, capitoul en 1562. Celui-ci, accompagné de son fils, revient de Paris, se disant porteur d’un ordre du roi de procéder à l’exécution des protestants. Les deux hommes sont accompagnés d’environ 60 à 80 spadassins armés de haches et de couteaux. Le 4 octobre, les hommes armés pénètrent de force dans la conciergerie et massacrent les prisonniers un à un après les avoir appelés par leur nom. Coras ayant refusé de suivre ses bourreaux est massacré dans sa cellule. Puis il est pendu en tenue de conseiller au grand orme du palais de même que Ferrière et Lacger48.