1Outre une longue présence au parlement de Bordeaux, de 1540 jusqu’en 1789, la famille La vie offre des personnages de première importance, même si aucun ne put atteindre la charge suprême de premier président, présentant souvent un caractère affirmé. Deux d’entre eux accédèrent au Conseil d’État, Bernard, au début du XVII^e siècle, et Gabriel-Ignace, à la fin de ce même siècle.

2D’origine béarnaise, la dynastie des La vie est issue d’Orthez1. La noblesse leur fut conférée non seulement par la détention de charges, mais aussi par l’acquisition de fiefs entraînant anoblissement, les caveries2. Si l’ancêtre le plus anciennement connu, Pierre de Lavie, fut consul d’Orthez, deux sentences rendues en 1580, au profit d’un Bertrand de Lavie, petit-fils du premier et avocat au parlement de Bordeaux, témoignent implicitement du caractère récent de cette noblesse, mettant davantage en relief les droits attachés à la qualité de seigneur-cavier, du chef de sa mère3. Toutefois, ces deux jugements confirmatifs de noblesse présentent l’intérêt de rappeler également les fonctions exercées par les deux oncles de l’intéressé. L’un, Jean, appartenant à la branche que nous étudions, exerçait en qualité de conseiller au conseil de Navarre et d’avocat auprès des sièges de Saint-Sever, Dax et Bayonne, tandis que l’autre, Gaillard, détenait la première charge de conseiller au parlement de Bordeaux apparaissant dans cette famille4.

3Les liens avec le Béarn se maintinrent jusqu’au début du XVIII^e siècle, donc seul Gabriel-Maurice (1666-1735), le premier des trois magistrats étudiés au cours de ce siècle, conserva cette tradition, sans doute pour régler aussi des affaires familiales concernant la succession de son père, Thibaud (1608-1684), qui cumulait à titre exceptionnel les charges d’avocat général au parlement de Bordeaux et de premier président au parlement de Navarre, en survivance de son propre père, Bernard (1579-1665).

4Succédant à l’office de conseiller détenu par son frère aîné, Armand-André, à la suite du décès prématuré de celui-ci, Jean-Charles (1694-1775) devint plus tard président à la première chambre des enquêtes, en survivance de son père, tandis que son propre fils, Paul-Marie-Arnaud (1746- 1801), accédait à un office de président à mortier. Ces deux derniers personnages illustrent une plus grande ouverture des parlementaires sur le monde extérieur et permettent de mieux suivre l’évolution des mentalités au sein de ce groupe, spécialement au cours de la seconde moitié du XVIII^e siècle, en montrant comment le réformisme, rallié sous le règne de Louis XV, finit par se convertir en hostilité à la monarchie traditionnelle, sous Louis XVI.

5Durant la période étudiée, le parlement de Bordeaux se caractérise par une relative stabilité numérique. Vers 1740, un conseiller, Jean-Mathieu de Lamontaigne, y dénombre 103 officiers5 ; en 1771, avant l’application de la réforme Maupeou, la compagnie atteignit le chiffre le plus élevé, avec 117 magistrats, pour retrouver le niveau antérieur (107) en 17906. Les Lavie appartiennent à l’élite de cette cour comme en témoignent volontiers les contemporains, ainsi François de Lamontaigne, même si au siècle précédent Thibaud essuya un échec, ne pouvant accéder à la charge de premier président, de même que son fils, Gabriel-Maurice, qui aspirait à devenir procureur général, devant se contenter de la charge qu’il détenait alors, celle de président à la première des enquêtes.

6Nombre de ces magistrats, et les Lavie ne font pas exception, possédaient des domaines viticoles, spécialement dans les Graves et en Médoc, consacrant une part importante de leur activité à la gestion de leurs affaires, avec pour conséquence un absentéisme fréquent au parlement7. À plusieurs reprises, le chancelier dut rappeler aux officiers l’obligation d’assiduité, spécialement aux conseilleurs de la Tournelle8. Dans ce contexte général, les Lavie se révèlent plutôt attachés à l’accomplissement de leurs devoirs, Gabriel-Maurice pouvant même apparaître, sous la plume de Savignac, comme besogneux9. Cependant, après la fracture provoquée par la réforme Maupeou et les tumultes engendrés ensuite au sein du parlement, Paul-Marie-Amaud prit ses distances à l’égard de la cour.

7À l’encontre de l’autorité royale ou de son représentant, les trois personnages considérés au cours du siècle adoptèrent souvent des positions modérées au sein du parlement. Mais ce trait ne doit dissimuler la forte volonté réformatrice qui anime les deux derniers représentants de cette lignée. En outre, tous se révèlent favorables aux manifestations successives du progrès et reflètent par des sociabilités progressivement plus complexes l’extraordinaire essor du port de Bordeaux, ainsi que l’exceptionnelle ouverture sur le monde qu’il provoquait.

I – Une élite ouverte au progrès

8La société parlementaire du XVIII^e siècle est souvent appréhendée par ses contradictions. Le modèle qu’elle se fixe désigne plutôt les traits d’un corps où domine le conservatisme, qu’il s’agisse du parlement de Paris10 ou des parlements de province. À Bordeaux, la cour ne se démarque pas apparemment de cette situation générale11. Cependant, à partir de 1740, le développement des échanges maritimes apporte un tel brassage d’idées et d’hommes qu’il semble difficile d’imaginer les magistrats échapper à ce contexte nouveau12. Il dépasse la traditionnelle attention portée au mouvement de la flotte du Nord, venue embarquer le vin. De surcroît, il s’agit d’un milieu d’où émergeaient assez régulièrement des talents littéraires reconnus et, au XVIII^e siècle, l’académie apparaît largement comme la fille du parlement : le moyen par lequel certains magistrats imaginèrent conquérir un véritable pouvoir d’ordre idéologique sur la ville13.

9Dotés d’un statut social élevé14, les Lavie se signalent par une attention soutenue afin de capter les manifestations les plus récentes du progrès, dans les domaines les plus variés.

A – L’éducation

10L’exercice d’une profession intellectuelle requérait un soin particulièrement attentif dans la formation des futurs magistrats. À la fin du XVII^e siècle, les jeunes étaient éduqués au collège de Guyenne et, plus encore au collège de la Madeleine, tenu par les jésuites. Or, Gabriel-Maurice adopta le parti de quelques familles, comme les Secondât ou les Verthamon, qui préférèrent remettre l’instruction de leurs enfants aux mains des oratoriens de Juilly. Ce collège n’est pas encore à la mode dans les milieux aristocratiques, bien que soient déjà connus le modernisme de sa pédagogie et le taux particulièrement élevé d’encadrement des élèves15. Ainsi, les deux fils du président à la première des enquêtes, Armand-André et Jean-Charles, en furent-ils les pensionnaires. Plus tard, le fils du second, Paul-Marie-Arnaud, y acheva sa formation en y suivant la classe de philosophie.

11Par contre, les études juridiques devaient s’effectuer de préférence à la faculté de Bordeaux, afin de faciliter plus tard l’intégration au parlement de Guyenne. Ainsi Gabriel-Maurice y fut l’élève de Tanesse et Paul-Marie-Arnaud le devint de Bacalan. Aucune source ne mentionne la présence de Jean-Charles, mais il ne dut pas déroger à la tradition familiale. La formation technique des magistrats s’acquérait par l’étude de mémoires, dans le cadre des chambres où ils étaient nommés. Ainsi, Gabriel-Maurice revendiqua la nomination de son fils dans la chambre qu’il présidait, comme il fut fait pour son fils aîné, afin d’assurer lui-même cette direction pédagogique. Mais un conseiller en appela aux règlements pour que cette faveur soit refusée. En un tel cas, les amis de la famille prenaient alors en charge cette responsabilité, dans la chambre où siégeait le jeune magistrat.

12Dans le dernier tiers du XVIII^e siècle, Paul-Marie-Arnaud paraît avoir donné une éducation beaucoup plus originale à ses enfants, en recourant de manière privilégiée à des précepteurs attachés à sa maison, sans doute sous l’inspiration des idées rousseauistes. Un procès nous apprend qu’il recruta même un musicien allemand, comme modèle pour les séances de dessin de ses enfants.

13Nous ne disposons pas d’inventaire des bibliothèques familiales. Celle de Jean-Charles fut estimée à son décès à une valeur de 4 000 livres, ce qui pourrait représenter un ensemble de 4 à 500 ouvrages, soit une bonne moyenne pour un parlementaire. À son décès en 1797, sa fille, Henriette de Lavie, possédait en propre 118 volumes. Mais c’est surtout Paul-Marie-Arnaud qui fut réputé, à son époque, pour posséder une riche bibliothèque, installée dans son château du Taillan. De plus, d’autres sources de documentation pouvaient être accessibles à certains, particulièrement la bibliothèque de l’académie, à laquelle Jean-Charles eut recours16. Auteur de plusieurs ouvrages, il y montre d’ailleurs une familiarité certaine avec les auteurs contemporains les plus importants, dans les domaines de la réflexion économique et politique, tels le marquis de Mirabeau et Rousseau, qui sont expressément cités.

B – Les idées et les attitudes

14Peu d’éléments permettent de préciser les convictions de Gabriel-Maurice dont la formation appartient à la seconde moitié du XVII^e siècle. Il semble surtout s’être consacré à sa tâche de magistrat, alors que Jean-Charles y ajouta une activité plus spéculative, débouchant sur la publication de trois ouvrages, dont le principal est un essai où se trouvent réfutées certaines des thèses de Montesquieu, Des corps politiques et de leurs gouvernements, publié en 1764 et réédité en 176617.

15Dans son commentaire de Plutarque, il exprime un sentiment largement partagé dans ce début de la seconde moitié du XVIII^e siècle : « Comment hasarder les répétitions aujourd’hui que tout respire la nouveauté ? ... Le génie a fait tant d’efforts vers tous les côtés, qu’il est bien difficile de donner ce qu’on appelle du neuf »18. Très intéressé par les doctrines de la socialisation de l’homme et de la formation des sociétés politiques, il connaît bien les théoriciens du contrat social : Hobbes, Puffendorf, Rousseau. L’auteur partage avec le premier sa morale pessimiste et avec le dernier l’analyse de la formation de la propriété.

16Mais sa vision réformatrice procède d’une autre source. Il se révèle très proche des thèses physiocratiques, tant en honneur parmi les académiciens bordelais. Bernadeau notait cette relation privilégiée avec les « Economistes »19. Lavie évoque lui-même, pour y adhérer, l’opinion de « l’auteur distingué de l’Ami des hommes », sur la question particulière du luxe20. À l’évidence, ses préoccupations vont aux questions démographiques et économiques. Ce faisant, il retrouve une tradition de l’académie, inaugurée avec éclat par Melon, auteur de l’Essai politique sur le commerce21 et dont on retrouve un écho dans l’Esprit des Lois22. Isaac de Bacalan perpétue également cette orientation par ses travaux. Or, il épousa, en 1761, une fille de Jean-Charles de Lavie, avant de devenir maître des requêtes, puis intendant du commerce23. Il existait une grande communauté d’idées entre le beau-père et le gendre24.

17Outre les positions favorables à la liberté du commerce et à l’abolition des douanes intérieures, ainsi que des corporations, son ouvrage principal, Des corps politiques et de leurs gouvernements, préconise aussi des réformes fiscales et administratives qui reposent sur la création d’un réseau d’assemblées locales chargées de percevoir l’impôt, selon le schéma exposé par Vauban. Plus précisément, il se ralliait à la création d’assemblées provinciales, suivant en cela les propositions des marquis d’Argenson et de Mirabeau25. Cette solution lui permet également de réaliser la conciliation entre souveraineté et liberté, en récusant l’idée d’un parlement national, donc le modèle proposé par Montesquieu, lorsqu’il traite de l’Angleterre26. Quant au peuple, les magistrats, clairement les parlementaires, doivent en assurer la protection, en faisant respecter ses droits.

18L’exemple de son fils, Paul-Marie-Arnaud, montre le passage d’une sensibilité réformiste à une véritable adhésion aux idées révolutionnaires. Mais ce sont davantage des attitudes qu’il nous faut solliciter, car il n’a pas laissé d’écrits permettant de connaître autrement ses idées. Il adhéra au libéralisme politique, d’abord sous l’effet de son alliance avec la fille d’un négociant d’origine irlandaise, catholique et noble, Robert Dillon, venu d’Angleterre pour redresser ses affaires à Bordeaux où il s’installa. Selon le témoignage même du grand sénéchal, lors des élections aux États Généraux, il développait une véritable anglomanie27. Cependant, son amitié avec l’avocat général Dupaty nous paraît plus décisive.

19Le jeune président à mortier apporta un soutien indéfectible à ce dernier, lors de son exil au château de Pierre-Encize, à Lyon, après qu’il eut soutenu les remontrances adoptées par le parlement le 13 mars 177028. De même en fut-il au cours du conflit qui l’opposa au premier président Leberthon, lorsqu’il souhaita se défaire de sa charge d’avocat général pour celle de président à mortier29. Ce même Dupaty servit d’intermédiaire privilégié pour ouvrir les portes de Ferney à Paul-Marie-Amaud de Lavie, à l’occasion d’un voyage en Suisse, à la recherche de la démocrabe30. Cet événement correspond à une attitude d’adhésion aux idées des Lumières, devenue tout à fait explicite après le décès de son père, Jean-Charles. En effet, quelques feuilles de comptes portent à la date du 23 mai 1776 une dépense de 18 livres pour le « buste de Rousseau », indiquant le second philosophe auquel allait son admirabon. Il existait en lui une disposibon d’esprit favorable à la liberté, qui n’échappait à ses contemporains.

20Sa nièce par alliance, la comtesse de Boigne, relatant un incident survenu à Versailles, apportait ce témoignage : « Il retourna à Bordeaux plus frondeur qu’il n’en était parti ; il fut nommé député et se montra très révolutionnaire ; l’humiliabon de la noblesse de cour lui souriait »31. Plus tard, traduit devant la commission militaire, pendant la Terreur, son acquittement se révéla exceptionnel32.

21Toutefois, l’ouverture au progrès se manifeste d’aubes manières, spécialement sur le terrain scientifique. Ainsi dès 1776 Paul-Marie-Arnaud fit-il pratiquer l’inoculation à ses enfants (pour une dépense de 1 224 livres), alors que le parlement interdisait encore sa prabque dans les limites de la ville de Bordeaux en 1787, par crainte d’épidémie33. Riches propriétaires fonciers, son père et lui-même se montèrent attentifs à l’améliorabon des pratiques agricoles. Jean-Charles rénova son domaine de La Roque, près de Saint-Émilion, et son fils apporta ses soins à sa propriété du Moulinet, au nord de Casseneuil, où il entretenait une orangerie.

22Parallèlement à la radicalisation des convictions à laquelle on assiste dans la seconde moitié du siècle, se remarque aussi un indéniable élargissement des relations sociales.

II – Des sociabilités plus complexes

23Vers le milieu du siècle, le marquis d’Argenson donne une description peu élogieuse des parlementaires bordelais : « Ce sont des gens fermes, chauds, ignorants et fort intéressés ; j’ai vu souvent au conseil privé des traits qui prouvent que le parlement de Bordeaux est une des mauvaises jugeries de ce royaume »34. Contrairement aux apparences, il s’agit plutôt d’une mise en cause de leurs tempéraments que de leurs aptitudes techniques à l’exercice de la fonction juridictionnelle. Si les Lavie adoptent des comportements de solidarité à l’égard des membres de leur compagnie, ils ne se montrent jamais extrêmes. Les difficultés nées de l’application de la réforme Maupeou conduisirent même Paul-Marie-Arnaud à un absentéisme prolongé. D’ailleurs, il développa des relations extérieures au cadre parlementaire. En outre, les différentes générations prirent l’habitude de nouer des relations avec des régions extérieures : le Béarn depuis l’origine, mais surtout Paris, où séjournèrent longuement plusieurs membres de la famille, la nièce de Gabriel-Maurice y ayant épousé un du Harlay, sans omettre les différentes provinces où se situaient les propriétés familiales.

A – Les stratégies bordelaises

24Gabriel-Maurice demeure encore très dépendant de la sociabilité liée au milieu parlementaire, avec des mondanités conduisant à fréquenter régulièrement ses pairs, ainsi que l’aristocratie pourvue de fonctions militaires importantes, tel le maréchal Montrevel35. Mais l’installation à Paris, dans la paroisse Saint-Roch, de son frère, Gabriel-Ignace, en compagnie de leur mère, multipliait les occasions de voyage à la fin du XVII^e siècle, de même que plus tard la fréquentation de Charlotte du Harlay et de son époux36.

25Son fils cadet, Jean-Charles, qui reçut l’office de conseiller à la mort de son frère aîné, Armand-André, en 1722, et devint président à la première des enquêtes en 1735, entreprit de consolider la fortune familiale au point de paraître avare, ainsi que Mme Chazot-Duplessy le remarquait37. Dans le même esprit, cette démarche l’amena à fréquenter systématiquement différents cercles susceptibles de procurer de l’influence dans la cité.

26À l’unisson des parlementaires les plus éclairés, il se fit admettre à l’académie de Bordeaux en 1736 et en devint directeur à deux reprises. Il adhéra tôt à la loge « la Française », où se retrouvaient nombre de parlementaires académiciens. Dans ce second cadre, il appréciait particulièrement l’objet qu’il tenait pour principal dans la maçonnerie : « resserrer l’union et la charité mutuelles »38. Enfin, à sa retraite, suivant la démarche de son aïeul, l’avocat général Thibaud de Lavie, il se fit recevoir bourgeois de Bordeaux (22 janvier 1763), probablement afin de bénéficier des privilèges attachés à ce statut. De l’ordre du plaisir personnel, chez ce magistrat austère, relève la fréquentation d’un salon dont d’illustres parlementaires furent les hôtes, celui de Mme Duplessy39.

27Le souci de ses affaires, à l’origine de relations épistolaires nombreuses avec les intendants de ses domaines ou les hommes de loi, apparaît nettement dans la volonté de participer au développement du quartier des Chartrons, où il avait une maison. À l’évidence, Jean-Charles s’inquiète souvent de la commercialisation de sa production vinicole. Deux litiges portés devant la cour de la bourse de Bordeaux témoignent de cette participation à l’activité commerciale, l’un opposant le président à un aubergiste, dénommé Félix (jugement du 11 juillet 1767), et surtout le second le mettant en présence de deux négociants des Chartrons, Sabès et Godechens (jugement du 1^er février 1766). Mais, comme la plupart des magistrats se trouvant dans la même situation, il ne participe pas directement aux opérations du négoce maritime.

28L’attitude de son fils illustre la rupture qu’introduisit la réforme Maupeou et la durée de la crise qui en résulta au sein du parlement. Sur ce point, la correspondance de Mme Chazot-Duplessy reste une source inégalée pour l’étude de Bordeaux. Elle retrace avec humour la vivacité des conflits entre les « Revenus » ou « Revenants » et les « Restés ». À propos des premiers, elle rapporte une remarque : « un des hommes en les nommant les Illuminés, dit plaisamment : qu’ils sont tous électrisés, pour jeter le feu de toute part »40. Ces excès expliquent l’abstention de Paul-Marie-Arnaud, qui n’épousa la cause des réfractaires que par solidarité de corps. Son abstention fut d’ailleurs remarquée par le chancelier41. L’éloignement de la cour ne fut pas compensé chez lui par d’autres solidarités bordelaises, car il n’appartenait pas à l’académie, ni au musée qui, il est vrai, comportait davantage d’avocats ou de négociants que de parlementaires. Son affiliation à la loge « la Française » lui permit d’ailleurs de nouer des liens avec des loges extérieures à la ville. Toutefois, la correspondance de Mme Chazot-Duplessy conduit à nuancer ce détachement car, s’il vivait comme un gentilhomme anglais sur sa terre du Taillan, lors de circonstances importantes il continuait d’assumer certaines charges de sa fonction42. Ces épisodes traduisent aussi une ouverture plus grande sur l’extérieur, contemporaine de l’exil à Nontron, puis du décès de son père en 1775.

B – L’attrait de l’extérieur

29Une première illustration de ce changement apparaît dans l’évolution des alliances matrimoniales. Gabriel-Maurice se marie dans le milieu de la robe bordelaise, épousant Anne de Poitevin, fille d’un trésorier de France, et en secondes noces Thérèse de Mercier, veuve d’Antoine du Barry. De même, son fils aîné, Armand-André, conclut une alliance importante avec la fille du premier président, Gillet de Lacaze. Mais le cadet, Jean-Charles, s’allie à des familles extérieures à la province, appartenant à la noblesse d’épée : d’abord à une Saintongeaise, Marie-Françoise-Suzanne de Gua, descendant d’une branche des La Rochefoucauld par sa mère, puis à Bernardine Arnaud du Châtelard, d’origine auvergnate, bien que le fief auquel renvoie le nom soit situé en Bourbonnais.

30Le mariage de Paul-Marie-Arnaud change les perpectives. Épousant une fille de Robert Dillon, il s’allie à une famille de noblesse irlandaise. L’influence de ce milieu fut considérable sur le jeune magistrat bordelais, qui adopta une attitude d’anglomanie.

31Avec Paris, les relations furent constantes depuis la fin du XVI^e siècle. Jamais les Lavie n’ont vécu repliés sur leur terroir. Bénéficiant tôt de la protection royale, ils se rendirent fréquemment dans la capitale pour le service du roi. Au XVIII^e siècle, les séjours parisiens sont fréquents, pour des raisons familiales et d’affaires. Ainsi, légataire universel des du Harlay, Jean-Charles s’en remet à un homme de confiance du soin de liquider l’héritage et d’en gérer l’actif. Le terme logique de l’évolution est la carrière nationale entreprise par son fils, Paul-Marie-Arnaud, en qualité d’élu de la noblesse aux États Généraux, puis de membre du Conseil des Anciens. La résidence correspond même à une obligation statutaire. Les liens avec la région bordelaise tendent à concerner surtout le château du Taillan et les propriétés éparses.

32Comme pour les autres riches parlementaires, les biens fonciers des Lavie sont disséminés non seulement autour de Bordeaux (Le Taillan, Mérignac, Saint-Christophe-des-Bardes, près de Saint-Émilion...), mais aussi dans des provinces plus éloignées (Agenais, Périgord, Landes et, du fait des alliances, Saintonge et Bourbonnais). Tous ces domaines donnent lieu à des échanges épistolaires réguliers avec des intendants, régisseurs, fermiers, qui renseignent également le propriétaire sur la situation économique de leur région. Les lettres du chargé d’affaires parisien de Jean-Charles contiennent même des informations sur de grands personnages contemporains.

33Tous ces intellectuels sont à l’écoute des nouvelles transmises par les gazettes et les affiches de plus en plus nombreuses, sans omettre les correspondances privées, dont le contenu est fréquemment échangé entre connaissances. Enfin, le port est une source rayonnante d’informations en provenance des pays nordiques et d’Amérique. Le terme logique c’est le voyage vers l’étranger. Malgré ses affinités avec Montesquieu, Jean-Charles ne semble pas avoir accompli de déplacements comparables. De Paul-Marie-Arnaud sont connus deux voyages seulement, l’un en Angleterre, l’autre en Suisse, dont la correspondance de Voltaire se fait l’écho.

34Entre parlements les rapports sont fréquents et, lors de la réforme Maupeou, les réactions sont attentivement suivies d’une cour à l’autre. Même en des temps plus paisibles, ces liens entre les juridictions, donc entre parlementaires, existent et peuvent donner lieu à des marques de courtoisie lors du déplacement d’un magistrat appartenant à un autre parlement. Ainsi, Jean-Charles de Lavie fut admis aux séances particulières de l’académie des Sciences de Toulouse, alors qu’il séjournait dans cette ville pour un procès le concernant, tandis que, de passage à Aix, les magistrats de cette ville sollicitèrent Dupaty de venir exposer ses idées sur la matière pénale.

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35Située au sommet de la hiérarchie parlementaire, la dynastie des Lavie montre donc l’ouverture de l’élite des magistrats et leur aptitude à saisir les problèmes de leur temps, ainsi qu’à s’engager en faveur des réformes, fût-ce au prix d’une rupture avec le système monarchique, ainsi qu’en témoigne le dernier des magistrats de cette lignée.