Introduction

1Les chercheurs qui ont travaillé sur la famille aristocratique méridionale, et notamment Claudie Duhamel-Amado et Martin Aurell1, ont mis en évidence une évolution de la famille du cousinage horizontal vers le lignage vertical. Les résultats de nos recherches menées sur des familles aristocratiques du Carcassès et du Razès convergent avec celles entreprises sur les familles des zones voisines du Bas-Languedoc ou de Catalogne. Cependant, quand on compare plusieurs familles, on constate des différences notables quant à leur structure et leur évolution : deux modèles coexistent à la même époque, dans le même milieu géographique et social. On constate aussi que ces deux modèles ont leur traduction spatiale, à l’échelle de l’honor et celle du castrum. C’est ce que nous allons essayer de montrer à partir de l’exemple de trois familles : les Durfort, les Cabaret, les Termes.

Un cousinage : les Durfort2

2Durfort est un gros castrum du Termenès dont les seigneurs sont vassaux de ceux de Termes. Un acte de 1093 nous permet de dresser un tableau assez complet de la structure familiale des premiers seigneurs de Durfort et d’une partie de leur seigneurie3. Dans cet acte, Bertrand, fils de Foulques, du conseil et de la volonté de tous ses frères et cousins et de leurs enfants, restitue à l’abbaye de Lagrasse ce que son père, Foulques, et son oncle (avunculus) Raimond Tedomari, possédaient injustement à Saint-Martin-des-Puits. Presque tous les membres masculins de la famille sont nommés et souscrivent l’acte. Tous les membres cités dans cet acte descendent de deux beaux-frères, Foulques et Raimond Tedmar, qui étaient déjà seigneurs de Durfort et Saint-Martin-des-Puits, il s’agit de cousins croisés. Les agnats et les cognats sont mis sur un pied d’égalité, aussi bien pour la transmission du patrimoine que pour celle du nom Durfort. Il s’agit donc d’un cousinage. On remarque aussi que l’anthroponymie est encore assez flottante, toutes les formes de dénomination coexistent. Cependant, les deux seuls à se faire appeler par le nom du castrum, sont les deux acteurs principaux de l’acte (les autres se contentant de souscrire), probablement les aînés des deux branches : Bertrand et Raimond de la génération E. Les aînés mâles apparaissent donc privilégiés, même si le patrimoine semble être indivis entre tous les membres de la famille. On peut penser que la primogéniture masculine est en train de se mettre en place en même temps que l’anthroponymie se fixe.

3Après une solution de continuité, la structure de la famille de Durfort au XIII^e siècle ne semble pas avoir beaucoup évolué. Si l’aîné semble le chef de famille, les actes intéressant le patrimoine sont souscrits en faveur de l’ensemble de la famille, y compris parfois les femmes. Quant au patrimoine ou aux lieux de résidence des nombreux membres de cette famille, ils apparaissent fort dispersés : en Termenès, en Val de Daigne, en Minervois à Laure, à Saissac et à Fanjeaux, etc.

Une fratrie : les Cabaret4

4La seigneurie de Cabaret est une seigneurie correspondant approximativement aux XI^e-XIII^e siècles à l’ancienne viguerie carolingienne du Cabardès. Le chef-lieu en est Cabaret, actuellement Lastours. Dans ce lieu existaient dès 585 au moins deux châteaux, correspondant sans doute à ceux connus à partir de 1064 sous les noms de Cabaret, proprement dit, et Quertinheux. Un troisième château est construit sur le même site au milieu du XII^e siècle : Surdespine. Un autre pôle apparaît dans la seigneurie au XII^e siècle : Laure-Minervois et son château.

5Les seigneurs de Cabaret sont essentiellement connus par des hommages aux vicomtes de Carcassonne. À partir de cela nous avons constitué des fragments de généalogie, sans pouvoir aller plus loin à cause des liens de parenté manquants et des homonymies. Malgré ses lacunes, la documentation permet de faire quelques remarques. Les hommages sont prêtés pour un même fief le plus souvent par un ou plusieurs groupes de frères, soit dans un même acte, soit dans des actes séparés mais à la même date. À la génération F on a jusqu’à quatre groupes de frères, soit 9 personnes qui possèdent une part de la seigneurie. Les droits semblent souvent indivis (cinq personnes se partagent Surdespine en F), mais des divisions ont dû aussi intervenir, sans doute au niveau des cousins, car tous ne prêtent pas hommage pour les mêmes châteaux.

6Les générations G, H, I mieux connues par des sources diversifiées permettent de faire les mêmes remarques. Dans un acte de 1262 la part de seigneurie de feu Jourdain (H) est qualifiée de fratrisca, ainsi que celle de chacun de ses deux fils, Jourdain et Pierre-Roger (I), qui semblent avoir une part égale. La fille, Bernarde, mariée et donc déjà dotée semble exclue de l’héritage5.

7La famille de Cabaret constitue donc une fratrie, chaque frère hérite d’une part généralement égale et indivise du patrimoine. Cette structure familiale a sa traduction spatiale : à l’émiettement des droits correspond une seigneurie multipolaire.

Un lignage, les Termes6

8La seigneurie de Termes se constitue dans la première moitié du XI^e siècle autour du château du même nom, aux limites de plusieurs comtés. Sa situation de seigneurie tampon lui permet de bénéficier d’une relative indépendance et de s’étendre très rapidement au détriment des pays ou comtés de Razès, Carcassès, Perapertusès, Fenouillèdes, Narbonnais et Roussillon. Cet ensemble est désigné dès 1067 sous le nom de Termenès. Au début du XIII^e siècle la seigneurie comprend une soixantaine de villages ou de hameaux dont vingt-huit sont qualifiés de castra.

9L’objectif de la politique familiale et patrimoniale de la famille de Termes apparaît de manière très claire. Il s’agit de conserver ou d’accroître un patrimoine très cohérent, notamment par les pratiques matrimoniales et successorales.

10Examinons d’abord la politique matrimoniale. Jusqu’à la fin du XII^e siècle, les seigneurs de Termes choisissent leur épouse ou l’époux de leur fille parmi les familles des plus grandes seigneuries situées au sud du Termenès, c’est-à-dire des comtés catalans : Peyrepertuse, Fenouillet, puis Montesquieu, Corsavy. Ces alliances leur permettent d’éviter d’être opposés à leurs voisins dans les conflits qui opposent le comte de Barcelone et le vicomte de Carcassonne. Elles ont aussi pour but un accroissement du patrimoine. Le passage suivant extrait d’un acte de 1112 est à cet égard significatif :

(...) après la mort [en 1079] de Guifred, archevêque de Narbonne, Peire Béranger évêque de Rodez envahit violemment l’église de Narbonne contre la volonté de Dieu et des chanoines jurés et l’occupa par simonie de nombreux jours [jusqu’en 1086], Entre autre il laissa désormais en gage à Béranger Petri de Peyrepertuse le château de Villerouge avec l’honor qui en dépend et lui aliéna l’église voisine. Pour ce fait d’engagement il existait des dissensions entre le dit Béranger et Peire Oliveri de Termes, qui n’ont pas cessé jusqu’à ce que le même Béranger donne en mariage sa fille au prénommé Pierre -qui infligea à tant d’églises d’injustes destructions-, avec en dot une partie de l’honor susdit (, ..)7

Villerouge étant avant 1079 une enclave échappant au contrôle du seigneur de Termes, celui-ci va entrer en guerre contre son voisin jusqu’à ce qu’il lui cède sa fille et la seigneurie de Villerouge en dot.

11À la fin du XII^e siècle et au XIII^e siècle, les seigneurs de Termes se tournent cette fois-ci vers le nord. Les alliances se font avec les vicomtes de Minerve et deux familles du Lauragais ayant fourni des officiers aux Trencavel puis au comte de Toulouse : Saint-Félix, Villeneuve-Montréal. Notons que la seconde alliance Termes-Minerve est un mariage consanguin aux yeux de l’Eglise : il y a sept degrés selon le comput germanique entre Blanche de Termes et Guilhem de Minerve. Notons encore que toutes ces familles sont liées à l’hérésie cathare, sans que l’on puisse savoir si ces alliances ont été contractées parce que ces familles partageaient la même religion, ou si ces alliances ont été un des vecteurs de propagation du catharisme. Ces alliances sont donc endogamiques (consanguines) et isogamiques (même milieu). Notons enfin une ouverture relative des alliances à partir du milieu du XII^e siècle : les Peyrepertuse et les Fenouillet étaient des voisins immédiats, dont les possessions touchaient celles de la famille de Termes ; ce n’est plus le cas pour les alliances suivantes même si elles ne sont pas très éloignées.

12Les pratiques successorales vont dans le même sens. La primogéniture masculine semble pratiquée très tôt. À une exception près, à chaque génération, une seule personne, l’aîné des garçons, apparaît comme le seul dépositaire de l’honor. À la génération F par exemple, Olivier bien qu’ayant des frères et des cousins, est le seul seigneur de Termes. Les frères n’apparaissent d’ailleurs qu’à une seule occasion : en 1096 ils appliquent une disposition testamentaire de leur père en donnant au monastère de Lagrasse divers biens à Salses. Ces biens constituaient une contrepartie du placement de Benoît de Termes comme moine de Lagrasse. C’est seulement parce que le bien sort de la famille que tous les frères (sauf Olivier qui significativement est absent de l’acte) souscrivent. Et encore le but de cette opération est de se débarrasser d’un héritier en lui donnant une dot prélevée sur un bien excentré (Salses est en Roussillon, non en Termenès). Quant aux cousins Guilhem Raimond et ses frères, ils n’apparaissent également qu’une fois. En 1118, après le décès d’Olivier qui accompagnait sans doute son suzerain Trencavel au siège de Saragosse, ils font don du château de Termes à la vicomtesse de Carcassonne. Il s’agit d’une tentative sans lendemain de captage d’héritage à un moment de vacance du pouvoir à la fois à Termes et à Carcassonne.

13À la génération suivante (F), par contre les deux frères Raimond et Guilhem font ensemble serment de fidélité au vicomte de Carcassonne. Mais en 1163 les deux frères en désaccord sur leurs droits respectifs, font appel au jugement de leur seigneur, Raimond Trencavel. À l’exception de quelques fiefs et des milites partagés par moitié, l’aîné Raimond conserve les deux tiers du château et du Termenès, le cadet Guilhem reçoit le tiers restant et le droit d’élever une tour dans sa partie du castrum. Si à cette occasion les juges n’ont pas retenu la primogéniture, tout au moins ont-ils entériné une melioratio en faveur de l’aîné. L’action de favoriser l’aîné limitant les risques d’éclatement de la seigneurie.

14À la génération I, Pierre Olivier apparaît comme le seul détenteur de la seigneurie pendant 28 ans. Pourtant, sa cousine Rixovende qui aurait dû hériter de la part de son père, c’est-à-dire les deux-tiers de la seigneurie, n’apparaît dans aucun serment de fidélité. Elle se fait plutôt discrète et n’apparaît qu’en trois occasions : aux côtés de son père dans la sentence de 1163, aux côtés de ses deux cousins dans une sentence arbitrale de 1191 réglant le litige qu’ils avaient avec le vicomte sur la possession des mines du Termenès, et dans une restitution à l’abbaye de Lagrasse en 1208. Ces actes montrent qu’elle n’est pas exclue de l’héritage, mais qu’elle est probablement sous l’autorité de son cousin. Quant au puîné, Raimond, il n’apparaît que fort tardivement, semble relégué au second plan et ne se marie qu’en 1193, c’est-à-dire quand il apparaît nettement que son aîné, Pierre Olivier, n’aura pas d’héritier. Enfin, quant à Benoît de Termes, s’il est bien le frère cadet de Pierre-Olivier et de Raimond, il est intéressant de voir que la famille l’a exclu de l’héritage en en faisant un ecclésiastique. C’est une pratique courante, on l’a vu avec le Benoît de la génération F ; mais ici c’est dans les ordres cathares que celui-ci entre.

15Olivier (génération I), qui succède à son père mort prisonnier de Simon de Montfort, est le plus connu des membres de la famille de Termes. Il apparaît très vite non seulement comme le seigneur incontesté du Termenès mais aussi comme le chef d’un vaste clan familial comprenant plusieurs familles alliées comme les Serralongue, les Minerve, etc. Alors qu’on conserve de nombreux actes d’Olivier de Termes, celui-ci n’est associé à son frère Bernard que dans deux actes, à sa femme Thérèse que dans un seul acte, à son fils Raimond que dans un seul. Par contre Olivier exerce sa protection à de nombreuses reprises sur son clan. Il obtient du roi des assises de fiefs pour ses deux sœurs et son beau-frère Guilhem de Minerve, fait nommer sa demi-sœur Marie de Serralongue comme abbesse de Rieunette. Il adopte son neveu Guilhem de Canet devenu orphelin, et le fait nommer plus tard maréchal du royaume de Jérusalem, etc.

16Les alliances matrimoniales, la limitation des naissances, la pratique de la melioratio ou de la primogéniture masculine permettent à la famille de préserver l’essentiel du patrimoine familial. Contrairement aux baronnies voisines, notamment celles de Durfort et de Cabaret, qui connaissent la coseigneurie et la dispersion du patrimoine, la seigneurie de Termes forme un ensemble très cohérent et remarquablement stable du XII^e au XIII^e siècle. Cette cohésion est renforcée par une forte conscience lignagère dont la marque la plus visible est la transmission du prénom Olivier. Ce prénom uniquement porté par des aînés de la famille, étant rarissime et de plus introduit en Languedoc par la famille de Termes, constitue pratiquement à lui seul une marque d’appartenance à cette famille8. À cette forte conscience lignagère correspond un fort enracinement. De manière significative les seigneurs de Termes désignent dans un acte daté de 1191 leur seigneurie sous le terme patria de Termenes, c’est-à-dire la terre de nos ancêtres. Au niveau spatial tout cela se traduit par une forte polarisation de la seigneurie autour de Termes. Le chef-lieu lui-même étant fortement hiérarchisé et polarisé : le site s’organisant de manière concentrique avec autour du donjon une enceinte réservée au seigneur, une seconde enceinte réservée aux milites, une troisième abritant le village castral, et au-delà un faubourg.

Conclusion

17Les deux modèles sont donc celui de la famille verticale ou lignage, représenté par la famille de Termes, celui de la famille horizontale, fratrie ou cousinage comme les Durfort ou les Cabaret. D’un côté un patrimoine cohérent, fortement polarisé autour d’un château (Termes), de l’autre un patrimoine souvent morcelé et multipolaire (comme à Cabaret avec ses trois châteaux). Reste à comprendre pourquoi ces deux modèles coexistent dans des familles appartenant au même ensemble politique, au même milieu et de surcroît sans doute apparentées. Sans exclure l’hypothèse d’origines différentes, il semble que la famille de Termes, pour faire sa place, a emprunté à un modèle nouveau qui se met en place notamment chez les comtes de Barcelone de manière précoce. Pour d’autres familles, moins en contact avec les Catalans, la tradition l’emporte.

Document 1 Un cousinage : les premiers seigneurs de Durfort

Document 2 Une fratrie : les seigneurs de Cabaret

Document 3 Une lignée : les seigneurs de Termes