1A l’origine des affinités électives des consuls, une relative identité de fortune – ou une certaine propension à l’identité –, alimente les relations sociales. L’essai de définition d’un profil édilitaire a montré comment les magistrats publics constituent une minorité aisée dont le patrimoine immobilier urbain est toujours supérieur à celui de contribuables exerçant des fonctions comparables1. « Les affinités sociales étaient en quelque sorte préexistantes au corps de ville », note Robert Descimon à propos de l’échevinage parisien ; celui-ci insiste sur le rôle primordial de l’unité de condition économique des échevins, « au moins par leur niveau de fortune initiale, car la vie se chargea d’enrichir certains (...), et d’en ruiner d’autres... »2. Même si tout paraît parfois les opposer, les consuls regroupés par parentèles et par corps se retrouvent non seulement à la maison de ville, mais aussi sur les grandes routes du commerce ; ils fréquentent les mêmes universités, Toulouse pour les juristes et Montpellier pour les médecins, et se disputent les offices des institutions seigneuriales et royales de la province. En outre, ils investissent tous dans la terre, et là réside sans aucun doute la clé de leur prééminence.

2 L’étude des fondements des fortunes édilitaires permet d’entrer au cœur du domaine privé des consuls. Jusqu’ici, nous avons observé le groupe dans ses actes publics, les alliances matrimoniales pouvant être considérées comme une manière de se lier publiquement à l’oligarchie consulaire. La distinction entre sources citadines et rurales des modes d’élévation sociale est commode pour établir une hiérarchie à la fois économique et mentale des placements patriciens. Mais surtout, elle permet de mettre en valeur l’ensemble des modes d’évaluation du groupe d’existence formé par les consuls dans la stratification sociale, d’abord par leur fonction sociale principale, puis par un certain nombre de critères complémentaires3.

3Les consuls vivent en ville : quelles sont les sources d’enrichissement à l’intérieur de l’espace urbain, à commencer par la fonction édilitaire elle-même ? La boutique et l’office seront ensuite étudiés, envisagés non comme alternative offerte aux membres de la bourgeoisie ruthénoise, mais bien plutôt comme opportunités successives d’enrichissement des familles.

4Comme la plupart des villes d’Ancien Régime, Rodez vit de sa campagne. Le second volet de l’analyse sera donc tout entier consacré à ces « bourgeois des champs » qui accaparent la campagne voisine et profitent de la richesse et de la diversité des terroirs pour accroître leur profit en même temps que leur honneur.

Bourgeois des villes

5Les consuls sont « hommes de bien » qui représentent officiellement tous les états de la société urbaine : « sera eligitz per cossols de totz estatz... ou mestier honeste »4. La première partie de ce travail a eu pour objet principal de montrer comment l’attribution pratique du pouvoir répondait à l’énoncé théorique de la représentation du plus grand nombre, mais dans une partition si inéquitable que l’esprit des institutions en fait bien vite oublier la lettre5. L’évaluation de la représentation des différents « strates sociaux » au consulat a souligné, grâce au dépouillement des rôles de contributions et compoix, l’élévation à l’honneur consulaire des plus fortunés dans chaque strate6.

6L’étude des fondements familiaux des fortunes consulaires a pour objet de saisir le groupe de l’intérieur, afin de comprendre le système de valeurs qui place tel homme au gouvernement de la ville, et de mesurer aussi les équilibres instables qui déterminent les mutations d’échelles de stratification sociale.

Le consulat est-il une charge lucrative ?

7Les consuls de Rodez ne perçoivent pas d’honoraires, contrairement aux échevins de Valenciennes ou de Douai, dont les modestes appointements de 300 et 375 livres sont « sensiblement inférieurs à ceux de bon nombre d’humbles curés de France »7. Au chapitre des dépenses pour les gages des officiers municipaux, dans les premières pages des comptes publics, les consuls apparaissent cependant pour le paiement de leurs robes8. Celles-ci sont donc considérées à la fois comme un agrément nécessaire à l’exercice de leurs fonctions, mais aussi comme gratification de leur office : les édiles sont propriétaires de leurs robes, ils l’emportent en fin de mandat et se font refaire un costume d’apparat complet à chacune de leurs élections9. De plus en plus onéreuse dans le budget de la communauté, cette dépense n’est pourtant en rien comparable à la charge supportée au même moment par la ville de Lille, qui verse 7 à 8000 florins à ses échevins, soit 8750 à 10 000 livres10. « Ce ne sont pas les sommes perçues dans l’exercice de leurs fonctions qui permettent aux gouvernants des "bonnes villes" de tenir leur rang » conclue Philippe Guignet à propos de l’ensemble des villes du Nord, le cas de Lille étant ici l’exception qui confirme la règle11. Moins que tous les autres, les patriciens ruthénois ne peuvent effectivement se contenter d’être, magnifiquement certes, habillés par la ville !

8La charge consulaire n’est donc pas lucrative, au moins du point de vue des gages versés par la communauté à ses magistrats. Le contraire serait d’ailleurs incompatible avec la déontologie du consulat précisément fondée sur le dévouement désintéressé des candidats. Cependant, désintérêt ne signifie pas bénévolat, ni encore moins évergétisme anonyme. Une lecture attentive des comptes municipaux délivre deux sources de rémunération non négligeables. La première est versée sous la forme de défrayements et ne recouvre en principe que les dépenses effectuées par les édiles dans leurs fonctions. La seconde est constituée d’opérations fructueuses réalisées grâce à la position honorable de magistrat public qui autorise encore tous les délits d’initié.

9Les remboursements ou indemnités versés concernent en premier lieu les dépenses de voyages effectués pour les affaires de la ville. Celles-ci ne nécessitent pas de présentation de notes de frais, mais sont évaluées de manière forfaitaire en fonction du rang occupé par l’échevin, de l’importance de sa mission, de la distance à parcourir et des risques encourus. En 1649, le premier consul de la Cité, Bernard Sabatéry se rend à Bordeaux auprès du duc d’Épernon, et perçoit de la part de chaque communauté la somme journalière de 5 livres tournois, tandis que Nicolas Trogan – quatrième consul en 1631 –, n’obtient que 3 livres quotidiennes pour la même course d’une durée totale de quinze jours12. Ce sont là les tarifs généralement observés dans le premier XVII^e siècle, légèrement augmentés « a cause du dangier des chemins et pais », qui menace parfois la ville et sa région13. L’indemnité de déplacement couvre les frais de mission ainsi que l’incapacité temporaire de vaquer à ses occupations. Son montant est parfois contesté par l’édile qui refuse un règlement jugé inférieur à ses débours. Antoine Vitalis, deuxième consul de la Cité en 1621, est envoyé auprès du maréchal de Thémines ; il obtient le remboursement intégral de ses frais vingt ans seulement après son périple, grâce à une assignation des deux communautés de Rodez en Cour des Aides de Montpellier14. Outre ces frais de députation, le remboursement d’amendes supportées par les magistrats publics dans l’exercice de leur charge est également prévu, de même que le paiement de services exceptionnels rendus à la communauté15. Parmi eux, sont comptés les frais de logement de personnes de qualité : en 1620, le premier consul du Bourg Raymond d’Austry reçoit 15 livres de la part de chaque communauté pour avoir « par deux fois fourny logement et meuble au comte d’Ayen, gouverneur de Guyenne »16.

10Ainsi, les édiles perçoivent-ils, au titre de l’exercice de leur charge, des indemnités censées les dédommager des avances personnelles faites pour le bien de la ville. L’évaluation forfaitaire des dépenses laisse imaginer une marge compensatoire de tous les inconvénients issus des missions assurées, y compris le désagrément de se trouver loin de sa ville. Ce n’est pas encore ici, dans ces calculs d’apothicaire finalement assez proches des frais réels engagés, que les consuls peuvent espérer faire fortune, même si l’addition de plusieurs rétributions peut parfois composer des sommes rondelettes.

11Autrement plus lucrative est la seconde source de rémunération. La charge édilitaire est l’occasion pour son détenteur de réaliser de fructueux bénéfices. Les consuls figurent tout d’abord parmi les créanciers les plus réguliers de leur communauté. Les listes annuelles établies dans les comptes consulaires font apparaître une large majorité de lignages édilitaires, parmi lesquels les Austry, Sicard, Rodat, Foulquier, Calmette ou Masnau figurent en bonne place17. Le prêt d’argent est certes l’une des manifestations de l’engagement personnel des consuls pour les affaires publiques ; c’est aussi un placement qui rapporte : l’intérêt le plus fréquemment accordé est dit « au denier vingt », avec un rendement annuel d’environ 6 % des sommes prêtées18. Ainsi le président Rodat concède-t-il 1000 livres à la Cité qui lui règle 62 livres et 10 sous de dividendes en 165119. Les intérêts versés par la ville à ses créanciers grèvent considérablement son budget, et ce de manière durable. En 1641, le Bourg a absolument besoin des 3700 livres prêtées par le lieutenant d’Élection Jacques Austry et les marchands François Courtois, César Chicard et Pierre Séguret. La somme empruntée ne couvre même pas celle de 3830 livres inscrites cette année-là au chapitre des « autres despances pour les intherests »20.

12Outre le prêt d’argent, les consuls établissent parfois des listes de « fournitures à la ville » qui font d’eux les principaux adjudicataires de la communauté. Le plus souvent, l’inventaire des biens vendus n’a pas été conservé dans les comptes qui se bornent à une mention laconique par fournisseur et le total des sommes dues. Cependant, lorsque la nature des échanges est portée, on s’aperçoit que les édiles font commerce de tout avec la ville. En temps de peste ou de mauvaise année, ils ouvrent leurs greniers à blé et vendent les sacs qui permettront d’éviter la révolte, comme par exemple le 15 juin 1631 :

« Certains habitans font courir des vacarmes que ce sont les consuls qui sont cause qu’on ne porte poinct du bled a la pierre, que c’est une calomnie mal à propos forgée et sans raison pour n’y avoir jamais songé et qu’il ne se justifiera jamais ; qu’au contraire ayans esté advertis que Mr de Cambolaret avoit encores a vendre quelques 5 ou 600 cest. bled saigle et Mr Jouéry aussi en avoit quelque peu a la Vayssière, ils auroient prié le Sr Mirabel, procureur de ceste ville d’aller treuver led Sr de Cambolaret pour scavoir avec luy et le prier de la part de la ville qu’il aye agréable d’en fere porter a la pierre pour en vandre et débiter aux habitans avec leur argent... »21 .

13Des métairies des édiles proviennent également d’autres denrées nécessaires à la survie de la communauté ; en 1645, par exemple, on peut lire dans les comptes du Bourg l’alinea suivant :

« Au sieur Garrigues, paisant del Cluzet pour les despans d’une execution qu’il feust faicte sur le bestial de la metterie de monsieur de Carcenac, consul, pour recouvrer et avoir led. bestial quy auroict esté conduict de Calmon a Rodes, 20 livres »22.

14Avec le blé et la viande, on pourrait légitimement penser que les édiles n’interviennent sur le marché ruthénois que si la communauté est dans l’impossibilité de s’approvisionner normalement. Or, d’autres biens et services proposés de façon très régulière par les consuls à leur ville démentent l’hypothèse d’une participation exceptionnelle aux échanges : tissu et façon des robes consulaires, peinture d’armoiries, fournitures d’armes, de lanternes et autres « marchandizes » proviennent des entrepôts de marchands-consuls. Des biens, mais aussi des services sont vendus à la ville, comme le « logis et couvert » de personnages importants dans les « hostelleries » tenues par des échevins, – les Maynard, les Aulhou...–, ainsi que les repas livrés à la maison commune, plusieurs fois dans l’année. Prenons, par exemple, quelques extraits des comptes du Bourg en 161623 :

15Du cadis rouge au délicieux cotignac, confiture de coings offerte aux hôtes de marque, du « louage de cavalle » à la poursuite d’une procédure en Cour des Aides ou devant le Parlement de Toulouse, les biens et services offerts par les magistrats en fonction, ou après l’exercice de leur mandat, témoignent de leur implication dans les affaires de la ville et révèlent l’étendue des bénéfices qu’ils peuvent retirer à titre privé de leur position publique. Si ces fruits se mesurent ici en quelques dizaines et plus rarement en centaines ou milliers de livres, l’honneur d’être le fournisseur agréé de la communauté doit certainement avoir des effets très positifs sur l’ensemble de la clientèle. Autrement dit, l’effet publicitaire des marchés publics – que ces mots sont indécents pour l’époque moderne ! – est un puissant ferment de réussite marchande, et même plus amplement d’ascension sociale.

La boutique, commencement de toute fortune

16Rodez est une ville de marchands. Terre rude, battue par les vents, la capitale du Rouergue offre le saisissant contraste d’un bout du monde largement ouvert sur de vastes horizons. « Ville-pont » sur l’Aveyron, avant que la rivière ne s’encaisse trop fortement, elle constitue un pôle où se rassemblent les chemins d’un fructueux négoce. Le site contrôle une large part des échanges provinciaux qui animent la route du pastel albigeois. Alun, cadis, draps et « calsataria » affluent vers ses marchés par les chemins de Cransac, Rignac, Saint-Geniez, Marvejols ou Sauveterre24.

17Au-delà de l’horizon provincial, la ville commande une partie des courants commerciaux entre vallée du Rhône et Aquitaine, Auvergne et Languedoc25. La grande route de Lyon à Bordeaux se digite à Rodez en axes secondaires, vers Montpellier, le Roussillon et l’Espagne, ou Toulouse et les pays de Gascogne et de Biscaye26. Les échanges avec l’Auvergne sont tout aussi actifs et les Ruthénois se font habiles courtiers pour le négoce des draps avec l’Aragon.

18Sa fonction de carrefour est encore accentuée par la persistance du portage animal ou humain, pratique dont la logique s’avère très différente de celle du roulage27. L’enquête sur les commodités du Rouergue en 1552 souligne la permanence des muletiers, ou « coutals », dans les échanges de toute nature. Vins, safran, cadis, blés, charbon, fer, transitent à dos de mulets vendus sur tous les marchés du Rouergue, notamment à Rodez, réputée pour sa foire de la mi-carême28.

19Quatre grandes foires rythment le temps de la ville, où se mêlent les accents du Velay, du Limousin et du Languedoc, de Navarre, de Catalogne et du Piémont29. Dans les rues encombrées de tables et bourdonnantes des harangues de camelots polyglottes, on vient de loin pour « trafiquer en icelle tant de draps de laine soies, bonneterie, pelleterie, quincaillerie », vendre ou acheter « bœufs, vaches, veaux, moutons brebis, chèvres, pourceaux, mulets, mules, ânesses, juments et poulains »30. Foires et marchés assurent à la capitale du Rouergue une prospérité que l’enquête de 1552 se plaît à souligner, estimant leur rapport annuel à « 200 000 livres, sans y comprendre le revenu de leurs vins »31. Forte de son commerce, Rodez est également l’un des plus anciens centres drapiers de la province, renommé dès le XIV^e siècle32. Serges blanches et grises, cadis adrappés ou renversés blancs, bureaux et gris, « de bonne laine floret et sans pellade », « draps au grand compte, comme blanchets, bigarrés, burrés et rossetz », ou « draps larges commungs » sont étalés dans les boutiques ruthénoises et vendus aux grandes foires d’Albi, de Montauban ou de Toulouse33. Mais cette activité manufacturière reste malgré tout secondaire à l’époque moderne, et « c’est à l’absence d’industrie à Rodez même qu’il faut attribuer le développement de son activité commerciale »34.

20Dans cette ville-marché, toute fortune commence par la boutique, comme les Maynard et les Sicard l’ont déjà montré35. Les Jouéry, vieille famille marchande installée dans le Bourg dès le XV^e siècle, obtiennent le second rang derrière les Bonal dans notre classement des trente lignages patriciens les plus distingués ; ils offrent un bon exemple d’ascension bourgeoise par le commerce, activité poursuivie avec constance jusqu’au XVIII^e siècle.

21Cette réussite procède tout d’abord de la spirale ascendante du beau XV^e siècle ruthénois. Elle est ponctuée par une représentation exceptionnelle des membres du lignage au consulat et entretenue par leur dynamisme et leur esprit d’entreprise. Dans la première modernité, Guillaume Jouéry (II) fréquente la meilleure bourgeoisie, les Mayres, les Nattes, les d’Aulhou ou les Caulet, et participe avec eux aux activités de la paroisse Saint-Amans, comme marguillier ou quêteur des différents bassins36. C’est à partir de Bernard (III), consul du Bourg en 1551, que l’on peut suivre le destin du clan Jouéry, grâce aux registres paroissiaux, ainsi qu’à une série intéressante d’actes authentiques passés devant différents notaires ruthénois.

22Comme chez les Maynard ou les Sicard, les alliances matrimoniales ouvrent au lignage les portes des bonnes maisons de Rodez et de sa province. Bernard (III) épouse Marguerite Campmas, fille de feu Géraud Campmas, notaire de Villefranche-de-Rouergue. Trois de ses enfants sont mariés à d’opulentes familles de marchands ruthénois – les d’Aulhou, les Desmazes, les Vigouroux – ; sa dernière fille, Jeanne, épouse le médecin Laurent Macte, d’origine provençale et récemment installé à Rodez, ami et beau-frère de Raymond d’Austry par son premier mariage37. On retrouve ici Jeanne Jouéry, marraine de Cécile d’Austry. Les liens amicaux avec la famille d’Austry, invisibles dans l’arbre généalogique des Jouéry, semblent néanmoins bien réels : Raymond d’Austry mentionne à plusieurs reprises des événements auxquels les Jouéry se trouvent mêlés, et notamment une rixe au cours de laquelle ses fils Jean et Anselme prennent fait et cause pour « le filz escolier de Mr Juéry »38.

2 – Généalogie simplifiée de la famille Jouéry [branche Brussac à partir de François (+1646)]

23François (IV), marchand-bourgeois de cette génération conquérante, est nommé trois fois consul du Bourg, conjuguant comme ses père et grand-père le souci du service public avec la bonne conduite de ses affaires privées. Tandis que la majorité de ses fils choisit les offices de finance, son cadet François (V) lui succède à la boutique. Celui-ci perpétue le prénom familial, exerce la profession qui a fait la fortune du lignage, et s’insère dans les rangs des deux maisons communes de la ville. François (V) est le gardien des traditions familiales, gage de sécurité qui fait prospérer la lignée, pendant que ses frères se lancent dans des voies jugées peut-être plus risquées, au destin plus aléatoire que le chemin coutumier du commerce. Après lui, deux François maintiennent seuls la tradition familiale, faisant courir le triple fil rouge du prénom lignager, du consulat et de la marchandise. Dès la fin du XVI^e siècle, la famille oriente nettement ses ambitions vers le service du roi. Raymond (VII) est marchand avant de devenir conseiller auprès de la nouvelle Cour des Aides de Montauban, ses sœurs épousent des avocats et un lieutenant de la maîtrise des Eaux et Forêts, indiquant l’inflexion irréversible des alliances. La huitième génération ne présente aucun candidat au consulat, mais continue à étirer ses branches hors de Rodez, et en particulier vers Montauban : Marie-Rose, fille du marchand François, épouse Guillaume de Balsac, fils du président de la Cour des Aides, tandis que Raymond, héritier de la terre de Brussac, fait un brillant mariage avec Catherine Rech, fille d’un trésorier de France en la généralité de Haute-Guyenne, baron de Pinet, seigneur de la Besse et de Coppadel39. Plus un seul consul parmi les Jouéry, sauf peut-être Jean-François, seigneur de Brussac grâce à son oncle, que les velléités d’anoblissement de ses ancêtres n’empêchent pas de figurer parmi les élus de la municipalité révolutionnaire, et même de devenir, selon H. de Barrau, accusateur public auprès du tribunal de district40 !

24Comme toujours, la prospérité marchande mène à l’office par les chemins plus ou moins détournés de placements fonciers fertiles en dignités, et parfois créateurs de noblesse. Le marchand François Jouéry (V), situé à mi-chemin du long parcours familial, membre de la génération « mutante » du premier XVII^e siècle, a laissé un inventaire qui permet aujourd’hui de mesurer l’étendue de cette prospérité, alors qu’elle est à son zénith, juste avant la métamorphose des ambitions familiales dans le service du roi.

25Le 6 février 1646, Étienne Rudelle se rend au domicile de feu François Jouéry, marchand, rue du Pas, à la césure des deux communautés, près de l’hôpital Notre-Dame du Pas et de la place Saint-Étienne41. Là, il retrouve les deux frères du défunt, les conseillers Bernard et François, son associé Georges Landes, et son épouse Claire de Bandinel, à la demande de laquelle il procède à l’inventaire des biens de François. Dans le cabinet qui jouxte la chambre des enfants, il ouvre « un coffre noyer avec sa ferure a clef » et énumère les cent sept documents recelés, contrats de vente et de bail, promesses et obligations, quittances diverses. Son attention est ensuite attirée par un petit cahier laissé sur la table du cabinet :

« un livre couvert de parchemin blanc ou il est escript de la main dud. feu sieur Jouéry Carnet pour François Jouéry marchand de Rodez, sont rapportés les debtes autres que ceux qui ont esté mis et baillés en fonds dans la société faicte avec le sieur George Landes tirés du libre de raisons. Ce en novembre 1632 led libre trouvé sur la table dud cabinet et lesd debtes cy après incérés ainsi qu’ils ont esté trouvés avoir esté couchés sur led libre qu’a esté coté n° 110 »42.

26La liste des soixante-quinze débiteurs recensés dans le carnet de François Jouéry apporte des éléments précieux sur la clientèle d’un marchand bien établi du Bourg, sur la variété des marchandises vendues et l’exercice d’activités parallèles ; sur l’étendue, enfin, du réseau de distribution bien au-delà des portes de la ville.

27Saisissante est l’hétérogénéité sociale des hommes et des femmes qui passent la porte de la boutique du marchand Jouéry. Les artisans du textile se pressent tout d’abord en nombre, qui viennent s’approvisionner chez ce marchand de draps : tailleurs, façonniers, tisserands, celliers et grossiers commandent la matière première nécessaire à leur profession. Deux charpentiers figurent également sur les feuillets du carnet de paiement, un chandelier, un archer, un apothicaire, un chirurgien, un maréchal-ferrant et un serrurier, dont on peut penser qu’ils trouvent chez Jouéry du drap grossier pour les compresses, de l’étoupe et des cordes, mais aussi peut-être du tissu de confection pour leurs blouses ou leur « costume du dimanche ». Bourgeois et paysans, marchands, officiers et basochiens, nobles et clercs fréquentent également la boutique : monsieur Leroy, banquier en cour de Rome, le procureur Antoine Dumas, l’officier « gardesac » au parlement de Toulouse ou le maître de musique de la cathédrale viennent rue du Pas, et peuvent y rencontrer monsieur Parayre, bourgeois de la Cité, George Alboy, paysan des faubourgs, ou le chanoine-chantre Delauro. Des femmes aussi, Marie Pomarède, Mesdemoiselles Moysset et Telier ont un compte chez Jouéry. Tout le monde entre ainsi dans sa boutique, sans distinction de rang ni de fortune. Un nombre remarquable de domestiques, porteurs des dettes de leurs maîtres ou tout simplement amateurs des tissus dans lesquels ils vivent au quotidien, entrent dans la boutique du fournisseur de leurs patrons : le maître d’hôtel de d’Arpajon, le valet de chambre de monsieur de Villelongue, ou le serviteur de Mr de la Boissonnade font partie des débiteurs inscrits sur le carnet à couverture blanche. Les consuls sont là aussi, comme on le sait déjà par la lecture des comptes consulaires qui mentionnent le sieur Jouéry comme fournisseur attitré du tissu des robes d’édiles et banniers43. La raison principale de la variété de cette clientèle est la diversité des marchandises offertes : on trouve de tout chez Jouéry, du satin ou du cadis, et bien d’autres articles qui n’ont rien à voir avec le textile. Comme son père et son grand-père, François est tout d’abord marchand-tailleur : il propose des tissus de toute qualité à la coupe et vend « un habit noir de raze » à monsieur Jalenque, prêtre de la cathédrale Notre-Dame.

28Mais on vient aussi lui acheter du vin, des charrettes de paille ou des « génisses de deux ans avec poil castan »44. La famille Jouéry possède des métairies à Marcillac, Panat et Valady – Bernard, fils de François, « a son patrimoine de vinhes » dans la belle vallée du Cruou, où il fait refaire sa maison à neuf en 163845. Dans la cave de sa maison ruthénoise, François recèle « trente pipes de vin de Lavernhe », et encore cinq dans celle qui se trouve sous la maison de son frère François, soit plus de cent cinquante hectolitres46. Il faut ajouter à ces réserves citadines le pressoir, les foulières, barriques et tonneaux conservés dans sa propriété de Lavergne, près de Marcillac, où le notaire Rudelle se transporte pour énumérer les biens47. Comme nous le verrons bientôt, les bourgeois de Rodez vendent les récoltes de leurs domaines : les charretées de paille et autres « cestiers seigle » de Jouéry remplissent ses greniers du Causse, à Vabre, près d’Onet, ou du Ségala, à Milhac, près de Calmont de Plantcage48.

29Marchand de draps, de blé et de vaches, François Jouéry se fait volontiers prêteur : à Marie Pomarède, il avance le montant de ses impôts, « tailles et industries » ; aux consuls de la Cité, il prête les 120 livres dues par la communauté aux héritiers d’un boucher ; leurs collègues du Bourg doivent 389 livres 18 sous au marchand de la rue du Pas. Jouéry est un brasseur d’argent. Il note soigneusement les sommes à recouvrer, mais avec une pointe de négligence qui lui font parfois perdre ses créances : le nombre de mentions telles que « le debte demeure perdeu pour ne scavoir qu’est devenu led. Ladrech », ou « André Desmazes doibt mais aucune somme n’est par escript sur led. carnet » traduisent l’absence de rigueur comptable et peut-être bien aussi le degré de confiance accordé à certains débiteurs bien connus de leur créancier. Marchand et prêteur, Jouéry est enfin un ramasseur de rentes foncières qui arrondissent son patrimoine et font de son activité principale une sorte de passe-temps grâce auquel il échappe à l’ennui et garde un contact étroit avec le monde industrieux du commerce. Son univers marchand est orienté vers la place du Bourg toute proche, et ouvert sur un espace beaucoup plus vaste dont on peut dessiner les contours grâce au carnet laissé sur la table de son cabinet.

3 – Aires d’influence marchande de François Jouéry vers 1630

30Les liens noués grâce à l’exercice du commerce et du prêt à intérêt dépassent largement le cadre de la ville et même de la province. Ces relations sont consolidées par des échanges de toute nature entre « trafiquants » originaires des lieux où Jouéry envoie sa marchandise. L’un des échanges les plus fructueux est l’envoi d’un fils en apprentissage chez un collègue. Preuve de confiance réciproque des acteurs, le père choisit de placer le jeune garçon dans une boutique voisine, mieux encore dans une ville plus importante où il espère le voir s’établir et déployer ainsi sa clientèle. François Jouéry, cousin de l’auteur du carnet – non mentionné sur l’arbre ci-dessus –, prend en apprentissage le jeune Jean Séguret, fils de Bérail, bourgeois de Saint-Geniez, moyennant 150 livres et trente mois de service49.

31Raymond d’Austry rapporte dans son livre de raison ses deux périodes d’apprentissage :

« Plus, sera memoire que, le 3 jour de moys de may 1566, entrys je, Raimond d’Austry, en apprentissaige chès monsieur Benoict d’Ouvrier, marchant a Tholose, et luy donys 300£ d’apprentyssaige pour 3 ans ; ou demeuris quatre ans, 9 jours. Et pour une annee que demuris serviteur, gaignis 40£ ts de gages ».
« Et le 13 aoust 1571, partys de Roudez a pyed pour aler a Lyon, et entrys en service chez le sr Pierre Laban, merchant de draps de soye, ou demeurys 4 ans, 10 moys, 21 jours. Le 14 aoust 1571, gaignys de gaiges pour le première année : 100£, a la segonde : 200£, a la 3e : 500£, a la 4e et 5e, eux le quart du proffict que vint a ma part, comprins mon conte d’acoutremens, montent 486£ 15s, a la somme de 1286£ 15s tournois »50.

32Lyon et Toulouse constituent les deux pôles commerciaux de la famille d’Austry ; en décembre 1608, l’auteur du livre de raison destine son fils Raymond à la marchandise et l’envoie faire ses premières armes à Toulouse, chez « Mrs Marcial Centours, Géraud Espinasse et Anthoine Fenix, marchans en companie prez la Pierre, pour deux ans, a 400£ »51. Jacques, frère du précédent, part onze ans plus tard, à 19 ans, apprendre le métier de marchand « de draps a soye » chez les sieurs François, André et Dominique Camartin52. L’apprentissage est un passage obligé pour les fils de marchands : ni Raymond ni Jacques ne suivront la voie paternelle, comme leur destin de chanoine et d’officier le montre, mais ils sont contraints d’en apprendre au moins les rudiments par un père convaincu des vertus formatrices d’une telle expérience, à l’instar d’un Poquelin ou d’un Arouet. Le départ de l’adolescent loin de sa « maison »– Raymond a seize ans lorsqu’il part à Toulouse –, est le meilleur des apprentissages, même s’il n’est pas sans risque : Pierre, frère cadet de Raymond, est tué « d’un coup d’estoc » par des voleurs de grand chemin au retour de Lyon, près de Millau, « alant fere les afferes de son maitre »53. Cette période de jeunesse est vécue comme une initiation à la vie et à l’appréhension du monde : ayant fini son temps chez les Camartin, Jacques part à « St Jacques de Galyse avec Sr Jehan Meli, le sabmedi matin, 16 jour de febvrier 1619. Est retourné le 4 may aud. an 1619 »54. Préoccupé par des intérêts plus temporels, le marchand Étienne Barlier envoie son fils à Paris s’informer des dernières frivolités à la mode dans la capitale, en même temps qu’il l’invite à fréquenter les milieux marchands les plus influents du moment :

« Dimanche prochain, » écrit le jeune Barlier à son père, « j’espère vous envoyer quelque peu de marchandises que j’ay acheptées, je vous assure que l’argent est beaucoup plus rare en ce pays que je n’aurez pas creu et les marchands très mal assortis. Les guipures sont fort a la mode (...), le Roy et touts ses seigneurs et dames de cour en portent beaucoup sur les habits (...) j’en achepteres un assortiment ; les colleurs brunes ne sont pas si fort a la mode que le monde croyt, on n’en porte pas beaucoup ; pour les rubans il s’en porte grande quantité... »55 .

33De Saint-Jacques de Compostelle à Paris, Rodez est ainsi un bout du monde ouvert sur le monde. « Heureux qui comme Ulysse » pourraient dire ces fils de marchand de retour dans leur ville natale pour y contracter une belle alliance qui fortifie l’affaire paternelle, avant de continuer seul l’œuvre érigée par leurs ancêtres. À moins qu’ils ne profitent de la fortune familiale lentement amassée grâce à la boutique pour « faire leur droit » et acquérir un office royal plus prestigieux dans l’échelle de stratification sociale ruthénoise.

L’office ou la consécration

34Le rêve de tout marchand n’est-il pas de devenir officier ? Les arbres généalogiques des Maynard, des Sicard ou des Jouéry l’ont déjà montré. Dans les vieilles familles ruthénoises, la boutique demeure le plus longtemps possible la branche maîtresse du groupe, comme si un instinct secret de conservation freinait pendant plusieurs générations des changements de valeur trop bouleversants. À l’aune de la ville, le Bourg reste à tonalité marchande, tandis que la Cité est depuis longtemps le lieu de résidence et de travail des officiers seigneuriaux et royaux. La complémentarité est donc la règle, familiale et communautaire, au moins jusqu’au milieu du XVII^e siècle. Ensuite, le déclin du commerce ruthénois et les tensions politiques tout au long de la première moitié du siècle coïncident avec un changement d’équilibre qui modifie de fait l’échelle des hiérarchies sociales et mentales des honneurs. Dans l’évaluation des strates sociaux, l’office est plus que jamais synonyme de réussite personnelle et familiale. Avant d’examiner le cas particulier des Parayre, il convient de faire le tour des possibilités offertes à un marchand fortuné qui veut « placer » son fils dans le service du roi.

35S’il a un peu de bien, entre 150 et 300 livres au moins au milieu du XVII^e siècle, il peut faire de celui-ci un auxiliaire de justice, à condition qu’il réussisse son examen de passage auprès d’un juge royal du ressort56. Comme partout, le nombre de notaires et de procureurs a été considérablement réduit sous François I^er, comme l’indique Guillaume Moysset dans l’un de ses registres57. La valeur d’un office de notaire varie selon l’importance de la clientèle, le lieu de résidence et l’époque considérée. En 1541, Guillaume Moysset mentionne seulement le paiement de ses lettres de matricule :

« Et je Guillaume Moysset, notaire royal de la ville de Roudez, prins ma matricule dudict monsieur le juge maige, à Villefranche le 3e jour de VIIbre oudict an (1541) ; lequel jour feuz receu en notaire pour le Roy nostre sire en la ville de Roudez aulx contractz ; et en poiz de finance au Roy XV escus sol et XXII sols VI deniers pour les lettres de matricule. Et en témoin de ce moy suis ycy signé »58.

36En 1665, un état des procureurs et notaires de Rodez est envoyé à l’intendant. Une copie de cette liste, conservée à la Bibliothèque nationale, permet de connaître assez précisément le nombre et les qualités de ces petits officiers royaux59. Décrits parfois comme « assez riche », voire « fort riche », on sait pourtant que leur éclat a considérablement terni depuis le XV^e siècle, comme en témoigne la dégradation de leur position au consulat60. Certains sont même très sévèrement jugés par l’auteur du rapport :

« Pierre Desmazes, procureur et notaire, aagé de 50 ans, homme de bien peu versé en son mestier et plus capable de retenir des actes qu’a deffendre l’interest des parties n’ayant que fort peu de biens »
ou encore :
« Jean Jacoby, notaire, aagé de 30 ans ayant des capacités et du bien médiocrement, grand chicaneur et n’est pas en trop grande réputation de probité n’ayant de provisions »61.

37L’examen des destins familiaux de notaires proches du consulat, ceux des Coignac ou des Gibron par exemple, montre l’identité de comportements avec les marchands d’envergure moyenne, dont ils partagent aussi les ambitions. Une certaine tendance à l’endogamie qualifie leurs alliances ; leur goût pour les offices offerts par les nouvelles institutions royales installées au XVII^e siècle en fait des concurrents sérieux pour les gens de la boutique62.

38Au-dessus d’eux, se trouvent les juges royaux et seigneuriaux, dont les membres se recrutent sensiblement dans les mêmes familles que celles de la bonne bourgeoisie marchande de Rodez. La justice royale surtout, avec son éparpillement des justices ordinaires dans les environs de la capitale du Rouergue, agit comme un solide tremplin entre marchandise et office moyen au sein d’une Élection ou du présidial : Jean Gineste est juge de Lavernhe en 1508 ; c’est Étienne Perrin que l’on rencontre à Lavernhe en 1584, puis Valentin Perrin en 1603, tandis que Jacques est juge de Calmont-de-Plancatge en 1614. Les Bonal sont juge des montagnes et quatre châtellenies, juge de Naussac et juge de Rodez63. Dans la capitale du Rouergue, plusieurs sièges de justice entretiennent un personnel nombreux de juges, procureurs, notaires et avocats. La justice comtale, avec à sa tête un sénéchal, un juge mage et un juge d’appeaux est compétente pour les cas réservés du comte, comme trahison, hérésie, faux-monnayage, ou violation de la paix. La sénéchaussée comtale a connaissance des cas royaux à partir de 1621, date à laquelle l’office de juge d’appeaux disparaît. Autre juridiction seigneuriale, celle de la cour du paréage de Rodez qui associe depuis 1316 les deux communautés pour régler rapidement des affaires qui les concernent toutes deux. Les séances ont lieu tous les samedis, devant le bailli du paréage ou juge de Rodez. L’office de bailli est détenu par quelques-uns des lignages les plus honorables, tels les Mayres, les Glandières, les Dumas, ou les Bonal. En 1552, l’enquête sur les commodités du Rouergue résume parfaitement l’emprise des gens de justice sur la ville :

« En icelle ville sont les cours du juge du comté de Rodez, du juge d’appeaux, de juge ordinaire des quatre villes et quatre châtellenies, du bailli, du juge ordinaire de la Montagne, contenant icelles judicatures en ressort de tant de villes, bourgs que paroisses presque autant que tous lesdits de pays d’Agenoys et Périgort. Y a aussi grand nombre d’officiers gagés, d’avocats et de praticiens, tellements que par le moyen desdites judicatures, le profit en revient aux habitants d’icelle de 10 000 livres ou plus »64.

39L’an 1552 voit la création des premiers présidiaux, et notamment celui de Villefranche, par transformation de l’ancienne sénéchaussée royale. On a vu l’acharnement avec lequel les Ruthénois se sont battus pour obtenir l’établissement d’un siège dans leur ville. Entre 1552 et 1635, rien ni personne ne fut ménagé pour arriver à leurs fins. En 1627, ils obtiennent deux bureaux d’Élection, qui étanchent un moment leur désir d’investir leur fortune dans l’achat d’un office royal. Cependant, l’administration fiscale restant toujours entachée d’une ombre de discrédit, rien ne vaut un office de judicature pour atteindre le sommet des honneurs. La fierté de Pierre Rey, revêtu de sa robe de magistrat, dit mieux qu’un long discours la valeur dans l’ordre de l’estime sociale que représente pour un ruthénois la charge de président du présidial. Entre 1635 et 1660, cette institution est créée et supprimée plusieurs fois. L’attachement des bourgeois est tel que la ville paye les émoluments des officiers pendant tout le temps de la vacance de leur charge65.

40La marque de l’ascension sociale se trouve véritablement là, au sein des institutions royales établies à Rodez entre 1627 et 1635. Marchands, notaires, procureurs, juges seigneuriaux et royaux se ruent sur les offices vendus à prix d’or par une monarchie dont les caisses sonnent creux.

41Très peu nombreux sont les bourgeois qui vont au-delà de la sphère ruthénoise, comme si ces anciens marchands restaient fondamentalement attachés à leur terre, bien plus chère à leur cœur que les honneurs offerts par le roi. L’irrésistible ascension de la famille Parayre offre un parcours à la fois classique du marchand à l’officier, mais aussi complètement atypique en raison d’une origine paysanne marquée et de son apothéose dans les hautes sphères de la monarchie absolue.

4 – Généalogie partielle de la famille Parayre

42Au début du XVI^e siècle, Guillaume Parayre est meunier du moulin de Coudoustrines, paroisse de Saint-Pierre-de-Bessuéjouls, près d’Espalion. Les archives livrent peu de secrets de ce personnage, dont on sait simplement qu’il est « probe homme » en 152766. Son fils Guillaume (II) s’établit comme marchand à Espalion. En 1529, il épouse « honneste fille » Françoise Poget, fille d’Antoine, « hospitis suburbis » qui la dote de « 240 livres tournois, un jardin du faubourg, une couette grande de plumes, deux flassades de laine, quatre linseuls »67. Guillaume et Françoise ont neuf enfants. Dans son testament, Guillaume émet le souhait d’être enterré au cimetière de Perse, près d’Espalion, et lègue à chacun de ses jeunes garçons 100 écus, dont la moitié leur sera donnée « quand ils viendront a se marier ou lever boticque »68. Tandis que l’aîné, Guillaume (III), reprend l’affaire paternelle à Espalion, Antoine, Raymond et Jean quittent la ville pour aller « lever boutique » à Rodez, située à une trentaine de kilomètres au sud, sur la route de Toulouse. Les trois frères constituent la « couche mutante » de la famille, à la croisée des chemins du commerce, de la bourgeoisie, et bientôt de l’office69. À peine arrivés à Rodez, ils forment une « compagnie » et nouent de solides liens avec une honorable maison ruthénoise, la famille Le Tellier70. Marchand et consul du Bourg, Jérôme Le Tellier confie, en effet, ses trois filles aux trois garçons d’Espalion, et même un de ses fils à Catherine Parayre, fille de Raymond Parayre, marchand d’Espalion et neveu des Ruthénois71. Alliances multiples qui révèlent sans aucun doute une stratégie particulière d’intégration par une seule et unique voie lignagère bien choisie et, semble-t-il, très efficace. Les gendres Parayre tissent une toile serrée avec leur beau-père et beau-frère Pierre Le Tellier, à la fois au consulat et dans les différents bassins de quête de la paroisse Saint-Amans72. Antoine Parayre et Jérôme Le Tellier gèrent ensemble une partie de leurs affaires et font ainsi fructifier le patrimoine de la famille73.

43L’enrichissement par le commerce porte ses fruits et donne lieu à une certaine reconnaissance sociale de la part de la communauté d’adoption : marchands bourgeois, tous élus consuls de la Cité ou du Bourg de Rodez, Antoine, Raymond et Jean n’ont aucun mal à s’agréger à l’élite de la ville. Le premier effet de leur élévation à la qualité de notable est l’élargissement du réseau des alliances matrimoniales pour leurs enfants (deuxième génération ruthénoise dans le schéma ci-dessous). Ceux-ci s’insèrent dans les meilleurs lignages : la deuxième génération ruthénoise pénètre tous les groupes sociaux influents, avec une nette préférence pour les alliances nobles.

44Dès le début du XVII^e siècle, l’argent gagné grâce au commerce est investi dans la terre, bien sûr, mais également dans l’éducation des fils74.

45« L’État embauche » : Élections et présidial sont une véritable aubaine pour ces marchands qui y voient l’occasion de placer leur fortune et de faire chausser à leurs enfants les bottes de sept lieues de l’ascension sociale75.

46Tandis qu’une grande partie de la famille Parayre reste marchande, Jean (IV), fils de Raymond, ne choisit pas le métier de son père, mais devient officier de la comté de Rodez, puis lieutenant principal au présidial. Il épouse Françoise de Cambon, fille du châtelain Nicolas de Cambon, gros propriétaire foncier de la région d’Estaing, qui dote Françoise de 10 000 livres, somme bien supérieure à la moyenne des dots dans cette région76.

5 – Alliances matrimoniales des Parayre : un réseau ouvert à toutes les influences

47Son frère Antoine est avocat en parlement et sa cousine Marie épouse Raymond Resseguier, lui aussi officier du présidial.

48Alliances et choix professionnels dessinent une orientation nette vers l’office. Mais la boutique n’est pas abandonnée pour autant, ni même aucune des autres formes d’ascension offertes à la fortune arrondie de ces bourgeois parvenus.

49Antoine (IV), par exemple, épouse Isabeau de Fleyres, fille de Jacques de Fleyres, personnage très influent de la province : premier consul du Bourg en 1605, seigneur de Bozouls et syndic général du Rouergue, il est député aux États-Généraux en 1614. D’origine albigeoise, cette famille compte deux évêques, frère et oncle d’Isabeau : Pierre-Jacques est évêque de Saint-Pons de Thomières en 1616. Il préside les États de Languedoc en 1625, entre dans le parti de Montmorency en 1632, et meurt le 25 juin 1633, pendant l’instance poursuivie contre lui par Richelieu77. Son neveu Jean-Jacques lui succède alors au diocèse de Saint-Pons.

50La famille Parayre fait un bond prodigieux en réussissant ce mariage : Antoine reste marchand, mais fréquente, grâce à son beau-père – consul la même année que lui –, les milieux relevés de la noblesse, de l’office et de l’Église. L’évêque Pierre-Jacques est parrain de son fils Pierre ; le prélat a sans aucun doute favorisé la vocation de ses neveux Pierre et Jacques, chanoines du chapitre de Rodez pour le premier et de la cathédrale de son oncle, pour le second. La voie de l’Église est empruntée par un nombre croissant de membres de la famille, à partir de la cinquième génération. Le rang social acquis grâce à la boutique est conforté par l’entrée en religion d’une partie des enfants. N’oublions pas, en outre, le souci de ne pas trop diviser le patrimoine qui explique également ce mouvement. On compte huit chanoines en tout dans la famille Parayre, dont 6 à Rodez, deux à Albi – l’un d’eux a été à Albi puis à Rodez – et un à Saint-Pons.

6 – L’alliance Parayre-Fleyres, à l’ombre de l’Église

51On peut considérer le cas des Parayre comme exemplaire d’une situation partagée par l’ensemble des familles patriciennes de Rodez. Dès le XVII^e siècle, chacune a désormais « son » chanoine. Pour la fin du Moyen Âge, Matthieu Desachy ne relève que 10 % de chanoines apparentés à des marchands et consuls de Rodez ; minorité agissante, semble-t-il, puisque « les chanoines apparentés à ces familles participent très activement aux affaires du chapitre, essentiellement aux affaires matérielles »78. L’intrusion massive de parents de consuls au chapitre de Rodez a été favorisée à la fois par l’abandon des clientèles comtales – faute de comte – et le déclin du pouvoir épiscopal à partir de l’affaire de la Ligue. Les réseaux habituels étant détruits, marchands et bourgeois de Rodez on pu accaparer ce statut traditionnellement pourvoyeur de puissance et d’honneurs que représente l’état de chanoine.

52Dans le même temps, les Parayre essayent de se faufiler dans les mailles de l’armée royale, mais ici sans grand succès. Là encore, leur situation est celle de la grande majorité des lignages promus de la marchandise à la bourgeoisie : l’armée reste un seuil plus difficile à franchir que l’Église, en Rouergue tout au moins. On peut même parler de véritable fiasco à propos de l’alliance de Marthe (V), fille d’Antoine, avec François de Pipard, sieur de la Varene et Porte-épée du pavement du roi de la Grande Écurie, originaire de La Blache au diocèse de Vienne. Le mariage est célébré en la cathédrale de Rodez, le 18 décembre 1662. Sept ans plus tard, un procès en séparation de corps et biens est porté à la fois devant le parlement et la chambre des Grands Jours79. Une transaction est passée devant maître Bro, notaire ruthénois, qui met fin au procès « en attendant qu’il plaise à Dieu leur inspirer sa saincte volonté touchant leur réunion et de vivre dorénavant en paix et tranquillité »80. Ces quelques mots d’apaisement convenus laissent deviner des « histoires de famille » un peu moins lisses que les feuilles de l’arbre généalogique bien fourni de la famille Parayre. Marthe meurt « veuve », à l’âge de quatre-vingts ans environ, retirée chez son neveu Antoine Costes, au domaine familial de La Palousie, paroisse de Ceignac.

53La plus grande réussite est celle de Jean (IV), lieutenant au présidial, époux de Françoise de Cambon, qui parvient à hisser ses enfants bien au-delà de l’horizon ruthénois. Nicolas est seigneur-abbé de la très belle et opulente abbaye cistercienne de Flaran, dans le diocèse d’Auch ; son frère Amans est aumônier ordinaire de la maison du Roi81. La main de l’évêque de Saint-Pons a-t-elle été tendue en direction de ses petits cousins ? L’histoire ne le dit pas, mais cela est assez probable. Outre le don à l’Église de trois de ses onze enfants, Jean s’emploie à placer tous ses fils et filles, et notamment deux fils prénommés Jean : l’un prend sa succession au présidial, tandis que le second poursuit ses études de droit, vraisemblablement à Toulouse. Il quitte donc Rodez dès la fin de l’adolescence, mais l’on peut suivre son parcours grâce à ses nominations dans les divers actes passés par la famille devant notaire. En 1665, Jean est avocat au parlement de Paris et commis de Monsieur de Lionne, il a alors 33 ans. Ensuite, on le retrouve premier commis de Monsieur de Pomponne (1670), commis de Monsieur de Louvois (1677), et enfin conseiller, secrétaire du roi, maison et couronne de France et de ses finances en la grande chancellerie. Il réside à Paris, paroisse Saint-Eustache, d’abord rue du Mail, puis rue des Fossés-Montmartre82.

54Du petit meunier de Coudoustrines au secrétaire du chancelier, on compte seulement cinq générations. Chez les Parayre, l’ascension sociale s’est construite par étapes et par l’usage patient de divers « leviers ». C’est le fait de « lever boutique » qui a garanti l’assise de la famille et a été le principe même de sa réussite : d’abord marchands à Espalion, puis à Rodez et enfin à Toulouse, ils ont suivi et conservé la filière commerciale classique, en posant des jalons à l’endroit même où ils s’approvisionnaient et écoulaient leurs marchandises. « Habiles et sages », ils ne se sont jamais éloignés de ce premier chemin marchand : Antoinette, sœur du secrétaire du chancelier, épouse Pierre Bernier, marchand d’Espalion83. D’autre moyens de parvenir ont permis l’expansion de la famille dans tous les groupes influents du moment : l’Église et les carrières officières ont tissé un réseau de pouvoir très large et suffisant pour tenter l’aventure parisienne.

55Même dans ce cas très exceptionnel d’ascension foudroyante, la terre n’est jamais absente. Elle constitue pour toutes les familles patriciennes le dénominateur commun des moyens de parvenir. La marchandise n’est plus assez pourvoyeuse d’honneurs dès le milieu du XVI^e siècle. Le titre de « marchand-bourgeois » est très temporaire et se volatilise le plus souvent par le retour à l’appellation de marchand, ou bien plus rarement par la promotion à la bourgeoisie qui qualifie la réussite sociale, mais ne se traduit pas, comme à Millau, par l’inscription sur une liste de bourgeoisie de la ville84. Le commerce produit avant tout de l’argent à l’époque moderne, et s’il en produit assez, le marchand achète des rentes et peut espérer se métamorphoser en bourgeois, tout en continuant le plus souvent à exercer sa profession. L’office, quant à lui, est peu rentable sur le plan financier, les gages des officiers se montent à quelques centaines de livres en moyenne, mais il confère un potentiel d’honneurs très élevé, comme on l’a vu précédemment avec les querelles de préséances85. Il s’agit bien d’honneurs – au pluriel – bien différents de l’honneur, comme le rappelle fièrement, et de manière très belle, la devise des Adhémar de Panat : « may honour que honours »86. En fait, la combinaison de ces deux sources de fortune – l’argent de la boutique et les honneurs de l’office – trouve son plein épanouissement dans l’investissement foncier, pourvoyeur de rentes, d’argent frais par le produit des récoltes, et d’honneurs reconnus de tous, lissant en outre les distinctions fonctionnelles traditionnelles qui strient la société urbaine. Et l’on peut ajouter la valeur symbolique inestimable de la terre, signe d’attachement à sa province – ce petit sac que l’on emporte au loin – et dont la propriété est un marqueur transmissible de réussite sociale.

Et bourgeois des champs

56Dans la terre sont enfouies les racines des patriciens. La terre est le lieu de leurs origines, de leur puissance et de leur honorabilité.

« Un premier milieu nourricier des élites est celui des champs, où se côtoient les notables ruraux et les gentilshommes campagnards (...). C’est "aux champs", en effet, que s’enracine la seule puissance que l’on considère comme solide et durable : celle que donne la possession de la terre »87.

57Le passage de l’état de marchand à celui de bourgeois se fait toujours par l’acquisition de biens fonciers, si possible de seigneuries, et encore mieux de terres nobles. Vivre de ses rentes, porter le nom de sa terre, tel est l’idéal de tout artisan ou marchand ruthénois dont les affaires prospèrent. Comme les Masnau se font appeler sieur de Souiry ou de Bosinhac, tel fils de marchand apothicaire abandonne par étapes son patronyme Bernard. Il glisse insensiblement vers la dénomination plus honorable de Bernard-Ortholès, puis laisse choir le nom originel du lignage dans les oubliettes de la mémoire, dès la fin du XVII^e siècle. Qui oserait alors affirmer que le fier Joseph d’Ortholès, marquis de Vezins, conseiller au présidial et premier consul de la Cité en 1725, est issu d’Antoine Bernard, marchand apothicaire du Bourg de Rodez moins de deux siècles plus tôt ? Le patronyme a disparu, le nom de la terre est resté, ceci n’a rien d’original au Rouergue : on a aussi bien oublié que Ramon Ayquem, marchand de harengs, avait acheté la belle seigneurie de Montaigne, dont son petit-fils a conservé le nom88.

58La liste des magistrats désignés par leur seigneurie dans les registres consulaires est assez longue pour laisser paraître le prestige recueilli par le port du nom de la terre. Certains lieux, tel La Roquette ou Druelle, reviennent régulièrement, comme si le titre appartenait au consulat de Rodez.

59La fortune est le fruit d’un patrimoine patiemment construit au gré des bénéfices dégagés par le commerce. Les propriétés rurales des Ruthénois apparaissent dans les délibérations consulaires comme un souci constant. Le clocher de la cathédrale, visible à plusieurs lieues à la ronde, depuis Sainte-Radegonde, La Boissonnade, Le Pas ou Sébazac, semble veiller sur son plat pays. En temps de troubles, on prend garde de protéger métairies et moulins, « biens et bestial », « récoltes de blés et vins »89. En temps de paix, l’approvisionnement de la ville voit son flot quotidien de charrettes et tombereaux passer les portes de l’enceinte. Lorsque la guerre menace, c’est encore aux paysans des environs qu’on demande de prêter main forte pour réparer les murailles à la hâte :

Afin que les « portes de ville, pont levis, rastelliers tours muralhes foussés et faulxbrayes soint en estat pour la deffance estant le tout en ruyne (...), l’on se servira des habitans pour faire manœuvre et des paisans du pariage pour y venir aveq leurs beufz et charrettes »90.

60Rodez est en quelque sorte une « Cité-état » qui commande sa campagne et vit en osmose avec elle, dans un microcosme dont le va-et-vient permanent constitue le souffle vital91. Lorsque ce flux est interrompu par la fermeture et la garde des portes, comme par exemple en temps de peste, le cœur urbain s’arrête de battre et la communauté est menacée d’étouffement92. La « coupure » évoquée par J. Lestocquoy n’est pas encore venue. L’historien des Flandres fait débuter au XVII^e siècle l’avènement d’une bourgeoisie en rupture avec sa campagne, « classe sociale tout à fait coupée de la vie rurale ; ses propriétés ne sont plus que les sources de revenu sans avoir la moindre influence sur leur vie quotidienne. C’est un grand pas vers la vie moderne »93. Ce grand pas n’est pas franchi au XVIII^e siècle en Rouergue, ni même, en certains endroits, au siècle suivant.

61Mesurer l’attachement des Ruthénois à leur terre est difficile, car on ne jauge pas un sentiment. Il faut peut-être tout simplement se plonger dans la lecture des Éphémérides d’Amans-Alexis Monteil, et l’écouter nous parler de la couleur de ses vignes :

« Pour aller aux vignes, ou, comme on dit à Rodez, au vallon, on parcourt une immense plaine calcaire, nue, stérile, où l’on ne voit ça et là que de grandes pierres et de petits pruneliers épineux. Les enfants ne cessent de s’ennuyer et de demander s’il reste encore beaucoup de chemin à faire. Enfin, tout-à-coup s’ouvrent les vallons, dont les coteaux sont peints de vignes et d’arbres fruitiers. Les terrasses multipliées qui soutiennent les terres offrent des compartiments à feuilles vertes, à feuilles rouges. Les compartiments où les feuilles sont tombées sont noirs de raisins. Les enfants mettent pied à terre. Ils crient, ils trépignent, ils battent des mains, ils embrassent les vignerons. (...) On arrive à la maison, on court à la vigne, on soupe ; les vendangeurs vont se coucher dans un grenier rempli de paille fraîche. Le lendemain, l’horloge du vigneron, le coq, fait entendre sa bruyante voix avant le jour. Le vigneron, d’une voix encore plus bruyante, réveille les vendangeurs, dont l’appétit se trouve tout réveillé. Ils descendent à la cuisine où le potage est dressé. On leur sert ensuite un bouilli de brebis ou de chèvre. Ils vont manger le dessert à la vigne : l’aurore dore les coteaux, les vendanges commencent »94.

62On pourra aussi bien énumérer, avec Raymond d’Austry, le nombre de ses achats fonciers, longue liste couchée au fil de l’écriture de son livre de raison qui dit, certes de façon moins poétique mais tout aussi jouissive, la satisfaction d’avoir du bien.

63En revanche, la pesée de la présence ruthénoise aux alentours de Rodez est possible, grâce à un océan de documents notariés, ainsi qu’à une riche collection de compoix rouergats. La mention du premier type de source est une invitation à la recherche : il y a là un vrai sujet de thèse, et peut-être même plusieurs. Tenter de connaître le patrimoine foncier exact de chaque patricien est mission impossible, comme Philippe Guignet l’a déjà noté pour la région lilloise95. Il est malgré tout envisageable « d’en faire le tour », objectif qui ne semble pas « hors d’atteinte pour tout chercheur persévérant », contrairement à ce que déplore l’historien des villes du Nord96. Pour cela, nous avons gardé les seuls compoix, dont l’introspection lente, étayée par la mise au point d’une base de données adaptée, a fourni une belle moisson de renseignements sur l’emprise citadine des environs de Rodez97. Après avoir tracé un cercle de vingt kilomètres de rayon autour du noyau urbain, nous avons systématiquement dépouillé les compoix ainsi pris au filet, quatre-vingt-dix en tout, et relevé précisément les mentions de présence ruthénoise. Ce travail de recherche, dont le temps prévu au départ était de trois semaines environ, a duré trois mois. Son résultat ne prétend certes pas à l’exhaustivité, car un certain nombre de compoix font défaut. En outre, les terres nobles ne sont enregistrées « pour mémoire » que très rarement, ce qui exclut une partie importante des propriétaires. Enfin, ce type de document est un reflet furtif d’une situation cadastrale à un moment donné : on ne peut que suggérer des tendances et non en mesurer précisément les effets à court ni à long terme98. Ceci dit, la récolte des informations fournies autorise une évaluation globale de l’emprise foncière ruthénoise sur son plat pays, ainsi qu’une cartographie assez précise des placements privilégiés ; le périmètre de 20 kilomètres de rayon est relativement lâche, si l’on considère avec les consuls de Rodez que les citadins ont « leurs maisons champaistres a deux lieues aux environs de la ville »99. Malgré tout, quelques sondages à l’extérieur de ce secteur ont montré que sa définition intuitive correspond à une réalité géo-historique tout à fait recevable.

64L’essai de pesée globale de la bourgeoisie aux champs a pour objet essentiel de cerner la place et le rôle de la terre dans le patrimoine des citadins. En second lieu, l’examen de l’élaboration du patrimoine de Raymond d’Austry, grâce à son précieux livre de raison, doit compléter l’analyse générale et dévoiler quelques-unes des motivations bourgeoises à s’établir à la campagne. Enfin, cette présence ruthénoise sera envisagée comme art de vivre, afin d’essayer de saisir toute la valeur, à la fois économique, sociale et mentale, de la propriété de la terre dans la vie quotidienne des patriciens.

« Leurs maisons, seigneuries, métairies et autres possessions »

« Que tu sois fils du Causse aux grands blés onduleux
Ou du frais Ségala que les genêts fleurissent
Que tu sois du Vallon où les grappes mûrissent
De la montagne verte où mugissent les bœufs
Salut ! »100

65Les bourgeois de Rodez sont partout chez eux : sur le Causse, au cœur du Rougier, dans les Palanges ou le Lévezou, et en Ségala. En ville, ils sont marchands ; à la campagne, ils sont encore marchands et savent diversifier leurs investissements, afin de minimiser les risques et de s’adapter aux besoins de leur clientèle, tel Jouéry marchand de draps, de vin de Marcillac et de génisses du Causse. Certains terroirs ont tout de même leur préférence : ce sont les terres à blé des environs de Sébazac et, bien sûr, le beau Vallon, où il fait bon vivre.

66Ici, autour de Marcillac, les Ruthénois colonisent véritablement les lieux, puisqu’ils constituent jusqu’à 35 % des contribuables énumérés par les compoix101. En outre, ces bourgeois des champs ont une moyenne d’allivrement toujours plus élevée que celle de l’ensemble des compoisés (autochtones ou forains), indice qui présume de la supériorité quantitative et qualitative des biens détenus. Dans le petit hameau de Serres, près de Valady, cette moyenne est triple au XVI^e siècle et quadruple au siècle suivant102. De même à Salles-la-Source, en 1564, les 65 habitants de Rodez sont imposés sur la base de trois livres d’allivrement en moyenne, contre une seule pour le reste de la population103.

67C’est à Valady que les Ruthénois sont de loin les plus nombreux au XVII^e siècle : 180 contribuables y sont recensés (soit 40 % de leur nombre total dans le périmètre étudié pour la même période). D’après les compoix de la paroisse, les Jésuites détiennent de très loin les domaines les plus importants, avec 20 livres d’assiette à Serres, en 1671, pour deux maisons de quatre-vingt-cinq et vingt et une canes – soit environ 400 mètres carrés –, avec granges, jardins, basse-cours, plus trente-cinq setiers de terre, trois de prés, quatre-vingt-trois journées de vignes, cinq nogarettes et deux vergers104.

68Le profit lié à la diversité des ressources se lit en premier lieu sur une carte, il s’inscrit dans les paysages. La stratégie qui consiste à mettre en valeur la complémentarité des terroirs, atout majeur pour les propriétaires ruthénois, est très nette dans les sources cadastrales. De la plus petite mesure, celle d’un article individuel inséré dans les feuillets d’un compoix, à l’aune plus générale de l’ensemble des propriétés d’un seul contribuable, le souci de diversification des revenus est toujours patent.

69Les « pays » qui enveloppent Rodez, dans la diversité de leurs terroirs, sont l’aubaine des citadins qui n’ont ni le charbon de Lille, ni le sucre de Nantes, mais tirent parti au mieux de la variété des ressources offertes, pour faire fructifier récoltes et fortune105.

70Au Nord, s’étirent lentement les terres du Causse Comtal, vaste plateau de calcaire jurassique, dont les altitudes oscillent de cinq à six cents mètres. Elles ont été précocement mises en valeur par les grandes abbayes, dès le XII^e siècle. Moins de deux cents ans plus tard, la bourgeoisie rouergate part à la conquête de ces riches terroirs et y édifie de beaux domaines : l’élevage d’abord extensif des ovins, puis plus intensif des bovins, est associé à une grande culture essentiellement céréalière. Les vastes surfaces tabulaires pierreuses et couvertes d’une maigre végétation ne servent guère que de « devèzes » à moutons. Pâturages d’hiver, les rudes terres caussenardes voient partir les troupeaux à la fin du printemps vers les prairies plus verdoyantes de l’Aubrac ou du Lévezou. Cette transhumance permet d’entretenir d’importants contingents d’ovins qui fournissent, l’hiver venu, la fumure nécessaire aux cultures. Dans les marnes liassiques tapissant le fond des cuvettes karstiques du Causse, les céréales poussent bien ; le blé, qui bénéficie des « nuits de fumature », alimente de fructueux échanges entre bourgeois ruthénois et chalands traditionnels des provinces voisines :

« Lesdits habitants de Rodez ont telle quantité de grains, outre leurs provisions, qu’ils en peuvent prendre et faire trafic comme le déposant en a transporté dudit lieu de Rodez en Languedoc. Ils fournissent du blé à leurs voisins, comme sait le déposant, pour avoir vu le marchand d’Auvergne aller à ladite ville pour en acheter et transporter... »106.

71À l’Ouest, dorent au soleil d’automne les terres à vignes du Rougier de Marcillac. Les bourgeois de Rodez agrémentent leurs repas quotidiens en vins, noix, châtaignes et autre « grande quantité de fruits » ; ils réalisent aussi d’enviables transactions avec l’Auvergne, le Calmontès, le Gévaudan ou le Velay. Le vallon de Marcillac offre un paysage original de collines élevées, aux crêtes déchiquetées par l’érosion et entaillées par les cours du Dourdou, du Cruou ou de l’Ady, qui ont dégagé d’étroites plaines alluviales.

7 – Les bourgeois aux champs : propriétés ruthénoises aux environs de Rodez

72La situation en creux de ce « doux et frais vallon » que chantera plus tard Pauline Flaugergues, présente un microclimat favorable, à l’abri des brouillards et des gelées des bas-fonds. Les sols légers des versants, constitués d’éboulis calcaires et gréseux, portent les vignes cultivées en terrasses patiemment consolidées depuis le Moyen Âge. Le vin de Marcillac, l’un des plus illustres du Rouergue, est devenu très vite l’objet d’un trafic essentiellement ruthénois. Le Vallon est également le lieu de villégiature le plus prisé des citadins, comme nous le verrons. En dehors de l’ivresse des joyeuses vendanges, ce « pays » procure à la ville une bonne partie de sa pierre à bâtir, extraite des carrières de grès de Marcillac ou de Nauviale, de calcaire de Balsac et de Nuces, ou de schiste de Ruffepeyre, célèbre pour ses ardoisières107.

73Au Sud, les terres austères du Ségala apportent également leur contribution à la prospérité ruthénoise. Une économie pastorale florissante fait la fortune des marchands de Rodez, qui élèvent d’énormes troupeaux de mulets destinés aux grandes foires annuelles. Celle de la Saint-André voit affluer de nombreux acheteurs, voisins et étrangers108. Ici encore, Rodez vient extraire la pierre de ses belles façades dans les carrières de Flavin ou d’Agen, ses ardoises dans celle de Parlan109 ; et dans la forêt des Palanges, le bois d’œuvre des charpentes et des colombages de ses maisons.

8 – Les dix articles les plus élevés dans les compoix des environs de Rodez (XVI^e-XVII^e siècles)

74Les Ruthénois sont partout, et ils ont pratiquement de tout partout. Les articles individuels dont l’allivrement est supérieur à 20 livres cadastrales forment un échantillon homogène de dix unités. Cet ensemble d’item concerne neuf Ruthénois du XVI^e siècle, parmi lesquels on reconnaît d’illustres consuls, mais aussi une femme, Anthonia Brenguier, et enfin Jésuites et Chartreux, grands propriétaires fonciers. Représentatif du point de vue de l’identité sociale des propriétaires, cet échantillon l’est aussi dans sa répartition géographique, montrant clairement la concentration des biens dans le Vallon, et secondairement à Sébazac et Salles-la-Source. Le détail des articles ne révèle pas seulement des évidences géographiques. Les plus belles pièces de terre sont sur le Causse. En 1543, Jacques Austry compte 106 setiers de belle terre à Sébazac. Il est également propriétaire de cinq prés d’une surface de 34 journées et d’une devèze110. Au même endroit, George Bonal dispose d’un peu moins de terres (58 setiers) et de prés (22 journées), mais a une petite maison de 10 canes avec solié, sout, deux courts, une estable, fénial et porgue, sol et patu, et enfin deux jardins111. Quant aux vignes, elles habillent le Vallon de leurs pampres. Le juge criminel Raymond Cayron en possède cinq au compoix de Marcillac, d’une surface totale de 115 journées ; elles sont situées à « la vernha », comme celles de François d’Aulhou, et à la terre « del cap » ; certaines ont de jolis noms, comme la vigne « dicte la Thoinesse » à la Vernha. Beaucoup plus fréquemment que sur le Causse, les bourgeois de Rodez ont ici des maisons, avec étable et basse-cour, entourées de lopins de terres et de prés, sans oublier d’agréables jardins.

75L’article complet de Raymond Cayron à Marcillac rend compte de la diversité de son domaine Les vignes se marient ici avec les parcelles de terre, de prés et de bois. C’est également dans la douceur du Vallon que les Ruthénois ont leurs vergers, castanials et nogarettes, tel Bernard Sabatery, Conseiller en l’Élection de Rodez, qui dispose à Clairvaux d’une belle maison de 48 canes, avec deux « nogarèdes », deux vignes, un verger à Longorrieu et un pré à la Gadine, le tout pour un allivrement de 10 livres 7 sous113. À Gradels, près de Valady, Jean de Boissière, « conseiller du Roy au sietge présidial de Rodez, seigneur de las Canals » et sa femme, Catherine Poumarède, possèdent deux corps de logis, avec solier et basse-cour, jardin, patus, termenal et cabaux ; ils profitent pleinement de la diversité des terroirs et jouissent des revenus de six terres d’une surface totale de 92 setiers, et de cinq vignes de 29 journées, sans oublier une « nogarette » d’une carte et deux chènevières, pour un allivrement total de cinq livres et douze sous114.

10 – Mentions de biens complémentaires des terres, prés et vignes, dans les 90 compoix consultés

76À l’aune individuelle, la localisation des propriétés foncières d’un patricien ruthénois obéit à la règle de la diversité des placements. Quand ils n’ont qu’une propriété à l’extérieur, les Ruthénois privilégient soit le profit, et se dirigent alors vers les terres à blé du Causse, soit l’agrément, et achètent une châtaigneraie ou une vigne dans le Vallon, si possible une maison de vigne, fût-elle de dix canes seulement. Au fil des générations, les achats permettent de s’étendre à la fois sur les plateaux du Ségala ou ceux du Lévezou, et d’agrandir le patrimoine familial originel établi sur le Causse et dans le Vallon. Autant de familles, autant de cas de figure, avec comme principe commun de ne pas s’engager dans une seule voie, mais au contraire d’occuper, si possible, plusieurs terroirs.

77Blaise Sicard, dernier nommé sur le tableau ci-dessus, choisit d’abord Causse et Ségala. À Arsac, il achète un pré à Johan Briane ; à la Garrigue-Haute – Linars exactement – il a un bois de 22 séterées et aussi à Cassagnettes, un bois « dict de Infer »115. Par la suite, ses descendants sont présents à Sainte-Radegonde et Marcillac. La famille s’installe dans la ville et ses environs, et son intégration citadine va de pair avec l’extension de son patrimoine dans l’espace.

Le patrimoine de Raymond d’Austry : une archéologie de la fortune

78La construction progressive du territoire familial est peu perceptible avec les seuls compoix. Les archives privées permettent, en revanche, de recomposer cette élaboration lente et réfléchie du patrimoine. Raymond d’Austry note toutes ses acquisitions et restaurations de biens ruraux dans les feuillets serrés de son livre de raison. Il compte patiemment les fruits récoltés et les pertes subies dans chacun de ses domaines, avec une précision qui suggère le soin très attentif porté par le marchand du Bourg à ses terres. On apprend par exemple, entre le récit de la prise de Panat et celui de la démolition de l’évêché, que Raymond cultive lui-même son jardin :

« En apvril 1589, feis de ma main environ de soixante hantes [i.e. greffes] de poiriez ou pomierz a la Prade de Fontenche et environ quarante a Roques ou Valadin »116.

79Grâce à lui, nous pouvons suivre l’assemblage des morceaux du puzzle patrimonial.

80La famille de Raymond d’Austry connaît bien la campagne, elle y est née. On sait, en effet, qu’un Pierre Austry vit à Balsac, en 1217, en compagnie de sa femme Pétronille117. Hugues Austry habite à Cagapauc, près de Camboulazet, en 1343. Vers la même époque, Hugues et Guillaume Austry résident à Palmas, avec leurs sœurs « Franca et Alamanda »118. Un autre rameau est à Vayssettes au XV^e siècle, en même temps que Guillaume et son fils Jean sont identifiés comme notaires du Bourg de Rodez119.

12 – Les propriétés de Raymond d’Austry, d’après son livre de raison (1576-1624)

81L’auteur du livre de raison naît à Rodez en 1549. À la mort de Jacques en 1573, Raymond, marchand du Bourg comme lui, hérite de la belle métairie de Fontanges achetée par son père quelques décennies plus tôt120. Dès son retour de Lyon, où il est allé apprendre les secrets d’un marchand de soie comme on s’en souvient, il s’associe à son cousin Foucras et met « en tons 800 livres contentes » dans leur nouvelle compagnie121. Grâce aux premiers bénéfices de l’entreprise, mais surtout à l’héritage paternel, il achète une maison place neuve de la Cité, qu’il paye 900 livres, réparations et lausime comprises122. Trois ans plus tard, il en achète une autre rue Neuve-Haute, pour le prix total de 2010 livres, immeuble qu’il échange, en 1590, contre la belle maison de grès rouge de la place du Bourg123. Cinq ans après son retour à Rodez, il commence à acheter des terres ; il a eu la sagesse d’attendre que ses affaires marchandes soient solides, écoutant sans doute le proverbe : « Que croumpo sans argen, ol luoc de croumpa bent »124. Effectivement, ses placements sont sûrs, car Raymond achète mais vend peu, sinon pour améliorer son bien. Dès le début, il montre sa volonté de ne pas concentrer ses achats fonciers en un seul point. En 1581, il acquiert pour 360 livres la terre de la Rogière près de Canaguet ; puis l’année suivante, il se rend propriétaire de deux prés dits Balcayrous et d’une moitié de seigneurie à Tabariès. En même temps, il fait construire une maison à Canaguet, où loge son « grangier »125. De 1582 à 1590, il arrondit confortablement ses propriétés sur le Causse, tout près de Rodez, autour de Canaguet et de Vialatelle ; il achète également des prés attenant à son domaine de Camps de Valady, et encore quelques arpents de vignes. Il note avec le même soin les réparations effectuées pour l’embellissement de ses demeures du Vallon, et les aménagements de Canaguet. En 1586, il procède au « rhabillage » de sa maison de Valady, juste avant le passage malencontreux des troupes de Joyeuse, dont il raconte les méfaits avec un douloureux dépit :

« En aoust 1586, ay faict plancher a neuf la chambre basse, cuisine et chambre joignant lad cuisine, par Me Bernarf Couderc, charpantyer dud Valadin, de ma meson dud Valadin, a 7 s la cane carrée de facon. Me costoint les es que y ay faict apporter de Roudez 14 s cane vert, les clous 10 s cent »126.
« Le mardy, 7 jour d’hoctobre 1586, logea a Valadin une companie de gens d’armes a cheval, de Borbonois, conduitz par Mr de Montinhac, borgne d’un œilh, de la suitte dud Sr de Joyeuse, et y sesiornarent fins au vendredi suivant. Me vendangearent la vinhe des Claux, me rompirent et apportarent le plomb de touttes les vitres de ma meson ; me rompirent en pieces deux buffetz de service ; me desrobarent 4 linseulx, 4 serviettes, deux platz estain, 2 fessous, une daladoire, 1 flascon cuir bulhi, le barril de l’huille et autres meubles et ostansilhes d’icelle, oultre le foin, pain, vin, avoine et lart que mangearent. Me tractarent en Turcz, non en chrestiens et catholicques, et me feirent plusieurs pilleries et ravaiges »127.

82Après 1590, ses dépenses consistent surtout en frais d’entretien du patrimoine existant, si l’on excepte l’achat d’une rente à Sainte-Juliette en 1593 – payée douze mille livres – et de quelques pièces de terres, prés et vignes qu’il ne juge pas utile de coucher dans son livre de raison, mais qui apparaissent sous la plume du notaire Étienne Soignais, de 1597 à 1599128. Au mois de juillet 1587, par exemple, il fait « hausser le pressoir, sive truel, de Valadin, car estoit posé près la terre et porrissoit » et « feis fere la grande cuve, sive foliere, de Valadin, par Me Bernard Couderc, charpentyer de Valadin »129.

83Dès 1586, Raymond d’Austry énumère les revenus de ses terres avec constance. « Dieu donna », formule que l’on peut lire parfois à l’occasion d’une naissance, est ici placée en tête de toutes les récoltes. Parfois, il justifie les moindres rendements de ses biens par le récit des aléas climatiques face auxquels l’homme n’est rien :

« En l’an 1594, Dieu dona a Valadin, a mes vinhes : 21 pippe et demie vin pur, 7 pippes mi vin, oltre l’ordinere du valet et 3 pippes 1/2 mi vin baillé au granger ; et a Roques : 13 pippes vin pur, 3 pippes mi vin, oultre l’ordinere du valet. S’est communement vendeu en aoust et septembre 1595 : 24, 28 et 30 L pippe. Fault notter que les 2, 3, et 4e jourz d’hoctobre 1594, gela sy estroict que les resins estant jà meurz flestrirent et sechoint sur le sep sans avoir moyen de meurir. Et interessa quelques lieux et endroictz plus que les autres. A moy, m’en apporta a plus de la moytyé, et se feirent les vins fort vertz, n’ayant le resin moyen de meurir, chose inoye de toute memoire d’home ; sans laquelle gelée y eust eu grande abondance de vins.
A Fontenche feust recuilhi a St Jehan 1594 : froment 204 cestiers 2/4, orge yvernenc 42 cestiersz, orge marcenq 45 cestiers 3 / 4, avoine 61 cestiers qu’est en tout 417 cestier 1/4 tout bled.
A Canaguet feust recuilhi a la St Jehan 1594 : froment 151 cestiers, orge d’hiver 33 cestiers, orge marcenq 45 cestiers 2 / 4, avoine 121 cestiers ; qu’est en tout 350 cestiers 2 / 4 de toutz bled. Est a notter qu’il comensa a pluvoir 4 jourz avant la St Jehan et dura lad pluye fins a la my septembre sans intermission que de bien peu de jours ; que feust cause la plupart de mes foins se perdirent aus predz et les bledz meneux en javelle, aus champs et a l’ayre avec du froment. Et a comunement valeu fins a la St Jehan 1595 : 3L 15s le froment, 3L le segle, 50 s l’orge et 40s l’avoine. Et en may 1595 a valeu : le froment 6L 10s, le segle 5L 10s, l’orge 3L 10s, l’avoine 50s »130 .

84La gravité des intempéries justifie à elle seule la pertinence de la distribution géographique des investissements fonciers de Raymond d’Austry ; comme il en fait lui-même la remarque, le mal temps « interessa quelques lieux et endroictz plus que les autres », les blés de Fontanges semblent ainsi moins touchés que ceux de Canaguet, pourtant très proches131.

85À moins de quarante ans, Raymond d’Austry est propriétaire de deux domaines, l’un dans le Vallon et l’autre sur le Causse, co-seigneur de Tabariès avec son frère Géraud, et « ramasseur de rentes », selon la formule chère à Pierre Goubert. De 1580 à 1590, il a patiemment bâti les solides fondations de sa fortune, en plaçant simultanément son argent dans des affaires aux ressources multiples et complémentaires dont l’effet compensatoire lui permet d’essuyer un hiver glacial ou un été pourri, comme en 1594, sans diminution de train de vie.

86Austry vend de tout. On ne sait pas au juste quelle est sa spécialité, ni même s’il en a une, car les registres de comptabilité auxquels il se réfère parfois ont été perdus. Mais il en dit assez dans son livre de raison pour que l’on reconnaisse la teneur de sa marchandise. Du drap et du cadis, sans doute. Mais aussi et peut-être surtout, du blé, de l’orge, du seigle et du vin. Des vaches et des brebis paissent certainement ses prairies du Causse. De l’argent enfin : d’Austry prête, comme Jouéry, à tout le monde, et surtout à ceux de son rang : aux consuls bien sur qui honorent très mal ses créances, à Jeanne de Cat, 5000 livres pour liquider l’hérédité de son frère Antoine, sieur de Bilhorgues, 2000 livres à Pierre Reboul marchand, 2400 livres à Jean de Brunel, etc.132.

87Grâce à la prospérité de son trafic, Raymond d’Austry se laisse appeler bourgeois comme son père, et vit selon son rang. Il peut « marier sa sœur » Anne en lui constituant 3000 livres de dot, dix-huit robes « et autres bagues et joyaulx », doter sa fille Anne de 6000 livres en 1603, son fils Jean de 10 000 livres en 1616133. Il peut acheter pour Anselme, son fils cadet, la charge de procureur du roi en la Comté de Rodez et quatre châtellenies, au prix de 3100 livres134. Il peut offrir une cloche neuve, appelée joliment Austrine, à l’église de Saint-Félix, participer à la construction de l’église Saint-Jérôme, et faire élever dans son domaine de Fontanges deux belles tours, à la hauteur de sa réussite135.

« Le Vallon », ou la campagne comme art de vivre

88Le Vallon est un petit paradis, lieu de villégiature préféré de la bourgeoisie ruthénoise, où elle vient changer d’air et prendre un peu de repos. L’activité bourdonnante des charrettes qui entrent et sortent de la fénial ou de la cave vinaire, chargées de foin ou de barriques, n’empêche pas de vivre, côté jardin, au rythme des poires qui mûrissent au soleil. Quelles sources modernes peuvent dire l’oisiveté d’une après-midi d’été ? On envie les daguerréotypes qui, d’un seul coup d’œil, montrent la langueur. On fera bien sûr appel à Amans-Alexis Monteil, toujours, mais aussi aux notaires, dont les prix-faits et les inventaires fournissent des indices majeurs à l’historien chasseur d’images et d’émotions. Le « terrain », comme disent les géographes, est également très éloquent. La vallée du Cruou, près de Marcillac, porte encore de très belles marques de sa magnificence d’antan.

89Tous les gens de bien ont une villégiature au Vallon, comme s’il était de bon ton de pouvoir dire : « nous partons demain au Vallon ». Ainsi les compoix de Marcillac, Valady, ou Panat, n’énumèrent-ils pas seulement des vignes, des prés et des terres, mais aussi de très belles maisons, parfois à plusieurs étages et corps de logis, avec tourelles et colombier, agréablement entourées de vergers, châtaigneraies ou nogarettes.

« La petite ville de Marcillac est bâtie au milieu d’un bassin de prairies, entouré de vignobles et de bocages (...). Au contraire des belles, cette ville est languissante au printemps et brillante en automne. Pendant cette saison, les habitans de Rodez, propriétaires de presque tous les vignobles des environs, viennent avec leurs familles y faire les vendanges. Comme ce sont en général des bourgeois aisés, ils ne veulent se passer d’aucune des commodités de la ville, et traînent après eux une grande quantité d’ustensiles et de comestibles. On dirait, à les voir passer avec leur bagage, qu’ils vont fonder une colonie »136.

90Que recherchent les Ruthénois lorsqu’ils viennent en famille au Vallon ? Se reposer, c’est certain. Se retrouver aussi, et se montrer, sans aucun doute.

91Le Vallon est un havre de paix pour les citadins fatigués ou malades. Jean-Amans Sicard, prêtre mélancolique, souffrant de troubles nerveux et maltraité par les Révolutionnaires, souhaite aller passer quelques décades à Marcillac « pour y prendre les raisins et rétablir sa santé »137. En temps de peste, les bourgeois de Rodez se réfugient, à l’instar de ceux de Londres, de Milan ou de Bordeaux, dans leurs maisons champêtres. Raymond d’Austry relate le décès de l’apothicaire Antoine Bernard, oncle de sa femme, « a sa meson de Cruou, et, environ 3 sepmaines auparavant, estoit morte de mesme sa femme enceinte de 8 mois et une leur filhe, environ 6 jours avant le pere »138.

92Outre l’envie de changer d’horizon et de rythme de vie, le séjour à la campagne est aussi l’occasion de recevoir parents et amis, d’entretenir tout simplement une sociabilité bourgeoise fondée sur les « visites » données et rendues.

« En temps de vendanges », témoigne Amans-Alexis Monteil, « mon père y donnait des fêtes à ses voisins et en recevait à son tour. Les Chartreux, propriétaires d’un gros domaine, s’accomodaient à l’usage, autant que leur règle pouvait le permettre. Ils invitaient ; ils étaient invités, et je me souviens d’avoir vu de grandes tables couvertes de gibier et de volaille, de poisson ou d’œufs, à l’endroit où ces bons pères étaient assis »139.

93Les échanges amicaux sont facilités par la proximité des demeures ruthénoises, concentrées en certains lieux particulièrement agréables. Entre Nuces et Clairvaux, le beau village de Panat, dont le château surveille fièrement la plaine, compte vingt-neuf propriétaires originaires de la capitale du Rouergue, en 1664140. Douze y possèdent une résidence, parmi lesquels on distingue des marchands connus, tels les Vernet, les Lacas, les Roubois, ou les Ferrier ; mais aussi d’éminents gens de justice, tels les Franques, les Bonal, les Jouéry, les Rodat ou les Perrin. Pour compléter cet ensemble de gens de bien, n’oublions pas les Jésuites, qui sont également présents avec des prés et des vignes à Coustely, et les chanoines du chapitre qui ont maison, pressoir, jardin, basse-cour, et « tronson terre » à Panat141. À n’en pas douter, les traditions observées par les Monteil au milieu du siècle des Lumières étaient déjà celles des hommes des XVI^e et XVII^e siècles. La tendance à la concentration des familles bourgeoises en certains lieux est tout autant l’effet d’un microclimat particulièrement agréable, que celui d’un besoin grégaire de vivre entre soi.

94Dans le compoix de Salles-Comtaux, établi en 1564, les maisons ruthénoises se rassemblent presque toutes en un seul petit village blotti au bord du Créneau, qui répond au joli nom de Cougousse. Ici, la société ruthénoise est particulièrement huppée, avec les Vigouroux qui en sont les seigneurs, les Jouéry, les Le Tellier et les de May ; point de marchand façonnier ou d’artisan cordonnier, comme on peut en rencontrer ailleurs142. Les Vigouroux ont fait de Cougousse leur résidence estivale dès le XV^e siècle. Leur demeure, dont les rampants de pignons lui donne un petit air de vieille maison flamande, a été agrémentée au XVII^e siècle par deux tourelles d’angle143. À cette époque, les Delauro sont présents à Cougousse, et au siècle suivant, on peut y croiser les Séguret.

95Le plus beau cortège de maisons champêtres est sans nul doute celui qui s’étire le long de la vallée du Cruou et s’échappe quelquefois de part et d’autre dans des chemins de contes de fées. Lorsqu’on ouvre les gros compoix de Marcillac, rédigés en 1565 et 1671, on reste stupéfait par le nombre de Ruthénois couchés entre les feuillets, mais aussi par la concentration des maisons bourgeoises à cet endroit précis, ou aux alentours immédiats du ruisselet qui chemine tel un lien presque invisible entre les domaines. Ce sont là des « folies » avant l’heure, plus belles les unes que les autres, le plus souvent à l’abri des regards indiscrets derrière une abondante verdure. Alors que châteaux et maisons fortes ont du mal à se débarrasser de leurs meurtrières et ouvrent timidement quelque fenêtre dans leurs murs épais, les maisons de vigne donnent le ton. Elles ne sont pas très grandes, mais montrent en façade des fantaisies nouvelles. Tours hexagonales, fenêtres à meneaux et loges en échauguettes fleurissent dès le premier XVI^e siècle au bord du Cruou et à Grand Combe.

96Curlande, située sur la route de Grand Combe, est l’un des plus beaux manoirs du Cruou. L’élégance de sa tour polygonale nichée au cœur de l’édifice, du gracieux colombier en échauguette et de ses jolies fenêtres à meneaux font de cette maison champêtre un petit joyau dans lequel on imagine sans peine les fastes de joyeuses vendanges.

97Plus tard, les quelques maisons bâties au Grand siècle obéissent aux tendances classiques de bâtiments plus longilignes et aussi plus spacieux. Le château de « Versailles », en Cruou, en était l’un des plus beaux modèles, avant qu’il ne soit livré aux démolisseurs. Bâti en calcaire doré, avec deux pignons carrés, l’édifice s’étirait au soleil en ne s’autorisant d’autre fantaisie qu’une tour pavillon carrée, posée sur trompe144.

98Le train de vie des Ruthénois au Vallon varie évidemment selon leur fortune et les différences sont très lisibles ne serait-ce que par la surface des maisons, allant de 6 cannes carrées pour les plus petites à plus de 90, sur plusieurs étages pour les plus imposantes. Mais l’essentiel est pourtant d’y être, et d’en être. Les inventaires de biens révèlent toujours l’existence d’une cave vinaire bien remplie, souvent à demi enterrée dans le rocher, sous la maison, et accessible par une belle porte. Celle que Guillaume Bernard détient au Cruou contient une « tine sive foulière tenant trois pipes »– c’est-à-dire une cuve de 1300 litres –, quelques tonneaux et barriques, un « badinou » cerclé de bois, « une four que, un fessoir, un martel de masson, un maure, un aypic fer, un coyssin pour apporter la vandange de laine demy uzé, quatre paniers »145. Elle n’a cependant rien de commun avec celle qu’Antoine Rodat, président de l’Élection du Haut Rouergue, possède à Glassac, et qui en alimente trois autres à Olemps et Rodez146.

99En 1617, Raymond Masnau commande la réparation de « sa vaysselle vinaire » de La Galatière à Pierre Soulier, charpentier de Cougousse. Deux mois de travail sont nécessaires, rémunérés « 39 livres que luy a led sr Masnau reallement comptés en 5 pistolles d’or du coing d’Espanhe, 3 pièces de 16s et 2s monoye faisant lad somme »147. Dans la famille très fortunée des Masnau, comme chez le plus petit marchand, il est toujours important de maintenir les meubles en l’état, de raccomoder, et de faire si possible du neuf avec du vieux :

« Scavoir de 4 toneaux vieux que led sieur a dans sa cave vinaire desd vignes led Soulier en faira trois bien et duement raccomodées a tenir vin auxquels mettra 28 sercles de boys bons et suffisans et fournira deux posses de fonsalhe pour faire les arbres desd toneaux. Accomodera le grand thoneau et le reliera et y fornira et employera quatre sercles. Raccomodera la grand folière et a icelle remettra six dous de bon postan, 5 grandes posses pour faire le fondz de lad folière a neuf de la qualité requise. A lad folière remettre deux pièces qui manquent a une des quatre courbes de lad folière pour la concervation et entretenement de lad folière et rabiller ce que ce trouvera manquer aulx autres courbes et fournir les clous fer a ce necessaires a la caiche sive guabia a neuf pour servir a pestrir la vandange tant sur la grande foulière que petite de bon postan racomoder aussy le truel de ce que sera besoing fault que sil falloit remettre aulcune pièce neufve led sieur de Masnau luy en payera la valleur d’icelle (...) relev (er) a aussy la petite foulière et fera les troys trapes des susd troys toneaux et les fera ferrer de fer qui sont des trapes vieilhes a la charge que led Sr Masnau luy remboursera ce qu’il aura payé au mareschal qui accomodera et posera lesd ferrem (en) ts ausd trapes »148.

100Les prix-faits retrouvés pour des réparations de vaisselle vinaire ou de construction de maison, montrent que les Ruthénois s’adressent en priorité aux artisans du Vallon. Ici, c’est un charpentier de Cougousse qui est chargé du travail, là ce sera un artisan de Clairvaux. Lorsque Bernard Jouéry, conseiller du roi et receveur des tailles du Bas Rouergue, décide de faire construire une maison sur « son patrimoine de vinhes » de Solsac, il ne passe pourtant pas contrat avec un maître-architecte de Marcillac ou de Salles-Comtaux, mais avec un certain Pierre Didry, habitant Séverac-le-Château et originaire de Montagut en Poitou. Celui-ci s’engage à bâtir une « maison dault en bas quy sera composée de divers chambres et estations avec les offices et descharges necessaires pour l’eccelance et commodité dud bastiment »149. Pierre Didry se charge de la construction du gros œuvre, « sans y comprendre la boyserie », pour la somme forfaitaire de « 3 livres 2 sous 6 deniers par canne carrée toise et mesure tant plain que vuide a mesure et proportion que led Didry travalhera jusques a fin de lad besoigne »150. La description des travaux, même succincte, suggère le soin particulier accordé par Bernard Jouéry à certains embellissements architecturaux. La chaux, la pierre et le sable sont fournis par le bailleur : « le hault des voultes » et « lestoille des cinq cheminées qui seront faitctes aux salles cuizine et chambres de lad maison » seront en « touphe », de même que les garnitures des « arrières voussures sive rascas des portes fenestres de lad maison »151. Le travail de Didry porte exactement sur « la construction et bastiment des muralhes, portes, fenestres, voultes, escallier a repos de talhe pour le service de lad maison et deux cabinets de plus (...) pourtés chascun sur trois trompes de talhe aux deux coings de la bassacourt avec deux petites fenestres a chacun »152. Les encadrements de portes et les linteaux de cheminée ne sont pas ceux d’une quelconque métairie et le mobilier doit être en parfait accord avec ces effets de style inscrits dans la pierre. L’inventaire de biens d’Antoine Rodat donne le détail du mobilier qu’il avait à Glassac, près de Nuces153. La tonalité générale de l’ameublement est bicolore, les tissus de velours et de cadis étant presque tous choisis dans les teintes orangée et bleue. Un lit, une table de noyer, un coffre et une armoire « garde-robe » ornent sa chambre, sans oublier deux chaises et deux escabelles. Aux murs sont accrochés quatre « petitz tableaux a lhuile avec leur croniche de boix noircy » et « Ung miroir avec sa croniche fasson débaine » complète l’ensemble.

101Véritables résidences secondaires avant la lettre, ces maisons champêtres sont l’objet de tous les soins des citadins qui abandonnent, pour le temps des vendanges, leur piton ruthénois, et vont joyeusement s’établir à la campagne. Ici, dans ce que l’on pourrait presque qualifier de petit Trianon – n’y a-t-il pas un Versailles dans la vallée du Cruou ? – ils sont heureux de respirer un peu d’air frais et de vivre pour quelques semaines la vie sereine de paysans sans souci.

102Sont-ils plus nombreux à la fin du XVII^e siècle qu’au début de la période moderne, à quitter la ville dès les premières lumières d’automne ? La réponse mérite une prolongation de la recherche au cœur des sources cadastrales et notariales. Dans quelques cas, lorsque l’on dispose de deux compoix distants d’un siècle pour une même paroisse, on peut déterminer quelques éléments de réponse. La carte dressée pour Marcillac et les vallées du Cruou et de Grand Combe montre, malgré ses lacunes, que les Ruthénois sont assez stables dans les endroits très agréables comme La Vernhe ou la Galatière, même si les maisons changent de propriétaires, par le jeu des alliances et des successions. Pour le cas particulier de Marcillac, on voit très nettement que les gens de bien de Rodez n’ont investi le bourg qu’au XVII^e siècle, sans que l’on puisse vraiment en connaître la raison.

103Si l’on quitte le Vallon pour se rendre du côté de la petite enclave de causse dominée par Sainte-Radegonde et son magnifique clocher, la propriété ruthénoise concerne dix-sept contribuables en 1591, marchands pour la plupart, en compagnie de quelques artisans. En 1667, ils sont vingt-trois, alors que le parcellaire n’a pas bougé d’un pouce, ni son évaluation fiscale globale fixée à 171 livres. Seuls les Calmette sont restés, tous les autres patronymes ont disparu. Les marchands sont encore nombreux, avec les Landes, les Agret, les Ladous ou les Alran. La basoche est là aussi, bien représentée par les Franques, suivie par les officiers qui empruntent également de plus en plus nombreux les sentiers de l’enrichissement par la terre, tels les Sicard, les Gaubert, ou les Vacquier, propriétaires de belles parcelles de prés ou de terres à Sainte-Radegonde en 1667. Non seulement les bourgeois de Rodez sont plus nombreux à Sainte-Radegonde, mais ils pèsent également plus lourd dans le compoix du XVII^e siècle, avec un allivrement collectif de près de 30 livres, au lieu de 16 livres pour 1591154. Ceci-dit, l’exhibition des fortunes n’est tout de même pas éclatante : mis à part Pierre Calmette, qui règle presque la moitié de l’addition avec une assiette de 14 livres, les Ruthénois qui représentent près de 25 % des contribuables de Sainte-Radegonde en 1667, se partagent 17 % de la taille. Plus intéressante à noter est leur progression numérique à cet endroit, alors même que le nombre de contribuables s’y est considérablement resserré (de 168 à 99). Le désir d’investir dans la terre et de disséminer les prises de risques sur l’ensemble des terroirs offerts autour de la capitale du Rouergue est lisible une fois encore dans la comparaison des deux compoix de Sainte-Radegonde.

104Les conclusions de Guy Saupin à propos des stratégies foncières des échevins nantais au XVII^e siècle sont en tous points comparables au cas ruthénois :

« La préférence pour les acquisitions dans la couronne des vingt kilomètres est une réalité ancienne confirmée par les cartes établies à partir des possessions des familles municipales. L’intérêt pour le vignoble le long de l’axe de la Sèvre et pour le pays entre Loire et Erdre, constaté pour la seconde moitié du XVIII^e siècle, même s’il semble plus affirmé chez les familles de maires que chez celles des échevins »155.

105De même, la terre constitue un « fondement primordial de notabilité » pour les Lillois du siècle des Lumières156. La classe politique valenciennoise est une « élite de tranquilles propriétaires fonciers » et « il n’est pas de membre du gouvernement municipal qui ne possède au moins une pièce de terre à la campagne »157. Source de revenus et de réserves amassées dans les greniers ruraux et citadins – nous verrons que ces derniers regorgent de sacs de blé, de jarres d’huile de noix et de jambons secs –, la campagne est aussi la plus belle marque de réussite sociale. « Le rêve des "bourgeois conquérants" est de vivre dans l’oisiveté, au milieu de leurs terres, et d’y jouer le personnage du seigneur », écrit Georges Huppert158. Si la première partie de sa proposition semble inexacte à Rodez – on a vu des Jouéry et des Austry continuer à tenir commerce alors qu’ils pouvaient vivre paisiblement de leurs rentes –, la seconde est sans aucun doute partagée par l’ensemble des gens de bien.

106L’étude des moyens de parvenir pourrait nous convaincre du caractère inéluctable de l’enrichissement patricien. Or, certains cas de banqueroute rappellent que toute construction de fortune n’est pas sans risque et peut même s’avérer très aléatoire. Avec Antoine Carle, nous terminerons ce chapitre par l’histoire d’un échec, sans doute plus préjudiciable à ses créanciers qu’à lui-même, l’homme révélant une aptitude à la roublardise et des qualités d’homme d’affaires d’une indéniable modernité. Son destin a frappé les Ruthénois au point d’inspirer quelques réflexions à deux auteurs de livres de raison, dont l’un, Raymond d’Austry, faisait partie des prêteurs malchanceux. Quant à Laurent Macte, son récit est succinct et sans passion, n’ayant sans doute pas d’argent gagé chez l’hôte du Morou, Antoine Carle, consul du Bourg en 1588 et 1593159.

« L’an 1595 et le 5e jour du mois de décembre, le morou, appellé Anthoyne Carle, ce sauva a la fuite estant perécuté par la Justice a cause de plusieurs créanciers qu’il avoyt tant de Rodes que dehors. Et sy sa mère et femme furent tyrées par la main hors sa maison et tout son muble mis par inventaire, chose indigne de son estat, tenant rang de marchant et appres avoir esté consul deux foys en Bourg. Sa vye servira d’exemple a la postérité »160.

107Grâce à Raymond d’Austry, on apprend qu’Antoine Carle était un habile manieur d’argent, et qu’il avait su faire de bonnes affaires pendant et après la dernière épidémie de peste, « tenant luy tousiourz botique ouverte »161. Cette fortune rapide et bien mal acquise est investie dans divers achats de maisons et de vignes. Antoine Carle est alors « tenu en fort bonne réputation d’ung chascung, et ainsin, estant en grand credit, emprunta de divertz parsonatges, tant en Roudez que ailheurz, de grosses sommes de denierz (...) avec telle dexteritté que peu de crediteurz scavoint la debte l’ung de l’autre »162. Ainsi, Antoine Carle profite-t-il au maximum de la notoriété prodiguée par ses biens ruraux et ses charges consulaires pour gruger ses créanciers. Aux premiers jours de décembre, il « tint la foire St André avec bonne mine, et le dimanche, il serra toute sa marchandise (...) et apprez avoir ainsin disposé de son bien et desloyalement pippé ses créditeurs et moy, Remon d’Austry, de 2500 livres tournois pour argent comptant, anys, bledz et vin presté, le lundi matin, a l’ouverture de la porte, alla monter a cheval a Pon vielh », puis de là, se rendit à Cahors et Ussel163.

108Le dépit et la fureur de Raymond d’Austry, conjugués au ton moralisateur de Laurent Macte, soulignent le caractère déviant de la trajectoire d’Antoine Carle, qui déconsidère la fonction consulaire et ternit l’honorabilité du marchand. Construite en quelques « coups de poker », la fortune de cet hôtelier indélicat effarouche les honnêtes hommes, surtout après sa chute. La réussite sociale est le fruit d’une patiente construction, fondée sur des placements sûrs préservant le patrimoine familial ; elle doit récompenser une vie probe et modeste, fuyant l’ostentation et les dépenses somptuaires.