1S’il ne fait aucun doute que les parlementaires toulousains du XVIII^e siècle appartenaient à la classe cultivée, le niveau, les formes et les orientations de leur culture demeurent relativement mal connus. Alors que l’importance et la composition de leurs fortunes ont été exactement mesurées1, et que leur rôle politique a été minutieusement analysé2, le point de vue culturel n’a pas suffisamment retenu l’attention des historiens. Il est significatif par exemple que dans le mémoire qu’il a consacré aux magistrats du parlement de Toulouse à la fin de l’Ancien Régime, Philippe Péguilhan de Larboust n’accorde qu’une vingtaine de pages, sur 170, aux aspects intellectuels et culturels3. De plus, les appréciations portées dans ce domaine sont souvent divergentes : si Philippe Péguilhan de Larboust affirme que les « deux traits essentiels » qui caractérisent la noblesse parlementaire sont « sa grande fortune » et « ses éminentes qualités intellectuelles »4, elle apparaît à un autre chercheur, Claude Delpla, qui a étudié le niveau intellectuel des émigrés toulousains d’après les inventaires de leurs bibliothèques, « comme très en retard sur l’évolution intellectuelle générale »5. Cette communication n’a donc pas pour ambition de présenter un tableau complet et précis du monde parlementaire toulousain en tant qu’élite culturelle – ce qui serait prématuré –, mais, beaucoup plus modestement, de faire le point sur les connaissances actuelles, encore partielles et fragmentaires, et surtout d’esquisser les axes d’une enquête systématique qui dans une large mesure reste à mener6. Deux directions principales semblent devoir être retenues : la première porte sur les pratiques culturelles individuelles des magistrats, la seconde sur leurs pratiques culturelles collectives7.

Les pratiques culturelles individuelles

Le niveau d’éducation

2L’éducation reçue par les futurs parlementaires dans les collèges toulousains des jésuites et des doctrinaires ou, assez fréquemment semble-t-il, dans des collèges parisiens, et complétée à la faculté de droit, n’a pas encore été étudiée. On peut d’ailleurs se demander si, plutôt que cette formation scolaire, ce n’étaient pas davantage l’environnement et les traditions familiales qui éveillaient chez les magistrats le goût pour les choses de l’esprit et orientaient leurs curiosités intellectuelles, comme le suggère l’existence de plusieurs « dynasties culturelles » (les Daguin ou les Rességuier). Dans la sphère de la culture, aussi bien que dans celles de l’activité professionnelle ou du statut socio-économique, beaucoup de parlementaires apparaissent comme des héritiers.

La consommation de biens culturels

3Que les magistrats se soient globalement comportés en gros consommateurs de biens culturels n’a rien de surprenant, si l’on tient compte de leur aisance financière (rappelons qu’à la veille de la Révolution la moyenne de leur fortune au décès approchait 340 000 livres, et qu’une dizaine d’entre eux étaient millionnaires8), et des nombreux loisirs que leur procuraient les longues vacances judiciaires, les congés qui leur étaient libéralement accordés, et un absentéisme largement toléré. Bibliothèques, collections artistiques et cabinets scientifiques témoignent de l’importance de leurs investissements culturels.

Les bibliothèques

4Sans doute tous les parlementaires possèdent-ils des livres ; certains en possèdent beaucoup. Sur vingt et un inventaires de bibliothèques retrouvés pour la dernière génération de l’Ancien Régime (celle qui a été décimée par la Révolution), quatorze dépassent 1 000 volumes, trois 3 000, et un (celui du premier président de Cambon) plus de 7 500.

5Le contenu de ces bibliothèques a fait l’objet d’analyses sommaires, qui révèlent quelques traits culturels sans grande originalité : le poids des préoccupations d’ordre professionnel (elles comportent en moyenne plus de 20 % de livres de droit), l’intérêt pour l’histoire (plus de 20 % également), le classicisme des goûts littéraires, l’attachement au gallicanisme, l’imprégnation janséniste ; mais aussi l’ouverture aux idées nouvelles, que symbolise la présence de l’Encyclopédie dans 38 % des inventaires.

6Ces travaux anciens9 devront être repris et approfondis, pour élargir la base documentaire en retrouvant d’autres inventaires, affiner l’étude des contenus, établir des typologies de bibliothèques, et surtout tenter d’approcher, par-delà le catalogue des ouvrages possédés (mais en partie hérités, et pas nécessairement lus et assimilés), les usages concrets du livre (documentation professionnelle, lecture pour le plaisir, bibliophilie…).

Les collections d’œuvres et d’objets d’art

7La plupart des parlementaires vivent, en ville ou à la campagne, dans des intérieurs luxueusement décorés dont quelques éléments subsistent parfois aujourd’hui10. Certains collectionnent les œuvres et les objets d’art et font de leurs hôtels urbains et de leurs châteaux ruraux de véritables musées, rassemblant meubles précieux, tapisseries (88 pièces de haute lice au château de Mauzas, chez le conseiller de Cassan), pièces d’orfèvrerie, porcelaines de Chine (chez le premier président de Cambon), sculptures, estampes et surtout peintures (68 tableaux de maîtres – ou copies ? – au château de Frouzins, chez le conseiller de Gaillard).

8Des listes de ces collections ont été établies, quelques-unes ont été étudiées. On y a remarqué, par exemple, la présence des grands peintres du Siècle d’or espagnol, peu fréquente à une époque où dominaient généralement les écoles française, flamande et italienne. Comme pour les bibliothèques, il faudra compléter le recensement, approfondir l’analyse et surtout s’interroger sur les processus de constitution et les modes d’utilisation de ces collections, dont certaines pièces étaient montrées au public lors des expositions annuelles organisées à partir de 1751 à l’hôtel de ville par l’académie royale de Peinture, Sculpture et Architecture11.

Les « cabinets curieux » et les laboratoires scientifiques

9Plus caractéristiques de la culture des Lumières et de son orientation encyclopédique et scientifique sont les « cabinets curieux », les laboratoires et les équipements scientifiques que possédaient de nombreux parlementaires. Ils n’ont pas été systématiquement répertoriés ; mais on connaît le médaillier et la collection d’antiques du conseiller de Montégut (3 674 monnaies antiques et modernes, 179 statues grecques, romaines, gauloises, égyptiennes et chinoises12), les cabinets d’histoire naturelle du président de Caulet ou du conseiller Foulquier, le laboratoire de physique et de chimie du président de Riquet (où auraient eu lieu les premières expériences d’électricité réalisées à Toulouse). Quant au procureur général de Riquet, il avait établi dans une des tours de son château de Bonrepos un remarquable observatoire d’astronomie, doté d’une salle à toit tournant, d’une terrasse découverte et d’excellents instruments, dont il confia la direction à l’astronome Vidal, mais où il faisait lui-même des observations13.

10Ici encore l’inventaire devra être poursuivi et complété, le contenu des collections et des équipements analysé et interprété, et les pratiques mises au jour, pour distinguer le simple collectionneur, mû par la curiosité ou l’érudition, de l’expérimentateur, qui est déjà un acteur de la recherche scientifique.

La production d’œuvres intellectuelles ou artistiques

11Si tous les parlementaires sont peu ou prou des consommateurs d’objets culturels, une minorité non négligeable d’entre eux sont aussi des producteurs d’œuvres intellectuelles ou artistiques, soit à titre individuel, soit en tant que membres d’une société savante. Paradoxalement, et contrairement à leurs prédécesseurs des XVI^e et XVII^e siècles, ils ne s’intéressent guère au droit et à la jurisprudence. Ils préfèrent les belles-lettres – poésies, traductions, essais critiques, voire pièces de théâtre –, l’histoire – romaine ou nationale, avec une prédilection pour l’histoire locale et l’histoire du parlement –, l’archéologie – dont le conseiller de Montégut passe pour être le véritable créateur à Toulouse –, les sciences – physique, chimie ou astronomie – et les techniques, notamment l’agronomie. Les beaux-arts sont essentiellement représentés par l’œuvre du conseiller Foulquier, ce « grand artiste » qui fut aux yeux de Robert Mesuret « un des meilleurs graveurs de l’Europe »14.

12L’ensemble de ces productions, dont beaucoup sont restées inédites, devra être recensé, et leur contenu passé au crible de la critique, pour déterminer, aussi précisément que possible, les lignes de force – ou de faiblesse – de la culture de leurs auteurs.

13Au terme de ce bilan provisoire des pratiques culturelles individuelles des magistrats toulousains du XVIII^e siècle, une première impression se dégage, qu’il faudra évidemment vérifier. Il semble que leur niveau intellectuel moyen, mesuré notamment par la possession de biens culturels, se soit élevé par rapport aux périodes précédentes, mais que leur dynamisme créateur, évalué à l’aune de la production d’œuvres originales, ou même simplement d’œuvres publiées, se soit sensiblement affaibli : en dehors des recueils académiques, leurs publications sont très rares ; elles se limitent pratiquement aux six volumes de Mélanges historiques et de Variétés littéraires du président d’Orbessan15, et encore s’agit-il pour l’essentiel de recueils de mémoires présentés à des académies. Ce déclin, particulièrement net, selon Jacques Poumarède16, dans le domaine juridique – les principaux jurisconsultes et arrêtistes toulousains du XVIII^e siècle ne sont plus des parlementaires, mais des professeurs et des avocats –, s’observe également dans les disciplines littéraires et scientifiques (à l’exception de l’archéologie). Sans doute le parlement de Toulouse ne pouvait-il produire un Fermat à chaque siècle ; mais que les Coras, du Faur, Maynard, La Roche-Flavin, Catellan, n’aient pas eu de successeurs paraît bien révéler un certain tarissement de la veine créatrice dans le monde parlementaire. Celui-ci ne constitue plus, comme au temps de la Renaissance ou encore au XVII^e siècle, un des foyers les plus actifs de la vie intellectuelle toulousaine, au sein de laquelle il tend à être éclipsé par d’autres groupes socioprofessionnels, et d’abord par les avocats.

Les pratiques culturelles collectives

14Un premier niveau de pratiques culturelles collectives auxquelles s’adonnaient les parlementaires se situe dans le cadre de la sociabilité privée, celle des salons que tenaient certaines de leurs épouses (comme Madame de Cambon) dans leurs hôtels urbains, celle surtout des rencontres amicales et mondaines qui les réunissaient dans leurs châteaux ruraux (à Rochemontès chez les du Bourg, au Secourieu chez les Rességuier, à Orbessan chez le président d’Orbessan), et à l’occasion desquelles étaient organisées des activités intellectuelles et artistiques – lectures de textes littéraires et poétiques, représentations théâtrales, concerts17. Mais ce qui paraît le plus caractéristiques de la culture des magistrats toulousains du XVIII^e siècle, c’est incontestablement leur forte participation aux institutions de la sociabilité culturelle, qu’elles soient traditionnelles, comme les académies, ou nouvelles, comme les loges maçonniques.

Les académies

15Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance de la présence des parlementaires au sein de l’académie des Jeux floraux, à laquelle ont appartenu, entre 1694 et 1790, six premiers présidents, vingt-cinq présidents, un conseiller d’honneur, trois conseillers-clercs, vingt-cinq conseillers, deux procureurs généraux et sept avocats généraux, soit 69 magistrats formant 45 % des « mainteneurs »18. Leur participation aux autres sociétés savantes toulousaines – institutions officielles comme l’académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres et l’académie de Peinture, Sculpture et Architecture, ou sociétés privées comme le musée –, pour être plus discrète, n’en est pas moins significative ; on doit en particulier souligner que l’intervention de plusieurs d’entre eux fut décisive dans la fondation de la société des Sciences en 1729, et dans son érection en académie royale en 174619.

16Dans chacune de ces institutions, il faudra évaluer le rôle qu’y ont joué les parlementaires, l’influence – sans doute prépondérante – qu’ils y ont exercée comme protecteurs ou mécènes, et leur contribution effective – vraisemblablement plus réduite – à ses travaux intellectuels.

La franc-maçonnerie

17On sait depuis longtemps qu’un des aspects les plus remarquables de la sociabilité culturelle des parlementaires toulousains du XVIII^e siècle consiste dans leur adhésion précoce, constante et massive à la franc-maçonnerie. Adhésion précoce : bien que le premier président de Maniban ait officieusement interdit en 1742 à ses collègues de se « faire agréger » à « l’ordre des francs-maçons », comme le lui avait enjoint le cardinal de Fleury, il est certain que des magistrats, et non des moindres, figurent dès les années 1740 parmi les plus anciens maçons toulousains connus (les présidents de Niquet, de Nupces, de Caulet, l’avocat général de Saget). Adhésion constante : tout au long du dernier demi-siècle de l’Ancien Régime, l’attrait exercé sur les parlementaires par « l’art royal » ne s’est jamais démenti, avant comme après la création du Grand Orient de France en 1773. Adhésion massive enfin : l’intuition de Louis Amiable, qui croyait pouvoir affirmer en 1894 que la proportion de parlementaires maçons était à Toulouse la plus considérable de France20, a été pleinement confirmée par les recherches récentes, qui révèlent qu’à la veille de la Révolution 36 % environ des membres de la cour étaient initiés21, taux très supérieur à ceux qui ont été relevés dans les autres parlements de province22.

18Sans doute nombre d’entre eux n’ont-ils été que des maçons d’occasion, qui ont rapidement déserté leur loge après leur initiation ; mais beaucoup ont fait preuve d’un zèle soutenu et plusieurs ont présidé leur atelier, de l’avocat général de Saget, vénérable de la loge « Fille de Clermont » en 1745, au président Daspe et au procureur général de Rességuier, respectivement vénérables de « la Vérité reconnue » et de « la Parfaite Amitié » en 1789. Il faut donc tenter d’expliquer cette attirance, si forte et si durable, exercée sur des hommes par ailleurs foncièrement attachés aux distinctions sociales et à l’organisation hiérarchique d’une société inégalitaire (comme le montrera leur refus sans appel de l’abolition des ordres et des privilèges au début de la Révolution), par une institution fondée sur le principe de l’égalité. Dans quelle mesure leur appartenance à l’ordre maçonnique traduisait-elle une acceptation réelle des idées d’égalité, de tolérance, de fraternité véhiculées par le discours de ce dernier ? Peut-on établir un lien – et lequel – entre leur qualité fraternelle et leurs prises de position idéologiques et politiques ? Un élément de réponse à ces questions se trouve sans doute dans la répartition des parlementaires entre les différentes loges toulousaines, qui révèle une pratique ségrégationniste très poussée, peu conforme à l’égalitarisme officiellement prôné par l’institution. Lorsque la franc-maçonnerie s’est implantée à Toulouse, ils y ont probablement vu une pratique fondamentalemnt aristocratique, rendue plus attrayante encore par la nouveauté, l’exotisme, l’imitation de modèles parisiens ou cosmopolites. Puis, quand elle s’est – très vite – embourgeoisée, sous la pression des avocats, des négociants, des marchands et même des artisans, ils y ont maintenu leur supériorité sociale en se réservant le quasi-monopole de quelques ateliers n’accueillant que des nobles et quelques représentants choisis du clergé et de la bonne bourgeoisie. De tous les groupes socioprofessionnels fréquentant les temples, les parlementaires sont celui qui fait preuve de l’exclusivisme le plus marqué, puisqu’on ne les rencontre, à la fin de l’Ancien Régime, que dans trois des douze loges de la ville – « Clermont », « la Parfaite Amitié » et « la Vérité reconnue » –, les plus aristocratiques. Un tel comportement laisse à penser que dans l’attrait qu’ils éprouvaient pour la maçonnerie, les préoccupations d’ordre social et mondain ont probablement joué un plus grand rôle que les préoccupations idéologiques. Ce qui explique que la très grande majorité des parlementaires maçons se soient vigoureusement opposés à la Révolution, au point de fournir plus de la moitié des magistrats condamnés à mort sous la Terreur (27 sur 53)23.

19L’examen des pratiques collectives des parlementaires au sein des institutions de sociabilité confirme que la domination qu’ils exerçaient traditionnellement sur la vie culturelle toulousaine tend à s’estomper au XVIII^e siècle, face à la montée de la bourgeoisie des talents, et tout particulièrement des avocats. Ils ont rapidement perdu le contrôle de la franc-maçonnerie, et ont dû se replier sur quelques loges minoritaires. Leur présence dans les sociétés savantes créées à l’époque des Lumières est restée relativement modeste. Surtout, leur position à l’académie des Jeux floraux, la plus ancienne mais toujours la plus prestigieuse des institutions culturelles toulousaines, paraît de plus en plus menacée par les ambitions des avocats ; la réception en 1785 de deux membres du barreau aux fauteuils précédemment occupés par un conseiller d’honneur et un conseiller au parlement symbolise la relève des magistrats par les avocats, qui représentent 50 % des mainteneurs élus dans les dernières années de l’Ancien Régime24.

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20En guise de conclusion provisoire, on pourrait sans doute avancer que dans le champ culturel toulousain du siècle des Lumières, une « révolution bourgeoise » tendant à déposséder les parlementaires de leur ancienne suprématie était en marche, quelques décennies avant que n’éclate la révolution politique qui devait entraîner la disparition de la cour. Mais sur les facteurs, le rythme et les modalités de cette « révolution culturelle », bien des questions, on l’a vu, se posent encore, qui doivent être autant d’incitations à de nouvelles recherches.