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Les clientèles de Louis Phélypeaux de Pontchartrain dans les parlements de province à l’époque de Louis XIV

p. 621-632


Texte intégral

1L’existence de clientèles en France aux XVIe et XVIIe siècles a bien été montrée dans l’historiographie récente, tant française qu’américaine. Roland Mousnier et Sharon Kettering, en particulier, ont éclairé la nature de ces réseaux qui unissaient les grandes familles françaises par des liens à la fois personnels et politiques1. En revanche, peu d’auteurs se sont vraiment intéressés aux clientèles du XVIIIe siècle. L’étude d’Emmanuel Le Roy Ladurie sur le système de la cour demeure un cas isolé2. Après la Fronde, la machine administrative reliant les officiers municipaux et provinciaux au roi et aux ministres à Versailles était beaucoup plus centralisée qu’au siècle précédent. Pour continuer à se développer, les clientèles durent alors s’adapter à un État central plus fort, et réorganiser leurs systèmes de relations en tenant compte des exigences d’une administration plus structurée. Le roi et ses ministres, quant à eux, en dépit du phénomène de centralisation, restaient dépendants des élites provinciales, surtout de celles des parlements, pour le financement des guerres, la préservation de l’ordre intérieur et le bon fonctionnement du système judiciaire. Ainsi, la coopération entre les ministres à Versailles et les élites des grandes villes de province s’est toujours imposée pour le bon fonctionnement de l’État. Comme au cours des siècles précédents, les clientèles du début du XVIIIe siècle se fondaient essentiellement sur des liens de parenté ; dès cette époque, pourtant, elles se transformèrent en réseaux de plus en plus enchevêtrés à la structure institutionnelle de l’État. Contrairement aux clientèles des siècles antérieurs, qui misaient à fond sur « la fidélité personnelle » décrite par Roland Mousnier, les clientèles de la fin du règne de Louis XIV jouaient de plus en plus avec la structure institutionnelle. Pour éclairer la nature des clientèles dans la France de Louis XIV, je propose d’analyser un de ces réseaux reliant Versailles et Paris à quelques provinces particulières. Les clientèles de Louis Phélypeaux de Pontchartrain, chancelier de France, dans les parlements de Bretagne, Bourgogne et Normandie au début du XVIIIe siècle, permettent une étude de cas bien documentée. L’abondante correspondance administrative duchancelier servant de base à cette recherche est conservée à la Bibliothèque nationale et dans les Archives départementales3.

2Comme bien d’autres illustres familles ministérielles, la famille Phélypeaux de Pontchartrain faisait partie d’un réseau complexe, centralisé à Versailles. Le fils de Louis Phélypeaux, Jérôme, tout comme les enfants des ministres Michel Le Tellier et Jean-Baptiste Colbert, était marié avec une jeune femme issue de l’ancienne noblesse, Éléonore Christine de La Rochefoucauld-Roye4. À la fin du XVIIe siècle, les Phélypeaux étaient bien intégrés dans le monde de la noblesse et dans le petit cercle des gens de la cour. La famille avait des appartements à Versailles, un hôtel à Paris et un château à Pontchartrain, qui se trouve seulement à dix-sept kilomètres de Versailles5.

3Malgré ces résidences autour de la capitale, les Phélypeaux, tout comme les autres familles nobles et ministérielles, avaient de fortes racines provinciales. Originaire de Blois, la famille était de noblesse de robe. Le père de Louis Phélypeaux était président à la chambre des comptes et son grand-père avait été secrétaire d’État. Quant à Louis Phélypeaux, il commença sa longue carrière dans les parlements. Il fut reçu conseiller au parlement de Paris le 11 février 1661. En 1677, Louis XIV le choisit comme premier président du parlement de Bretagne, charge qu’il exerça jusqu’en 1687. À cette date, il fut nommé intendant des finances puis, successivement, contrôleur général (1689) et chancelier (1699), charge qu’il assuma jusqu’en 1714. Les clientèles du chancelier Louis Phélypeaux étaient donc celles d’un ministre mûr, au terme d’une longue carrière6.

4Comme chancelier, Louis Phélypeaux s’appuyait toujours sur ses anciens clients, surtout ceux du parlement de Bretagne ; mais en même temps, il cultivait de nouvelles relations, à différents niveaux, dans les parlements de province. Il utilisait ses réseaux de clients pour diminuer les tensions entre parlementaires et pour garantir le bon fonctionnement du système judiciare. En retour, ses clients – premiers présidents aux parlements, procureurs généraux, présidents à mortier, conseillers – comptaient sur le chancelier pour qu’il représente leurs intérêts à la cour et devant le roi, tout spécialement pour bénéficier des dispenses et des grâces nécessaires pour l’obtention de charges7.

5Commençons avec les premiers présidents, qui étaient les clients les plus importants. L’historien Charles Frostin, dans son article sur les relations entre le chancelier Louis Phélypeaux et les premiers présidents des parlements, observe le chancelier dans son double rôle de médiateur et de tuteur des présidents et de leurs compagnies8.

6Entre 1700 et 1707, le chancelier écrivit en moyenne une fois par mois à chacun des premiers présidents des parlements de Bretagne, Bourgogne et Normandie, pendant la tenue des sessions. Du fait que ces présidents étaient ses clients directs, leurs attentes réciproques étaient assez complémentaires. Louis Phélypeaux comptait sur les premiers présidents pour intervenir dans les différends qui divisaient les conseillers comme pour résoudre les oppositition éventuelles entres les différentes chambres parlementaires. En retour, les premiers présidents attendaient du chancelier, leur patron, qu’il les soutînt pour leurs problèmes internes ou quand les différends étaient transférés aux Conseils. Les premiers présidents comptaient aussi sur les grâces que Phélypeaux pouvaient leur procurer, en particulier les dispenses nécessaires pour obtenir charges et offices pour leurs fils ou leurs propres clients. Enfin, Phélypeaux était indispensable comme lien direct avec le pouvoir royal et comme contact permanent avec la cour de Versailles.

7La relation patron-client entre le chancelier et de nombreux présidents était construite selon le modèle des clientèles du siècle précédent, en ce que Phélypeaux entretenait avec ces hommes des liens à la fois privés et publics. Issu lui-même de la haute noblesse de robe, Phélypeaux avait des liens de parenté, bien que distants, avec plusieurs des premiers présidents de ces trois parlements. Charles François de Montholon, premier président du parlement de Normandie (1692-1703), avait marié sa fille avec François de Paul Feydau, conseiller au parlement de Paris, dont la famille était liée aux Phélypeaux9. Le successeur de Montholon au parlement de Normandie de 1703 à 1730 fut Nicolas Pierre Camus de Pontcarré. Ses deux premières femmes avaient des liens, quoique distants, avec le clan des Phélypeaux10. Quant au premier président du parlement de Bourgogne, Nicolas Brûlart (mort en 1692), il était marié à une cousine du chancelier11. René Le Feuvre, sieur de La Falluère, succéda à Phélypeaux comme premier président au parlement de Bretagne, et une régulière correspondance d’amis s’établit entre ces deux hommes12.

8Comme patron, Phélypeaux s’impliquait dans la vie privée des premiers présidents et de leurs familles. Il se tenait au courant des naissances, des mariages et des décès, et la plupart du temps, c’est lui qui recevait les premiers présidents ou leur famille quand ils se rendaient à Paris ou à Versailles. Par exemple, le fils du premier président La Falluère, du parlement de Bretagne, fut reçu à Versailles par Phélypeaux. Après l’audience, Phélypeaux écrivit à La Falluère pour lui dire que son fils était digne d’estime et de considération13. En 1704, le chancelieradressa une lettre de condoléances au premier président de ce même parlement à la mort de sa belle-mère et d’un des ses enfants14. En septembre 1707, il écrivit à Bouchu, premier président de Dijon, pour lui dire qu’il serait ravi de le voir quand il viendrait « faire sa cour »15. Parfois, c’étaient les épouses des présidents qui correspondaient avec le chancelier. Ainsi, quand le premier président Montholon tomba malade en 1702, c’est sa femme qui écrivit de sa part à Phélypeaux. L’année suivante, le premier président étant toujours malade, Madame de Montholon écrivit de nouveau au chancelier pour lui demander de lui garantir assistance et soutien si son mari ne guérissait pas16. La correspondance administrative de Phélypeaux comme chancelier comprend de nombreuses lettres à caractère personnel. Adressées à des premiers présidents ou à leurs épouses, ces documents illustrent les liens personnels que Phélypeaux entretenaient avec ces clients.

9Phélypeaux demandait fréquemment à ses clients premiers présidents d’user de leur pouvoir local pour défendre ses propres intérêts comme ceux d’autres de ses clients. Le chancelier, surtout en Bretagne, sollicitait les premiers présidents pour qu’ils accordent leur protection à ses clients. En 1701, comme une cabale au parlement bloquait la procédure pour l’admission de La Motte Piquet, Phélypeaux s’adressa au premier président La Falluère pour qu’il le protège et travaille activement pour hâter sa réception17. En 1703, Phélypeaux demanda au premier président de ce même parlement, Brilhac, de nommer le sieur Moufle, fils du notaire parisien du chancelier, au poste de receveur général des domaines et des bois de la province de Bretagne et de lui accorder sa protection en toute occasion18.

10Il arrivait souvent que Phélypeaux écrivît aussi en faveur de sesclients pour demander aux premiers présidents et aux procureurs généraux d’expédier des procès qui devaient se tenir dans leur parlement. Régulièrement, Phélypeaux « recommandait » ces procès : il faisait une requête spéciale aux premiers présidents afin qu’ils fissent tout ce qui était en leur pouvoir pour que ses protégés fussent jugés honnêtement et pour s’assurer que leurs intérêts seraient défendus. Dans une de ces demandes, en 1704, Phélypeaux écrivit à Brilhac : « je ne puis pas lui refuser ma sollicitation auprès de vous, il est trop de mes amis, et je compte trop sur votre justice pour qu’une semblable recommandation ne vous soit pas agréable et pour que je n’en espère pas pour lui un heureux succès »19. Cette correspondance avec Brilhac n’était pas exceptionnelle : en cinq ans Phélypeaux lui écrivit aussi en faveur du sieur Le Clerc, de Madame de la Gallisonnière et du prince et de la princesse de Guémené. De 1699 à 1707, Phélypeaux envoya sept lettres de la sorte aux présidents Montholon et Pontcarré en Normandie, dont une en faveur du duc de Saint-Simon20.

11Phélypeaux, cependant, évitait d’interférer directement dans les procès tenus aux parlements. Dans une lettre de janvier 1702 au président Bouchu à Dijon, Phélypeaux explique que c’est son fils Jérôme et non lui-même qui sollicite la protection de Bouchu pour un jugement. Il explique à Bouchu qu’il est plus « délicat » que son fils en de telles matières, et moins enclin à influencer les cours pour des jugements particuliers : « Mais pour moy qui suis un peu plus délicat et qui fais profession de me tenir toujours exactement aux règles, je raisonne d’une autre manière et sans rien prescrire et sans rien désirer qui puisse gêner les suffrages des juges, je vous laisse comme à tout le Parlement la liberté toute entière de juger le procès selon votre honneur et votre conscience »21. Si Phélypeaux était plus que bien disposé à faire des recommandations pour ses clients auprès des premiers présidents, il n’allait pas jusqu’à demander pour eux ou pour lui-même des jugements favorables.

12Ces sollicitations auprès des premiers présidents illustrent bien qu’il entendait utiliser la relation patron-client avec les premiers présidents pour servir ses propres intérêts et ceux de ses clients, surtout ceux de Versailles et de Paris. Mais à l’autre bout de la chaîne, les premiers présidents, en tant que clients du chancelier entendaient eux aussi tirer profit de cette relation patron-client. Ils demandaient des grâces et des dispenses pour eux-mêmes, leurs parents ou leurs propres clients. Leurs attaches avec Phélypeaux aidaient les premiers présidents à asseoir leur propre pouvoir en province et à construire leurs propres réseaux de patronage local. Par exemple, le premier président Brilhac sollicita Phélypeaux six fois en 4 ans (de 1703 à 1707) pour des grâces et des dispenses en faveur de clients bretons. Dans un de ces cas, le chancelier exprimades réserves au sujet du sieur de Lambilly pour lequel Brilhac demandait une dispense d’âge pour accéder à la charge de conseiller au parlement. Phélypeaux finit par accorder cette grâce en se fondant uniquement sur la recommandation de Brilhac : « Il faut que vous ayez sur moy autant de crédit que vous en aves pour m’engager à faire ce que je fais aujourd’hui pour le S. de Lambilly, il ni a nul genre de grâce a laquelle j’ai plus d’oposition, je ne vois rien de plus défavorable q’un homme qui passe sa première jeunesse à ne rien faire de bien... je ne sais rien de si ridicule à demander ni de si difficile à accorder, je le fais cependant puis que vous me le marques cela vous fait tant de plaisir, mais gardez vous bien je vous prie de la contagion de l’exemple, et prévenir les suites facheuses »22.

13La correspondance entre les premiers présidents, Louis Phélypeaux et les procureurs généraux forme une sorte de triangle. En effet, le chancelier s’adressait aussi souvent, et parfois plus, aux procureurs généraux des parlements de Bretagne, Bourgogne et Normandie. Le plus souvent, la correspondance régulière du chancelier avec les procureurs généraux avait pour objet les abus commis par des officiers tels que baillis et lieutenants criminels, ou encore des questions de détails de procédure parlementaire. Malgré le nombre de lettres échangées avec les procureurs généraux, le ton de la correspondance de Phélypeaux avec eux était très différent du ton de sa correspondance avec les premiers présidents. On n’y retrouve pas les mêmes accents personnels, ce qui laisse fortement penser que les relations de Phélypeaux avec les procureurs sont d’un tout autre genre que celles entretenues avec les premiers présidents. Les procureurs généraux, surtout à Rouen et Dijon, en ce qui concerne cette étude, sont des clients liés au chancelier de par la nature de leur office dans la structure administrative. Contrairement aux premiers présidents, ils n’étaient qu’exceptionnellement liés au chancelier par des liens de famille et, de ce fait, n’étaient que rarement ses clients personnels. Alors que de nombreux premiers présidents étaient des clients et des correspondants de longue date, les procureurs commençaient seulement à établir des relations avec lui. À l’exception de Charles Huchet de La Bédoyère, procureur général au parlement de Bretagne, les procureurs généraux étaient plutôt des clients du fait de leur office et de leurs fréquentes communications avec lui.

14Des trois parlements étudiés ici, seul celui de Bretagne avait un procureur général qui était un client personnel du chancelier. La famille de ce procureur, Huchet de La Bédoyère, jouissait d’un véritable monopole dynastique sur la charge. Gilles Huchet de La Bédoyère l’avait achetée en 1631, et l’office resta dans la famille pendant les deux générations suivantes23. Phélypeaux avait travaillé en collaboration étroite avec La Bédoyère quand il était premier président du parlement de Bretagne et il avait toujours entretenu cette relation. De plus, les rapports étroits du chancelier avec le procureur général au parlement de Bretagne étaient extrêmement avantageux, étant donné l’organisation tout à fait unique de ce parlement. Le parlement de Bretagne, en effet, tenait deux sessions par an, l’une en février et l’autre en août. Chacune de ces sessions employait un personnel différent ; seuls le premier président, le procureur général et deux avocats du roi siègeaient aux deux sessions. Ces quatre officiers établissaient donc une continuité bien nécessaire entre les deux sessions et étaient de ce fait des clients très importants pour le chancelier.

15La Bédoyère, en tant que client de Phélypeaux, gardait ce dernier bien informé de tout ce qui se passait au parlement et aux états, quand ils étaient en session. Sur une période de cinq ans, La Bédoyère envoya à Phélypeaux une moyenne de dix-neuf lettres par an24. Il fut le seul procureur général de ces trois parlements à lui communiquer régulièrement des informations « secrètes ». Dans une lettre de 1700, Phélypeaux rassure La Bédoyère : « vous pouvez compter que tout ce que vous m’apprenez demeurera secret entre vous et moy et que je ferai toujours un fort bon usage de ce que vous m’apprendrez dans la suite »25. La Bédoyère tenait Phélypeaux au courant des procès en cours et l’informait de la montée de cabales au sein du parlement.

16C’est avec les présidents à mortier et les conseillers que la correspondance entre le chancelier et les gens du parlement est la plus instructive. Phélypeaux, on peut s’y attendre, pouvait compter sur la collaborationdu premier président et du procureur général de chaque parlement provincial puisque leur poste émanait de l’administration royale. En tant que chancelier, il maintenait un réseau de clients parmi les présidents à mortier et les conseillers. Ses clients appartenaient à d’anciennes familles qui tenaient le pouvoir dans les parlements de province depuis plusieurs générations. Les rapports entre le chancelier et les présidents à mortier et conseillers allaient du contact rare jusqu’à une correspondance mensuelle. Plusieurs conseillers et présidents à mortier maintenaient leurs rapports avec Phélypeaux par l’échange de lettres de fidélité au début de chaque année. Le client écrivait une lettre déclarant son attachement et son affection à laquelle le patron répondait, renouvelant sa protection et son affection. Ainsi, la lettre du chancelier en réponse à celle de Monsieur de Mucie, président à mortier au parlement de Bourgogne : « vous m’avéz fait plaisir de me donner au commencement de cette année de nouvelles marques de votre affection, vous pouvez compter sur tout ce qui dépendra de moi dans les occasions ou je pourrai vous faire quelque plaisir »26. Pour un grand nombre de présidents à mortier et conseillers aux parlements de province, comme pour Monsieur de Mucie, ces lettres étaient leur seul contact de l’année avec Phélypeaux. Ces officiers n’entretenaient pas de rapports étroits mais le rite de ces lettres annuelles maintenait un lien avec lui. En cas de besoin, ils pouvaient, donc, lancer un appel pour obtenir une grâce ou dispense et le chancelier, en retour, pouvait s’appuyer sur eux, comme clients, dans les parlements.

17C’est au parlement de Bretagne que les clientèles de Phélypeaux parmi les présidents à mortier et conseillers étaient les plus étendues et les plus actives27. Dès ses années de premier président au parlement, Louis Phélypeaux avait cultivé des relations avec des clients placés aux postes clefs. Deux de ses clients les plus sûrs étaient Gabriel de Boisgelin, marquis de Cucé, président à mortier à la Grand’Chambre, et Toussaint de Cournulier, président à mortier à la chambre de la Tournelle. Phélypeaux avait développé de fortes relations avec eux quand il était premier président et, quand il devint chancelier, il préserva ses liens avec ces officiers et leurs familles.

18Cucé, qui faisait partie d’une famille de trois premiers présidents, fut reçu conseiller au parlement en 168728. Il donna au chancelier des informations secrètes sur ce qui se passait au parlement. En janvier 1700, Phélypeaux écrivit à Cucé pour l’assurer de sa confiance totale : « Au surplus vous pouvéz toujours compter sur le penchant que j’ai a vous obliger, et vous assurer que tout ce que vous m’apprendréz sur l’affaire particulière dont vous me parléz demeurera secret entre vous et moy »29. Les rapports entre la famille de Phélypeaux et celle de Cucé étaient personnels et intimes. Un jour Cucé demanda à Phélypeaux de lui envoyer un portrait de lui pour sa maison30. À l’automne 1705, Cucé écrivit au chancelier pour lui dire que sa femme avait l’intention de faire un voyage à Paris. Le chancelier répondit par une invitation : « ni l’absence n’ont rien diminue des sentiments aussi justes et aussi bien fondés que ceux que nous avons pour elle, vous savez également quel ils sont pour vous ». Madame de Cucé fut reçue à l’hôtel de Phélypeaux chaque jour de son séjour dans la capitale31.

19Toussaint de Cournulier, président à mortier depuis 1688, était lui aussi un client important du chancelier. Comme avec la famille de Cucé, Phélypeaux était toujours au courant des événements de la vie familiale de Cornulier. Au mois de mai 1700 il écrivit à Comulier pour le féliciter de son mariage et pour assurer la nouvelle Madame de Cornulier qu’il lui rendrait toujours ses bons services32.

20Comme c’était le cas avec ses clients les plus importants, Phélypeaux étendit sa protection à la famille élargie de Cucé et de Cornulier. Quand ces familles avaient des difficultés à se procurer les documents nécessaires pour des procès de succession, Phélypeaux manoeuvrait avec succès auprès du roi pour obtenir les brevets ; puis, s’adressant à Barbezieux au nom de ces clients, il lui demandait d’expédier les brevets accordés par le roi33.

21Phélypeaux construisit sa clientèle de façon systématique dans chacune des quatre chambres du parlement de Bretagne, la Grand’Chambre, la Tournelle, les enquêtes et les requêtes. Dès le début du XVIIIe siècle, il s’était fait des clients dans chaque chambre et pour chaque session (février et août). Ainsi, à la session de février, Phélypeaux avait les clients suivants : dans la Grand’Chambre, le président à mortier Cucé, les conseillers François Brécheu et Langle, sieur de Quormovan ; à la Tournelle, le président à mortier Cornulier et le conseiller Keruegant Geffroy ; aux enquêtes, le président à mortier de l’Escu de Beauvais, les conseillers de Monboucher, sieur de La Maignenne, et La Motte Piquet ; enfin, à la chambre des requêtes, le président des requêtes Jean Oliver Berthou, sieur de Kerversio. Nous voyons donc qu’au parlement de Bretagne, Phélypeaux réussit à entretenir des liens avec plusieurs parlementaires et leurs familles.

22Phélypeaux avait moins de clients parmi les présidents à mortier ou les conseillers des parlements de Normandie et de Bourgogne. Il y entretenait cependant des relations de clientèle dans les différentes chambres. À Rouen, il pouvait compter sur Jean Beuzelin de Bosmelet, président à mortier (de 1661 à 1702). Ce client était son cousin éloigné, du côté de la famille Bouthiller, et il correspondait régulièrement avec le chancelier34. L’un des principaux clients de celui-ci était le président à mortier Louis René de Vernouillet. Les deux hommes avaient un lien de famille, bien qu’un peu éloigné35. Au parlement de Dijon, le chancelier avait des relations épistolaires avec les clients suivants : Monsieur Jacob, président à mortier à la chambre de la Tournelle, et les présidents à mortier Migieu et Mucie.

*

23Cette brève étude montre qu’en tant que chancelier, Louis Phélypeaux jouissait d’un important réseau de clients provinciaux dans les parlements de Bretagne, Bourgogne et Normandie. C’est au parlement de Bretagne, dont il avait été premier président, qu’il avait ses attaches les plus sûres et les plus étendues. Ses relations avec les membres de ces trois parlements n’avaient pas toutes la même portée : certains parlementaires, dont plusieurs premiers présidents, étaient des clients personnels de longue date. Mais parmi ses clients se trouvaient aussi des parlementaires qui ne lui étaient guère liés personnellement. Phélypeaux comptait sur ses clients bien placés dans les parlements de province pour se procurer des informations importantes et pour l’aider à trouver des solutions rapides aux querelles. Occasionnellement, il leur demandait même de surveiller de près des procès concernant certains de ses amis ou clients. Ses clients bénéficiaient en retour de relations avec un patron qui pouvait leur accorder grâces et dispenses et représenter leurs intérêts directement devant le roi. Leurs relations avec Phélypeaux leur permettaient aussi de développer leurs propres réseaux de clientèles. La claire connaissance des clientèles de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe, telle que celle de Louis Phélypeaux, peut conduire à une meilleure compréhension de l’évolution des institutions de l’État àla fin du règne de Louis XIV et à une appréhension plus juste des relations multiples qui reliaient Versailles aux provinces.

Notes de bas de page

1 R. Mousnier, Les Fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Histoire sociale, 15, 1982, p. 35-46 ; Problèmes de stratification sociale : deux cahiers de la noblesse, Paris, 1965; Le Conseil du roi de Louis XII à la Révolution, Paris, 1964; S. Kettering, Patrons, Brokers and Clients in seventeenth-century France, New York, Oxford Univ. Press, 1986 ; Patronage in Early Modem France, French Historical Studies, 17, fall 1992 ; Friendship and Clientage in Early Modem France, French History, 6, 1992, p. 139-158 ; The Historical Development of Political Clientelism, Journal of Interdisciplinary History, 18, 1988, p. 417-47.

2 E. Le Roy Ladurie, Système de la cour, Le territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1978, t. 2, p. 275-299.

3 Plusieurs de ces lettres se trouvent aussi dans G. Depping, La correspondance administrative sous Louis XIV, Paris, 1850-1855, 4 vol.

4 Archives nat. (AN), minutier central, XLIV 137.

5 C. Healey, Ennobled Lives : The Phélypeaux at Pontchartrain 1609 to 1727, Ph. D. diss., Johns Hopkins University, 1988, p. 291.

6 La fonction de chancelier avait perdu de son importance pendant le règne de Louis XIV ; mais l’historien Charles Frostin a montré que Louis Phélypeaux, qui avait cinquante-quatre ans quand il reçut cette charge, était d’un âge peu avancé si on le compare à ses prédécesseurs (Pierre Séguier, Étienne d’Aligre, Michel Le Tellier et Louis Boucherat). Selon Frostin, Phélypeaux apporta un nouveau dynamisme à cet office. C. Frostin, Le chancelier de France Louis de Pontchartrain et « ses » premiers présidents et la discipline des cours souveraines (1699-1714), Cahiers d’histoire, 1982, p. 9-10.

7 Pour davantage d’informations sur le rôle des « courtiers du pouvoir » (brokers) dans les provinces et à la cour, comme pour une analyse des premiers présidents comme brokers provinciaux, voir S. Kettering, Brokerage at the court of Louis XIV, The Historical Journal, 36, march 1993, p. 69-87.

8 C. Frostin, Le chancelier de France Louis de Pontchartrain... : cette étude est fondée sur la correspondance privée des Phélypeaux, conservée aux Archives nationales.

9 H. Frondeville, Les présidents du parlement de Normandie, 1499-1790, Rouen, 1953, p. 6 ; L. Boisnard, Les Phélypeaux : une famille de ministres sous l’Ancien Régime, Sédopolis, 1987, p. 169.

10 Nicolas Pierre Camus de Pontcarré épousa Marie Anne Claude Auguste Le Boulanger de Viarmes en 1695 et, en secondes noces, Marie Françoise Michelle de Bregelongne en 1703. H. Frondeville, Les présidents du parlement de Normandie..., p. 104-111 ; L. Boisnard, Les Phélypeaux..., p. 87, 164,186.

11 Nicolas Brûlart épousa en 1669 Marie Bouthillier, la plus jeune fille de Anne Phélypeaux et Léon Bouthillier, comte de Chavigny. Anne et Louis Phélypeaux était cousins au second degré. F.-A. de La Chesnaye-Desbois, Dictionnaire de la Noblesse, Paris, Schlesinger frères, 1863-1877, t. 3, p. 889-893 ; L. Boisnard, Les Phélypeaux..., p. 27-28.

12 Ces lettres sont conservées dans la correspondance du contrôleur général Phélypeaux aux Archives nationales. Voir liasse « Bretagne », AN, G7 6 et G7 552.

13 Bibl. nat. (BN), ms fr. 21120, p. 1200.

14 BN, ms fr. 21123, p. 251.

15 BN, ms fr. 21126.

16 BN, ms fr. 21122, p. 11,140.

17 BN, ms fr. 21120, p. 700, 944.

18 BN, ms fr. 21122, p. 512.

19 BN, ms fr. 21123, p. 451.

20 BN, ms fr. 21120, p. 333, 355 ; BN, ms fr. 21121, p. 156 ; BN, ms fr. 21123, p. 51 ; BN, ms fr. 21123, p. 367 ; BN, ms fr. 21124, p. 406 ; BN, ms fr. 21126, p. 429,731.

21 BN, ms fr. 21121, p. 13. Cette lettre est aussi citée dans C. Frostin, L’organisation ministérielle sous Louis XIV : cumul d’attributions et situations conflictuelles (1690-1715), Revue historique de Droit français et étranger, 58, 1980, p. 222-223.

22 BN, ms fr. 21126, p. 126.

23 Il transmit la charge à son fils André, qui à son tour la remit à son fils Charles. Archives dép. Ille-et-Vilaine (ADIV), lBd 4-5 ; C. Gardot, Registre d’Enregistrement du Parlement de Bretagne, Archives dép. Ille-et-Vilaine, 3 vol.

24 Pendant la dernière partie de la présidence de La Falluère, Phélypeaux privilégia sa correspondance avec le procureur général La Bédoyère. En 1701 et 1702, on compte respectivement 33 et 32 lettres de Phélypeaux à La Bédoyère. Mais cette correspondance avec le procureur général diminua de moitié quand Brilhac succéda à La Bédoyère. BN, ms fr. 21120-21126.

25 BN, ms fr. 21119, 21 juillet.

26 BN, ms fr. 21119,9 janv.

27 Il est une exception ici, qui mériterait une étude détaillée : c’est la clientèle de Phélypeaux au parlement de Paris. Le fait que plusieurs de ses parents en étaient membres et que de nombreux premiers présidents des parlements provinciaux venaient du parlement de Paris laisse supposer que Phélypeaux avait un grand réseau de clients au parlement de Paris.

28 ADIV, 1 Bd 22 ; J. Bérenger et J. Meyer, La Bretagne à la fin du XVIIe siècle d’après le Mémoire de Béchameil de Nointel, Paris, 1976, p. 166.

29 BN, ms fr. 21119,12 janv.

30 BN, ms fr. 21121, p. 193.

31 BN, ms fr. 21124, p. 412,639.

32 BN, ms fr. 21119,26 mai.

33 BN, ms fr. 21119, 21 et 30 juin ; BN, ms fr. 21120, p. 801, 877 ; BN, ms fr. 21119, 5 et 14 juin.

34 Jean Beuzelin de Bosmelet épousa le 10 décembre 1661 Renée Bouthiller, fille d’Anne Phélypeaux et Léon Bouthiller. F.-A. de La Chesnaye-Desbois, Dictionnaire..., t. 3, p. 889-893 ; H. Frondeville, Les présidents du parlement de Normandie..., p. 392-394 ; L. Boisnard, Les Phélypeaux..., p. 28.

35 Le cousin de Louis René de Vernouillet, Charles Nicolas, était marié à Anne Louis Bignon, fille d’Armand Roland Bignon et d’Agnès Hébert. Le chancelier était cousin germain avec les Bignon et il les compta parmi ses clients les plus importants tout au long de sa carrière. H. Frondeville, Les présidents du parlement de Normandie..., p. 421-433.

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