1Pour recruter les magistrats au parlement de Franche-Comté, différents systèmes se sont succédé : d’abord une sorte de cooptation tempérée par le choix du souverain, puis la vénalité des offices. Variations elles-mêmes liées aux changements de domination survenus dans un pays constamment tiraillé entre France et Empire. De telles mutations n’ont pu rester sans répercussions sur les critères de recrutement des hauts magistrats comtois, en particulier mérite, naissance et fortune. Peut-on penser qu’au temps de la vénalité, la fortune a remplacé le mérite ? Mais il faut se demander aussi quel a été le rôle de la naissance. Nous allons essayer de répondre à ces questions pour les XVII^e et XVIII^e siècles, époques auxquelles nous sommes suffisamment renseignés sur les magistrats et leurs familles. Auparavant il convient de tracer rapidement le cadre chronologique et institutionnel de cette étude.

I –Le cadre

2C’est à la fin du XIV^e siècle que le parlement comtois devient une assemblée permanente fixée à Dole1, Besançon, ville impériale, n’étant plus que la capitale religieuse de la province. À cette époque et durant la plus grande partie du XV^e siècle sont réunies sous la même domination les deux Bourgognes, c’est-à-dire le comté, l’actuelle Franche-Comté, et le duché, la Bourgogne d’aujourd’hui. Comté et duché de Bourgogne obéissent aux mêmes comtes-ducs, Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire, des Valois, puisque Philippe le Hardi était le fils du roi Jean le Bon. Créées à cette époque, les institutions comtoises, dont le parlement, sont donc de type français. Elles ne vont pas évoluer de la même façon qu’en France, puisqu’en 1493 la Franche-Comté bascule à nouveau, pour près de deux siècles, dans l’orbite du Saint-Empire. Elle passe dans les possessions patrimoniales des Habsbourg, Maximilien ayant épousé la fille du Téméraire.

Le parlement de Dole de 1598 à 1668

3En 1598, à la mort de Philippe II d’Espagne, comte de Bourgogne depuis le partage de l’Empire de Charles Quint, les Pays-Bas et le comté de Bourgogne ont pour souverains particuliers l’archiduchesse Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, et son mari l’archiduc Albert de Habsbourg. Réinstitué en 1500 à Dole, le parlement comtois présente alors deux originalités. Il n’est pas seulement une cour souveraine de justice, mais il partage avec le gouverneur l’administration et même le gouvernement de la province. Surtout, alors qu’en France la vénalité des offices tend à devenir un des piliers de l’Ancien Régime, elle est prohibée en Franche-Comté.

4Ainsi au parlement, le président, toujours un Comtois, est nommé directement par les archiducs, mais tous les autres magistrats sont choisis par eux sur une liste de trois candidats présentés par la cour. Il en va ainsi pour le procureur général et les deux avocats fiscaux, pour les onze conseillers laïques et les deux ecclésiastiques, et même pour le greffier en chef.

5Le parlement de Dole joua un rôle important durant la guerre de Trente Ans. Il défendit victorieusement Dole en 1636, assura l’intérim du gouvernement, et son procureur général Antoine Brun représenta l’Espagne au congrès de Westphalie. Mais en 1668, pendant la guerre de Dévolution, le Parlement fut rendu responsable de la trop facile conquête de la Comté par Louis XIV, et il fut suspendu par les Espagnols à leur retour après la paix d’Aix-la-Chapelle.

Le parlement de Besançon, 1676-1789

6Dès juin 1674, avant même l’achèvement de la seconde conquête, durant la guerre de Hollande, Louis XIV rétablit le parlement de Dole, avant de le transférer, deux ans plus tard, à Besançon qui perdit son statut de ville libre, mais redevint capitale politique de la province. En 1674, pour combler les vides, le roi procéda d’emblée à une « fournée » de nouveaux conseillers au parlement. Il revint ensuite à l’ancien mode de nomination, aussi bien pour remplacer les magistrats décédés que pour peupler de 7 conseillers et 2 présidents une nouvelle chambre créée en 1679 ou remplir 5 offices nouveaux créés en 1684.

7L’alignement sur le royaume se produisit en 1692 avec l’introduction de la vénalité des offices en Comté2. Au parlement, comme dans les autres juridictions, les titulaires durent payer une taxe pour conserver leur office, tandis que jusqu’en 1704 des offices nouveaux ne cessaient d’être créés. Ainsi l’effectif des conseillers passa de 23 à 53.

8La propriété de leur charge incita-t-elle les parlementaires bisontins à fronder le pouvoir royal ? Toujours est-il qu’au cours du XVIII^e siècle la cour comtoise se montra l’une des plus turbulentes du royaume. Après celle de Paris, elle fut la première à être supprimée et remplacée par Maupeou qui, une fois le nouveau parlement installé et la vénalité abolie, revint au système des trois candidats présentés au choix du roi pour remplir les charges vacantes. Mais l’ancien parlement fut rappelé en 1775, la vénalité rétablie, et il fallut en 1788 séquestrer les magistrats pendant 36 heures dans leur salle d’audience pour les contraindre à enregistrer toutes les réformes qu’ils avaient successivement repoussées depuis leur rappel.

9En instaurant la vénalité des offices en Franche-Comté, le roi de France avait profondément bouleversé le mode de recrutement des hauts magistrats comtois. Les critères principaux de ce recrutement n’en avaient cependant pas été totalement modifiés.

Il – Du mérite à la fortune ?

10Pour choisir les trois candidats présentés au souverain du temps des Habsbourg, les critères retenus nous sont connus par les ordonnances du souverain et par les registres de nomination du parlement, conservés depuis 15993. Certains demeurèrent parfaitement observés au temps des Bourbon, ainsi la catholicité et l’honorabilité4. En revanche, s’estompa, quand triompha la vénalité des offices, un autre critère rigoureusement exigé auparavant.

La compétence professionnelle

11Avant 1692 le candidat devait avoir exercé la jurisprudence au moins pendant sept années, en qualité de professeur de droit, d’officier de judicature ou d’avocat exerçant effectivement sa profession. En conséquence, la plupart sinon la totalité des candidats présentés au souverain avaient déjà derrière eux une belle carrière. Si l’on admet – ce qui n’est pas toujours le cas – que la carrière est le résultat du mérite, les parlementaires dolois ne devaient pas manquer de mérite personnel, ce que confirme la modestie des origines de certains d’entre eux5. En tout cas leur carrière antérieure révèle une pratique déjà longue de la justice. Plus de la moitié (52,2 %) des conseillers ordinaires en fonction au parlement de Dole de 1598 à 1688 avaient exercé auparavant les fonctions de lieutenant général (26,8 %), local (10,4 %), ou de procureur ou avocat fiscal (13,4 %). Plus du tiers (35,8 %) avaient conquis une solide réputation en qualité d’avocat. Quant aux autres, ils avaient été professeurs de droit, magistrats municipaux et maître général des monnaies. L’âge moyen d’entrée à la cour s’élevait alors à 45 ans.

12Pour les 277 conseillers laïques qui siégèrent à la cour entre 1674 et 1789, le bilan est bien différent. La proportion des avocats a plus que doublé, elle est passée à 76 %, mais surtout ce ne sont plus que très rarement des avocats célèbres, certains même n’ont jamais exercé leur profession. L’âge moyen d’entrée a chuté, passant de 45 à 29 ans, et pas mal de conseillers doivent entrer avec dispense d’âge. Dès 1739, les membres de la cour constatent que « les sujets déjà formés par un long exercice des fonctions du barreau ou de quelque office de judicature » ne se présentent plus pour entrer dans leur compagnie que « d’intervale à autre » et ils notent avec regret « ceux de nos anciens magistrats dont la mémoire est parmy nous dans une sorte de vénération étaient de ce nombre »6. La fortune a-t-elle remplacé le mérite, la compétence professionnelle ?

La fortune

13Dans la présentation des candidats au parlement de Dole, la fortune venait au dernier rang des critères de choix, et les présentateurs étaient loin d’y faire tous allusion. Quelques candidats étaient qualifiés de « très riches », d’autres de « riches » seulement. Aux uns étaient reconnus « de grands moyens », à d’autres simplement de « notables moyens »7, tandis que de certains on ne disait rien. Dans les années qui suivirent la conquête française, la haute robe comtoise ne passait pas pour riche et à Paris on se gaussait même de sa parcimonie. Il est assez révélateur de constater qu’au moment de l’introduction de la vénalité des offices, huit conseillers durent vendre par anticipation une charge qui ne leur appartenait pas encore, pour pouvoir payer la taxe qui leur en conférait la propriété8.

14Vendues à un prix plus élevé que le montant de cette taxe9, les nombreuses charges nouvelles créées entre 1692 et 1704 introduisirent au parlement plus d’un fils de famille riche en mal d’élévation sociale, car ces charges étaient anoblissantes. Après une pointe à 40 000 livres en 1744, les offices de conseiller se stabilisèrent aux alentours de 30 000. Le parlement de Besançon compta dans ses membres au moins un millionnaire, Pourcheresse, dont la richesse provenait de ses forges. À la veille de la Révolution, la fortune moyenne d’un conseiller s’élevait à 170 000 livres, tandis que celle d’un avocat ne dépassait pas 35 00010. Il fallait donc être riche pour entrer au parlement. Peut-on en conclure que la fortune avait remplacé la compétence professionnelle, comme principal moyen d’accès à la cour ? En réalité, c’est plutôt un troisième critère qui devient déterminant.

III – Rôle croissant de la naissance

15Déjà perceptible au temps de la cooptation, malgré les ordonnances, une tendance à l’hérédité des charges est finalement confortée par la vénalité. À la veille de la Révolution l’entrée dans la cour est presque totalement interdite aux hommes nouveaux, c’est-à-dire à ceux n’ayant jamais compté dans leur famille des magistrats au parlement, ou à l’autre cour souveraine comtoise, la chambre des comptes, demeurée à Dole jusqu’à sa suppression en 1771.

De 1598 à 1668

16Ne pouvait être élu quiconque présentait avec un des officiers de la cour « conjonction de parentaige, consanguinité et affinité en premier et second degré »11 dans le sens du droit canonique. Les officiers du parlement ne pouvaient même pas présenter leurs parents aux 3^e et 4^e degrés, c’est-à-dire leurs petits et arrière-petits-cousins. Seuls les parlementaires qui n’étaient pas apparentés avec ces personnes pouvaient les nommer et donc leur accorder suffrage. En 1657 encore, le conseiller Terrier suscita un beau tollé, lorsqu’il proposa de nommer son fils pour le suppléer pendant ses maladies. « De là viendrait la succession héréditaire dans les charges que l’on a voulu destiner au seul mérite et non pas laisser à la naissance... C’est l’une des différences que les souverains ont voulu établir pour distinguer ce Parlement de ceux de France où le père et les enfants, les frères et les proches sont pesle-mesle »12.

17Ces fières affirmations ne peuvent cependant masquer certaines dérogations aux ordonnances. Lors des séances de nomination, plus d’un parlementaire commençait par l’éloge d’un de ses parents au 3^e ou au 4^e degré, et disait ensuite son regret de « ne le pouvoir nommer, estant de parentaige prohibé », tant et si bien que le greffier décida en 1628 de ne plus consigner par écrit ces présentations, mais rien ne prouve qu’elles ne continuèrent pas oralement13. Des dispenses de parenté pouvaient être accordées et elles se multiplièrent après la guerre de Trente Ans. L’on s’aperçoit aussi que s’il y avait égalité de suffrages entre deux candidats, l’emportait celui dont la famille était « la plus honorable », ce qui voulait dire généralement qu’elle avait déjà eu un représentant à la cour.

18Surtout, si deux parents ne pouvaient siéger en même temps sans dispense, ils pouvaient s’y succéder, soit directement, soit après un certain laps de temps. Michel Paris a calculé que de 1598 à 1668, sur 117 parlementaires dont les ascendants sont connus, 25 étaient fils et 18 gendres de parlementaires, c’est-à-dire 36,7 %, et qu’au total 84 parlementaires sur 135 (62,2 %) ont eu à la cour des parents par consanguinité ou par alliance. Les Boyvin, les Camus, les Pétremand, les Broch étaient presque tous parents ou alliés. En 1655 le parlement faisait remarquer au souverain que quatre familles finiraient par dominer la cour, s’il continuait à accorder des dispenses de parenté14.

De 1674 à 1789

19Après la conquête française, le règne de Louis XIV en Comté correspond à la plus forte entrée d’hommes nouveaux au parlement. C’est le cas de 47 sur 111 des conseillers laïques, soit 42,3 %. Cette légère poussée s’explique d’abord par la faveur royale : 5 sur 7 conseillers désignés directement par le roi en 1674 sont des hommes nouveaux. Ensuite se font sentir les effets de la multiplication des charges vénales. De 1693 à 1715 il y a 32 hommes nouveaux parmi les 79 conseillers qui entrent au parlement. Il n’empêche que sur la totalité des 111 conseillers entrés à la cour comtoise sous Louis XIV, 64, c’est-à-dire 57,6 %, ne le sont pas, la moitié très exactement étant composée de fils de conseillers, et l’autre de membres de familles ayant déjà eu des représentants dans une cour souveraine comtoise.

20Sous Louis XV la naissance va encore mieux l’emporter sur le mérite et la fortune, grâce à la vénalité des offices qui permet au fils de succéder à son père, soit directement avec ou sans dispense d’âge, soit plus tard après location de la charge du père défunt à un tiers en attendant que le fils ait l’âge de la reprendre15. Ainsi la proportion des fils succédant à leur père passe de 28,8 % sous Louis XIV à 49,6 % sous Louis XV. Jamais elle n’aura été aussi élevée, bien qu’à la fin de ce dernier règne soient comprises les quatre années du parlement Maupeou, qui virent s’ajouter à la vingtaine de conseillers de l’ancienne cour ayant consenti à siéger dans la nouvelle, douze conseillers nouveaux. En effet, sur ces douze, cinq descendaient de familles parlementaires et quatre étaient d’anciens membres de la chambre des comptes de Dole supprimée. Au total, sur les 131 conseillers entrés au parlement de 1715 à 1775, date du retour de l’ancienne cour, il n’y a eu que 41 hommes nouveaux, c’est-à-dire même pas le tiers (31,3 %), car outre les 65 qui ont succédé à leur père, 25 appartenaient à des familles ayant déjà eu un ou plusieurs représentants dans une cour souveraine comtoise.

21Sous Louis XVI, la fermeture s’accentue. Pourtant Jean Egret a parlé dans l’un de ses ouvrages de 29 membres de l’aristocratie parlementaire siégeant alors au parlement de Besançon contre 25 hommes nouveaux16 ; 46,3 % d’hommes nouveaux contre 31,3 % sous le règne précédent : on ne devrait pas dans ce cas parler de fermeture, mais bien au contraire d’ouverture ! En fait J. Egret fondait ses résultats sur les 54 conseillers en exercice dans les années 1787-178817, et non, comme nous, sur les 35 entrés à la cour depuis le rétablissement de l’ancien parlement jusqu’à la Révolution. De plus, comme il nous l’indiqua lui-même, pour déceler les hommes nouveaux, il s’était fondé sur la succession des patronymes, qui ne laisse pas apparaître les parentés par les femmes. Une première recherche sur ces 35 nouveaux conseillers ne nous avait pas permis d’y rencontrer plus de six hommes nouveaux. En fouillant un peu plus dans la parenté de ces derniers, nous avons encore retrouvé deux oncles et un beau-frère parlementaires dans la famille de trois d’entre eux. La proportion des hommes nouveaux entrés à la cour sous Louis XVI tombe donc à 8,5 %18.

CONSEILLERS LAÏQUES ENTRÉS AU PARLEMENT À L’ÉPOQUE FRANÇAISE

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22Le parlement de Franche-Comté n’a jamais interdit son accès aux roturiers. Il était donc un instrument de promotion sociale, puisque ses magistratures conféraient la noblesse transmissible au bout de vingt années d’exercice ou en cas de mort en charge. Il a joué ce rôle au temps des Habsbourg, il l’a encore joué sous Louis XIV après la conquête française, puisque 32,4 % des conseillers entrés alors à la cour étaient roturiers. Il l’a beaucoup moins joué ensuite, la proportion des anoblis tombant à 15 % sous Louis XV et 11 % sous Louis XVI. Les talents, la fortune ou la faveur royale permettaient encore la promotion sociale sous Louis XIV à l’intérieur du monde judiciaire comtois. Ce n’est plus ou presque plus le cas sous Louis XVI ! La société se bloque et l’on voit poindre la Révolution.