Préface

1La naissance de cette Rouergate en Limousin aurait pu amener Sylvie Mouysset à travailler sur Limoges, cette autre ville double, mais Michel Cassan était passé par là ; elle a donc choisi comme champ d’étude Rodez, la capitale du Rouergue, sa vraie patrie, sur laquelle nous avons trop peu de travaux universitaires malgré ou peut-être à cause de sources trop riches... Mais l’originalité de la démarche n’est pas dans le choix de la capitale du Rouergue. Elle n’est pas non plus de travailler sur ses racines, tant d’autres l’ont fait ! Elle est d’avoir choisi volontairement une ville privilégiée double, une institution bizarre pour les historiens nordistes. Elle est surtout de travailler, non pas à l’époque de la splendeur des bonnes villes, mais au temps de leur désagrégation. Travailler sur un déclin, ses tensions et ses amertumes, même quand on a de très belles archives, est certainement moins enthousiasmant que de suivre une montée dynamique et pourtant il y a tant d’enseignements dans ce déclin.

2Il faut saluer ici la pertinence des premiers conseils de Janine Garrisson qui a remarqué la cohérence d’une histoire urbaine hors du commun et dans une chronologie inhabituelle. Étudier ce sujet suppose des sources de bonne qualité or celles-ci sont d’une richesse qui paraît étonnante au profane. On taxe volontiers le Rouergue d’archaïsme, voire pire, et pourtant les archives produites par les administrations anciennes, qu’elles soient religieuses ou civiles, ont été soigneusement constituées, rangées, conservées, ce qui suppose de la part des Ruthénois la conscience de leur valeur, l’attachement à leur pouvoir aussi. La contrepartie, c’est le gigantisme et la complexité de ces archives bavardes, surtout quand on ajoute les papiers des notaires. Il faut du temps pour les dépouiller ; elles ne sont pas à la portée du premier érudit.

3Or, Sylvie Mouysset a su prendre ce temps, non sans risques, car les règles universitaires sont draconiennes. Elle a pu ainsi mener en parfaite harmonie des activités multiples d’enseignement et de recherche, sacrifiant ses vacances à sa passion de la connaissance, comme tous les chercheurs qui aboutissent à un travail de fond, car cette histoire, fondée sur des archives et non sur la répétition paresseuse du travail des érudits du siècle passé, innove. Il faut pourtant souligner la dose de patience et de passion que requiert la lecture de la documentation de cette époque et l’inquiétude qu’elle suscite par son caractère orné et redondant quand on est pressé par d’autres tâches et par le temps ; c’est pourquoi il y a si peu de thèses sur nos périodes .

4Cette thèse, au sens noble du terme, qui propose d’autres horizons à la connaissance, étudie la vie d’une ville double, de l’âge d’or des communautés, au début du XVI^e siècle, à leur déclin, sous le règne de Louis XIV. Rodez était en effet dirigée par deux consulats, celui du Bourg, dépendant du comte et celui de la Cité, dépendant de l’évêque. Cette situation singulière mais non point rare, n’empêche pas l’existence d’un sentiment d’identité commune très fort entre Guerre de Cent Ans et fin du XVII^e siècle.

5Fondé sur les archives municipales et sur les sources généalogiques et fiscales, ce travail a pour objectif de comprendre comment fonctionnaient les deux consulats, qui appartiennent à la famille des organismes communaux complexes du Midi et comment l’identité urbaine s’est déployée puis étiolée dans la première modernité. Les sources manuscrites abondantes, sur place et dans les administrations centrales, permettent, en effet, de suivre par le menu les assemblées et les comptes financiers du Bourg et de la Cité voire des deux assemblées. Les sources notariales font entrer dans les stratégies familiales. Mais à la base de ce sentiment d’identité, on trouve d’abord un groupe d’hommes et de familles, pour lesquels l’appellation commode de patriciat s’imposait tout à fait puisqu’ils ont à la fois la richesse, le pouvoir et l’honneur. Ce sont en effet les mêmes familles qui dominent le pouvoir consulaire pendant plusieurs générations et c’est sur elles que repose l’honneur de la collectivité urbaine. Il s’agit donc ici d’une histoire du pouvoir local mais aussi du pouvoir social de ceux qui sont à la tête de la ville : les consuls représentent le sommet de l’un et de l’autre, avec des nuances importantes cependant, qu’une fine analyse informatique met fort bien en valeur.

6De l’Anatomie du pouvoir consulaire à sa transmission, au Consulat en actions et aux Consuls en famille, Sylvie Mouysset observe à la loupe les hommes, les discours et la dynamique du pouvoir consulaire, avant de décrire sa dégradation sous les coups de l’administration royale. Elle montre aussi que les hommes publics sont des hommes tout court, limités et inconstants, qui ne valent que ce que vaut leur réseau familial et ses stratégies, dont la seule limite est l’extinction démographique.

7Il apparaît au terme de ce travail une belle démonstration de l’étranglement "à petites goulées" des pouvoirs locaux par les pouvoirs royaux, mais on y perçoit aussi les raisons d’une forme de "trahison" des élites sociales, qui entrent massivement dans le système des offices, parce qu’elles ne peuvent faire autrement sans perdre leur éminence et l’espoir d’accéder à la noblesse, et qui se trouvent rapidement tiraillées entre le soutien de l’honneur urbain et leurs intérêts familiaux. Cette histoire est donc celle d’une fidélité déçue, de la déchéance d’un pouvoir peu à peu vidé de tout contenu puis de toute dignité. Il s’agit de la fin d’un monde, édifié dans le mouvement communal de la fin du Moyen Age, fondé sur les sociabilités locales, sur la confiance réciproque et même sur les tensions nées de la trop grande proximité. Cette dynamique locale est balayée dans la construction de l’État royal.

8Le pouvoir du petit monde ruthénois est débordé par de nouvelles fonctions venues d’administrations plus lointaines (la justice et l’administration royales), qui n’empêchent nullement la persistance du pouvoir social des élites, mais détourne celles-ci de leurs responsabilités locales pour mieux assurer leur ascension sociale. La compréhension de ces mécanismes devrait permettre de mieux comprendre beaucoup de frustrations et beaucoup d’atonie face aux crises économiques et démographiques. Les effets de ce processus de construction de l’État moderne qui voit le triomphe relatif du centre sur les périphéries, processus mis en valeur par les travaux de Joël Cornette sur le Parlement et de Robert Descimon sur Paris, est ici enraciné dans une histoire familiale et sociale fine et concrète. Cette thèse permet de mieux saisir les mécanismes de réorganisation de la France moderne au XVII^e siècle, mais elle se lit aussi comme une saga, dans laquelle bien des Ruthénois anciens et nouveaux peuvent se retrouver.