1Que les élites nobiliaires dominent la vie politique et sociale de l’Ancien Régime, c’est une généralité banale. Mais est-ce que ces élites restaient toujours immobiles ? En Bretagne, comme en Normandie ou en Bourgogne¹, le XVII^e siècle témoignait d’une métamorphose complète dans la composition de cette élite. À la fin du XVI^e siècle, l’ancienne noblesse titrée dominait toujours la société provinciale ; l’élite robine ne jouait qu’un rôle secondaire. En revanche, à la fin du XVII^e siècle, l’ancienne noblesse titrée ne vivait plus en province, mais à la cour. Dans les rôles de la capitation, on voyait encore des titres de marquis ou de vicomte, mais il s’agissait, en Bretagne, du marquis du Boisgeffroy ou de la Galissonnière, de Gâcherie, de Châteaufrémont, d’Assérac, de Marbeuf, de Kerméno ou du vicomte de Challan, de Tréguil ou de Chemilliers. Quels sont les noms de famille de ces marquis ou vicomtes ? Barrin, Charette, Cornulier, Lopriac, Marbeuf, Kerméno ou Fouquet. C’était donc un Who’s who de la magistrature bretonne et, avant tout, nantaise, de la période 1570 à 1700, et de leurs alliés dans l’ancienne noblesse non titrés (tels que Lopriac ou Kerméno).

2La création de ce clan gigantesque eut lieu en deux étapes : dans un premier temps, pendant les guerres de Religion, cette élite resta divisée, en partie pour des motifs religieux, mais aussi pour des raisons politiques et économiques. Pendant la deuxième étape, c’est-à-dire pendant la période qui suivit immédiatement la guerre de la Ligue, ces élites, du moins en Bretagne, s’efforcèrent de dépasser les hostilités des années de la Ligue en élaborant une politique de réconciliation. Donc, à partir de la deuxième moitié du XVII^e siècle, quand la noblesse titrée traditionnelle quitta les provinces, elle laissa le gouvernement de la société provinciale à une nouvelle élite unifiée, issue surtout de la haute robe.

3Nous pouvons voir très clairement les modalités de ce processus en commençant par un événement qui eut lieu au milieu de cette évolution, pendant la phase de réconciliation. Nous sommes à Nantes, pendant l’été 1628, dans la paroisse Saint-Laurent. Dans les registres paroissiaux de cette année-là, nous constatons l’enregistrement d’un mariage qui eut lieu non dans l’église Saint-Laurent, mais juste à côté, dans la cathédrale Saint-Pierre². Il s’agit de messire Pierre de Kerméno, chevalier, fils de messire Préian de Kerméno, chevalier, gouverneur de Guérande, et de demoiselle Judic Cornulier, fille de Jean Cornulier, chevalier, grand maître des Eaux et Forêts et grand veneur de Bretagne. C’est l’évêque de Nantes lui-même qui célébra la messe de mariage.

4La chambre de réformation de la noblesse des années 1660 a trouvé que la famille Kerméno appartenait à la noblesse d’ancienne extraction de chevalerie ; les preuves datent du XIV^e siècle, époque où les Kerméno se distinguaient déjà au service du duc de Bretagne (comme procureur général). Une charte dans les archives du château de Nantes en 1560 désigne Nicolas de Kerméno comme ambassadeur du duc François II en Angleterre (ambassade de janvier 1476)³. La chambre a trouvé également que les Cornulier étaient des nobles d’ancienne extraction de chevalerie, mais là les preuves sont moins sûres. D’aucuns, avec Bernard de Girard, historiographe de France, croient que la famille noble de Cornillé a changé l’orthographe de son nom au XV^e siècle, et par corruption Cornillé est devenu Cornulier⁴. C’est bien possible, parce que le nom de Cornulier ne se trouve pas sur les listes des francs-fiefs de l’évêché de Nantes en 1539 et 1566. Presque toutes les autres familles d’officiers, anoblis par charges dans la deuxième moitié du XVI^e siècle, y apparaissaient, il est donc possible que les Cornulier, qui possèdent déjà des seigneuries dans la banlieue de Nantes, soient tenus pour nobles au début même du XVI^e siècle. Mais, à la Bibliothèque nationale, une liste des anoblissements bretons entre 1477 et 1697 (liste qui n’est pas exhaustive, parce que seulement quelques dizaines de familles y sont mentionnées) porte le nom de Pierre Cornulier, trésorier de France, à la date de 1571⁵. Or ce Pierre Cornulier, grand-père de Judic, est entré en fonctions comme trésorier de France, général des finances pour la Bretagne, en 1570.

5Quoi qu’il en soit, les Cornulier sont notables par leurs offices royaux, et non pas parce qu’ils possèdent de petites seigneuries dans la banlieue de Nantes. Le vrai fondateur de la famille était ce Pierre Cornulier, trésorier de France et général des finances pour la Bretagne, office beaucoup plus influent en Bretagne qu’ailleurs. Dans la chambre, dont ils font partie (situation extraordinaire en elle-même), les trésoriers ont la préséance sur tous les officiers, à l’exception des présidents. Pierre I^er Cornulier devint maire de Nantes en 1569. Trois de ses fils tenaient des postes importants : Pierre II, conseiller au parlement de Bretagne, qui devint, plus tard, évêque de Tréguier, puis de Rennes ; Claude, qui suivit le chemin de son père en tant que trésorier de France et maire de Nantes (en 1605-1606) ; enfin, notre Jean, père de Judic.

6Pierre de Kerméno avait, lui aussi, des liens directs avec la mairie de Nantes. Sa mère, Jeanne Charette, était fille de René Charette, conseiller au parlement, sénéchal de Nantes et maire de cette ville en 1609. Donc, il s’agissait d’un mariage entre la nièce du maire de 1607 et le petit-fils du maire de 1609. Le maire de 1608, Michel Loriot, n’était pas dépourvu d’intérêt pour le jeune couple : sa nièce était la femme de Jean de Kerméno, cousin germain de Pierre. Le maire de 1605, Yves Le Lou, était, lui, le grand-père de Judic, en tant que père de Marguerite Le Lou, femme de Jean Comulier⁶.

7Nous voyons la situation. Deux familles étroitement liées à la mairie de Nantes s’alliaient par mariage. Si nous ne prenons que Judic Cornulier, ses deux aïeuls et deux de ses arrière-grands-pères étaient des maires de Nantes. Quant à Kerméno, c’était le petit-fils d’un maire, le petit-neveu d’un autre, et le cousin germain de deux autres. Son frère était marié avec la fille d’un cinquième maire de Nantes (lui et sa femme aussi des enfants de maire). Ce seul mariage établit des relations matrimoniales ou politico-matrimoniales entre les familles de tous les maires nantais de la période de 1565 à 1625, à l’exeption d’Antoine Gravoil, maire de 1584⁷ (voir Tableau 1. Ce tableau s’arrête en 1625, mais on peut établir des liaisons avec les familles des autres maires du XVII^e siècle sans difficulté).

8Ces relations peuvent être sociales ou professionnelles, même un mélange des deux. Par exemple, Jeanne Poullain, fille de Robert (maire de 1576), était la mère de Pierre Bernard, maire de 1615 ; sa femme, Bonaventure de la Bouëxière, fut la marraine de Victor Comulier, frère de Judic. Le parrain fut Victor Binet, président de la chambre des comptes. Un an plus tard, au baptême de Victor Binet fils, sa marraine était Bonne Le Lou, femme d’Audart Hus, conseiller au parlement. Bonne Le Lou était la soeur de Marguerite, mère de Judic Comulier. Son mari était le beau-frère de Michel Poullain, frère ou cousin de Jeanne. Les familles des maires de Nantes étaient en pleine ascension sociale pendant la deuxième moitié du XVI^e siècle. Parmi les dix premières familles, six – Drouet, Comulier, Harouys, Le Lou, Grignon et Boutin – achetèrent un office de conseiller au parlement avant 1620 ; trois autres – André, Morin et Rocaz – restèrent fidèles à la chambre des comptes. Les Harouys, à l’exception du fondateur Guillaume, greffier en chef du parlement, et de son fils Charles, conseiller en 1573, mais plus tard sénéchal de Nantes, eux aussi, étaient surtout une dynastie de la chambre des comptes⁸. Les deux exceptions étaient les familles Poullain (maire de 1576) et d’Espinoze (voir ci-dessous). Les d’Espinoze, même une fois passés au parlement, gardèrent toujours une branche dans le commerce : un membre de la famille votait encore pour l’élection des consuls (des marchands) en 1636 et en 1669⁹.

9Ces dix familles échangeaient leurs offices, comme leurs enfants, entre eux. Quand ils vendaient un office à un membre d’une famille bretonne, au lieu de nantaise, c’était presque toujours une famille avec des filiations, soit matrimoniales, soit professionelles, avec d’autres Nantais. Par exemple, Mathurin Drouet, fils du maire de 1565, seul membre de sa famille à siéger au parlement (1570-1588), a vendu son office à Jacques de Lopriac ; le fils de Jacques, Guy de Lopriac, acheta son office à Pierre Comulier, oncle de Judic Cornulier. Guy de Lopriac était aussi le mari de Julienne Grignon, petite-fille de Jacques Grignon, maire de Nantes en 1573. Il devint, au XVII^e siècle, sans doute avec l’assistance efficace des Cornulier et leurs alliés à la cour, marquis d’Assérac¹⁰.

10Jacques Grignon possèdait aussi un office de conseiller au parlement ; après sa mort, son office fut cédé à Auffray de Lescouet, qui fut nommé, un peu plus tard, premier président de la chambre¹¹. Lescouet était très probablement le parrain de Cézar Auffray Blanchard, qui gagna la première présidence dix-huit ans après la retraite de Lescouet. Blanchard était le père de Marie Blanchard, mère du surintendant Fouquet. Les transactions de Lescouet nous amènent pleinement dans les voies de l’intégration de l’élite robine.

11Lescouet échangea son office de conseiller au parlement contre celui de Jean de Francheville, procureur général à la chambre, et, semble-t-il, son beau-frère¹². Or Francheville était le fils de Perrine Rocaz, fille du maire Yves Rocaz, et de Guillaume de Francheville, avocat général à la chambre, qui avait vendu son office à Raoul Charette, grand-oncle de Pierre de Kerméno¹³. Jean de Francheville a vendu son office de conseiller au parlement trois ans plus tard à René Charette, neveu de Raoul¹⁴.

12Lescouet, bon royaliste, succèda comme premier président de la chambre en 1596. Il a vendu son office à Jacques II Barrin, fils de Jacques Barrin et de Jeanne Ruys, fille d’André Ruys, le marchand le plus riche de Nantes. Barrin était, comme Lescouet, un bon royaliste pendant la Ligue, mais Ruys, Espagnol de souche, était un ligueur. La soeur de Jacques père, Isabelle Barrin, épousa le président à mortier Christophe Fouquet. Jacques II Barrin, pour sa part, s’est marié avec Vincente Ruellan, fille de Gilles Ruellan, le financier le plus important de la Bretagne au début du XVII^e siècle, et atout indispensable d’Henri IV pendant la guerre de la Ligue. Les soeurs de Vincente se sont mariées avec le duc de Brissac, le marquis de Goulaine, le marquis de Guémadeuc et le marquis de Coëtlogon.

13Son frère, Gilles II Ruellan, devint conseiller au parlement ; il épousa Marie d’Argouges, fille de Florent d’Argouges, trésorier général d’Anne d’Autriche. Le frère de cette Marie, François d’Argouges, a succédé à Henri de Bourgneuf¹⁵ dans la position de premier président du parlement de Bretagne en 1661. Or André Barrin, frère de Jacques II, épousa Renée de Bourgneuf, soeur d’Henri. François d’Argouges s’est marié avec Anne de Hodic, fille de Claude Phélypeaux. En 1677, quand d’Argouges a dû céder sa place, son successeur n’était autre que Louis Phélypeaux, plus tard contrôleur général et chancelier.

14Le mariage entre Jacques Barrin et Isabelle Ruys l’a évidemment lié à toutes les familles de la Contractation de Nantes : Rocaz, Le Lou, d’Espinoze, Saint-Domingue. En 1616, quand Jacques II Barrin a acheté sa position de premier président de la chambre à Auffray de Lescouet, il gagna des liaisons importantes aussi avec les Francheville et les Cornulier. Il a vendu son office en 1632 à François de Becdelièvre.

15Les Charette avaient aussi des liaisons avec notre clan gigantesque. René Charette, royaliste, acheta sa charge à Pierre Francheville en 1598. Il la passa à son parent Louis Charette, qui la vendit à Mathieu Fourché en 1610. Fourché était le fils de Jean Fourché, auditeur et plus tard maître des comptes, siégeant à la chambre ligueuse ; Jean Fourché était aussi maire de Nantes en 1597-1598. Sa fille épousa en 1640 le futur surintendant Fouquet. Jean Charette, fils de Louis, acheta son office en 1641 (vacant par mort), et il l’a vendu à Charles de Chastellier, dont la famille avait des relations matrimoniales et professionnelles avec le clan nantais¹⁶.

16Si nous regardons les filiations de Jean de Francheville de plus près, nous voyons ses contacts avec la haute société nantaise. Sa mère, Perrine Rocaz, était la soeur de Jeanne Rocaz, belle-fille d’André Ruys. Donc, on a déjà rencontré sa belle-soeur, Jeanne Ruys, femme de Jacques Barrin, et sa nièce, Élisabeth, femme de Christophe Fouquet et grand-tante du surintendant. Barrin a laissé son office de président à mortier à son gendre. En 1618, Fouquet l’a échangé contre celui de procureur général, qu’il donna à son fils Christophe. Le procureur général Claude Marbeuf devint président. On se souvient que Christophe Fouquet père était aussi le beau-père d’Yves Rocquel, dont on a déjà parlé plus haut. Quelle coïncidence que la veuve de l’acheteur de la présidence de Rocquel, Pierre II Cornulier, vendît son office de président non originaire à Claude Marbeuf (1657), qui vendit a son tour son office de président à mortier originaire (c’est-à-dire breton) à Claude Cornulier, fils du défunt !

17Arrêtons-nous quelques instants pour nous souvenir des noms des familles en question : Barrin, Blanchard, Charette, Cornulier, Fouquet, Le Lou, Marbeuf, Rocaz, Ruys. On se mariait entre soi ; on échangeait des offices. Quand la famille Fouquet faisait un succès éclatant au milieu du siècle, on n’oubliait pas des parents bretons. Toutes ces familles gagnaient de beaux titres dans les années 40 et 50 du XVII^e siècle¹⁷ (voir Tableau 2).

18Ces familles gardèrent de très près les offices clés de la Bretagne. Comme on l’a vu plus haut, la famille Bourgneuf avait la main sur le parlement. À la chambre des comptes, c’était notre grand clan : entre 1596 et 1706, la première présidence passa d’Auffray de Lescouet à Jacques Barrin, de Barrin à Louis de Harouys, d’Harouys à François de Becdelièvre¹⁸, puis à Jean Blanchard, beau-frère de Becdelièvre, de Blanchard à son fils, Cézar Auffray (dont le deuxième prénom, peu répandu, fait penser qu’il était le filleul d’Auffray de Lescouet). L’office passa à Jacques Charette pour quelques années, mais revint aux mains de Jean-Baptiste de Becdelièvre (1678) et, plus tard, à son fils, Guillaume Jean-Baptiste de Becdelièvre. Toutes ces familles se mariaient entre elles entre 1580 et 1630.

19Les alliances matrimoniales étaient le moyen classique de cooptation des élites, mais aussi la vente, ou parfois l’échange des offices était une deuxième méthode de consolidation politique. La promulgation de la paulette (en place dès 1604) a changé l’équilibre des forces à l’intérieur des cours souveraines. Les officiers eux-mêmes prenaient progressivement la haute main sur les ventes d’offices, donc sur la sélection de leurs confrères. Les dots des filles, les héritages des fils, les successions collatérales, tous ces facteurs intervenaient dans la reproduction de la magistrature bretonne.

20Revenons à notre mariage de Pierre de Kerméno et de Judic Cornulier. Le père (Préian) et l’oncle (Alain) de Pierre avaient vécu assez longtemps à Nantes. Alain de Kerméno était un membre du parlement ligueur. Son adhésion à la Sainte Union se voit clairement en 1587 : à la mort du conseiller Michel Le Limonnier, c’est à Kerméno qu’on céda l’office. Alors, Jean Le Limonnier, frère de Michel, était aussi conseiller au parlement ; le roi l’avait obligé à céder l’office en 1586, parce qu’il était huguenot. L’acheteur, Charles Godet, étant mort un an après, sa famille vendit l’office à un nommé Michel Gazet.

21Michel Gazet, comme Alain de Kerméno, était un membre du parlement ligueur. C’était le fils de Jean Gazet et de Jeanne Morin, fille de Jean Morin, maire de Nantes en 1571. En 1598-1599, Michel Gazet échangea son office de conseiller-commissaire contre un office de conseiller ; il vendit son office à François Boutin, fils de Jean Boutin, maire de Nantes en 1575, et de Catherine Bernard, dont la famille possèdait des charges à la chambre des comptes¹⁹. L’office de conseiller était celui d’un autre ligueur, Claude d’Argentré, gendre de Jean Boutin.

22Jean Gazet, père de Michel, était, comme tant de membres des grandes familles nantaises, maître des comptes à la chambre ; la famille de sa femme, Jeanne Morin, possèdait des charges importantes à la chambre, notamment celle de premier président (Jean Morin, 1573- 1584). Or, parmi ses collègues en 1583, on trouve Pierre Cornulier, trésorier général, Julien Rocaz, receveur général, Michel Le Lou, Raoul Boutin et Georges Morin, maîtres des comptes, Raoul Charette, procureur général, Jean de Francheville, avocat général, Jean Charette et Jean Fourché, auditeurs.

23Les membres de la famille Morin, comme les Kerméno, Gazet, d’Argentré, Le Lou et Rocaz étaient des ligueurs, tenant des positions importantes à Nantes pendant l’ascension du duc de Mercoeur. Cornulier, en revanche, comme Charette, était un royaliste.

24En 1625, François Boutin, l’acheteur de l’office de Gazet, essaya de le laisser à son fils Jean, mais le parlement ne l’accepta pas et Jean Boutin dut céder l’office à Pierre Le Gouvello en 1628. Est-ce que ce Pierre Le Gouvello était le parent de Julienne Le Gouvello, femme de Michel Gazet ? C’est bien probable. Ce Pierre Le Gouvello était un dévôt, qui quitta le parlement pour des raisons religieuses plusieurs années plus tard. Il était également le cousin germain de Julien Le Gouvello, lui aussi conseiller au parlement. Julien Le Gouvello a acheté son office à Michel Le Lou, maire de Nantes (1605), ligueur et grand-père de Judic Cornulier. Le Gouvello l’a vendu à son tour en 1679 à Louis de Trémerreuc, beau-père de Toussaint Cornulier (rappelons que la première femme de Cornulier était la petite-fille du conseiller Olivier du Chastellier et que sa troisième femme s’appelait Boylesve).

25L’échange des offices entre Gazet, Boutin et d’Argentré comprenait un troisième office de conseiller, acheté par Charles d’Argentré, frère cadet de Claude. En 1602, Claude devint président des enquêtes (commission, et non pas office)²⁰. Il a passé sa commission de président des enquêtes à Yves Rocquel (1619), d’une famille royaliste, qui l’a donnée à son tour à Michel d’Espinoze, d’une famille ligueuse ; au début du XVIII^e siècle, le chef de famille, Jean-Joseph (petit-neveu de Michel), était marquis de Frossay²¹. La mère du président était Jeanne Le Lou, fille de Michel et tante de Judic Cornulier. Sa femme était la fille de Michel Gazet. En 1639, le fils d’Alain de Kerméno vendit son office de conseiller à Renaud de Poix, mari de Marie d’Espinoze, fille du président.

26On voit dans le sort des offices Le Limonnier la reconstruction de la solidarité de l’élite bretonne entre 1610 et 1640. Yves Rocquel, royaliste notable, vendit deux offices et une commission entre 1619 et 1639 : l’office de conseiller, par voie d’échange, tomba entre les mains du royaliste Jacques II Barrin (également petit-fils du ligueur André Ruys) ; la commission fut vendue à Michel d’Espinoze, d’une famille ligueuse (liée à celle de Ruys) ; l’office de président resta royaliste, avec Pierre Cornulier, cousin germain de notre Judic.

27On peut voir dans cette histoire la complexité des filiations des officiers. Jacques Raoul, fils de bon ligueur, fut le mari d’Yvonne Charette, fille d’une famille incontestablement royaliste ; Yves Rocquel, liaison entre les deux ligueurs d’Argentré et d’Espinoze, était le mari de Madeleine Fouquet, fille du président Christophe, royaliste notable, comme le père d’Yves Rocquel lui-même.

28Si on examine le système d’alliance des familles nantaises les plus importantes de la fin du XVI^e siècle, on peut voir quelques éléments de consistance, et les pratiques les plus utiles pour une famille en ascension. Alors que les Cornulier faisaient, pour la plupart, des alliances avec des familles nobles ou parlementaires (ou les deux à la fois), le mariage deJean Cornulier et de Marguerite Le Lou leur donnait une alliance matrimoniale avec une famille au sein du cercle ligueur de Nantes. Il faut dire que Michel Le Lou, qui avait participé à la chambre des comptes ligueuse, entreprit des négociations secrètes avec le roi au début des années 1590 ; ce n’était pas un ligueur acharné²². Le mariage de sa fille avec Jean Cornulier, donc, donna aux Cornulier des relations utiles avec le camp ligueur, sans les compromettre pour autant.

29Bien que Michel Le Lou suivît une politique très souple pendant les guerres de la Ligue, sa famille avait des relations très étroites avec des ligueurs nantais. Sa femme, Marie Rocaz, était fille d’Yves (maire en 1566), membre de la Contractation de Nantes. La famille Rocaz avait des liens avec la famille d’Espinoze, avec les Poullain, et avec André Ruys, dont le fils Julien s’était marié avec Jeanne Rocaz²³. Après la mort de Marie Rocaz, Michel Le Lou se remaria avec Bonne de Troyes ; leur fils, Michel II Le Lou, épousa la veuve d’Alexandre Charette (maire de Nantes en 1619)²⁴.

30Les relations entre ces familles se voyaient clairement dans l’état-civil des paroisses de Nantes. En 1608, le frère de Judic Comulier, Yves, avait pour parrain Yves Le Lou ; sa marraine était Marguerite Rocaz. Au prochain baptême, celui de Bonne Guischard (fille de Mathurin, conseiller au parlement, et de Françoise Boylesve), nous voyons Bonne de Troyes comme marraine ; plusieurs mois plus tard, elle était encore là, cette fois pour Bonne Hus (fille d’Audart Hus et de Bonne Le Lou, dont la marraine était peut-être aussi Bonne de Troyes)²⁵.

31La famille Harouys, qui avait des alliances avec des Loriot (et donc avec Poullain, beau-père de Michel Loriot, maire de 1607), se trouve, comme les Le Lou ou les d’Espinoze, sur les francs-fiefs de 1539 et 1566, et au parlement. Guillaume de Harouys n’ignorait pas l’importance d’acheter des terres pour monter dans l’échelle sociale ; en 1554, il obtint la permission du roi pour l’achat de terres nobles ; en 1569, il acheta un pré du roi ; en 1575, il ajouta quelques moulins²⁶. Son fils Charles devint sénéchal de Nantes ; puis il fut élu maire en 1588²⁷. Comme il était royaliste, le duc de Mercoeur le fit emprisonner pendant deux ans.

32La femme de Charles de Harouys, Françoise de Lesrat, était la soeur de Guy II de Lesrat, qui s’est marié avec Françoise Fourché, soeur du conseiller Mathieu. Or nous avons déjà rencontré Mathieu Fourché, fils du maire Jean Fourché (1597) et beau-père du surintendant Fouquet. Avec ces filiations, on comprend mieux la qualification de « client de Fouquet » qu’on donna à Guy III de Lesrat, fils de Guy II, en 1663²⁸ ! Néanmoins, le fils de Guy III, Guy IV de Lesrat, devint baron de Montrelais dans la deuxième moitié du XVII^e siècle.

33Les fils de Charles de Harouys, Louis et Jean, ont suivi le chemin de leur père, devenant maires respectivement en 1623 et 1625. Louis, comme on l’a vu plus haut, était premier président de la chambre, Jean était président du présidial. La famille continuait sa politique d’achat de terres royales ; en 1640, dame Françoise de Harouys a acheté 334 journaux de terre à Châteauthébaud, lors de la vente des terres vaines et vagues du domaine royal²⁹. Leur soeur Louise se maria avec Jean-Baptiste de Becdelièvre, avocat général de la chambre (et, plus tard, conseiller au parlement).

34Pour la plupart, nous ne pouvons suivre que les noms de famille, c’est-à-dire la descendance patrilinéaire, mais la contribution des femmes au processus de montée sociale est cependant très importante. Les dots de Mesdemoiselles Ruys et Ruellan firent la fortune de la famille Barrin, et elles relancèrent la situation financière des Brissac, des Goulaine, et de deux autres familles de l’ancienne noblesse. Mais les différents mariages entre toutes ces familles de maires faisaient de leur membres une sorte de clan gigantesque. Rappelons que tous les maires de Nantes de 1599 à 1637 étaient fils, beau-fils, père ou oncle d’un autre maire.

35Ce clan nous éclaire sur le système de reproduction des magistrats au parlement de Bretagne. Cette reproduction avait lieu de deux manières : par mariage, soit une reproduction physique, et par vente d’office, soit une reproduction professionnelle. Les mariages de toutes ces familles, à l’exception des Cornulier, avaient lieu dans un rayon très limité. Soit on se mariait avec une autre famille de la classe dirigeante de Nantes (maire, officier de la chambre, riche marchand), soit on se mariait avec un membre d’une famille parlementaire qui avait des liens matrimoniaux avec l’élite nantaise. Même les Cornulier, qui faisaient, pour la plupart, des alliances avec des familles nobles venant d’autres régions, ne dédaignaient pas les mariages avec des grandes familles nantaises. Les chefs de la chambre des comptes, tels les Harouys, les Blanchard ou les Barrin, suivaient la même politique.

36On est frappé aussi par l’importance de la vente des offices. À la fin du XVI^e siècle, on est en présence d’une situation très polarisée. Les familles nantaises liées au grand commerce avec l’Espagne, familles qui formaient le coeur du parti de la Ligue, vendaient leurs offices presque uniquement aux autres membres du groupe ligueur. Les royalistes, eux aussi, ne vendaient leurs offices presque uniquement qu’entre eux. Rappelons la situation de quelques offices dont nous avons parlé ci-dessus.

37Prenons encore la famille Cornulier, située dans le camp royaliste de l’époque ligueuse. Pierre Cornulier a obtenu son office de conseiller en 1597, achetant l’office de François Busnel, qui est devenu avocat général. Busnel avait rendu des services tellement utiles à Henri IV que celui-ci l’a anobli en 1593. Cornulier a vendu son office à Guy de Lopriac, qu’on a rencontré ci-dessus.

38Pierre II Cornulier, neveu du précédent, a acheté à Étienne Le Tavernier, en 1629, son office, tenu avant Le Tavemier par un autre royaliste, Pierre Bonnier. Bonnier, plus tard président des enquêtes (1597) a vendu cet office au bon royaliste Julien Gédouin (dont on a fait mention ci-dessus) et monta jusqu’à la présidence à mortier, en 1618, au lieu d’Olivier Chastellier, royaliste acharné ; quand Gédouin a prit sa retraite, il a vendu l’office à Christophe Fouquet.

39Toujours les mêmes noms, toujours des filiations professionnelles et familiales : c’est là le système mis en place par l’élite parlementaire au XVII^e siècle. Un nombre très restreint de familles gardait les offices les plus importants – premier président des deux cours souveraines, présidents à mortier du parlement. Ces familles se trouvaient dans un système de clientèles qui comprend les familles de la grande robe bretonne – Barrin, Becdelièvre, Blanchard, Bourgneuf, Charette, Cornulier, Fouquet, Harouys. Ces familles utilisaient souvent l’argent de l’élite marchande de Nantes – Ruys, Rocaz, Le Lou, d’Espinoze. Les Le Lou et d’Espinoze ont eux-mêmes des offices importants et, au moins pour les seconds, un marquisat, comme les robins. Leur succès datait, pour la plupart, des années 70 ou 80 du XVI^e siècle ; c’est à cette époque que Pierre Cornulier devint trésorier de France (1570), que Jacques Barrin acheta une présidence des enquêtes (1571) et une autre à la chambre des comptes (1573), et se maria avec Jeanne Ruys (1573), que Charles Becdelièvre entra au parlement (1569) et épousa Françoise du Chastellier, que Jean de Francheville devint maître des comptes (1557) puis avocat général à la chambre (1575) et se maria avec Perrine Rocaz, que Christophe Fouquet débuta comme président des requêtes et s’allia avec Élisabeth Barrin (1588), que Charles Charette entra en fonctions comme avocat général (1581) et Yves Le Lou comme maître des comptes (1572). La guerre de la Ligue a donné un bon coup de main à l’unité de cette élite, mais on s’adapta très vite après. Notons les parents de Pierre de Kerméno et de Judic Cornulier : Pierre était le fils d’un père ligueur mais d’une mère royaliste (Charette), alors que Judic était la fille d’une mère ligueuse (Le Lou) et d’un père royaliste. Les deux mariages avaient eu lieu, sans doute, au lendemain de l’édit de Nantes.

40Il y avait toujours une mauvaise entente entre ligueurs et royalistes dans les années 20 du XVII^e siècle, mais à partir de 1630, au plus tard, la reconciliation paraît complète. Cette nouvelle élite mettait la main, de plus en plus, sur la société bretonne. Aujourd’hui encore, on voit des traces évidentes de cette supériorité écrasante de la noblesse parlementaire de la fin du XVII^e siècle. À Rennes, près du nouveau syndicat d’initiative, sont regroupés les grands hôtels des parlementaires bretons, alors qu’en banlieue il s’agit de leurs résidences rurales. Dans la Basse-Bretagne, par contre, les châteaux appartiennent toujours à l’ancienne noblesse.

41En Bretagne, on peut voir de très près ce processus de montée sociale et politique. Les ouvrages de plusieurs historiens, français et américains, parlent abondamment du phénomène des clientèles à l’époque moderne. Cette historiographie examine, surtout, le système politique ; tel ou tel était le client politique de tel autre. Beaucoup de ces clients, de ces fidèles, sont des brokers (« courtiers du pouvoir »), pour reprendre le terme de l’historienne américaine Sharon Kettering. Le vieux prince de Condé, lui-même client de Richelieu, était à son tour le patron de toute une organisation de clients subalternes.

42La plupart du temps, au niveau le plus haut du système de clientèles, des échanges s’opéraient : Colbert ou Louvois donnait sa protection politique à un client politique de la noblesse traditionnelle, mais ce noble faisait de Colbert une sorte de client social, par le moyen de mariage entre les deux familles (mariage surtout entre une fille de patron politique et un fils de patron social). Ainsi, les filles de Colbert et de Louvois se marièrent avec des ducs, alors que les fils n’étaient que des marquis (comme Louvois lui-même).

43Peut-on discerner le même processus en province, dans les parlements ? En Bretagne, le contingent noble du parlement était considérable et toujours croissant. Sous Colbert, les membres du parlement promulguèrent un règlement interdisant l’accès aux offices parlementaires à tout roturier ; le roi accepta ce nouveau règlement. Mais dès la première moitié du XVII^e siècle, le parlement joua un rôle d’unificateur social pour les élites bretonnes. Plusieurs circuits pouvaient conduire jusqu’au parlement. Certains officiers venaient de familles de l’ancienne noblesse, quoique celles-ci eussent déjà rempli des offices judiciaires au XVI^e siècle. D’autres officiers venaient des cours présidiales. Ceux des cours présidiales appartenaient souvent à l’ancienne noblesse, alors que ceux des provinces voisines (de l’Anjou notammement) venaient plutôt de familles anoblies par leurs offices (ou, dans certains cas, de familles toujours roturières). Un troisième groupe, relativement important, venait de Nantes.

44Nous avons déjà examiné ce groupe nantais, mais revenons-y. Quelques noms de famille, les Rocaz, les Hus, étaient déjà éteints en 1660. La commission a trouvé les Poullain, les Drouet et les Loriot nobles en raison des privilèges de maire de Nantes. Elle a trouvé, par contre, que les Barrin, les Cornulier, les Charette, et les Harouys étaient noble d’ancienne extraction de chevalerie. Les Blanchard bénéficiaient d’un arrêt de maintenue de noblesse. Trente ans plus tard, en 1695, le roi essaya d’imposer des taxes sur toutes les familles anoblies par les privilèges de la mairie de Nantes : la plupart d’entre eux – dont les Le Lou, Cornulier, Charette, Blanchard et Raoul – n’avaient rien à payer, parce qu’elles pouvaient montrer d’autres preuves de noblesse³⁰.

45On a vu que la plupart de ces familles possédaient des titres de marquis ou de vicomte en 1695 : est-ce qu’on peut dire qu’un marquis a été anobli par les privilèges de noblesse de cloche ? Il faut dire que les chemins de filiation mènent aussi vers le centre du pouvoir politique. Parmi les maîtres des requêtes, les membres du Grand Conseil, les conseillers d’État, on trouve les noms de Barrin, Blanchard, Charette, Cornulier, Fouquet et Marbeuf, même au XVII^e siècle. Les familles Cornulier, Fouquet et Marbeuf avaient aussi des militaires de haut grade, surtout au XVIII^e siècle. Chaque famille reçut un marquisat, pour la plupart au milieu du XVII^e siècle. C’étaient ces familles-là, et non plus l’ancienne noblesse titrée, qui, restant en province à cause des offices qu’elles y exerçaient, contrôlèrent vraiment la société provinciale à partir de 1680. Cette élite provinciale de la fin du XVII^e siècle, qui resta en place au XVIII^e, avait pris son essor économique au XVI^e siècle. Dans plusieurs cas, dont les Barrin sont le meilleur exemple, les familles bénéficiaient d’un atout financier provenant des milieux marchands. Ces familles achetaient des offices importants au parlement, à la chambre des comptes, aux présidiaux et aux autres cours locales³¹ pendant le dernier tiers du XVI^e siècle et se mariaient entre elles entre 1570 et 1630. Ces mariages, avec l’échange des offices qui les accompagnaient souvent, aussi bien que d’autres ventes d’offices à l’intérieur du groupe, formeraient la nouvelle élite. En Bretagne, avec l’aide efficace du surintendant Fouquet, membre du clan, les grandes familles ont même gagné des titres impressionants.

46Pendant le règne de Louis XIV, cette élite de magistrature, souvent avec des membres parmi les conseillers d’État ou du Grand Conseil, prenait la haute main sur le gouvernement de la France provinciale. Avec le ministère de Pontchartrain, au moins en Bretagne, cette élite avait un membre du clan au plus haut niveau de l’administration centrale. Si nous voulons comprendre la création de l’État administratif pendant la deuxième moitié du XVII^e siècle, nous devons examiner de plus près la construction de cette nouvelle élite des juges-marquis et leur rôle dans la politique provinciale de l’Ancien Régime.