1Les magistrats des parlements du royaume sont caractérisés à juste titre par leur affiliation corporative : leur identification avec la cour,leur qualité de membre dans la cour souveraine comme corps et leur position sociale élevée les ont placés au plus haut niveau de la hiérarchie de l’Ancien Régime. C’était le cas, certainement, avec les parlementaires de Toulouse, dont l’esprit corporatif et élitiste était aussi ardent que chez les autres membres des cours provinciales. Néanmoins, dans cette communication je voudrais souligner deux traits qui sont le contraire de ces caractères : l’engagement des magistrats dans la société urbaine, dont ils étaient les gouvernants naturels, et leurs identités individuelles en tant qu’hommes riches et notables, caractères maintenus même après qu’ils avaient ôté leurs robes rouges et quitté la compagnie de leurs confrères. D’un certain côté, ce que je vais proposer peut sembler banal et évident. Les magistrats se sont naturellement imposés dans le cadre local ; la ville de Toulouse, après tout, était leur base et aussi sous leur responsabilité aux yeux de la couronne. Il aurait été surprenant, pour les nobles qu’ils étaient, que ces grands robins n’aient pas projeté une longue ombre en tant qu’individus au-delà des murs du palais de justice. En bref, les parlementaires étaient des Toulousains et des « grands hommes », et ces deux aspects étaient aussi fondamentaux pour leur conception d’eux-mêmes que leurs hautes charges.

2On a parfois tendance à oublier cet aspect des parlementaires quand on les regarde comme des professionnels, comme des gens de loi et des serviteurs de la couronne. Françoise Autrand a baptisé ces magistrats royaux le premier corps de fonctionnaires modernes1 Ralph Giesey, lui, a insisté sur la différence entre les nobles de robe et ceux d’épée, dans la mesure où les robins se sont tenus à l’écart de la société générale, manifestant une tendance à ne pas s’associer avec les éléments sociaux inférieurs, contrairement aux habitudes de la noblesse traditionnelle2. En tant qu’historien de la culture urbaine, et non pas de la cour souveraine, je voudrais modifier sur deux plans cette image professionnelle, un peu austère et élevée des parlementaires. Premièrement, les parlementaires étaient au fond des hommes politiques surtout sur la scène locale et pas seulement par rapport à la couronne. Leur conduite a été souvent déterminée par le soin de préserver et élargir leur pouvoir vis-à-vis des institutions rivales. Deuxièmement, ils étaient également des nobles, et pas seulement dans le sens légal de leur position sociale et des privilèges qu’ils possédaient, mais aussi psychologiquement, du fait de l’image d’eux-mêmes comme de « grands hommes », imbus d’esprit noble et d’un orgueil énorme.

3Le jeu politique que les magistrats jouaient à Toulouse était largement défini par leur rapports avec les capitouls, les conseillers municipaux, un corps possédant son propre grand sens de soi3. En effet, les capitouls se considéraient aussi comme des magistrats, pourvus de traditions vénérables, y compris le privilège de noblesse pour chaque personne qui était nommée au conseil. Mais dès sa création, le parlement se trouvait engagé dans une lutte avec les capitouls, un combat qui a déterminé largement quel corps allait dominer la ville. Dès le milieu du XVI^e siècle, le parlement est parvenu à s’insinuer dans la constitution même du gouvernement municipal. Huit conseillers, y compris le premier président, étaient membres du conseil général, un comité de quatre-vingts personnes qui se rencontraient plusieurs fois par an pour surveiller le travail du capitoulat4. Et pendant les guerres de Religion, quand l’hôtel de ville représentait une force potentiellement menaçante, d’abord pour les huguenots, ensuite pour la Sainte Union, le parlement était résolu à briser l’autonomie du capitoulat5. Même avant, pourtant, le parlement s’était ingéré dans les institutions capitulaires sans hésitation, transgressant l’esprit de la constitution du gouvernement municipal. Cette constitution, en effet, interdisait aux magistrats royaux de participer aux élections capitulaires. En 1462, pourtant, dix-huit ans après l’établissement du parlement, les huit capitouls ont été nommés arbitrairement par les magistrats : « cet fois et sans préjudice à coutume et tradition », a proclamé l’arrêt. Malgré cette réserve, la cour a violé la coutume et la tradition de la même manière seize fois dans les cent années suivantes en intervenant impérieusement dans le processus électoral en nommant les capitouls6.

4Pourtant, le but de cette stratégie autoritaire envers le capitoulat n’était pas simplement de dompter le conseil de ville. Les parlementaires, comme les autres Toulousains, avaient besoin d’un gouvernement municipal fort et compétent, mais parfois ils devaient le contraindre. En temps de peste, par exemple, le parlement, s’était réservé le droit de fuir la ville et de juger depuis un lieu non contaminé7. Mais avant leur départ, les magistrats avaient chargé les capitouls d’administrer la ville ; surtout ils leur commandaient de rester à leurs postes, tandis que tous les autres Toulousains qui le pouvaient se sauvaient en fuyant sans la moindre hésitation. Cette contrainte est montrée par un incident en 1512 où un capitoul dut payer une amende de 100 livres pour avoir juré en présence des magistrats après avoir reçu l’ordre de rester à Toulouse face à la peste8.

5De plus, le parlement avait besoin des capitouls comme de pions dans sa lutte quasi permanente avec les autres pouvoirs régionaux et locaux. La cour, après tout, a été fondée pour assurer l’autorité de la couronne dans la province, ce qui entraînait souvent la contestation des pouvoirs et des privilèges traditionnels des entités établies, comme les grands seigneurs, le haut clergé et les autres cours. Dans ce contexte, le parlement découvrait qu’un capitoulat sous son contrôle représentait un avantage considérable. Par exemple, et c’était souvent le cas, l’intervention du parlement dans les élections capitulaires était une stratégie pour contrer l’influence de la sénéchaussée, sa rivale judiciaire dans la ville. Le sénéchal avait un rôle officiel et constitutionnel dans le processus de sélection des capitouls, ce qui lui a donné un pouvoir important sur l’hôtel de ville. À moins de partager la ville avec un sénéchal lié intimement aux capitouls, et ainsi d’un pouvoir fragile, le parlement a été forcé de traiter les capitouls plutôt brutalement9. De même, le parlement tentair de contrôler la sélection des capitouls afin de traiter avec son rival provincial, les états de Languedoc, car les capitouls contribuaient à la composition de la délégation du tiers. En bref, le besoin de maintenir leur pouvoir politique local a mené ces magistrats, qui étaient normalement bienséants et légalistes, à se comporter plutôt brutalement et même sans scrupules envers l’hôtel de ville. Et parfois ce comportement entraînait les parlementaires et capitouls dans des confrontations physiques dans les processions religieuses.

6Au XVII^e siècle, et surtout après la Fronde, la couronne s’est mêlée de la politique municipale ; comme le parlement, elle aussi a commencé à intervenir dans les élections capitulaires en brisant le processus arbitrairement et en nommant les huit capitouls selon les voeux du roi10. Et à la fin du siècle, l’hôtel de ville est tombé entièrement sous la tutelle de l’intendant11. Bien sûr, le parlement a continué à s’intéresser aux affaires de la ville, mais sa capacité d’intervention en ce domaine était limitée, sinon bloquée par la couronne.

7On ne peut conclure néanmoins que les magistrats ont cessé de jouer un rôle au niveau urbain, loin de là ; ils ont continué à exercer leur influence, même si les moyens strictement politiques étaient moins disponibles. Une sphère dans laquelle leur influence est devenue considérable était le mouvement spirituel lié à la Contre-Réforme au début du XVII^e siècle. Les magistrats ont dominé plusieurs confréries, soit anciennes, soit récemment créées ; des confréries laïques, comme la confrérie de l’Assomption dans la cathédrale Saint-Étienne ou la compagnie des Pénitents Bleus, étaient presque des associations parlementaires – des façades religieuses pour les magistrats dans le champ urbain. Une élite des magistrats était membre de la compagnie du Saint-Sacrement, une société secrète à Toulouse et ailleurs, et ainsi jouait un rôle dans les oeuvres de charité, comme la création d’un hôpital général que cette compagnie a inspirée. Plusieurs femmes de parlementaires étaient également actives dans la Contre-Réforme, surtout dans les œuvres de charité, et elles ont ainsi contribué au prestige et à la renommée de leurs maris et familles12.

8Les parlementaires ont donc maintenu plusieurs liens avec la vie civique de Toulouse. Ils ont maintenu aussi des rapports avec les habitants d’une façon plus personnelle. Comme d’autres Toulousains, les magistrats ont servi de parrains aux enfants de leurs parents ou amis. Ce qui frappe le plus lorsque l’on analyse les registres paroissiaux, c’est le penchant des parlementaires à se présenter pour être les parents spirituels notamment d’enfants dont les pères se situaient nettement plus bas sur l’échelle sociale. Citons des exemples. Un coup d’ œil aux registres paroissiaux de Saint-Étienne pour la seule année 1650 montre que Jean-Baptiste de Ciron, président à mortier au parlement, s’est présenté comme parrain des enfants d’un boulanger, d’un artisan, d’un maitre cordonnier et d’un tailleur13. Une recherche plus systématique des baptêmes à Saint-Étienne de 1640 à 1670 permet de découvrir une même tendance. On y trouve six présidents au parlement cités comme parrains, chacun comptant de 9 à 27 filleuls. La plupart de ces enfants étaient la progéniture de nobles, d’officiers, de magistrats ou de parents des présidents. Mais un nombre considérable étaient des fils et filles d’artisans : Bertier avait dix filleuls chez les artisans, Donneville sept, d’Auscaut six. Le sondage ne concernant qu’une seule paroisse durant 30 ans, ces témoignages de la place de la parenté spirituelle chez ces illustres présidents sous-estiment, peut-être, les réseaux dans lesquels ils sont impliqués14. Quand on regarde la famille Bertier, un clan au c œur du milieu parlementaire, cette tendance à multiplier des relations de parenté spirituelle est confirmée. Pour la période de trente ans, encore limitée à une seule paroisse, une grande partie de ces rapports étaient avec les autres élites, mais 25 étaient avec des artisans et des travailleurs15.

9Beaucoup des ces liens naissent probablement des contacts commerciaux et économiques maintenus par ces familles de l’élite avec le peuple. C’était le bon sens de flatter ces sortes de gens avec le patronage spirituel ; de même, c’était le bon sens pour un artisan de faire appel à la vanité d’un client en lui demandant d’accompagner son enfant sur les fonts baptismaux surtout s’il était d’un rang social supérieur. Mais il est évident, je crois, que les rapports de parrainage ont dépassé le bon sens économique et révèlent un désir de la part des parlementaires d’établir des liens personnels au travers de la société urbaine. Il est évident aussique cette pratique n’était pas limitée à la ville mais qu’elle s’est poursuivie dans les domains ruraux ou les parlementaires passaient une partie de l’année.

10Le parlementaire comme « le Parrain » ? Il ne s’agit pas, bien entendu, de suggérer qu’on doit les imaginer comme les Dons de la Mafia, malgré le manque d’égards avec lequel ils ont parfois traité des officiers locaux. Il n’y avait rien d’illégal dans leur comportement, qu’il soit officiel ou personnel. Mais ne peut-on pas voir un autre côté à ces personnages en robe rouge, pleins de gravitas et préoccupés par la loi et les affaires de l’État ? Peut-être la meilleure façon d’exprimer ce côté est d’emprunter à l’anthropologie et de les voir comme les Big Men, un terme inventé par Marshall Sahlins, comme les hommes d’un pouvoir, d’une richesse et d’une importance considérable qui souvent se sentaient obligés de faire un grand spectacle de ces attributs sur la scène publique16. Se présenter comme le parrain d’une foule d’enfants était sans doute un moyen pour un magistrat de démontrer sa qualité de Big Man.

11Un autre moyen était dans la cérémonie spectaculaire. La cérémonie était un trait universel de l’Ancien Régime ; en effet, toutes les institutions, aussi bien laïques qu’ecclésiastiques, ont participé au répertoire des fêtes et processions qui marquaient la vie publique. Et le parlement comme corps a certainement contribué à ce répertoire cérémoniel, surtout avec le rite annuel de la fête de Saint-Martin, quand la cour faisait son entrée processionnelle dans la ville pour commencer une nouvelle année judiciaire. Mais les parlementaires en tant que particuliers faisaient aussi monter des spectacles, se présentant ainsi comme de petits rois par la munificence qu’ils distribuaient et l’attention publique qu’ils demandaient.

12Un exemple suffira pour démontrer cet aspect de l’image publique des parlementaires sur la scène locale, le cas du président de Bastard au milieu du XVIII^e siècle. Bastard, longtemps doyen de la cour, avait fait un mariage avantageux avec une parente de Madame de Pompadour ; ainsi, son « profil » cérémoniel était peut-être plus visible que celui de ses confrères. En tout cas, il était prodigue dans ce domaine. En mars 1739, par exemple, sa guérison d’une maladie a été célébrée comme un triomphe royal. Les carmes célébrèrent l’événement avec une messe et un Te Deum, un rite normalement réservé au monarque. Mais la ville entière a fêté l’événement aussi. Pendant la journée le guet a fait plusieurs décharges devant l’église des carmes, et une triple mousqueterie a salué le président. Des fontaines de la ville coulait du vin. Le soir il y eut un feu d’artifice, montrant une figure de « Santée » habillée en blanc, tenant dans la main droite un c œur enflammé et dans l’autre une devise où on lisait des phrases de grâce et d’hommage17. Quand Bastard a été élevé à la position de premier président en 1762, il a reçu des honneurs dignes d’un roi. On sait que les entrées royales ne se faisaient plus depuis le règne de Louis XIV, mais des officiers locaux ont conservé néanmoins le rite pour leur propre usage. Ainsi, Bastard est entré à Toulouse dans une grande procession traditionnelle ; une foule de gens sont venus pour rencontrer son entourage et la ville a salué le nouveau président avec des cadeaux, des illuminations et un feu d’artifice. Les célébrations en son honneur ont occupé la ville entière pendant le mois de novembre et une partie de décembre, à savoir feux d’artifices, bals populaires, banquets privés et soirées dansantes, l’hôtel de ville était orné avec des tableaux et des devises18. En 1770 ce fut le tour de la femme et la fille de Bastard d’être fêtées avec des feux d’artifice sur la place Royale et une grande soirée à l’hôtel de ville où se réunit « le monde Toulousain »19. Quand Bastard est mort, en 1777, à l’âge de 95 ans, doyen du parlement, son corps a été porté en procession d’abord aux cordeliers et ensuite à l’hôpital général par tous les ordres religieux de la ville20.

13Que peut-on conclure des parlementaires par l’esquisse de leurs activités non professionnelles que j’ai présentées ici ? D’abord, comme il est suggéré par leurs activités cérémonielles et de parrainage, les magistrats se considéraient comme des « grands hommes » et comme des particuliers. Leur identité était fondée sur leurs offices, sûrement, mais pour une part dépassait la cour et le domaine professionnel et s’affirmait dans les entreprises qu’ils ont poursuivies en tant qu’individus. Deuxièmement, on a tendance à considérer les magistrats soit comme des officiers légalement investis, soit comme des hommes politiques surtout dans leur lutte contre la couronne. Mais une autre partie de leurs préoccupations était d’ œuvrer pour conserver la base locale de leur pouvoir, ce qui les a amenés à s’immiscer dans des institutions municipales tel le capitoulat. Les magistrats, en bref, jouaient un rôle crucial, parfois improvisé, sur la scène urbaine. C’était parfois, et surtout au XVI^e siècle, un rôle dangeureux, comme Jean de Coras et Étienne Duranti l’ont découvert. Enfin, aborder les parlementaires d’une perspective locale peut nous aider à éclairer leur position dans la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime. Ils étaient, clairement, des gentilshommes de robe, et ainsi des nobles d’une catégorie particulière, avec une identité juridique et corporative précise. On ne doit jamais oublier que la noblesse française n’était pas monolithique, malgré la tentative désastreuse de 1788-89 de la contenir dans un seul corps aux états généraux. Dans ce sens, la noblesse parlementaire représente une espèce dans le genre noble. Mais, dans un autre sens, les parlementaires incarnaient une noblesse plus universelle, même éternelle, dans le contexte d’une société ancienne. Ils étaient les nobles dans le sens traditionnel, jouant un grand rôle dans leur société immédiate, ayant besoin de s’occuper de leur base locale, projetant leur grandeur dans les formes cérémonielles. Ils étaient, en bref, les « grands hommes » sur la scène de Toulouse.