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Crises et tensions d’un parlement au temps des guerres civiles : le parlement de Bordeaux dans la seconde moitié du xvie siècle
p. 721-731
Texte intégral
1Créé en 1462, le parlement de Bordeaux a difficilement grandi dans la seconde moitié du XVIe siècle sous l’ombre peu tutélaire de ses deux voisins : Paris et Toulouse. N’avaient-ils pas sur lui l’avantage de l’ancienneté et n’ont-ils pas été amputés pour permettre la constitution du ressort du parlement de Bordeaux ? Ce dernier comprend l’Aunis, la Saintonge, l’Angoumois – rattaché en 1542 –, le Limousin, le Périgord, le Quercy, l’Agenais, le Bazadais, le Condomois, le Labourd et l’Armagnac. Cette dernière région, détachée en 1517 au profit de Toulouse, sera réclamée en vain par les parlementaires bordelais au cours du XVIe siècle notamment lors d’une mission à la cour en novembre 1561. À ces amputations douloureuses pour les uns et les autres, s’ajoute pour le parlement de Bordeaux la référence au modèle parisien : « nostre dite cour est érigée à l’imitation de nostre dite cour de parlement de Paris, voulants l’ordre et forme qui y est observé estre observé en nostre dite cour de parlement de Bordeaux », rappelle François Ier en 15201
2Dans quelle mesure cette dépendance ou cette conscience d’une tutelle des parlements plus anciens a-t-elle contribué à aggraver les crises du XVIe siècle ? N’est-ce pas plutôt la spécificité de la Guyenne et de son gouvernement qui est à l’origine des tensions majeures traversées par le parlement et de son attitude vis-à-vis des « troubles » de Religion ?
Les crises de croissance
Des crues d’offices mal supportées
3L’accroissement du nombre des conseillers dans la première moitié du XVIe siècle reflète celui de leurs fonctions et compétences. Sous le règne de Louis XII, est créée une chambre des enquêtes et, au début du règne de François Ier, en 1519, est instituée une chambre criminelle spécialisée, la Tournelle, composée de 8 conseillers et d’un président. En 1543 est mise en place une seconde chambre des enquêtes, forte de 15 conseillers et 2 présidents. Cet accroissement répond avant tout à la multiplication des offices née des besoins d’argent dus aux guerres contre Charles Quint. Ainsi, sous le règne de François Ier, le nombre des conseillers et des présidents est plus que doublé et, en soixante ans, de 1483 à 1543, il a été multiplié par trois. C’est durant cette période de « crues » de charges, très mal acceptées par ceux qui sont en place, que se situe l’éclipse brutale de 1548.
L’éclipse de 1548
4Ses origines sont bien connues : l’imposition de la gabelle et l’instauration des greniers à sel enflamment les provinces de l’Ouest et provoquent à Bordeaux la grande révolte d’août 1548 au cours de laquelle le représentant du roi, Tristan de Moneins, est massacré par la foule. La répression, menée par le connétable de Montmorency, est féroce. Elle n’épargne personne et s’exerce aussi contre le parlement dont les atermoiements, au plus fort de la rébellion, ont déplu à Henri II : il est provisoirement remplacé par une juridiction formée de conseillers parisiens, toulousains, rouennais, auprès desquels restent en place deux présidents bordelais. Quant aux meneurs de la révolte, ils sont traduits devant le parlement de Toulouse, ce qui était une humiliation supplémentaire pour les gens de justice bordelais. Cette cour siège six mois, d’août 1549 à janvier 1550, date à laquelle le parlement de Bordeaux reprend ses fonctions au palais de l’Ombrière.
L’assimilation difficile des conseillers de la cour des aides de Périgueux
5Leur intégration forcée survient après cette crise majeure, à un moment où le parlement, déjà traversé de tensions religieuses, a bien du mal à retrouver ses prérogatives antérieures. Créée en 1553, confirmée en 1554, mais supprimée en 1557, la cour des aides de Périgueux n’a pas résisté à l’assaut conjugué de ses rivales de Paris et de Montpellier. Cette dernière a récupéré, dès 1556, la partie orientale de la Guyenne dans son ressort. Cet assaut d’une cour concurrente se double de plaintes des habitants les plus éloignés qui ne trouvent qu’incommodité à séjourner à Périgueux durant les procédures qui les concernent. Pourtant, d’emblée, lesdouze offices de conseiller et les deux de président avaient trouvé preneurs parmi des notables périgourdins et bordelais. Parmi eux se trouvait le père de Montaigne qui résigna, en 1557, son office en faveur de son fils2.
6Cette année-là, en mai 1557 – ordonnance de Fère-en-Tardenois –, un édit supprime la cour des aides de Périgueux et incorpore ses officiers au parlement de Bordeaux. Pour prévenir le mécontentement des magistrats périgourdins et faciliter leur intégration, l’édit spécifie que leur premier président, Fronton de Bérault, deviendra cinquième président à mortier au sein du parlement et que les autres, y compris les gens du roi, seront reclassés dans les chambres du parlement avec le titre de conseiller, tout en gardant leurs anciens gages qui étaient légèrement supérieurs. Face à l’émoi des Bordelais et à leurs délégations, le Conseil du roi permet que tous les Périgourdins soient regroupés dans une seule chambre, celle des requêtes, au lieu d’être dispersés dans l’ensemble de la cour. En même temps, ils se voient confier une compétence de cour des aides de Bordeaux, tout en partageant les fonctions de leurs nouveaux collègues des requêtes. Ce statut inconfortable attise l’hostilité des Bordelais qui multiplient tracasseries et mesquineries de préséances à l’égard de leurs collègues. C’est en défenseur des droits des Périgourdins, auxquels il appartient, que Montaigne fait ses débuts au parlement de Bordeaux. Le conflit s’apaise en août 1561 avec l’édit de Saint-Germain-en-Laye qui supprime à la fois la cour des aides et la chambre des requêtes du parlement de Bordeaux. Le parlement avait eu gain de cause. Il faut attendre le mois d’août 1580 – édit de Saint-Maur-des-Fossés – pour que soit rétablie une chambre des requêtes.
7Les quatre années, 1557-1561, qui voient le déroulement de cette guerre d’usure dans les murs du palais de l’Ombrière sont aussi celles de la mise en place des clans religieux à l’intérieur du parlement, lorsque se précise le danger d’un affrontement entre catholiques et protestants. Il n’est pas interdit de penser que l’arrivée de nouveaux conseillers, si peu désirés, pouvait brouiller les cartes et modifier, au sein de la cour, le rapport des forces religieuses.
Crises de conscience
Mise en place du syndicat
8Au moment où débutent les guerres civiles, dans les années 1561-1562, avec pour étincelle le massacre de Vassy, survenu en mars 1562, il y a plus de trente ans déjà qu’ont pénétré au parlement les idées réformées, d’abord luthériennes, ensuite calvinistes. Il suffit de se référer à la surveillance exercée par la jurade et le parlement de Bordeaux à l’encontre du tout nouveau collège de Guyenne, créé en 1533, pour mesurer la précocité de ce contrôle des esprits et des âmes3. Il est vrai que des régents du collège ont été dans la cité les meilleurs relais de la Réforme et de son imprégnation dans la génération des conseillers qui entre au parlement dans la décennie 1550-1560, celle-là même de La Boétie et de Montaigne. La surveillance du collège de Guyenne annonce le grand tournant des années 1540 qui confère à la cour, par volonté royale, une compétence élargie en matière de lutte contre l’hérésie. C’est la prise en main de la justice par les cours souveraines au détriment de l’officialité et de l’inquisiteur royal4. L’édit de Fontainebleau, le 1er juin 1540, souligne le souci d’efficacité lié à cette procédure : « Pour obvier au circuit et longueur desquelles, et à ce que la vindication publique et exemplaire de telles meschancetez soit plus promptement et diligemment faite et exécutée ».
9Henri Patry a publié, pour la période 1541-1559, les arrêts du parlement de Bordeaux qui ont trait à la crise religieuse5. Leur nombre qui atteint presque le demi-millier (450) révèle une intense activité réglementaire. En même temps, les conseillers deviennent, dans le ressort du parlement, des hommes de terrain confrontés aux violences religieuses et à l’impossibilité de leur apaisement durable : nul doute que cet engagement fut essentiel pour l’évolution de leur attitude personnelle et pour le déclenchement des affrontements qui allaient les opposer. Leurs choix religieux recoupent sûrement des dissensions plus anciennes, privées et familiales, dont il faudrait saisir l’origine et les ramifications dans les procès antérieurs qui constituaient l’ordinaire de leur activité avant le déclenchement de la Réforme.
10En 1555, au moment où s’intensifie la répression, cet antagonisme se concrétise dans l’opposition de premier plan entre Jacques Benoît de Lagebaston, devenu premier président en juillet, et le président Christophe de Roffignac qui prend le relais du premier président de Lage à la tête du parti de la rigueur catholique. À ce moment-là, malgré le rôle non négligeable des modérés, soutenus par Lagebaston, la majorité du parlement est composée d’adversaires déclarés des partisans de la Réforme ou de ceux qui seraient tentés de se rallier à elle. Leur position est encore renforcée par l’installation d’un archevêque de combat, Antoine Prévost de Sansac, dont l’épiscopat est promis à une longévité de trente ans : 1560-1591.
11Ce n’est donc pas l’effet du hasard si la première révélation au grand jour de la division religieuse est la constitution du syndicat de 1561, ligue avant les ligues et fruit de tensions, de soupçons et de dénonciations longuement accumulés. Ses adhérents, hostiles à la politique de Michel de L’Hospital et farouchement opposés à la modération de Burie, lieutenant général de la Guyenne, profitent de la flambée de violences de l’été et de l’automne 1561 pour affirmer leur pouvoir et exercer leur vigilance à l’égard des conseillers jugés trop modérés ou déjà « infectés du venin » de l’hérésie. Contre Burie, ils en appellent à Monluc pour la défense de Bordeaux et refusent que les protestants puissent, à la Noël 1561, célébrer la cène hors les murs, au faubourg des Chartrons6. Parmi les dirigeants de ce syndicat catholique se distinguent le président Roffignac, le conseiller François Baulon et l’avocat Jean Lange qui, aux états généraux d’Orléans, en novembre 1560, s’était fait remarquer en fustigeant la médiocrité et l’incompétence du clergé. C’est à lui que semblent revenir la direction du syndicat et son organisation en six quartiers avec un syndic à leur tête.
12Les parlementaires bordelais présents à la cour lors de l’élaboration de l’édit de janvier se recrutent parmi les modérés : il s’agit du président Lagebaston et du conseiller Arnaud de Ferron, accompagnés du procureur général Lescure. Ce sont eux qui, presque par surprise, avec le soutien de Catherine de Médicis, et l’aide de Burie et de Monluc, chargés de renforcer le dispositif militaire, font enregistrer rapidement l’édit, dès le 30 janvier. La première guerre civile qui éclate quelques mois plus tard voit le renforcement du syndicat et la mise en défense de Bordeaux comme centre de résistance catholique, surtout après l’échec du coup de main du parti protestant contre le château Trompette, gardien de la cité sur les bords de Garonne, dans la nuit du 26 au 27 juin 1562.
13Les dix années suivantes, qui se terminent par la Saint-Barthélemy bordelaise d’octobre 1572, orchestrée par Jean Lange et le père jésuite Aymond Auger, voient grandir les antagonismes au sein du parlement. De plus en plus, le syndicat renforce ses positions : ni les consignes de Catherine de Médicis, ni la harangue de Michel de L’Hospital n’ont raison de la résistance des parlementaires les plus hostiles aux protestants lors du passage de la cour à Bordeaux, en 1565, à l’occasion du grand voyage de Charles IX dans son royaume7. La reprise de la guerre, en 1567, et le danger militaire qui menace Bordeaux rendent intenable la situation des parlementaires modérés : les conseillers réformés sont chassés du parlement et Lagebaston doit abandonner sa charge. La Saint-Barthélemy clôt tragiquement ce cycle de violences : les conseillers Jean de Guilloche et Guillaume de Sevin sont massacrés lors de l’émeute du 3 octobre. Le président Lagebaston, qui avait retrouvé sa charge de premier président après la paix de Saint-Germain, en 1570, est protégé et sauvé par le commandant de la garnison du fort du Hâ. À cette date, le syndicat est maître du parlement et il impose aux habitants de Bordeaux une confession de foi catholique. La tentation ligueuse des années suivantes n’est que le prolongement de son action et de l’engagement de ses membres.
La tentation ligueuse
14Elle s’exprime nettement dès 1576 et se conjugue avec l’entrée en fonction d’Henri de Navarre comme gouverneur de la Guyenne, après la paix de Monsieur, en mai 1576. Mais le militantisme des conseillers catholiques n’est plus aussi ardent : le parlement se montre davantage docile à l’égard des clauses de la paix de Bergerac et de l’édit de Poitiers qui interdisent la première ligue, et plus obéissant aux consignes de Catherine de Médicis lors de son passage à Bordeaux, en 1578, qu’il ne l’avait été treize ans plus tôt, en 1565. Entre temps, Benoît de Lagebaston a été remplacé par Guillaume Daffis à la tête du parti des modérés, tandis que leurs adversaires n’ont pas trouvé de fortes personnalités pour remplacer celles du premier syndicat.
15Dans ces conditions, la paix du Fleix, de novembre 1580, négociée du côté protestant par Henri de Navarre, se traduit par un affaiblissement momentané et programmé du parlement : une chambre de justice, composée de magistrats parisiens agréés par le roi de Navarre, se substitue à la cour bordelaise pour juger des différends liés à l’application de l’édit entre protestants et catholiques. Cette chambre de justice, où se retrouvaient, notamment, Pierre Pithou, Antoine Loysel et Jacques de Thou, siège jusqu’en 1584. À cette date, le parlement retrouve ses prérogatives. Durant ces mêmes années, Montaigne occupe la charge de maire de Bordeaux avec l’assentiment de ceux qui ont contribué à le faire élire par les jurats : le roi Henri III, Catherine de Médicis et Henri de Navarre en personne8.
16Au moment où naît la Ligue de 1585, les tentations ligueuses des Bordelais se manifestent à nouveau, sans pour autant l’emporter au sein du parlement : ni les complots, ni les tentatives de chefs ligueurs, comme Lussan à Blaye, ni l’émeute populaire d’avril 1589 ne réussiront à donner l’avantage aux partisans de la Ligue. Bien plus, après l’assassinat d’Henri III et à la suite de quelques mois d’expectative, le parlement de Bordeaux, le 2 janvier 1590, reconnaît le droit d’Henri IV à la couronne et l’implore de se convertir. C’était, dans le royaume, un premier pas. Mais la critique marchait de pair avec l’obéissance : « Vostre authorité n’est que fort peu recogneue, vostre justice est sans force, vos bons subjects en divers lieux desnués de défense, la pluspart de vos peuples atterez... Tous est desbourdé comme au tems d’une anarchie » rappelle le parlement à Henri IV, en 15909. Cette reconnaissance du nouveau roi fut un événement qui eut un retentissement dans tout le royaume. De 1541, date du supplice d’Aymon de La Voye, pasteur de Sainte-Foy, qui avait tenté pour toute défense de convertir ses juges du parlement, jusqu’à cette date du 2 janvier 1590, il s’était écoulé un demi-siècle, soit le temps des guerres civiles et du passage de deux générations au parlement. Les fils étaient-ils donc, par lassitude de la guerre, devenus différents de leurs pères et grands-pères ou faut-il attribuer à d’autres raisons le lent changement d’attitude du parlement à l’égard des protestants et de leur gouverneur « hérétique » devenu roi de France ?
Les raisons de dissidence et d’obéissance
La Guyenne : un haut lieu de stratégie et de politique
17Géographiquement, la province qui correspond au ressort du parlement de Bordeaux occupe dans le royaume une situation stratégique primordiale : elle est au contact de l’Espagne et des Espagnols, les principaux adversaires de la France. À ce danger terrestre et maritime, s’ajoute, après l’avènement de la reine Élisabeth, le risque d’opérations anglaises sur le littoral atlantique. Bordeaux, la capitale de la Guyenne, souffre d’être vulnérable par sa « rivière » qui ouvre sur l’estuaire de la Gironde, avenue fluviale et maritime très difficile à défendre. À ces dangers extérieurs s’ajoute, à l’issue des premières guerres de Religion, entre 1565 et 1576, la constitution d’une diagonale protestante, véritable front religieux et militaire, qui unit La Rochelle à Montauban en franchissant la Dordogne à la hauteur de Sainte-Foy et de Bergerac, passage obligé des troupes entre Béarn et Saintonge. Cette ligne de défense résiste tout au long des guerres civiles et, à ses abords, se déroulent les batailles décisives de Jarnac, en 1569, et de Coutras, en 1587. Sans cette « diagonale » religieuse et militaire dont il connaît parfaitement les chemins et les gués, Henri de Navarre n’aurait sans doute pas résisté à l’assaut des armées royales venues le débusquer en Guyenne, entre 1585 et 1588.
L’emprise des Bourbons-Albret
18Cette emprise est capitale pour comprendre la situation et les réactions du parlement de Bordeaux. Elle s’exerce à deux niveaux simultanément : d’un côté, les Bourbons incarnent l’autorité royale quels que soient leurs écarts et leurs manquements, de l’autre, ils représentent une puissance « féodale » de premier plan, dotée d’un titre royal, d’une principauté, le Béarn, et de seigneuries landaises et périgourdines. Leurs clientèles nobiliaires renforcent cette emprise géographique et leur donnent la haute main sur le parti protestant avec ses hommes d’armes, ses capitaines et, bientôt, ses places de sûreté. Enfin, leur qualité de princes du sang constitue une garantie d’impunité qui paralyse les pouvoirs locaux ou cristallise leur résistance.
19Malgré des éclipses liées aux péripéties des guerres civiles, cette emprise ne fait que grandir jusqu’à l’avènement d’Henri IV. Marguerite de Navarre, la première, a, durant le règne de son frère, François Ier, usé de son influence auprès du parlement, tout en faisant de Nérac un refuge religieux. Jusqu’à sa mort, elle tempère la rigueur des jugements et protège les conseillers suspects d’hérésie. Jeanne d’Albret et Antoine de Bourbon, devenus rois de Navarre en 1555, accentuent cette pression grâce à leur engagement réciproque et à leur autorité bicéphale en Guyenne. La province se ressent des atermoiements religieux et politiques de son gouverneur : tant qu’Antoine de Bourbon paraît favoriser la Réforme, le parlement de Bordeaux tempère sa rigueur mais, dès qu’il se rallie au triumvirat, en 1561, alors le parlement s’infléchit du côté des catholiques militants. Ce n’est pas un hasard si le syndicat bordelais émerge dans ces années-là et s’il se sent assez fort pour continuer à exister malgré la volonté de Catherine de Médicis. La faiblesse due à la minorité royale n’ajoute-t-elle pas alors à sa force ?
20La mort d’Antoine de Bourbon, survenue en 1563, enhardit encore le parlement : désormais, il ne se sent plus lié à Jeanne d’Albret qui a choisi le camp de la Réforme. Cinq ans plus tard, en 1568, lorsqu’elle rallie La Rochelle et rompt officiellement avec la royauté, le parlement de Bordeaux s’acharne contre tous ceux qui ont pris les armes et qu’il condamne pour la plupart par contumace dans les arrêts du printemps 1569 et de l’hiver 157010. On y trouve sans surprise les principaux serviteurs de Jeanne d’Albret et ceux qui composent l’ossature de sa clientèle. Jamais le parlement n’avait autant donné libre cours à sa volonté répressive grâce au soutien de la population bordelaise alarmée par les expéditions des capitaines protestants en Médoc et dans l’Entre-deux-Mers. Ce contexte bien particulier favorise l’épuration interne du parlement qui exclut les conseillers réformés et éloigne de sa charge Benoît de Lagebaston. La Saint-Barthélemy survient dans ce climat de passion et de violences. Deux ans auparavant Montaigne avait vendu sa charge de conseiller : était-ce seulement avec le souhait de prendre sa retraite pour se consacrer à la rédaction d’une oeuvre composée en mémoire de La Boétie ? N’est-ce pas plutôt par prémonition d’une escalade de violences insupportable ?
21Dans ces conditions, l’arrivée d’Henri de Navarre, en 1576, avec le titre de gouverneur de Guyenne, ne pouvait que rouvrir des plaies mal cicatrisées et tout de suite envenimées par son retour au protestantisme, avant même sa venue en Guyenne. Au moment où se crée, en Picardie, dans des considérations similaires, la première ligue, le parlement de Bordeaux ne peut que persister dans son hostilité vis-à-vis d’un gouverneur dont il ne reconnaît pas l’autorité. La première habileté de Navarre – mais pouvait-il agir autrement ? – est de ne pas chercher à entrer dans Bordeaux et à s’opposer directement à des adversaires ligués contre lui : le parlement, la jurade et les Bordelais, sans oublier Biron qui cumule alors les fonctions de maire de Bordeaux et de lieutenant général de Guyenne, subalterne du gouverneur...
22Privés de cette présence hostile mais stimulante, contrôlés de près par Biron, l’homme de la reine Catherine, les parlementaires en sont réduits à renforcer leur pouvoir local tout en se préoccupant moins des questions religieuses : peut-être, mais cela reste à prouver, se développe alors en leur sein un tiers parti, las des guerres civiles et de leurs divisions fratricides. C’est après la paix du Fleix, en novembre 1580, et la mise en place d’une chambre de l’édit que cette nouvelle orientation contribue à dépassionner le débat religieux même si, dans son ensemble, le parlement n’a pas changé d’attitude à l’égard du protestantisme. Sa mise sous tutelle est alors bien orchestrée par le successeur de Biron, Jacques Goyon de Matignon. Homme de guerre et diplomate, il réussit en moins de dix ans à préserver Bordeaux des coups de main ligueurs, à rallier à lui les parlementaires les plus influents, à se concilier le soutien de Montaigne, maire de Bordeaux de 1581 à 1585, et à parlementer avec Henri de Navarre, tout en restant fidèle à Henri III et en servant les derniers intérêts de Catherine de Médicis, alors en fin de vie. Il est, sans nul doute, le principal artisan de la reconnaissance d’Henri IV par le parlement de Bordeaux en 1590.
Conclusion
23Était-ce un revirement ? Rien n’est moins sûr. Ni le parlement, ni le nouveau roi n’avaient oublié leur hostilité réciproque. Conciliant en 1590, le parlement le sera beaucoup moins en 1599, pour enregistrer l’édit de Nantes. Il est vrai que Matignon est mort depuis deux ans et n’a pu préparer l’ultime acceptation. Il est vrai aussi qu’Henri IV est plus sûr de lui et qu’il n’a rien oublié des tensions passées comme le prouvent les termes de sa réponse aux remontrances des membres du parlement : « Je suis vostre Roy légitime, vostre chef ; mon royaume en est le corps ; vous avés cest honneur d’en estre membres, d’obéir, et d’y apporter la chair, le sang, les os et tout ce qui en despend. Vous dictes que vostre parlement seul en ce Royaume est demeuré en l’obéissance de son Roy, et par tant ne devés avoir pire condition que le parlement de Paris et Rouen, qui, devant les desbordemens et orages de la Ligue, se sont dévoyez. Certes, ce vous a esté beaucoup d’heur ; mais après Dieu, il en faut rendre louange, non seulement à vous autres, qui n’avés eu faute de mauvaise volonté pour remuer comme les autres, mais à feu Mons. le mareschal de Matignon, qui vous tenoit la bride courte, qui vous en a empesché. Il y a longtemps qu’estant seulement roy de Navarre, je cognoissois dès lors bien avant vostre maladie ; mais je n’avois les remèdes en main ; maintenant que je suis Roy de France, je les connois encore mieux, et ay les matières en main pour y remédier et en faire repentir ceux qui voudront s’opposer à mes commandemens »11. Mieux que quiconque, Henri IV se souvenait de l’attitude du parlement de Bordeaux vis-à-vis d’Henri de Navarre. Sa mère, Jeanne d’Albret, sa grand-mère, Marguerite de Navarre, auraient apprécié pareille mise en garde annonciatrice d’une tutelle plus grande encore.
Notes de bas de page
1 C.-B.-F Boscheron des Portes, Histoire du parlement de Bordeaux, Bordeaux, 1877, t 1, chapitres 1 et 2, p 1- 67.
2 D Bège-Seurin, La cour des Aides de Périgueux (1553-1561), Sarlat et le Périgord, XXXVIIIe Congrès d’Études régionales, Sarlat 1986, Périgueux, SHAP, 1987, p 321-330.
3 E Gaullieur, Histoire du Collège de Guyenne, Bordeaux, 1874.
4 D El Kenz, Le martyre huguenot : discours sur le crime d’État jusqu’à la veille de la première guerre de religion, Ordre moral et délinquance de l’Antiquité au XXe siècle, Dijon, 1993, p 137-145.
5 H Patry, Les débuts de la Réforme protestante en Guyenne (1523-1559), Arrêts du Parlement, Bordeaux, 1912.
6 Arch dép Gironde, série B, arrêts du parlement, 24 décembre 1561.
7 J Boutier, A Dewerpe, D Nordman, Un tour de France royal Le voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, 1984.
8 A.-M Cocula, Montaigne, maire de Bordeaux, Bordeaux, 1992.
9 Histoire de Bordeaux, t IV, Bordeaux de 1453 à 1715, 1966, p 310.
10 J Garrisson, Protestants du Midi, 1559-1598, Toulouse, 1991, p 27-30.
11 J Berger de Xivrey, Lettres missives de Henri IV, Paris, 1850, p 180-181.
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Les Parlements de province
Ce livre est cité par
- Micallef, Fabrice. (2014) Un désordre européen. DOI: 10.4000/books.psorbonne.63487
- Zink, Anne. (2000) Pays ou circonscriptions. DOI: 10.4000/books.psorbonne.2661
- Bernabé, Boris. Godin, Xavier. (2021) Handbuch zur Geschichte der Konfliktlösung in Europa Konfliktlösung in der Frühen Neuzeit. DOI: 10.1007/978-3-662-56102-7_44
- Naegle, Gisela. (2021) Handbuch zur Geschichte der Konfliktlösung in Europa Konfliktlösung im Mittelalter. DOI: 10.1007/978-3-662-56098-3_36
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