1Qui sont les consuls de Rodez ? On le sait, des hommes de pouvoir qui ne respectent pas la lettre des statuts : éviction des mécaniques, marchands supplantés par les gens de justice, autant d’entorses à la règle qui témoignent de la force d’une institution municipale pour laquelle on s’affronte avec vigueur, au moins jusqu’aux premières décennies du XVII^e siècle. Retrouver la place de chacun, mesurer le poids politique des fractions qui composent le groupe, les regarder vivre, évoluer au sein du consulat, triompher, se fondre ou capituler, tel est l’objectif de ce chapitre. Le portrait de groupe ne peut donc être figé, puisque certains entrent, pendant que d’autres sortent du champ de l’historien-photographe. Ne serait-il pas plutôt cinéaste, celui qui s’intéresse aux dynamiques tout autant qu’aux inerties d’une oligarchie en constante évolution, au fil des élections, mais aussi des jeux de pouvoirs urbains dont elle reflète les tendances majeures ? Pour que le portrait soit saisissant, en effet, le groupe consulaire doit être réinterprété à l’aune de la société urbaine tout entière, afin de mesurer le degré de distorsion qui modifie son profil et le distingue plus ou moins du profil général de la population ruthénoise.

2Dans un premier temps, l’historien se fait volontiers entomologiste et s’attache à identifier les individus, puis à les classer dans des catégories socioprofessionnelles dont il doit justifier l’efficacité pour sa démonstration. Comment procéder à l’identification des édiles et avec quelles sources ?

3Chaque année, les consuls nouveaux apparaissent en tête de la délibération qui suit leur nomination. Leurs noms et prénoms sont de plus en plus fréquemment suivis, au XVI^e siècle, de la mention de leur profession. Celle-ci peut être assortie ou remplacée par une épithète d’honneur, telle que « noble », « bourgeois », ou encore « sire » qui, à Rodez, qualifie les marchands. Parfois, la mention « seigneur de » complète voire remplace purement et simplement le patronyme par le nom de la seigneurie détenue. Nous reviendrons tout à l’heure sur les difficultés de lecture de ces différents qualificatifs. Les listes annuelles de quatre noms ont été rassemblées en un seul fichier qui a ainsi livré 1282 nominations de 1500 à 1670 pour le Bourg et la Cité de Rodez. De ce premier ensemble brut, on peut facilement extraire des données sur la configuration générale du groupe et de chacune des fractions qui le composent : combien de marchands, par exemple, se partagent le premier rang, pendant combien de temps ? Tel est l’un des tris croisés possibles à partir du rang et de la date d’élection d’individus exerçant la même profession.

4Le danger d’uniformisation est cependant trop important pour que l’étude globale nous dispense d’une analyse des carrières individuelles. « Si on construit les personnages sur des critères sociologiques, écrit le cinéaste André Téchiné, on court le danger d’obtenir des figures statistiques, des êtres "moyens", des posters. Toute standardisation ou nivellement des caractères me paraissent suspects »1. La prosopographie reprend à son compte ce souci de ne pas écraser la personne sous le poids de la masse standardisée, et de ménager une place essentielle à ceux qui n’entrent pas dans des moules préfabriqués au format du plus grand nombre. À partir du premier fichier des nominations, nous en avons donc composé un second à l’aune de l’individu-consul. Ici, ce sont quelque 725 édiles qui livrent ce que l’on appellerait aujourd’hui leurs « choix de carrière », ou plus vraisemblablement les aléas et incertitudes d’un destin politique construit au fil des opportunités, entremêlées d’autant d’espoirs que de déceptions. En changeant d’échelle, le groupe qui tient la ville révèle ainsi des éléments hétérogènes qui ont leur trajectoire propre. L’étude des atomes de la molécule consulaire s’avère enrichissante, car elle permet de mieux pénétrer au cœur des ambitions édilitaires. Elle sera l’occasion d’affiner ultérieurement les résultats globaux et de nuancer un propos qui ne saurait s’appliquer à chacun des membres d’un ensemble aussi volumineux.

Portraits de groupe

5Tracer les contours du groupe, affiner son profil par la délimitation de catégories sociales cohérentes, examiner les parcours individuels, tels sont les objectifs fixés. L’entreprise comporte un certain nombre de difficultés ; deux d’entre elles figureront ici en guise de réflexion préliminaire à l’analyse.

6La première difficulté concerne l’identification des individus. Nom, prénom, profession et/ou épithète d’honneur qualifient le nouveau consul, classé selon son rang. Au XVI^e siècle, l’ensemble des quatre édiles est parfois gratifié de l’expression collective « probes hommes », ou encore « honorables et sages hommes », dénominations qui perpétuent les qualifications latines médiévales des magistrats publics. Par là, on devine le souci de placer les représentants du pouvoir municipal au-dessus de tous, et peut-être aussi énonce-t-on publiquement la qualité principale dont les titulaires vont devoir faire preuve tout au long de l’année à venir. Que l’appellation soit individuelle ou collective, quel est son auteur ? Les candidats déclinent-ils eux-mêmes leur identité ou bien en laissent-ils le soin à leurs prédécesseurs ? Voilà une première interrogation qui restera sans réponse. Tout au plus, peut-on constater que la dénomination n’est jamais source de conflits et qu’il existe sans aucun doute un consensus de principe sur ce point. Par soi ou par ses pairs, le processus d’identification est toujours le fruit d’une double représentation : celle, globale, de la société dans laquelle on vit, et celle, individuelle, de la place que l’on pense y occuper et que l’on vous attribue. Pour cette raison, il ne sera pas inutile, avant d’essayer d’appliquer une grille de lecture fabriquée pour les besoins de l’analyse, de comprendre les schèmes de représentation qui président à l’organisation sociale des Ruthénois par eux-mêmes. Les statuts de la Cité en 1495 fourniront la matière de cet élément de réflexion.

7Liée à la première, la seconde difficulté procède du classement des individus en catégories ou fractions du groupe consulaire. Comment choisir un ordre logique, surtout si l’on sait que les hommes ne sont pas toujours « intitulés » de la même manière et que ces modifications peuvent être le résultat soit d’un réel changement d’état, soit d’une interprétation différente de leur position, nécessairement conjoncturelle et donc variable. Que dire ainsi d’un marchand, avisé ici comme tel, puis comme bourgeois, là comme sire, et enfin comme seigneur ? Peut-on s’empresser de se réjouir d’une ascension sociale visible et réussie ? Et si, plus loin, il réapparaît comme marchand, a-t-on le droit de constater sa déchéance ? Certes non, ce serait sans compter avec ce prisme d’identification qui met tantôt en valeur telle facette et tantôt telle autre du même personnage. Mais alors, à quelques siècles de distance, est-il possible de connaître notre homme ? Si l’on en reste à sa seule titulature, l’entomologiste aura bien du mal à le rencontrer vraiment. Mais si l’observateur va plus loin, s’il étanche sa soif à d’autres sources – les papiers des notaires ont notre faveur –, il aura peut-être la chance de cerner un peu mieux son profil, avant de penser à résoudre d’autres incertitudes2.

Structures du groupe consulaire

8Les statuts de l’évêque Bertrand de Chalençon pour la Cité en 1495 réservent, au moins dans leur principe, l’accès de tout Ruthénois selon son rang à la maison commune.

« Item affin que los honors sian distribuadas entre totz los cieutadas et habitans d’aquela, sera eligitz per cossols de totz estatz, habitans en lad cieutat, doctors, licenciatz, bachelliers, nobles, borgeses, merchans, notaris, mecanicx de qualque art que sian, ou mestier honeste »3

9Rappelons qu’au premier rang, l’article 3 place un docteur, licencié, noble, bourgeois, notable marchand ou notaire ; au deuxième, un bachelier, un marchand ou un notaire ; au troisième, un marchand ou un notaire ; au dernier, un membre des arts mécaniques. Si le consulat doit reproduire une sorte de « société en réduction », nous pouvons considérer cette présentation ordonnée comme le schéma organique de la communauté urbaine tout entière, ou tout au moins de ses éléments constitutifs essentiels. De ce schéma relativement simple, on peut tenter de démonter le raisonnement et extraire quelques lignes de force, modes et principes de classement.

10Dans cette très légère structure, huit occupations seulement sont proposées4. Connue de tous, l’organisation sociale de la communauté n’a pas besoin d’être longuement explicitée. En outre, la volonté du léglislateur est ici de classer les hommes dans un petit nombre de catégories clairement perçues par tous les membres du groupe. « Une classification socioprofessionnelle ne peut être traitée comme n’importe quel outil statistique, notent Alain Desrosières et Laurent Thévenot, dont il s’agirait d’expliquer le fonctionnement. Elle est étroitement liée aux opérations de représentation d’une société »5. Ici, la représentation de la société ruthénoise obéit à un schéma fonctionnel et traditionnel tripartite relativement classique.

11En premier, viennent les gradués – docteurs, licenciés, et plus loin les bacheliers – dont la prééminence repose sur un niveau de connaissances reconnu et sanctionné par un diplôme à forte valeur taxinomique. Dans ce premier groupe, on retrouve toutes les professions libérales dont le savoir est le fruit d’un apprentissage intellectuel exigeant un passage plus ou moins long à l’Université. Des juristes surtout, officiers royaux et seigneuriaux, réels ou potentiels, mais aussi des médecins, diplomés de la faculté de Montpellier. Les hommes de loi, de loin les plus nombreux dans cette première catégorie, sont déjà devant à la fin du Moyen Âge, à main dextre dans les processions et, nous le savons, très bien placés au consulat de Rodez.

12Le deuxième groupe est également bien visible au premier rang : il s’agit des notables, au sens le plus large de ce mot : « noble, bourgeois, notable marchand ou notaire ». Contrairement à l’ensemble précédent, la reconnaissance sociale n’a ici aucun fondement fonctionnel concret – réservons peut-être le cas de la noblesse –, elle repose sur une abstraction, la réputation d’un homme ou plutôt de sa famille. Les nobles, qui sont une poignée à ne pas avoir choisi la vie à la campagne, nous le verrons, répondent aussi à cette définition de la notabilité, dans la mesure où l’on ne s’inquiète jamais de leurs titres, comme si la réputation était suffisante ; en outre, on les gratifie souvent de « bourgeois », pour mieux souligner leur prééminence et leur attachement traditionnels à la ville. De cette deuxième catégorie, il ressort nettement que le « capital symbolique » est bien supérieur à la profession exercée, puisqu’il peut imposer le reclassement de l’individu dans une strate supérieure : le notable marchand et le notable notaire accèdent seuls au premier rang et sont ainsi délibérement distincts de leurs congénères exerçant des fonctions équivalentes, mais bridés aux rangs inférieurs6. Des épithètes d’honneur viennent d’ailleurs souligner cette supériorité informelle des notables. « Les épithètes de demoiselle, honnête femme, honnête homme, probe homme, noble, maître, monseigneur maître ne sont pas distribuées au hasard dans cette société où l’honneur se négocie tout autant que la fortune. Attributs symboliques auxquels l’on tient, ils servent de signes extérieurs d’un statut qu’on essaie de maintenir et qu’on est en voie de modifier »7. On peut noter, avec Claire Dolan, que l’épithète n’est pas attachée à une fonction précise, et qu’elle peut varier en fonction du contexte dans lequel on l’employe, de la mobilité sociale de l’individu, ou de sa capacité à profiter de l’équivoque de certaines mentions (noble, sire) et de spéculer sur les ambiguïtés offertes par un XVI^e siècle en transition quant à la définition de l’honneur8. Même s’il n’existe pas de règle absolue, cette réflexion mérite d’être approfondie9. Signalons au passage que l’inscription « honorable homme » marque avant tout les notables ; elle est placée au-dessus de « discret homme » qui qualifie toujours un notaire ; quant à l’expression « sage homme », elle est plutôt portée par les marchands et bourgeois dans l’échelle des honneurs, tandis que les artisans n’ont droit à aucune mention particulière.

13Un troisième groupe, enfin, est décliné dans les statuts de 1495, celui des gens de métier. Il s’agit là d’une classe flottante et duale, située entre gens de bien – notables et gradués – et gens de peu – domestiques, journaliers, vagabonds et prostituées –, absents du texte. Appartenant au même ensemble des arts mécaniques, « mestiers et marchandises » sont pourtant ici clairement dissociés10. Agrégé à la petite robe, le marchand, acteur traditionnel de l’épanouissement urbain, peut espérer jouer un rôle dans une palette élargie des fonctions politiques – du premier au troisième rang – et demeure dans le pire des cas à la même hauteur que le notaire sur l’échelle des honneurs, voire même légèrement devant ; tandis que l’artisan, relégué au quatrième rang, assume seul le qualificatif de « mécanique », si l’on se fie à la lecture des délibérations consulaires qui rapportent les conflits d’attribution du quatrième rang. Là encore, faudra-t-il y regarder de plus près, si les sources le permettent, et dissocier les marchands qui sillonnent les routes de la province et au-delà, des petits boutiquiers revendeurs qui vivotent au seuil de leur échoppe. Les premiers sont effectivement des notables, parfois nommés « marchands-bourgeois » dont la réussite sociale est visible et reconnue par la communauté. Les seconds partagent l’univers des artisans qualifiés à Rodez de « mécaniques ».

14Le classement de 1495 révèle ainsi non plus trois mais bien quatre familles d’acteurs potentiels au sein de la communauté : les gradués, les notables, la « marchandise et l’étude », et enfin les mécaniques, composés des boutiquiers et des meilleurs maîtres des métiers artisanaux11. Cet ordre obéit au moins à deux principes : un principe d’efficacité qui valorise les compétences de chacun et place ainsi les plus diplomés au premier rang de la société comme du consulat. Ce même principe légitime la présence obligatoire des mécaniques au quatrième rang, en reconnaissance du savoir faire acquis au cours d’un long apprentissage et nécessaire à l’exercice de leur spécialité. Le second principe est un principe d’autorité qui privilégie la tradition et donne la prééminence aux acteurs historiques du pouvoir, notables composés avant tout de marchands bourgeois qui tiennent la ville. Ce principe d’autorité est fondé sur une triple représentation des notables : représentation statistique, ils sont de loin les plus nombreux ; représentation politique, ils sont reconnus comme la « sanior pars » qui représente la communauté dans les différentes institutions ; représentation cognitive enfin, car c’est véritablement l’opinion que l’on a de ces notables qui les établit aussi complètement dans les sphères du pouvoir12. Cette reconnaissance sociale est fondée sur un ensemble de liens et de réseaux qui irriguent le corps urbain et lui donnent sa vitalité. Ainsi, même si le premier XVI^e siècle fait la part belle à la classe montante des officiers qui va bientôt envahir les rouages de l’administration urbaine, la société telle que les Ruthénois se la représentent est encore peuplée de bons marchands, bourgeois et notaires qui détiennent les clés et la mémoire de la ville depuis des temps volontiers qualifiés d’immémoriaux.

15Cette première approche, sorte de portrait de groupe par lui-même, apporte certainement des éléments intéressants sur la façon dont les gens de bien perçoivent et pensent l’ordre urbain. Mais de là à utiliser leur grille de lecture pour une approche scientifique du milieu consulaire, l’exercice semble assez périlleux, en raison tout d’abord du manque de précision déjà noté et de l’absence d’outils d’évaluation des différentes catégories. Respecter ou plutôt tenter de respecter chacune des occupations, regrouper celles-ci dans des ensembles homogènes selon un système d’équivalences rigoureusement mis au point grâce à des sources complémentaires – et notamment les sources fiscales –, telle est la méthode suivie. La grille obtenue figure dans les pièces justificatives, en fin de volume13. Avant de l’utiliser, il convient d’en commenter l’organisation et d’énoncer les principales difficultés rencontrées et plus ou moins bien résolues. Comme celle de 1495, cette grille du consulat de Rodez respecte les principes d’efficacité et d’autorité. Elle tente de cerner au plus près les individus répertoriés en six catégories : artisans, marchands, gens de pratique, hommes de loi, officiers royaux et notables.

16Les artisans, très peu nombreux, sont tous boutiquiers et pourraient être ainsi confondus avec les marchands. Les trois-quarts d’entre eux sont chirurgiens, profession difficile à classer. Au regard de leur compétence, ces chirurgiens barbiers suivent la voie corporative de l’apprentissage et n’ont aucune formation universitaire14. Et à l’endroit de leur réputation, si l’on considère leur modeste état de fortune et la pauvreté de leurs relations sociales, lisibles dans les contrats de mariage, ils ne s’en sortent pas mieux et ne méritent pas d’être inscrits à l’égal des médecins ni même des apothicaires ruthénois.

17Les marchands constituent l’ensemble le plus volumineux, avec 545 inscrits. Parmi eux, 464 répondent au simple intitulé de « marchand ». Pour cette écrasante majorité, seul l’examen de leur état de fortune et de leurs comportements sociaux peut permettre de les classer plutôt parmi les boutiquiers ou plutôt avec les commerçants de renommée provinciale que sont lisiblement les « marchands bourgeois »15. Quant à ceux qui exercent une activité spécifique de marchand-fabricant, ils sont repérables par une dénomination particulière – apothicaire (les plus nombreux), libraire, orfèvre ou encore pelletier – qui correspond à des activités de haute qualification pour une production à forte valeur ajoutée.

18Les gens de pratique regroupent la petite robe, petites gens de justice, notaires, procureurs, praticiens ainsi que deux « suivant les finances ».

19Sous le vocable « hommes de loi », j’ai voulu rassembler tous ceux qui font profession de justice sans être pour autant ni tabellions, ni officiers du roi. Avocats, simples gradués, ou officiers seigneuriaux, ils appartiennent à une classe intermédiaire d’hommes instruits, diplomés de l’Université ou, si ce n’est le cas, rehaussés par l’attribution d’une fonction particulière, comme greffier de l’Officialité ou du Commun de Paix. Par assimilation, nous y avons placé aussi les médecins : équivalence de niveau de fortune, homogénéité de relations sociales et identité de comportements ont commandé ce choix.

20Le groupe des officiers du roi s’est imposé de lui-même. Élément nouveau du corps social, il a investi les institutions existantes, telle la sénéchaussée du Comté de Rodez qui devient royale en 1621, ou profité des créations de l’absolutisme en marche, deux élections en 1627, un présidial en 163516.

21Enfin, nous avons conservé le terme de « notables » pour désigner nobles, bourgeois et seigneurs, c’est à dire le groupe de ceux qui ne sont pas désignés par une profession, mais distingués par leur réputation, la position sociale qu’ils donnent à voir ou même celle qu’on leur prête ; cette fortune qui, au sens latin de fama, repose au moins autant sur le bien que sur l’honneur.

22Notabilité, Justice et Métiers, tel pourrait être le tryptique des états ruthénois sous l’Ancien Régime, lisible en 1495 et retrouvé au fil des listes consulaires de 1500 à 1670. L’ensemble a été décomposé et formaté en une grille pratique pour évaluer le poids de chaque catégorie ainsi définie et dessiner les grandes lignes de leur évolution. Elle ne vaut que pour cela ; la société dont elle rend compte n’est pas organisée en un système unique et ne peut rester figée en un seul tableau. Aussi, faudra-t-il démolir les groupes sociaux pour mieux les reconstruire, s’arrêter sur quelques cas précis et faire de nouveaux assemblages.

1 – Les groupes sociaux du consulat de Rodez

23La distribution du pouvoir municipal entre les six groupes sociaux ainsi identifiés est évidemment très inégale. Un faisceau de lignes de force permet d’expliciter les phénomènes de continuité et de rupture qui rythment la présence des différents ensembles au consulat.

24La première est la domination incontestable des marchands qui confisquent la moitié des places à la maison commune (48,88 %). Plus accidenté, le parcours des gens de justice – du modeste praticien au président du présidial – est orienté à la hausse. La deuxième ligne de force réside précisément dans l’emboîtement de leurs ascensions : en 1600, le commerce préside toujours aux destinées du consulat. À partir des années vingt du Grand Siècle, sa lente dégradation coïncide avec l’entrée en force de l’office dans la ville.

25La troisième tendance souligne enfin dans la longue durée l’infime représentation des « mécaniques », invariablement confinés en bas de graphique.

26Chacune des deux communautés reflète peu ou prou ces tendances générales, mais avec des nuances notables qui affinent les propositions. Tandis que les marchands sont majoritaires en Bourg et fournissent plus de la moitié des consuls (56,47 %), c’est l’exercice de la justice qui donne le ton dans la Cité, avec plus de 56 % des édiles issus des milieux de gens de pratique et hommes de loi, sans compter près de 20 % d’officiers du roi.

Évolution du groupe consulaire

27La combinaison des lignes de force exprimées plus haut pour l’ensemble de la ville, fait apparaître trois périodes distinctes qui rythment l’évolution de la structure du groupe.

28Premier temps, les quarante premières années du XVI^e siècle reflètent une distribution traditionnelle du consulat à forte proportion marchande et très faible participation des mécaniques. Le phénomène nouveau de la période est l’irrésistible ascension des gens de justice17. Cet élan est en partie favorisé, à partir de 1527, par la levée d’interdiction aux clercs et aux avocats de participer au consulat de Rodez. Une telle clause restrictive n’est pas originale, puisqu’on la rencontre dans d’autres villes françaises, comme par exemple à Montpellier ; elle reste en partie énigmatique, car on n’en trouve aucune justification dans les sources consulaires18. En fait, on peut se douter que les gens de justice inspirent une certaine méfiance au monde marchand, par leur connaissance approfondie des affaires. On lit à Montpellier que leur présence entraînerait « la totale destruction du fait et estat de marchandise et de laditte ville »19. Méfiance qui passe au second plan sans aucun doute au XVI^e siècle, tant le savoir des juristes est nécessaire à la bonne gestion de la communauté. La réforme n’a cependant pas d’effet immédiat pour les membres du barreau ruthénois, car il faut attendre 1544 pour voir un avocat nommé consul20. Quant à la présence discrète des officiers du roi jusqu’au début du XVII^e siècle, elle correspond simplement à l’absence des organismes qui les accueillent, élections et présidial. Cette première période demeure celle des strates traditionnelles du consulat ruthénois, marchands entourés de leurs franges inférieure et supérieure, artisans et notables.

29La très faible participation des artisans au consulat est lisible dans les deux communautés (0,97 % des consuls du Bourg et 1,53 % de ceux de la Cité). Ce petit groupe des artisans est constitué d’un armurier, d’un maître d’oeuvre de la cathédrale, d’un maître tondeur, d’un potier d’étain et surtout de neuf chirurgiens. Avec les médecins et les apothicaires, les chirurgiens forment un ensemble homogène lié à la santé qui compte 49 individus pour 163 nominations à la maison commune. Il serait intéressant d’étudier leurs liens et motivations spécifiques : on pourrait alors observer qu’en temps de peste, ces artisans et gens de l’art sont plus facilement sollicités, afin de fournir à la communauté les services et les drogues nécessaires à l’éradication du mal21. Le médecin Antoine Fueldez, trois fois consul du Bourg, en 1622,1628 et 1639, est un bon exemple de dévouement professionnel et politique : il est, en effet, l’auteur d’un ouvrage considéré comme fort utile en son temps, le Chasse-Peste du Rouergue. Ce petit opuscule, édité par l’imprimeur ruthénois A. Grandsaigne en 1628, est un recueil de recettes pour mieux combattre le fléau.

30Les métiers du textile sont, en revanche, très mal représentés avec un seul maître tondeur. L’armurier, le maître d’œuvre de la cathédrale et le potier d’étain, tous habitants de la Cité de Rodez, témoignent du choix élitiste qui conditionne la représentation politique des mécaniques. En outre, si l’on considère leur passage furtif au consulat – aucun ne voit son mandat renouvelé – et le cantonnement au quatrième rang pour onze d’entre eux, on dispose alors d’un faisceau d’indices qui confirme la méfiance et le mépris des élites à l’égard des hommes du peuple. Fûssent-ils choisis parmi les plus riches, les plus érudits, les plus connus, les meilleurs, les artisans restent des intrus au gouvernement de la ville. Dès le premier tiers du XVI^e siècle, plusieurs incidents d’élection ont pour objet l’opportunité de la présence des artisans au consulat22. La discussion oppose les légalistes qui défendent le principe d’application stricte des statuts – et donc l’attribution systématique de la quatrième place à un mécanique – aux réformateurs qui prétendent que les textes sont inadaptés à la réalité politique, les artisans étant jugés incapables de gérer les affaires de la communauté. En 1625, alors même que le principe de la quatrième place réservée aux mécaniques est bafoué depuis longtemps, le thème sert de prétexte au vicaire général représentant l’évêque, pour refuser la candidature du notaire Astorg Soulier au dernier rang en Cité : « il est de quallite trop relepvee pour estre quart consul, ce degre estant reserve aux personnes du bas peuple que le statut nomme mechaniques ». Les consuls anciens répliquent alors :

« ... estant capable pour le troisièsme rang il [Soulier] est aussy capable pour le quart ceus qui font l’eslection n’estant pas obligés de mettre en ce degre une personne du bas peuple a cause qu’ils sont incapables plus que les autres en l’administration du public et encore maintenant plus que jamais veu les troubles qui sont dans l’estat par la rebellion de ceux de la religion, ces mouvemans faisans qu’il est necessaire de mettre ces charges entre les mains de ceux qui scavent uzer de l’authorite qu’elles leur donnent et principallement en ceste ville qui est de grande consideration dans l’estat pour son importance et forteresse »23 .

31Les troubles religieux et le prestige de la ville sont ici les deux motifs d’éviction des mécaniques du consulat. Le premier est un alibi, car même en temps de paix, la présence des artisans n’est pas vraiment remarquable ; quant au second, il est le fruit d’un réflexe oligarchique qui, par-delà les statuts, commande aux élites de conserver les rênes du pouvoir dans une ville érigée au rang de capitale de la province24.

32Ce mouvement d’exclusion des mécaniques n’est pas original ; on le retrouve presque à l’identique à Albi, à Narbonne, à Marseille, ou encore à Florence. Le cas florentin a été étudié en détail par les historiens du Bas Moyen Âge : avec quelques décennies d’avance, les phénomènes politiques observés en matière de démocratie urbaine sont comparables à la partition ruthénoise de la première modernité25. Ces études montrent que derrière la fiction idéale de la République, le gouvernement florentin du Quattrocento est toujours resté aux mains d’une oligarchie restreinte à quelques dizaines de familles. Le popolo minuto fut soigneusement tenu à l’écart de toute initiative politique, notamment par des mécanismes électoraux les excluant de toute participation. Une série de filtres s’interposait entre la classe politique et la masse des Florentins. En outre, la rotation originelle des charges municipales qui permettait le partage démocratique du pouvoir, s’est peu à peu figée par la mise en place d’organes exécutifs permanents.

33L’éviction des artisans ruthénois est bien réelle, mais non totale ; elle reflète plus lisiblement que pour d’autres groupes des phénomènes qui affectent pourtant l’ensemble des familles socioprofessionnelles détenant traditionnellement les charges municipales. L’inflexion du nombre et de la qualité des marchands au consulat est plus lente, moins sensible, mais participe de la même logique oligarchique. Au cours de la première période, ils restent un groupe dominant, alors qu’ensuite l’évolution générale traduit une baisse continue de leurs effectifs au consulat.

34Les marchands sont 345 et occupent 545 places en tout, de 1500 à 1670. Ils se disent simplement « marchand » pour la plupart d’entre eux, ou sont qualifiés par leur spécialité : ils s’intitulent alors apothicaire, pelletier, orfèvre, ou bien encore hôte, banquier, mangonier. Cette mention laconique ne nous permet pas, à ce stade, de distinguer les grands marchands des petits boutiquiers. L’appartenance à d’opulentes et anciennes familles, la consultation d’archives fiscales ainsi que les rangs au consulat sont autant d’indices qui évitent cependant la confusion entre petits et gros commerçants.

35D’un point de vue qualitatif, ils sont présents à tous les rangs consulaires dans la première période. Leur disparition au premier rang intervient dès 1547 pour la Cité et 1597 pour le Bourg ; elle est symptomatique de leur perte de pouvoir politique dans la ville. Comme nous l’avons vu, le premier magistrat remplit la charge de maire et reçoit donc tous les honneurs attachés à cette fonction26. Les marchands qui ont occupé 27 fois le premier rang entre 1500 et 1597 – dont 19 fois dans les quarante premières années du siècle – appartiennent à des familles remarquables et ne dérogent donc pas à l’application à la lettre des statuts27. Certains sont nobles, tels les Nattes, les de May, les d’Aulhou ; tous possèdent des seigneuries aux alentours de Rodez, tels les Caulet, seigneurs de Cadars et de Combret, les Masnau, seigneurs de Bosinhac et de Souyri. Ceux-là peuvent donc aussi être assimilés aux notables, tels qu’ils ont été définis plus haut, et ne s’en distinguent d’ailleurs sur les listes consulaires que par la constance avec laquelle ils continuent à s’y faire inscrire comme marchand, au moins jusqu’à la fin du XVI^e siècle. Ainsi, la disparition totale des marchands au premier rang après 1597 ne signifie pas forcément celle des hommes qui peuvent être nommés sous d’autres appellations, telles celles de « seigneur », « bourgeois de Rodez », ou « noble ». Le déclin de l’appellation « marchand » est, en revanche, le signe d’un prestige amoindri de la fonction dans la ville, puisqu’elle disparaît des titulatures des premiers consuls, pour des raisons économiques ou purement honorifiques.

36Les marchands évincés du premier rang se replient alors sur les deuxième, troisième et quatrième places, valeurs refuges du consulat. Au deuxième rang, ils sont en concurrence avec les hommes de loi ; cette place dispense sa part d’honneurs dans la mesure où le deuxième édile accompagne souvent le premier dans les cérémonies officielles, voire même le remplace dans ses fonctions lorsque celui-ci est absent.

37Majoritaires aux deux derniers rangs – avec les trois-quart des troisième et quatrième places dans le Bourg – les marchands gardent ainsi la prééminence numérique au consulat jusqu’aux années cinquante du XVII^e siècle. De 1500 à 1580, ils ont toujours régulièrement tenu la moitié des charges municipales28. Le renversement décisif de leur domination s’opère entre 1580 et 1620.

38Le dernier groupe traditionnellement présent au consulat et figurant encore en bonne place pendant la première moitié du XVI^e siècle est le petit cercle des notables, composé pour la plupart de marchands aisés ayant cessé leurs activités commerçantes pour vivre de leurs rentes et se consacrer à la gestion de leur patrimoine foncier. Lorsqu’ils sont qualifiés de « marchands bourgeois » ou simplement de « bourgeois », il ne s’agit pas de relever leur appartenance à un statut juridique spécifique, mais d’indiquer leur position prééminente, du fait de leur origine familiale, de leur fortune ou de leur fonction, ces différents facteurs étant le plus souvent combinés. Tel individu peut alors s’intituler « marchand » lors de sa première élection, « marchand bourgeois » lors de son deuxième succès et « bourgeois » ensuite : ainsi, Pierre Rodat est-il dit « marchand » en 1592 (3^e consul du Bourg), « marchand bourgeois » en 1597 et « bourgeois » dès sa troisième élection en 1603 au deuxième rang. Dans au moins 58 cas sur 91 (63 %), les consuls qualifiés de bourgeois sont d’anciens marchands, ou même des marchands en exercice dont la notoriété dépasse largement leur fonction, tel Raymond d’Austry, marchand du Bourg et consul de 1579 à 1613. Le glissement de marchand à bourgeois peut s’opérer à l’aune familiale et non pas simplement individuelle. Ainsi, le premier Austry à figurer sur les listes du consulat du Bourg au XVI^e siècle est Guillaume, élu au quatrième, puis au troisième et deuxième rang sous le même vocable de « marchand » ; le deuxième membre de la famille est Jacques, « marchand » en 1547 et 1556 puis « bourgeois » en 1561 ; le cinquième est Raymond, « marchand » en 1592 puis « bourgeois » dès 1600, et le septième, Jacques, est « bourgeois » dès sa première élection en 1626. Par la suite, la famille abandonne ce registre de titulature et lui préfère celui des fonctions officières.

39Comme l’appellation de bourgeoisie, le terme de « seigneur » peut aussi bien oblitérer une activité marchande plus ou moins en désuétude et mettre en évidence la réussite sociale d’un individu et de son clan. Des marchands, voire même des artisans enrichis par leurs activités, tels les Bernard d’Ortholès apothicaires et consuls de père en fils, sont les premiers acquéreurs de seigneuries aux alentours de Rodez. Ceux-ci ne dédaignent pas échanger leur nom contre celui de leur domaine, précédé d’un très ostensible « sieur de ». Cinquante-six personnes en tout indiquent leur qualité de seigneur sur les listes consulaires, dont trente-trois n’exercent aucune activité professionnelle, et leur nombre réel est encore bien supérieur si l’on considère qu’ils ne se sont pas tous signalés comme tels dans les registres de délibérations29. L’une des meilleures façons de paraître à Rodez semble être moins la déclaration de noblesse que la possession d’une ou plusieurs seigneuries, la propriété de la terre étant un réel signe de fortune et de réussite sociale.

40Quant aux nobles en titre, ils appartiennent à une poignée de familles, neuf en tout, dont l’ancienneté dans le deuxième ordre est variable. Noblesse ancienne pour les Resseguier, ou encore les Nattes anoblis par lettres patentes de Charles V en 1369, en remerciement des services rendus pendant la guerre de Cent Ans ; plus récente pour les Vigouroux ou les Boissière anoblis par Louis XI en 1470 et 1474 ; fraîche encore pour les Aulhou ou les de Patris dont les preuves de noblesse remontent seulement au XVI^e siècle. La noblesse rouergate a depuis longtemps laissé la capitale de la province aux mains des marchands et préféré ses puissants fiefs ruraux. Rodez est une ville bourgeoise, et ses quelques membres nobles, tels les Vigouroux, les Rességuier ou les Glandières, ne détestent pas s’intituler « nobles bourgeois », le second titre indiquant presque plus lisiblement que le premier leur influence prééminente dans la ville. Certains, tels les Nattes, n’ont jamais abandonné leurs activités marchandes.

41La participation des nobles au consulat reste donc très limitée : on compte neuf familles, vingt-deux individus pour quarante-deux places, de 1500 à 167030. Présents trente-deux fois au XVI^e siècle – surtout dans la première période avec vingt charges d’édile de 1500 à 1540, majoritairement en Cité (90 %) – les nobles se retirent progressivement de la scène politique. Ils ne reviennent plus après 1613 en Bourg et 1624 en Cité. Le premier rang est leur place de prédilection, même si elle ne leur est pas systématiquement attribuée : dix d’entre eux commencent leur carrière au deuxième, et même deux au troisième rang, en raison de leur jeune âge, synonyme d’inexpérience en politique31.

42Si la première période (1500-1540) reste celle des strates traditionnelles du pouvoir municipal ruthénois, avec les notables marchands au premier plan, la période suivante, de 1540 à 1600, se caractérise par le début de leur déclin économique et politique, qui coïncide avec l’ascension irrégulière des gens de justice – gens de pratique, hommes de loi, officiers-.

43De 1580 à 1599, les marchands occupent 63,64 % des charges consulaires. En Bourg, ils sont toujours au moins deux sur quatre, voire trois sur quatre de 1591 à 1594, période faste où ils figurent également en bonne place dans la Cité (deux sur quatre). La fin du XVI^e siècle n’est pas une période assez prospère pour justifier cette embellie marchande au consulat. La réaction semble plutôt politique : le réflexe du retour au pouvoir des élites traditionnelles dans les deux communautés suit immédiatement la crise politique de l’année 1589, au cours de laquelle l’évêque ligueur a tenté un coup de main contre la ville32. Réaction de défense de la ville par ceux qui ont contribué à sa prospérité, refus de se laisser dicter ses lois par des « étrangers » à la ville, tentative de reprise en mains du pouvoir urbain par les notables marchands qui l’ont toujours détenu, telles sont quelques-unes des pistes de réflexion sur ce mouvement qui porte vingt-quatre marchands au consulat en cinq ans33.

44Et tout de suite après se produit l’inflexion irréversible de la tendance : les marchands ne sont plus que 48 % de 1600 à 1619, et à peine plus de 30 % jusqu’en 1660. Enfin, lorsqu’à partir de 1666 le consulat ne compte plus que deux consuls, les marchands participent plus exceptionnellement au consulat, et toujours au second rang.

45L’élément le plus frappant de cette deuxième moitié du XVI^e siècle est sans doute l’inflexion des deux courbes de nomination des gens de pratique et hommes de loi, puis leur reprise conjointe à partir de la fin du XVI^e siècle. Parmi les gens de pratique, il convient ici de distinguer clairement le déclin des notaires – auquel on associera ici la dépression coïncidente des juges seigneuriaux – de la courbe ascendante des procureurs, qui préparent déjà sur le terrain politique leur succès à venir, grâce à l’implantation d’institutions royales nouvelles.

46Les notaires détiennent 66 places de consul durant le premier XVI^e siècle – de 1500 à 1540 –. Ensuite, leur déclin s’amorce de manière inéluctable, plus rapidement dans le Bourg marchand que dans la Cité, traditionnellement plus « administrative ». L’indice de présence annuelle au consulat permet de comparer équitablement des périodes d’inégale durée et de mesurer la valeur du déclin : si le chiffre de 1,6 notaires annuels durant la première période est choisi comme indice 100, cette valeur s’effondre à 50 puis 37,5 pour les deuxième et troisième séquences.

47L’un des facteurs essentiels de cette érosion rapide est la décision royale de limiter le nombre de notaires à partir de 1541 : en Bourg, leur nombre passe ainsi brutalement d’une cinquantaine à douze34.

48La moindre représentation des notaires s’accompagne d’une dévalorisation de leur place au consulat. Très net en Bourg est leur confinement au quatrième rang (pour la moitié d’entre eux au XVII^e siècle) ; leur mise à l’écart est plus discrète en Cité, avec tout d’abord le maintien de leurs effectifs dans la deuxième moitié du XVI^e siècle et une répartition plus homogène qui tend quand même à l’exclusion du premier rang et au renforcement du troisième. Cette diminution quantitative et qualitative des notaires au consulat profite évidemment aux autres catégories, les marchands et notables s’emparant aussitôt des places laissées libres35.

3 – Les notaires au consulat de Rodez (1500-1659)

4 – Les notaires au consulat : le Bourg et la Cité de Rodez

49Autre groupe perdant, les juges, et en particulier les juges dépendant des juridictions seigneuriales de la ville ou des fiefs voisins – juges d’Aubrac, de Concourès, de Bozouls, de Bonnecombe ou de Balaguier – qui subissent le même sort, avec cependant une embellie au cours de cette deuxième période. Toujours élus au premier rang, plus rarement au deuxième, leur carrière est souvent longue, comme celle de Jean Cayron, juge des Montagnes et quatre chatellenies, élu quatre fois premier consul de la Cité de 1515 à 1539. Le renversement de tendance se produit là encore au tournant du siècle. Treize juges se partagent vingt-huit places d’édile de 1541 à 1600, tandis qu’ils ne sont plus que onze pour seize magistratures publiques de 1601 à 1659. Mais l’inversion essentielle se situe ici dans la résistance des juges royaux, présents cinq fois sur vingt-huit dans le premier cas et onze sur seize dans le second. On pourrait alors penser que si la deuxième moitié du XVI^e siècle a été propice au renouveau de la justice féodale en Rouergue, notamment à la faveur des troubles religieux, le premier XVII^e siècle est bien celui de la prise en mains de la justice par les officiers du roi, processus qui trouve naturellement sa transcription dans leur main mise sur les premières places des échevinages urbains. Mais ce serait sans compter avec la vitalité de la justice seigneuriale rouergate, relevée par Nicole Castan au XVIII^e siècle36. On doit alors seulement constater que le patriciat ruthénois se détourne des petits offices seigneuriaux des campagnes environnantes, leur préférant les charges citadines offertes par le roi.

50Le mouvement qui pousse les officiers seigneuriaux hors de la scène politique et propulse au contraire les gens du roi au-devant de celle-ci, est favorable à certaines professions, qui profitent pleinement de la création d’institutions nouvelles dans le premier tiers du XVII^e siècle. Alors que ces deux premières périodes sont le reflet de tendances longues, prospérité marchande, présence traditionnelle des tabellions et autres petites gens de justice au consulat, le XVII^e siècle inaugure un troisième temps de forte perturbation générale des courbes qui conduit même à l’inversion des tendances, à l’exception de celle des artisans qui stagne toujours en fond de graphe.

51Tout se joue entre 1600 et 1620 pour la plupart des acteurs. Le fait marquant ici est le passage au second plan des marchands et l’amorce de leur irréversible déclin, distancés par les gens de justice qui rassemblent leurs troupes en une poussée d’une surprenante homogénéité. La pression des procureurs et avocats est bientôt relayée par l’ascension des officiers du roi au sein des élections, puis du présidial de Rodez.

52Des facteurs externes et internes au consulat expliquent le retrait des marchands et l’entrée en scène des officiers royaux. L’affaiblissement du rôle économique de Rodez, comme carrefour commercial entre Toulouse et Lyon, est un premier indice de repli numérique et politique du groupe dans la ville. La création en 1627 de deux élections à Rodez, celle de la Haute Marche en Cité et celle de la Comté en Bourg, incitent ces mêmes marchands à investir dans l’achat de charges, d’autant mieux accueillies qu’elles sont vénales et transmissibles. L’établissement d’un siège présidial à Rodez en 1635 renforce cette tendance et incite les élites urbaines à envisager leur insertion dans l’appareil d’État, avec tous les avantages inhérents à ce choix.

53L’évolution classique de la famille marchande bien établie à Rodez se résume alors en trois mots : marchand, bourgeois, officier. Les familles qui ont choisi ce parcours sont nombreuses et nous en examinerons quelques cas précis dans la troisième partie de l’étude. Les raisons internes du changement sont à rechercher dans la complexité croissante des affaires de la ville, par la multiplication des procès, des mécontentements de tous ordres, les tensions avec l’évêque, la gestion matérielle du « tour de vis fiscal » de Richelieu, les velléités de révolte du petit peuple ; autant de raisons qui poussent les marchands hors du jeu politique et y font entrer de plain pied ceux qui ont l’habitude de plaider, d’arbitrer, de trancher37.

54Parmi ces gens de pratique, les procureurs, dont la tâche principale consiste à représenter les parties en justice, tirent profit d’une situation qui leur est extrêmement favorable. Au XVI^e siècle, les procureurs fiscaux attachés à la Comté ou à l’évêque sont faiblement représentés au consulat, quatre en tout38. Puis, après une absence totale de 1571 à 160539, les procureurs royaux arrivent en force au XVII^e siècle et constituent ce que l’on pourrait appeler la nouvelle basoche, avec trente membres jusqu’en 1659, dont dix-neuf au moins sont rattachés au présidial de Rodez40. Ils confisquent quarante-trois places, surtout au troisième et quatrième rangs (81,6 %), et occupent même parfois la quasi totalité du terrain politique, comme en 1642 ou 1649 avec trois des quatre magistratures consulaires de la Cité. La situation de monopole des procureurs est exemplaire de la réussite des petits officiers royaux au XVII^e siècle. L’expansion numérique des gens de justice est donc le fait d’éléments nouveaux issus des progrès de la centralisation monarchique.

55L’ascension du groupe se mesure également d’un point de vue qualitatif : sa prééminence dans les premiers rangs, attribués aux avocats et aux juges en particulier, en est la plus évidente manifestation. De 1600 à 1659, les gens de justice occupent plus de la moitié des premières et deuxièmes places de consul dans la Cité et un bon tiers en Bourg.

56Cette situation favorable est partagée avec les officiers du roi appartenant aux mêmes institutions. Les membres des élections ou du présidial se rencontrent exclusivement à l’intérieur des deux premiers rangs du consulat. Selon leur origine professionnelle, la prise de responsabilité consulaire se fait sous des formes et à un rythme différents : les membres du présidial s’intègrent beaucoup plus lentement que ceux des élections au patriciat urbain.

57Sitôt nommés dans leurs fonctions, les Élus investissent le consulat, tel Jacques Vaquier, conseiller en l’élection et second consul de la Cité en 1628. En revanche, aucun membre du présidial de Rodez ne se risque à porter le chaperon avant 1653. Cette année-là, deux conseillers présidiaux sont nommés premier consul du Bourg et de la Cité dans des circonstances particulières, puisque les consuls ont fui la peste et que le Parlement de Toulouse a approuvé la nomination d’un « directoire » chargé de diriger les affaires de la ville41.

58Les raisons qui peuvent expliquer la discrète et tardive entrée des officiers présidiaux au consulat sont multiples. La méfiance traditionnelle des citadins vis-à-vis des gens de justice, déjà observée avant 1527 à l’égard des clercs, est peut-être l’une des premières explications, même si elle ne va pas, comme à Villefranche-de-Rouergue, jusqu’à l’interdiction pure et simple d’entrer au consulat42. Le désir d’obtenir un siège présidial pour la ville de Rodez reste inscrit dans les délibérations et s’exprime avec vivacité lorsque Villefranche-de-Rouergue obtient le sien43. La lutte pour le conserver et le récupérer après sa suppression en 1649 témoigne également de la volonté des Ruthénois de ne pas rester en-dehors de l’espace institutionnel de la monarchie. Ce n’est donc pas la présence des officiers qui est en cause, mais plutôt leur rôle politique dans la ville : il s’agit d’établir une sorte de séparation des pouvoirs qui distingue nettement justice et politique urbaine. Seul le niveau supérieur de la prise de décision est concerné par une telle partition, et non sa base, comme en témoigne la prolifération des procureurs au consulat. En outre, les relations entre consuls et officiers du présidial sont parfois houleuses, notamment dans le domaine des préséances, chacun cherchant visiblement ses marques dans la ville44. La place de ces derniers est mesurée au consulat, et jamais un président de présidial en fonction ne s’est porté candidat à l’échevinage, contrairement aux membres des Élections qui participent plus volontiers aux affaires de la ville45. Le patriciat urbain leur fait un meilleur accueil, avec l’arrière pensée qu’ils pourront peut-être un jour fournir une aide précieuse en cas de prélèvements exceptionnels, ou de logement des gens de guerre, espoir que les officiers auraient tort de démentir :

« Messieurs les Esleus establis en ceste ville ont parlé avec messieurs les consuls et leur ont faict scavoir qu’ils désirent de vivre en bonne intelligence avec eulx et d’assister la ville de tout ce que sera en leur pouvoir »46.

59La construction progressive d’une « technostructure », charpentée par la double institution des Élections et d’un présidial, a modifié très sensiblement la morphologie sociale du consulat, aux dépens des élites traditionnelles de la ville, notables marchands et notaires. Celles-ci n’abandonnent pas complètement le terrain politique, au moins jusqu’à la fin du XVII^e siècle. L’inversion des tendances se produit entre 1600 et 1620, et concerne tout d’abord le partage des deux derniers rangs du consulat. Dommageable aux marchands et favorable aux praticiens du droit, ce premier mouvement est bientôt relayé par l’entrée en lice des officiers aux rangs supérieurs de l’échevinage ; ils volent la prééminence aux marchands bourgeois, sans les évincer totalement. Du marchand à l’officier, une interrogation demeure : cette évolution est-elle propre au consulat ou concerne-t-elle plus largement la société ruthénoise ? L’étude des sources fiscales, rôles de contribution et compoix, permet de replacer les consuls au sein du groupe urbain et de vérifier ainsi le poids politique réel de chacun des groupes identifiés.

Le consulat est-il le reflet de la société ruthénoise ?

60Le mouvement de resserrement des élites est-il le fruit d’une évolution d’ensemble de la société ruthénoise ou n’affecte-t-il que les sphères de pouvoirs qui ont le consulat pour centre ? Le problème est ici de connaître la représentativité des édiles : le groupe de ceux qui gouvernent reflète-t-il à l’identique l’ensemble de la population ruthénoise ? Nous avons déjà en partie répondu par la négative à cette interrogation, sans considérer pour autant une partie importante des paramètres sociaux : chaque groupe repéré au consulat dispose d’une assise variable dans la ville. Certains sont ainsi infiniment mieux représentés que d’autres et l’aune de la société urbaine permet de prendre pleinement la mesure de la logique oligarchique du patriciat.

61La méthode consiste à interroger les sources fiscales, compoix et rôles de contribution, et recenser à un moment précis tous les contribuables d’une communauté, en sachant que l’on laisse de côté les non-propriétaires, lesquels de toute façon n’ont pas accès au consulat. Le choix des sources s’est imposé en fonction des critères qui étaient nécessaires à l’étude. Les deux compoix du Bourg et de la Cité de Rodez, réalisés en 1666, sont des documents précieux qui n’ont fait l’objet d’aucun travail particulier à ce jour. Ils recensent les propriétaires de chaque communauté avec, pour chacun d’eux, les différents éléments de leurs propriétés et la part d’assiette définie en fonction de l’état et de la localisation des biens. Il ne s’agit pas ici de tirer profit de tous les renseignements inscrits dans ces registres, mais de relever l’essentiel des informations afin de connaître la situation géographique, professionnelle et économique de chaque individu. Nous disposons, grâce à ces deux compoix, d’une photographie collective de la société ruthénoise en aval de notre sujet d’étude. Quant à l’amont, nous aurons recours aux travaux de Bernadette Suau-Noulens sur différents registres d’estimes du XV^e siècle47. Par ailleurs, le dépouillement de nombreux rôles de contributions nous permet de centrer l’étude sur l’un d’eux, celui de la Cité en 1503, riche de références professionnelles des contribuables, fait plutôt rare au XVI^e siècle48.

62Est-il besoin d’ajouter que nous ne pourrons comparer des données fiscales de nature différente ? Dans le rôle de taille de 1503, c’est l’impôt réellement dû qui est mentionné ; quant au compoix de 1666, il indique la part d’assiette de chaque contribuable, en fonction du nombre, de l’emplacement et de l’état des biens compoisés. Les totaux, tous exprimés en livres – en livres livrantes pour les compoix –, n’ont ainsi pas la même valeur, ni la même finalité. Si l’on ne peut donc comparer des renseignements dont la date, l’origine et la nature sont distinctes, il reste envisageable de calculer le poids fiscal relatif de chaque catégorie sociale à une période donnée et son évolution dans la longue durée.

L’exemple de la Cité en 1503

63La société ruthénoise du premier XVI^e siècle est essentiellement composée d’artisans et de marchands. Site carrefour, au croisement des routes du Languedoc, du Lyonnais, du Quercy, ou de la Catalogne, plaque tournante où se tiennent quatre grandes foires qui rythment l’année, Rodez est une ville marché où petits et gros commerçants et fabricants achètent et vendent leurs produits.

« Ladite ville est assise en lieu de passage, car de toutes contrées de la France en tout temps y a plusieurs passants tant marchands que autre qualité de gens pour trafiquer en ladite ville, ou y a grand nombre de marchands banquiers faisant fait de toutes marchandises et banque, tant de draps, de laine, de soie, bonneterie, peslaterye, aram que de metaux et cuivres pour raison de plusieurs martinets et forges a faire et battre chaudrons, et autre ustensile de cuivre qu’ils ont tant sur la rivière Viaur qu’autres rivières ou ruisseaux estant aux environs de ladite ville, les banquiers faisant expédition en Rome et transport d’argent en autres regions, qui revient en profit aux habitants d’icelle de 20 000 livres ou plus »49.

64Le rôle de contribution de la Cité pour l’année 1503 livre une liste de 501 propriétaires, dont 367 sont identifiables par leur profession, clergé et femmes exceptés. Parmi eux, 64 personnes ont été isolées comme consuls entre 1470 et 1530, soit 14,5 % de l’ensemble des contribuables masculins et laïcs de 1503.

65Particulièrement saillante est l’inadéquation entre la répartition des groupes sociaux au sein de la société citadine et celle des mêmes ensembles à l’intérieur du consulat. Tandis que la médiocre représentation des mécaniques est mise en relief ici par son écrasante domination numérique dans la communauté, toutes les autres catégories sociales parviennent à une représentation homogène et confortable dans la ville, avec un taux de présence au consulat toujours supérieur au tiers de leur groupe.

5 – Contribuables et consuls de la Cité d’après le rôle de 1503

6 – Consuls et représentation sociale, d’après le rôle de contributions de 1503

66Les artisans représentent la majorité des habitants de la Cité et leur palette d’activités est extrêmement variée : trente-six métiers sont représentés, parmi lesquels les plus nombreux sont les maseliers, les fustiers, les pargaminiers, les péliciers, les pencheniers, les peyriers, les sabatiers, les sartres et les teysseyres50. Textile et cuir retiennent plus de la moitié d’entre eux, tandis que les autres travaillent les métaux, sont liés à la santé publique, à la production d’œuvres d’art, à l’alimentation, ou plus généralement à la vie quotidienne51. Quatre consuls seulement représentent le groupe des artisans de la Cité en 1503. À travers les informations livrées par le rôle de contributions, on peut essayer de retrouver les critères de sélection des magistrats urbains : la fortune, le métier, le lieu de résidence sont quelques indices qui, malgré leur possible combinaison, semblent insuffisants et laissent le champ libre à d’autres considérations plus personnelles et illisibles dans un rôle de taille.

67L’ensemble des 210 artisans paye 291 livres 8 sous et 4 deniers de l’imposition de la Cité en 1503, soit près du tiers de la somme totale. Chaque artisan règle ainsi en moyenne 1 livre et 7 sous, avec des variations notables entre métiers, mais surtout entre individus. Peyre Croset maselier fortuné de la Triperie, fils de Bertrand déjà remarqué par Bernadette Suau, doit 10 livres 1 sou à la communauté, tandis que son collègue Huc Galy, maselier au même endroit, n’est redevable que de 10 sous et 6 deniers. Même dans les professions réputées pauvres, comme chez les bayssayres par exemple, les écarts peuvent être importants : Peyre Gauchié de la rue neuve haute doit 3 sous 6 deniers, tandis que Bertholomieu Gernay contribue pour 2 livres 1 sou, place du marché neuf52.

68Le petit groupe des quatre consuls-artisans contribue à lui seul pour 27 livres, 17 sous et 8 deniers, soit 6 livres et 15 sous par individu. La comparaison rapide des deux moyennes qui précèdent expose clairement les données du problème : les artisans sont représentés au consulat par leurs membres les plus fortunés, sinon les plus nombreux. En effet, seuls trois métiers sont représentés à la maison de ville, avec deux maseliers, un pargaminier et un peintre. La communauté des maseliers est importante dans la Cité de Rodez, puisqu’ils sont 24 en tout, rassemblés au cœur de la ville, en trois lieux principaux très proches : la rue neuve haute (7), le carrefour Saint-Estèphe (7) et la triperie (7). C’est un groupe en pleine expansion – Bernardette Suau n’en compte que 13 dans la Cité au milieu du siècle précédent – qui a entre-temps essaimé ses activités au-delà du passage du masel, vers la rue neuve haute dans laquelle on ne les trouvait pas au XV^e siècle. Groupe remuant, les consuls ont souvent maille à partir avec les bouchers qui ne respectent pas la règlementation imposée. Ils participent peu à la vie consulaire, et leur présence à la maison de ville est discrète et récente : sans aucun prédécesseur au XV^e siècle d’après Bernadette Suau, les bouchers ruthénois n’exerçent apparemment pas d’influence politique directe, contrairement à leurs collègues toulousains, lyonnais ou parisiens53.

69Un pargaminier représente l’artisanat du cuir. En 1503, ceux-ci sont quinze dans la Cité de Rodez, particulièrement visibles dans la rue neuve basse (9) et figurent parmi les plus riches artisans de la ville et les plus imposés. Près d’eux, l’on rencontre aussi les péliciers qui entretiennent un commerce florissant avec les environs de la ville et des régions plus lointaines, comme le Limousin ou la Catalogne. On compte douze de ces marchands-fabricants du cuir dans le rôle de 1503, situés surtout à la Bullière (5), la Guitardie et Saint-Estèphe (5), près des bouchers auxquels ils achètent parfois les peaux et louent leurs tables. Comme eux, le peintre Bertrand Vésiat présent au quatrième rang du consulat de la Cité en 1502, fait partie de ces métiers de luxe qui ont pignon sur rue dans une communauté où leur nombre est justifié par la présence de l’évêque et les commandes du chapitre.

70Quant aux peyriers, aux sartres, aux teysseyres, aux sabatiers et bien d’autres métiers encore – 33 en tout – aucun d’entre eux n’a échangé le tablier de travail contre la robe consulaire. Pourtant, si les premiers cités font traditionnellement partie des métiers les plus pauvres54, les sabatiers appartiennent à cet artisanat moyen dont les membres savent parfois faire fructifier leurs biens : Johan Caysac, sabatier de la rue neuve basse, donne plus de 5 livres à la ville pour la taille. Mais un monde sépare encore les fabricants de souliers de ceux qui fournissent parchemins et tableaux.

71De fait, l’une des clés de la représentation consulaire n’est pas la taille du groupe, mais bien évidemment sa fortune, indice auquel il faut immédiatement ajouter la considération collective dont le métier jouit dans la ville. L’engagement statutaire de réserver la quatrième place à des mécaniques est d’autant plus vain que les membres de l’artisanat qui arrivent à se hisser au consulat sont de milieu équivalent à celui des marchands, avec lesquels ils se confondent à tous points de vue : niveau de fortune, lieu de résidence, alliances matrimoniales.

72Reste à savoir si tous les quartiers de la communauté sont représentés par les artisans nommés consuls. Cette question n’a guère de sens sur un échantillon aussi mince et sera posée à l’échelle du groupe consulaire entier55. Malgré tout, on peut légitimement s’attendre ici à ce que les quatre consuls artisans viennent des espaces les plus commerçants de la communauté, ce qui est évidemment le cas : la rue neuve haute et basse et le quartier stratégique de la triperie, situé à proximité du Bourg, sont les lieux de prédilection de ces artisans. Point de mécaniques des faubourgs, ni même de la Bullière, légèrement excentrée et dévalorisée, qui accueille cependant 38 artisans, du textile et du cuir surtout, et aussi de polluants maseliers, tous laborieux et bruyants, mais peu enclin aux longs débats politiques de la rue Balestière56.

73Les marchands forment un groupe beaucoup moins nombreux que les artisans dans la Cité du début du XVI^e siècle. Ils sont parfois désignés par leur activité principale – apothicaire, libraire, pelletier, orfèvre, mangonier, affanayre –, mais font souvent commerce de tout. On en dénombre soixante-huit, mais ils ne représentent qu’un cinquième des feux fiscaux choisis57 et règlent pourtant plus d’un tiers de l’impôt prélevé en 1503. Cet effort souligne leur état de relative aisance au sein d’une communauté dont la vocation première n’est pas le commerce comme dans le Bourg voisin et concurrent. Les marchands de la Cité résident et travaillent dans un espace commerçant limité à la rue neuve haute et surtout à la place du marché neuf ; le centre reste cependant occupé par les artisans qui s’y trouvent en nombre bien supérieur. Enfin, dix marchands du Bourg ont des biens en Cité, tels Jean Maynard ou Bernard Jouéry, et sont ainsi recensés parmi les forestas del Borc au rôle de 1503.

74Parmi les marchands de la Cité, s’épanouissent de belles fortunes lisibles à travers les fortes sommes relevées dans le rôle de taille : Jean Andrieu, marchand de la place du Mercat Nau, paye la coquette somme de 25 livres 11 sous et 1 denier, tandis que son confrère Antoine Cadel, marchand de la rue neuve haute, contribue pour 19 livres 12 sous et 11 deniers. Les libraires ni les hôteliers ne se signalent par des niveaux de fortune aussi élevés. Les premiers, concentrés autour de la place du Mercat Nau (3) ou à proximité, rue neuve haute (1), sont même imposés au-dessous du seuil d’une livre, à l’exception de Guillaume Maritan pour qui l’on relève la somme de 3 livres 19 sous 4 deniers58. Quant aux cinq apothicaires de la Cité, ils ont tous passé la porte de la maison de ville au moins une fois. Cette représentation politique parfaite trouve ici une justification complémentaire à celle de leur érudition : ils figurent en première place dans le calcul de l’impôt et contribuent en moyenne pour 5 livres 17 sous et 11 deniers. Jean Marti, apothicaire de la rue neuve haute, doit plus de 16 livres59. Même les orfèvres n’arrivent pas à un tel score, avec une moyenne de 3 livres 12 sous 2 deniers. Les « hostes » enfin, ont un niveau d’imposition qui ne semble pas lié à l’emplacement de leur auberge mais bien plus logiquement à l’importance de leurs affaires. Situés sur les axes d’entrée de la ville – dans la gache de Sainte-Marthe, ou rue Balestière – ou en plein cœur de la Cité – au tour Notre-Dame et rue neuve basse – les neuf hôteliers de la communauté accueillent voyageurs ou marchands de passage à Rodez et remplissent leur hostellerie à l’occasion des quatre foires de la ville, sans pouvoir rivaliser avec leurs collègues du Bourg, plus nombreux et mieux installés.

75Au début du XVI^e siècle, le groupe marchand de la Cité est déjà placé derrière les gens de justice, à égalité en nombre mais avec une représentation politique inférieure à la maison de ville. Les consuls issus de la boutique sont marchands bourgeois pour la plupart ; leur opulence est manifeste dans la longueur des item les concernant à l’intérieur du registre. La moyenne de leur imposition est de 6 livres 18 sous 7 deniers, somme qui les place environ un tiers au-dessus de celle de leurs collègues non consuls. Résidant en priorité place du marché neuf et rue neuve haute, jamais aux marges, ni à la Bullière ni au faubourg Saint-Cyrice, ils sont issus de vieilles familles ruthénoises ayant pignon sur rue dans la ville : les Neuvéglise, les Cadel, les Calcomier, les Sédassier et les Castanier étaient déjà en place au XV^e siècle et la diversification de leurs activités leur a permis de rester maîtres de la ville au XVII^e siècle, parés souvent du titre de bourgeois.

76Certaines familles marchandes monopolisent le consulat par la présence de plusieurs membres et empêchent ainsi une représentation plus homogène et équitable du groupe de la boutique à la maison de ville : on compte, par exemple, six membres de la famille Neuvéglise tout au long de la période étudiée, sept Gineste, dix Vedel ; mais, là encore, les marchands de la Cité ne peuvent rivaliser de longévité politique avec leurs collègues du Bourg qui envoient jusqu’à quinze membres de leur famille au consulat60.

77Le groupe ascendant de la Cité est bien celui des gens de justice, aux rangs déjà fournis dans le registre de 1503. Composé de 65 individus, c’est le notariat qui prédomine ici avec 50 notaires enregistrés – ils étaient 39 au milieu du XV^e siècle – dont 49 résident en Cité. Les autres membres de l’ensemble sont simples gradués, bacheliers ou licenciés ès lois, sans oublier un médecin assimilé au groupe, comme plus haut. Ces gens de plume résident dans les espaces économiques actifs de la communauté, principalement rue neuve basse (15) où règnent les artisans, et place du marché neuf (11). Les notaires affectionnent en outre la proximité de la cathédrale. Ces gens de pratique et hommes de loi représentent respectivement 13,9 % et 3,8 % de la société citadine, règlent seulement 14,5 % et 7,95 % de l’impôt, mais envoient plus du tiers de leurs membres au consulat de la Cité. Cette inégale représentation favorise moins nettement que chez les marchands les citadins qui contribuent le plus fortement à l’impôt : un notaire échevin est allivré pour une livre de plus seulement que son confrère non élu et cet écart est invisible pour les gradués. Au sein du groupe, les fortunes sont également moins éclatantes, à l’aune du registre fiscal au moins, et la répartition des biens plus homogène que dans le cas de la boutique61. Bernadette Suau remarque à propos des notaires qu’ils ne font pas vraiment partie de la bonne société ruthénoise au milieu du XV^e siècle, et que beaucoup de gagne-petits figurent dans leurs rangs. En outre, cette historienne souligne leur médiocre participation au consulat – sept notaires consuls en trente ans –, mais également leur présence aussi discrète qu’efficace aux côtés des consuls comme procureurs et syndics de la communauté62.

78Quant au dernier groupe représenté, il reste le premier si l’on considère l’imposition individuelle moyenne de ses contribuables qui dépasse 8 livres. Les quatorze notables du rôle de 1503 apparaissent sous dix patronymes différents. Ils possèdent l’essentiel de leurs biens hors de la ville de Rodez, dans un périmètre d’une journée de marche autour de la capitale du Rouergue63. La plupart sont d’anciens marchands, membres de vieilles familles rouergates tels les Rességuier, les Ebrard, les Vigouroux, les Caulet ou les Boyssière, qui partagent désormais leur existence entre ville et campagne. Ils sont une poignée au consulat, mais ils figurent sur la scène politique dans une proportion équivalente aux deux autres groupes traditionnels de la Cité (35 %). Présents le plus souvent au premier rang, les membres de ces familles témoignent, en outre, d’une très grande longévité politique : les Vigouroux par exemple, qui ont beaucoup fait parler d’eux au XV^e siècle, sont encore consuls en 165264. Les Boyssière donnent dix-sept consuls à la ville entre 1512 et 1655, dont Jean, seigneur de Carcenac et de Ginoelles, présent six fois au consulat du Bourg de 1583 à 1613. Le cours du XVI^e siècle voit aussi quelques familles plus anciennes s’éteindre doucement, telles la famille Rességuier, présente 27 fois au consulat de la Cité au XV^e siècle, 13 fois au premier XVI^e siècle, et plus jamais après 1554 ; la famille Glandieyres fait de même une fugitive apparition à la maison de ville en 1510 et 1520 avec Antoine, seigneur de Prades, époux d’Hélène Rességuier, et disparaît de la maison de ville après cette date.

79Le rôle de contribution de la Cité pour 1503 démontre s’il le fallait que le choix des consuls ne répond pas au désir de voir figurer équitablement l’ensemble de la société urbaine à la maison commune, mais seulement une partie d’elle-même, la sanior pars. Au début du XVI^e siècle, les édiles de la Cité sont encore les représentants traditionnels du pouvoir municipal, notables marchands et notaires. Ceux-ci se distribuent les rôles à parts égales, puisque le tiers de chacun de ces groupes accède à la magistrature publique. Les éléments de la distinction sont parfois basés sur la fortune : ce réflexe est assez net pour la poignée d’artisans qui se hisse au consulat, ainsi que pour les marchands qui dominent d’un tiers l’imposition de leurs collègues ; mais ce n’est pas toujours le cas, on l’a vu pour les hommes de loi. D’autres critères peuvent compléter ou même se substituer à la fortune, comme la considération de la profession, l’ancienneté de la famille ou les compétences personnelles qui échappent à l’évaluation fiscale de la source choisie. Il n’en reste pas moins que parmi les dix individus les plus imposés de la Cité en 1503, on rencontre huit consuls, et pas un seul à l’autre extrémité, parmi les dix personnes les moins imposées.

Le compoix de 1666

80Les cadastres anciens constituent une source de premier plan pour les historiens des villes du Moyen Âge et de l’époque moderne, certaines études récentes l’ont brillamment démontré65. Le traitement informatique des données permet aujourd’hui aux chercheurs de ne pas se perdre dans la masse des renseignements fournis et d’exploiter au mieux ces volumineux registres au sein de champs historiques de plus en plus ouverts66. En effet, la quantité comme la qualité des informations dépassent largement les cadres de l’histoire fiscale. L’enthousiasme du lecteur tient à la richesse et au caractère assez brut du document : les renseignements fournis sont concis, dépourvus des sinuosités et répétitions parfois calculées d’un acte notarié, rédigés en langue d’oc jusqu’au milieu du XVII^e siècle. Toutefois, son exploitation nécessite quelques précautions d’usage. Source fiscale et non sociale, elle ne permet pas de dénombrer exactement les habitants de chaque communauté, les feux fiscaux n’étant pas forcément les feux réels. En outre, les biens meubles ne sont pas comptabilisés ; mais l’on peut malgré tout considérer que la fortune immobilière doit largement correspondre à la hiérarchie sociale effective67.

81En 1666, les deux communautés de Rodez procèdent à la « refaction » de leurs compoix respectifs, selon l’ordre reçu de l’intendant de Montauban, Claude Pellot68. Le terme de « compoix », d’usage courant dans les pays de langue d’oc, trouve son étymologie dans le mot « coumpès » qui signifie équilibre. Cet épais registre n’a pas été refait depuis 1448 en Cité et 1450 en Bourg. Véritable matrice cadastrale, il énonce, sous forme de liste, la valeur imposable des éléments du patrimoine de chaque contribuable d’une communauté.

7 – Consuls et représentation sociale, d’après le compoix de 1666

8 -Contribuables éligibles et consuls en 1666, d’après les compoix de Bourg et Cité

82L’étude du patriciat ruthénois nécessite une lecture approfondie des compoix, afin de déterminer sa place dans la ville : place sociale, quand il s’agit de mesurer le taux de représentation des différentes catégories professionnelles au consulat ; place économique, afin de fixer la hiérarchie des fortunes ; place géographique enfin, puisque l’on peut, grâce à ce type de source, cartographier les rues et quartiers de résidence consulaire. L’intérêt d’un tel document est de pouvoir recomposer le cadre de vie des consuls, en situant toujours le groupe choisi par rapport à l’ensemble de la société urbaine. La comparaison des résultats de 1666 avec ceux de 1503 permet de discerner l’évolution des différents groupes au sein de la communauté, comme du consulat69.

83Le compoix du Bourg recense 392 feux en tout, total dont nous avons extrait 19 feux féminins, 37 ecclésiastiques, 2 concernant les biens consulaires et 4 ceux de « forains » de Rodez. Ont été également ignorés 74 noms dépourvus de mention socioprofessionnelle. Pour la Cité, le compoix contemporain livre 440 feux, desquels nous avons également soustrait 94 inconnus, 30 femmes et 64 membres du clergé. Ainsi, dans les deux cas, nous n’avons conservé que les feux masculins correspondant à des individus susceptibles d’accéder au consulat, sans considération des conditions de fortune explicitées dans les statuts70.

84Les consuls repérés dans les deux compoix ont tous exercé leurs fonctions au XVII^e siècle, avant ou après la date de rédaction du registre. Cet inventaire ne saurait remplacer l’évaluation effectuée plus haut grâce aux listes consulaires. Il s’agit là d’un procédé aléatoire, qui consiste à noter la présence d’un élément du corps social à un moment précis et prendre en quelque sorte une photographie de groupe avec consuls71. En 1666, la réalité élitiste du recrutement consulaire est particulièrement mise en valeur par la lecture des compoix qui replace les magistrats au coeur de la société urbaine.

85Comme en 1503, la prééminence numérique de l’artisanat reste incontestable, malgré la division par deux de ses effectifs. L’évolution de la morphologie sociale d’ensemble se caractérise également par la spécialisation communautaire – gens de métier en Bourg et gens de plume en Cité – et l’apparition des officiers moyens qui jouissent d’une sur-représentation au consulat.

86Les artisans ne sont plus que 99 en Cité au lieu de 210 en 1503 ; même repli observé en Bourg avec 120 mécaniques seulement. Trente métiers différents composent désormais le groupe des mécaniques, au lieu des trente-six recensés au début du XVI^e siècle. La dépression affecte tous les corps de métiers sans distinction. Elle concerne particulièrement les maseliers qui ont abandonné le quartier du masel et ne sont plus que 3 en Bourg et 5 en Cité, alors que cette communauté en comptait 24 à elle seule en 1503. Les sabatiers ne sont plus 25, mais 13 en Cité, les tailleurs se retrouvent 3 au lieu de 18. Certaines professions ont disparu comme les pargaminiers ou les péliciers ; d’autres ont ouvert boutique dans la ville, tel un poudrier en Cité, un gantier en Bourg et un sculpteur dans chaque communauté. Les métiers d’art qui vivaient à l’ombre des évêques de la Renaissance sont en relatif déclin : on ne trouve plus un seul peintre dans les compoix de 1666, trois orfèvres en Cité au lieu de six, un verrier au lieu de quatre. Les activités les plus touchées sont celles de l’alimentation, du cuir, du textile et du bâtiment, réduites au quart de leurs effectifs72.

87Les deux pestes de 1630 et 1652 pourraient à elles seules expliquer le déclin démographique du groupe. L’épidémie a fauché les hommes et dévié les routes du commerce, à l’origine de la perturbation aussi bien quantitative que qualitative qui affecte particulièrement les métiers du cuir ou du textile. La moindre fréquentation des foires de Rodez, signalée notamment dans les délibérations consulaires, est l’un des indices qui caractérisent la dépression économique de la capitale du Rouergue après la peste.

88Les hommes qui tenaient la ville au début du XVI^e siècle ont suivi des chemins différents. Les artisans sont encore les plus nombreux dans la ville, mais ils sont exclus du pouvoir. Deux chirurgiens représentent les 99 mécaniques de la Cité et pas un seul dans le Bourg. Les marchands constituent désormais 21,1 % des feux masculins susceptibles de fournir un consul à la Cité et 27,7 % de ceux du Bourg. L’amorce de leur déclin numérique s’accompagne d’une réduction de leur « poids fiscal » : ils comptaient pour 35 % de l’impôt de 1503, et ne figurent plus qu’à proportion de 25,1 % de l’allivrement total du compoix de la Cité en 1666. Un marchand de cette communauté est taxé en moyenne pour 2 livres, 7 sous et 5 deniers, évaluation bien supérieure à celle dûe par les artisans, équivalente à celle d’un homme de loi, mais deux fois moindre que l’allivrement moyen d’un officier.

89Les consuls marchands des deux communautés de Bourg et Cité en 1666 n’appartiennent plus de manière aussi systématique qu’au siècle précédent à ces dynasties qui faisaient montre tout à la fois de leur réussite professionnelle, de leur patrimoine et de leurs alliances sur la place publique. L’allivrement moyen des édiles issus de la boutique est même inférieur à celui de leur groupe professionnel dans la Cité. Le progressif effacement des marchands aux deux premiers rangs consulaires prend ici tout son sens. Les commerçants ruthénois nommés consuls ne sont plus des notables. Cette position défavorable les incline logiquement à occuper les places politiques correspondantes, et notamment celles qui sont statutairement réservées aux mécaniques.

90Les gens de justice se sont prioritairement installés dans l’espace traditionnel de la Cité. Dans le monde laborieux des gens de pratique, les procureurs supplantent désormais les notaires : treize notaires consuls en Cité contre 50 en 1503, et pas un seul répertorié en Bourg. Leur patrimoine les assimile parfaitement au petit monde de la boutique, avec un allivrement moyen d’une livre environ. Les avocats, quant à eux, participent à l’impôt à la même hauteur que les marchands, mais ils ont en plus une représentation politique parfaite dans la Cité, tous nommés consuls au moins une fois.

91Les notables restent discrètement présents dans la ville, avec treize et seize contribuables pour le Bourg et la Cité. Leur présence au consulat concerne près de la moitié d’entre eux en Bourg et le tiers en Cité. Ils sont choisis parmi quelques familles anciennes déjà présentes au XVI^e siècle, tels les Vigouroux ou les Boyssière, mais plus fréquemment encore parmi les marchands enrichis, tels les Parayre, les Séguret ou les Planard qui ont élu domicile dans les belles demeures bourgeoises de la place du Bourg.

92Moins d’artisans, plus de gens de plume, des marchands assoupis, tel pourrait être rapidement brossé le tableau d’une société urbaine de province à la lecture de ces volumineux compoix. Deux faits nouveaux caractérisent pourtant la distribution du pouvoir municipal à Rodez en cette deuxième moitié du XVII^e siècle. Le premier est illisible à l’oeil nu mais retiendra plus loin notre attention : l’allivrement des consuls de la Cité est désormais toujours inférieur, toutes catégories confondues, à celui de leurs collègues de même profession qui ne sont jamais entrés à la maison commune. Il n’en est pas de même en Bourg, comme si les marchands tardaient à anticiper le mouvement de retrait des affaires politiques déjà décidé par les familles influentes de la Cité.

93L’autre fait nouveau de la société ruthénoise, très nettement visible celui-là, est constitué par la présence des officiers moyens. Les compoix de 1666 apportent quelques informations nouvelles sur leur place dans la société civile. Encore peu nombreux à Rodez au XVII^e siècle, moins de 10 % dans le meilleur des cas, ils entrent pourtant en force au consulat, avec plus de la moitié de leurs membres présents à la maison de ville. Leur destin peut être différent, on l’a vu, selon qu’ils sont issus de l’Élection ou du présidial, mais les officiers se retrouvent partout au XVII^e siècle : « Le plus souvent, écrit Pierre Goubert, les officiers de bailliages et d’Élections ont en mains les échevinages, les organismes paroissiaux, les organismes charitables. Si le seigneur de la ville n’est pas un trop grand personnage, et un grand personnage présent ou fortement représenté, ils essaient de dominer toute l’administration urbaine souvent avec l’appui du roi. Mais, dans cette conquête politique et honorifique, ils rencontrent la concurrence des grands marchands, qui recherchaient souvent aussi les fonctions échevinales, toujours honorables et parfois profitables – du moins tant que Louis XIV n’eut pas achevé la domestication des échevinages (terminée généralement en 1692) »73. Les offices des Élections de Rodez, puis de son présidial, tentent les familles les plus fortunées de la ville. En effet, les officiers figurent dans les deux communautés au premier rang des moyennes d’allivrement par groupe socioprofessionnel : 2 livres 3 sous en Bourg et 4 livres 3 sous 1 denier en Cité. Les consuls issus de leur milieu font partie des familles les plus compoisées des deux communautés, tels les Austry (14 livres 19 sous) ou les Balsa (9 livres et 9 sous) qui résident en voisins place du Bourg et place de l’Olmet, au cœur du quartier des affaires du Bourg.

94La fortune des officiers se résume en deux mots : la terre et les rentes. Leur horizon s’est souvent limité à celui de la ville, peu d’entre eux ayant manifesté le goût d’aller plus haut dans la hiérarchie des honneurs, par l’acquisition d’une charge supérieure telle que celle de Trésorier de France. Les officiers moyens ruthénois sont de sages sédentaires, des provinciaux de goût, selon la typologie établie par Pierre Goubert, dont l’analyse s’applique parfaitement au cas rouergat : « À côté des familles qui montaient, il y avait les familles qui stagnaient, qui restaient volontiers de petite robe pendant plusieurs générations. C’étaient des provinciaux de goût et d’intérêt, des hommes moins ambitieux, moins brillants, plus casaniers qui n’étaient pas toujours les moins riches. C’étaient souvent des gens que leur fortune foncière liait au terroir ; peut-être aussi des sages, amoureux de leur ville natale ; pratiquement des rentiers qui, par surcroît, comme pour se procurer une occupation honorable, flatteuse, intéressante, s’occupaient de justice ou de finances »74.

95L’évolution des familles Austry, Masnau, Jouéry, ou Sicard, reflète celle de la ville tout entière. À Rodez, de la même manière qu’à Beauvais, du marchand à l’officier, ce sont les mêmes hommes qui gouvernent la ville. Les mutations observées dans la composition du groupe consulaire sont l’écume visible des lames de fond qui affectent la société ruthénoise. Les modes de reproduction du consulat favorisent la discrimination politique et, partant, la création d’une oligarchie d’autant plus étroite que les statuts ne sont pas appliqués à la lettre, mais plutôt adaptés à l’impérieuse nécessité. Cette logique est déjà en germe dans les autres cercles de pouvoir.