Une problématique ancienne

1En introduction à notre propos, on peut commencer par ce constat paradoxal : la question de l’habitat villageois ne fait plus partie, depuis plusieurs décennies, des préoccupations des géographes français travaillant sur les Pyrénées. Depuis les années 1960-70, les ruralistes ont privilégié l’étude des dynamiques sociales des territoires, tandis qu’en géographie et histoire de l’environnement, l’habitat n’était plus abordé que comme un marqueur dans l’analyse temporo-spatiale des systèmes biogéographiques. L’interrogation des bases bibliographiques fait apparaître que le village en tant que tel n’a recommencé à intéresser les géographes que depuis peu, indirectement et par le biais des recherches sur le paysage, qui incluent évidemment les formes de l’habitat et leur rôle dans la structuration paysagère. En fait, durant la période récente, ce thème d’étude a été surtout traité, en dehors des historiens, par les architectes et les paysagistes.

2Il n’en a pas été de même dans le passé et c’est peut-être une des raisons qui expliquent le désintérêt des géographes contemporains pour cette question. La bibliographie de la première moitié du siècle renferme en effet, dans de nombreuses études spécifiques ou plus générales, une masse considérable d’analyses sur le village pyrénéen, qui constituent un héritage sur lequel il n’a pas été jugé bon de revenir jusqu’à aujourd’hui. De tels travaux ont également pâti de l’éclectisme des thèses de géographie régionale, dont ils étaient une partie obligée, et de l’image négative qu’elles ont acquis dans l’évolution contemporaine de la discipline. Cette production ancienne sur le monde rural reste pourtant une source fondamentale pour le chercheur d’aujourd’hui.

3Le propos n’est pas de refaire ici une analyse épistémologique de la pensée géographique dans les Pyrénées ; ce travail a déjà été largement entrepris par divers auteurs, qui ont étudié le contexte et les caractéristiques de la production de l’école vidalienne, tant au niveau national que local1. Ce n’est pas le discours géographique, sa genèse, ses particularités et ses limites qui nous intéressent, mais sa lecture en tant que source au sens propre ; il ne s’agit pas de s’attarder sur la représentation géographique des Pyrénées et des pyrénéens dans la première moitié du siècle, évidemment entachée des stéréotypes du moment, souvent ambiguë et même contradictoire, mais de mettre en évidence les informations acquises lors de ces recherches, qui ont construit un véritable regard géographique sur l’habitat et l’occupation de l’espace. Dans un second temps, on essaiera d’évaluer la qualité de ces travaux et leur pertinence en fonction des « questions vives » soulevées par les recherches récentes sur la longue durée de l’histoire de l’environnement.

Une production scientifique concentrée

4La littérature géographique sur laquelle on peut se baser, pour la première moitié du XX^e siècle, est relativement limitée mais offre une couverture presque complète à l’échelle des Pyrénées. Si on laisse de coté les premières études généralistes de Eugène Trutat et de Pierre Camena d’Almeida2, à la fin du XIX^e siècle, et si on fait commencer avec Max Sorre l’inventaire approfondi de la chaîne, on s’aperçoit que l’ensemble du versant nord et une bonne partie du versant sud des Pyrénées ont été couverts en 40 ans par les géographes, avec d’ailleurs une nette concentration d’études sur le coté oriental.

5Max Sorre peut être considéré comme un précurseur : sa thèse (1913) est un des premiers travaux approfondis publiés sur la montagne, dans une période qui voit s’individualiser un véritable regard autonome des géographes, jusqu’alors très influencés par les ingénieurs, notamment les forestiers3. L’école de géographie française, sous l’égide de Vidal de la Blache, est à cette époque en train de se structurer au niveau théorique, et des ouvrages comme celui de Jean Brunhes sur La géographie humaine (1910) ou le Traité de géographie physique de De Martonne (1909)4 en matérialisent la vigueur, traçant les grands axes méthodologiques des travaux ultérieurs. La montagne a été dès les origines de la géographie un terrain de recherche privilégié : Jean Brunhes, par exemple, a longtemps fait de la Suisse un véritable laboratoire, et la monographie du val d’Anniviers (publiée dans La géographie humaine) est restée un modèle pour des générations de chercheurs. A la même époque, la fondation de l’institut de géographie alpine à Grenoble par Raoul Blanchard va donner une impulsion décisive aux recherches spécifiques sur les Alpes, qui vont s’intensifier durant les décennies suivantes5.

6Dans ce contexte scientifique, l’étude géographique des Pyrénées va connaître un développement parallèle, notamment grâce à la création de l’institut de Géographie de Toulouse et de la Revue de Géographie des Pyrénées et du Sud-Ouest, par Daniel Faucher. Géographe ruraliste, cet élève de Blanchard qui avait fait sa thèse dans les Alpes, ne publia pas beaucoup lui-même sur les Pyrénées6 mais se consacra à des travaux plus globaux et surtout anima une école universitaire qui allait réaliser de nombreuses recherches qui nous intéressent directement. Parmi ses collaborateurs qui traitèrent des questions d’habitat, on peut citer Louis Goron, qui était avant tout un géomorphologue7 ; on retrouve diverses autres études dans la Revue, tirées en général de travaux monographiques d’étudiants8 ; ces travaux furent bien entendu très liés aux évolutions et interrogations de la géographie française à la même époque, en particulier aux enquêtes sur l’habitat rural lancées par Demangeon9. Durant les années 1930 à 1950, plusieurs thèses régionales contribuent à couvrir la presque totalité du versant nord-pyrénéen : Henri Cavaillès, avec son travail incisif sur le pastoralisme gascon, remettant en cause beaucoup d’idées reçues de l’époque (1930)10 ; Théodore Lefebvre et sa thèse sur les modes de vie dans les Pyrénées atlantiques (1933)11 ; Pierre Birot, géomorphologue, qui fit sa thèse complémentaire sur la vie rurale en Biros et Pallars (1937)12 ; et enfin Michel Chevalier et son ouvrage monumental sur l’Ariège (1952)13.

7Si l’on rajoute les travaux réalisés sur le versant sud des Pyrénées, tels ceux de Pau Vila ou de Marcel Chevalier pour les plus précoces14, de Salvador Llobet sur le Montseny et l’Andorre (1947)15, ou la thèse beaucoup plus récente de Max Daumas sur le Haut Aragon oriental (1973)16, on s’aperçoit que la couverture de la chaîne pyrénéenne par les monographies régionales est pratiquement complète.

8Bien évidemment, les critiques que l’on peut adresser à ces productions ont été déjà largement développées : l’approche de la géographie régionale, avec sa démarche monographique et sa volonté d’exhaustivité, peut aboutir à un catalogue de recherches manquant de cohérence (l’ouvrage de Lefebvre, par exemple, fut critiqué sur ce point lors même de sa parution17). Mais l’ensemble présente deux qualités très précieuses, notamment dans le domaine de l’histoire de l’environnement : d’une part, une grande érudition et une forte prise en compte de l’histoire dans l’analyse des phénomènes ; dans certains cas, la rigueur et la profondeur de l’étude font que ces travaux sont devenus des références de synthèse, et la thèse de Cavaillès peut en être considérée comme l’exemple le plus intéressant. D’autre part, ces études ont été réalisées alors que le fonctionnement des systèmes ruraux et des paysages (les « genres de vie ») qu’elles décrivent était encore traditionnel, peu affecté par l’exode et l’abandon ; l’ouvrage devient alors une source en lui-même, un témoignage archéologique, signalant les évolutions en cours et les héritages, d’autant plus qu’il est souvent associé à une documentation photographique ou cartographique abondante.

L’habitat au cœur des territoires montagnards : l’élaboration des schémas géographiques pyrénéens

9Dans la masse d’analyses et d’informations extrêmement diverses fournie par les travaux de géographie régionale, on peut sélectionner deux thèmes qui constituent des points forts de la pensée géographique sur l’organisation des territoires pyrénéens : le premier, classique, est celui de la relation entre facteurs physiques et occupation humaine, l’habitat devenant un révélateur de « genres de vie » conditionnés par les potentialités naturelles et l’évolution historique. La montagne est de ce point de vue une terrain d’étude expérimental très apprécié des géographes : « Le géographe y voit volontiers l’effet des facteurs physiques complexes qu’il se plaît à analyser » dira plus tard Faucher. Le second thème est moins connu : l’approfondissement de l’histoire de la gestion de l’espace par les sociétés agro-pastorales a permis aux géographes de mettre en évidence des formes originales d’organisation et d’exploitation des terroirs, des forêts et des pâturages, renouvelant complètement la vision habituelle de l’environnement montagnard. Il est d’ailleurs curieux de voir que beaucoup de ces apports nouveaux ont été en grande partie « oubliés » lors du développement des recherches écologiques à partir des années 1960, qui ont donné une image très naturaliste et fixiste du paysage pyrénéen.

Le village et l’organisation des terroirs

10L’étude de l’habitat au sens strict – la maison – a fait l’objet de multiples travaux d’autant plus intéressants que l’aspect des maisons pyrénéennes au début du XX^e siècle restait peu modifié par rapport au siècle précédent. Plus encore que l’architecture, c’est l’usage traditionnel de l’habitat qui nous est transmis, avec d’autant plus de précisions que des témoins âgés, nés au siècle précédent, sont fréquemment invoqués pour justifier les interprétations ou décrire les évolutions récentes ; on peut trouver de telles études de référence dans Lefebvre (Pays Basque), Llobet (Andorre) ou Goron (Ariège).

11Mais à ce niveau, l’orientation principale des géographes pyrénéens est ailleurs, dans l’interprétation de la relation entre village et organisation des terroirs. Ils mettent en avant la liaison étroite qui existe entre, d’une part, les potentialités pédologiques, conditionnées par la géomorphologie, le climat, les phénomènes d’exposition et, d’autre part, la localisation historique des habitats : « Si l’élevage a été, dès l’origine, l’occupation essentielle du montagnard, la fixation des villages ne s’est réalisée qu’en fonction des potentialités agraires. La concentration ou la dispersion de l’habitat tiennent en grande partie à la distribution des sols agricoles. Le village ou le hameau, qui n’est ici qu’une plus petite agglomération, est l’expression d’une unité économique, organisée à la mesure d’un terroir agricole déterminé ». Cela est si vrai que, « dès qu’il s’agit d’élevage, la cellule communale ne s’est pas exactement maintenue ; l’exploitation pastorale des montagnes a été assurée par de plus vastes collectivités, associations de communes »18 ; « La forme du terroir consacré à la culture des céréales, elle-même fonction du relief, exerce une influence plus directe encore sur l’habitat. Toutes les variations dans le mode de groupement notées dans le Couserans paraissent, sinon subordonnées, du moins parallèles à celles du groupement des champs de céréales »19.

12Les phénomènes de dispersion et de groupement des habitats sont analysés à la lumière de ce principe de base. L’étude comparative du Couserans et du val d’Ariège est un des exemples le plus parlant des travaux de cette époque : d’un coté, en val d’Ariège, la forte empreinte du glaciaire, produisant une opposition marquée entre les replats fertiles et les versants rocheux, favorise la constitution de terroirs agricoles homogènes et de gros villages concentrés ; la sécheresse du climat, qui est à tendance méditerranéenne, n’y permet pas l’abondance des prairies et le troupeau, destiné à la viande, doit transhumer l’hiver vers la plaine : il n’y a pratiquement pas de granges-étables. Du coté du Couserans, au contraire, le modelé fluvial et le compartimentage des pentes ont multiplié les terroirs et fractionné les villages, d’autant plus que, sous un climat bien plus humide, s’est développée une économie herbagère génératrice d’une dispersion poussée de l’habitat : l’agriculteur a besoin d’être près des prairies irriguées et de son bétail qui y stationne en permanence dans les granges qui parsèment tous les terroirs de prairies. Bien sûr des états intermédiaires existent en de nombreux endroits, notamment sur les grandes soulanes (Biros, Ballongue) ou dans les vallées alluviales largement ouvertes et accessibles (Castillonnais). Goron, Faucher ou Chevalier suggèrent d’ailleurs, sans insister faute de données fiables, que les premiers terroirs correspondent historiquement à ces gros villages, héritiers d’un premier système avant tout agricole et ovin. À l’inverse, le rôle des communications est mis en avant pour expliquer le développement récent, à partir du Moyen Âge, des gros villages de vallées, le long des routes ou sur des sites de carrefour.

13À l’opposé de la chaîne, dans le Pays Basque, Lefebvre montre une évolution similaire, mieux argumentée au niveau historique : les sites de villages agglomérés correspondent là aussi aux plaines ou terrasses permettant des terroirs agricoles d’un seul tenant. Les pratiques communautaires sont historiquement très bien connues sur ces terroirs, avec l’organisation de soles biennales, les legues, selon un système rencontré également en divers points d’Ariège ; ces assolement collectifs, en déshérence rapide depuis le XIX^e siècle du fait des transformations des systèmes d’exploitation (introduction des cultures fourragères ou sarclées), se sont perpétuées parfois jusqu’aux années 1950 (Balaguères, en Ariège). Les habitats mixtes qui sont relevés un peu partout en Pays Basque sont corrélés aux stades successifs de colonisation des terroirs : les plaines et terrasses ont permis la création de plusieurs « bourgs du bas » successifs, mais, surtout, le défrichement et l’occupation permanente des pentes ou des ombrées, au relief plus abrupt et fractionné, a débouché sur une dispersion de l’habitat en de multiples « bordes », basée sur une organisation individuelle où la culture tient une place marginale à côté de la prairie et de l’élevage. On retrouve ainsi l’opposition entre système agricole à pratiques collectives et système herbager plus individualiste, décrite dans les autres vallées de la chaîne (le système pastoral collectif subsistant évidemment, mais sur les espaces d’estives).

14Lefebvre donne une interprétation historique de ces différents stades, la dispersion correspondant selon lui à un essaimage des maisons qu’il date du Moyen Âge et surtout du XVIII^e siècle. Chevalier décrit le même phénomène en Ariège, dans diverses vallées où il est bien connu historiquement, comme Bethmale, Saurat ou le Vicdessos. Lefebvre oppose aussi les deux versants du Pays Basque, le mode de vie pastoral étant resté plus archaïque sur le côté sud, ce qui a favorisé le maintien d’un habitat groupé et de pratiques collectives.

15D’une façon générale, tous les géographes mettent aussi en relief l’organisation des terroirs selon une logique d’étagement des activités calquée sur l’étagement biologique. C’est Max Sorre qui décrit le premier ce système, particulièrement lisible et stable dans les vallées de Cerdagne, Capcir et d’Andorre : village du bas, avec terroirs agricoles, dans la zone des forêts de feuillus (chênaies) ; zone des cortals et des bordes avec cultures précaires, prairies irriguées et forêts, dans la zone de la forêt montagnarde (mixte, feuillus-résineux) ; puis au sommet les pâturages d’estive avec les cabanes pastorales (dans les landes et forêts résineuses d’altitude). Dans ce système, la localisation du village du bas, juste au pied des pentes, est conditionnée selon lui, outre par l’exposition et les sols agricoles, par la nécessité d’un accès facile aux pâturages et bordes en amont. Cette localisation est notée dans toutes les vallées par les autres géographes, et explique en particulier les villages sur les cônes de déjection, sites pourtant à risques. Dans plusieurs régions des Pyrénées méditerranéennes cet étagement est la base d’une véritable remue, qui aboutit à un dédoublement de l’exploitation entre le village et les cortals ; on retrouve le même système décrit par Cavaillès dans certaines vallées des Pyrénées centrales (les germs).

16En résumé, l’analyse géographique de l’organisation des terroirs peut se résumer à l’interprétation suivante :

• les villages groupés et les bourgs se sont localisés sur les dépôts glaciaires ou fluvio-glaciaires homogènes, pour l’essentiel en soulane et en bas de versant, permettant la constitution de terroirs agricoles homogènes où régnaient des pratiques collectives. Ce sont probablement les sites d’habitat les plus anciens.
• dans la zone d’altitude intermédiaire, sur les pentes au relief compartimenté et en ombrée, le peuplement a pris une forme dispersée en petits hameaux ou semis de bordes individuelles, rattachés à des terroirs restreints où la culture est marginale par rapport aux prairies et à l’élevage. Cet habitat représente la phase de colonisation « récente » (qui peut s’étaler du Moyen Âge jusqu’au début du XIX^e siècle).

17Les géographes ne pouvaient pas se baser sur des travaux archéologiques ou historiques suffisant pour soutenir leurs hypothèses sur les périodes anciennes, ce qui les a conduit parfois à des interprétations hasardeuses (notamment sur la base de la toponymie). Mais ils étaient capables d’appuyer leurs analyses sur diverses sources déjà étudiées (dénombrements, chartes, etc.) qui prouvaient la grande fixité de l’habitat depuis le Moyen Âge dans de nombreuses vallées : montagne catalane, Andorre, Pays Basque, vallées de Bigorre, haut Aragon (« Telles étaient les agglomérations montagnardes au début du Moyen Âge, telles nous les retrouvons aujourd’hui » affirme Cavaillès). La colonisation la plus récente, du XVII^e au XIX^e siècle, leur était par contre beaucoup plus facile à étudier et démontrer, ce qui a été fait en de nombreuses vallées. D’une façon générale, le travail d’histoire des territoires montagnards mené par les géographes a permis la mise en évidence de plusieurs phénomènes fondamentaux dans l’organisation des paysages des vallées, qui avaient été négligés jusque là : le rôle des industries ou du sylvo-pastoralisme traditionnel, par exemple.

L’histoire des relations entre sociétés et environnement montagnard

18Dans leur étude des fondements historiques des « genres de vie », en relation avec l’évolution des milieux, les géographes de la première moitié du siècle développent des analyses très originales pour l’époque. Ils reconnaissent la validité des systèmes mis en place par des sociétés montagnardes jusqu’alors considérées comme archaïques, les montrant au contraire s’adaptant en permanence, en fonction des enjeux et techniques de l’époque. Cette compréhension fine de la logique du pastoralisme pyrénéen est alors éloignée des imprécations et condamnations que l’on peut trouver au début du siècle dans l’abondante littérature sur la « dégradation des montagnes » et le reboisement. Le progrès des recherches sur les montagnes amènera ainsi les géographes à développer une argumentation contradictoire, voire polémique.

19En ce sens, Sorre est non seulement un des premiers géographes modernes du point de vue chronologique, mais aussi un véritable précurseur : son travail fait une large place à l’étude des conditions du milieu (200 pages sur 420), non pas sous la forme d’un catalogue mais pour y déterminer les potentialités, les vocations selon le terme qu’il reprend de Flahaut, et analyser comment la pratique des genres de vie, leur histoire, ont transformé et produit les milieux actuels. Il trace ainsi les voies d’une biogéographie étonnamment moderne.

20Loin des poncifs de l’époque, Sorre montre que la forêt est un élément indispensable au fonctionnement des sociétés ; le terme d’agro-sylvo-pastoralisme n’existe pas encore, mais c’est bien ce qu’il décrit quand il montre le rôle de la forêt dans le cycle pastoral, sa persistance dans un étagement de production et la constitution de prés-bois à usages multiples. Il n’ignore pas cependant les phénomènes de surexploitation, et montre en particulier la puissance de la dynamique provoquée par les forges dans les Pyrénées méditerranéennes ; il est le premier à évoquer les deux grandes périodes de croissance métallurgique, à fort impact sur les boisements, au Moyen Âge et au XVIII^e siècle, ce que Lefebvre montrera aussi en Pays Basque. Sorre et Lefebvre insistent sur l’importance des bouleversements du XVIII^e siècle, qui voit le développement des communications, des industries et l’introduction de nouvelles cultures révolutionnant les systèmes agraires.

21Tous les auteurs insistent sur le contraste majeur entre les deux versants des Pyrénées : il y a des transhumances à longue distance sur le versant sud, entre hauts pâturages d’été et basse vallée de l’Ebre en hiver, qui n’ont pas d’équivalent côté nord : on ne trouve en France que des échanges limités n’allant guère plus loin que le piémont, et l’essentiel des transhumances peut y être considéré comme interne à la montagne. Partout ces systèmes de transhumance sont bâtis sur de vastes espaces pastoraux et de solides traditions d’appropriation collective, qu’ils contribuent à maintenir à l’époque contemporaine.

22La logique agro-sylvo-pastorale est également au cœur de la thèse de Cavaillès sur les Pyrénées centrales. La partie la plus intéressante de son travail est d’évidence tout ce qui concerne la reconstitution du fonctionnement historique de l’utilisation de l’espace par la société agro-pastorale montagnarde : coutumes, règlements locaux, droits d’usages. La vingtaine de pages consacrée au rôle des communautés constitue un chapitre dont la lecture est encore aujourd’hui indispensable pour comprendre le pastoralisme pyrénéen. Il est le premier à décortiquer aussi clairement le fonctionnement et le rôle du bédat, le système traditionnel de mise en défens, dans la gestion locale des espaces des communautés. L’ancienneté du bédat (les premières évidences historiques remontent au XI^e siècle) montrait qu’au-delà des contradictions et des conflits qui les secouaient, les sociétés montagnardes savaient depuis longtemps se montrer ménagères de leurs espaces, et non pas seulement prédatrices comme il était courant de les présenter.

23Le poids et l’ancienneté des réglementations pastorales sur l’espace apparaissent également dans les thèses plus récentes de Chevalier sur l’Ariège, de Llobet sur l’Andorre, ou de Daumas sur le haut Aragon (voir dans ce dernier ouvrage ce qui est consacré aux dehesas). Ces multiples analyses permettent de mieux comprendre la logique et le fonctionnement de l’étagement de production (et d’habitat) qui est la règle dans la montagne pyrénéenne, avec ses exceptions ou contradictions, et de lui donner une profondeur historique. Noyau des réglementations pastorales et forestières traditionnelles, le bédat – ou devèze, ou dehesa – structure l’espace, d’une façon invisible au premier abord mais qui se traduit fidèlement dans la répartition des pâturages et des types de boisements, ainsi que leur évolution. Cette organisation a longtemps échappé aux naturalistes qui se sont acharnés à trouver des raisons écologiques à des anomalies phyto-géographiques, dont l’explication était pourtant fournie dès les années 1930 dans les publications des géographes.

Du modèle géographique à l’histoire de l’environnement : de nouvelles questions vives

24En guise de conclusion, on peut dire que l’ensemble de la production géographique de la première moitié du siècle offre donc une source d’informations considérable, pour qui se donne la peine de plonger dans une littérature qui peut paraître dépassée au premier abord. À partir de cette base, les développements récents de la recherche sur les Pyrénées ont permis d’aller bien au-delà de ce qui était possible il y a quelques dizaines d’années, notamment dans le domaine de la longue durée de l’histoire de l’environnement. Le croisement des disciplines géographiques, historiques, archéologiques et paléo-environnementales (palynologie, anthracologie) a offert des perspectives nouvelles en histoire des forêts et de l’environnement sylvo-pastoral en général.

25L’analyse de l’impact des industries, et surtout de la métallurgie, qui avait fait l’objet de chapitres incisifs dans les travaux de Sorre, Lefebvre et Chevalier, a été considérablement approfondie et constitue aujourd’hui une des grandes avancées de la recherche sur l’environnement pyrénéen : grâce aux marqueurs historiques que représentent les forges et le charbonnage des forêts, une nouvelle interprétation de l’évolution des espaces sylvo-pastoraux est devenue possible, ainsi que des analyses spatiales sur la longue durée que les archives ne permettaient pas de faire jusque ici20. Ces travaux ont débouché sur un certain nombre d’idées-forces : par exemple l’idée de cycles forestiers, correspondant à des phases socio-économiques et techniques, et dont on commence, par endroits, à suivre les successions depuis l’Antiquité, voire la proto-histoire. Autres phénomènes importants mis en évidence : d’une part l’ancienneté de la pression sur l’espace montagnard, avec des phases protohistoriques et médiévales plus intenses et précoces que ce que l’on croyait ; d’autre part, la rapidité des mutations, lors des périodes de franchissement de seuils évolutifs, à quelque époque que ce soit.

26À partir de ces nouveaux acquis, et des développements récents des recherches historiques et archéologiques, on peut aujourd’hui réactualiser certains thèmes essentiels de la production géographique ancienne, et les replacer au cœur des nouvelles « questions vives » que pose toujours l’histoire de l’environnement pyrénéen.

27– Les géographes avaient proposé une chronologie pour l’organisation des terroirs, sans grandes preuves objectives sauf pour les périodes récentes : les villages groupés et terroirs culturaux collectifs étaient censés correspondre aux périodes les plus anciennes, les habitats dispersés à économie herbagère dominante représentant les phases les plus récentes de l’essaimage villageois. Ce thème de la dynamique spatiale des terroirs reste encore aujourd’hui pratiquement vierge : on n’a guère dépassé les hypothèses de nos prédécesseurs, sauf dans quelques secteurs où des recherches interdisciplinaires approfondies ont pu être menées21. Les sources historiques disponibles montrent souvent une colonisation et un déboisement récents des zones intermédiaires, à une époque parfois très tardive (XVIII^e siècle), qui avaient déjà été décrits en Pays Basque, dans des vallées ariégeoises, etc. Mais il est difficile d’imaginer que ce maillon essentiel de l’organisation des terroirs n’ait pas été occupé, sinon peuplé, sous forme d’activités extensives ou temporaires, ou bien lors de cycles anciens de mise en exploitation. Quand se sont mis en place les terroirs herbagers, les zones de bordes, sous quelles formes, quels étaient les peuplements végétaux, quelles furent les chronologies selon les vallées ?... autant de questions qui restent encore irrésolues et ne pourront être abordées que dans un cadre interdisciplinaire.

28– Dans cette perspective, les géographes des premières décennies du siècle nous ont déjà fourni une piste scientifique importante qui n’a pour l’instant pratiquement pas été utilisée : les réglementations pastorales. Leur formalisation remonte parfois jusqu’au Moyen Âge, mais leur origine reste encore inconnue : s’agit-il de règlements effectués en raison d’un changement dans l’environnement (colonisation, défrichement), ou bien de la formalisation tardive de pratiques très anciennes ? Au niveau de l’interprétation immédiate des documents, ils permettent déjà une analyse éco-historique très enrichissante, par comparaison directe des milieux actuels avec ceux qui sont décrits (ou plutôt dont l’usage est décrit) dans le règlement. Dans une autre démarche méthodologique, les règlements les plus anciens peuvent constituer un point d’ancrage pour une étude faisant intervenir l’étude du terrain, l’analyse de la source elle-même, et la recherche d’informations paléoenvironnementales ou archéologiques qui puissent permettre de replacer dans la longue durée le document comme le milieu actuel.

29Les recherches sur l’histoire des forêts dans la moitié Est des Pyrénées ont déjà permis un tel croisement, et montré que l’organisation des bédats forestiers dès le Moyen Âge était un des facteurs principaux de la répartition d’essences comme le sapin. Mais on est dans une région favorisée du point de vue de l’analyse éco-historique : le poids de la métallurgie et du charbonnage a été énorme, les marqueurs éco-historiques sont nombreux et permettent une approche d’archéologie forestière et de paléo-environnement qui prolonge la recherche en archives. Reconstituer l’évolution spatiale des pâturages et des terroirs sur la longue durée reste encore délicat et demande la mise en place de dispositifs scientifiques interdisciplinaires. L’étude des réglementations pastorales s’impose comme un des outils de la méthodologie à construire et un large champ de recherche reste donc ouvert, où la contribution des historiens sera fondamentale pour approfondir l’histoire longue de l’environnement, au-delà des archives.