1Bernard de Canet appartient à une de ces familles de chevaliers languedociens vivant de redevances rurales et parfois de droits urbains. Si sa fulgurante ascension s’explique par son talent et l’excellence de son service, elle doit beaucoup aussi aux transformations politiques dont il est le témoin et l’un des artisans discrets.

L’entourage vicomtal

2Au tournant du XII^e siècle, du temps de Bernard Aton (IV), qui préside aux destinées de six vicomtés languedociennes – Carcassonne, Razès, Béziers, Agde, Albi et Nîmes –, la cour change d’allure1.

Le cercle des fidèles s’agrandit

3Carcassonne en devient le centre de gravité. Bernard Aton s’intéresse plus que ses prédécesseurs à la partie occidentale de ses domaines. Par l’ouverture à l’aristocratie du Minervois et du Carcassès2, le groupe du Bédérès, jusqu’alors majoritaire, perd de son importance relative3. L’orientation nouvelle des stratégies vicomtales doit être replacée dans le conflit opposant, en ce début de siècle, les comtes de Barcelone à Bernard Aton, rebondissement des ventes du Carcassès et du Razès en 1067-10704. L’épisode central en est la guerre dont Carcassonne est le terrain et dont l’épilogue sera la reddition de l’aristocratie locale en faveur de Bernard Aton, favorisant l’ascension d’irréductibles fidèles comme Bernard de Canet, bénéficiaires des redistributions de biens en 11255.

La cour se structure

4Le patrimoine étendu et la complexité des problèmes rencontrés entraînent le recrutement de spécialistes qui forment des neveux ou des fils pour leur succéder. La tendance est illustrée par la grande stabilité de l’équipe notariale bien représentée par les ∂icfredi de Béziers, lesquels finissent par instrumenter partout où le service vicomtal les requiert et notamment à Carcassonne.

5Les affrontements diplomatiques ou armés entre princes méridionaux, autour des deux pôles toulousain et catalan, tout au long du XII^e siècle, retentissent sur la composition de la cour. Le vicomte ne s’appuie plus seulement sur le niveau supérieur de l’aristocratie régionale – seigneurs châtelains ou grandes familles urbaines –, comme il en était avant 1100, il s’entoure d’hommes nouveaux : bourgeois de Carcassonne ou hommes de la petite aristocratie environnante. Les redistributions de 1125 en témoignent. La fidélité s’hérite. Les fils de Bernard Aton (IV) confieront les vigueries vicomtales, y compris de Béziers, aux individus auxquels leur père avait confié les tours de Carcassonne après la reddition et, après leur mort, à leurs successeurs. L’entourage ne se limite pas à ces hommes de confiance, il comprend comme auparavant certains barons et des « nobles » que le vicomte cherche à s’attacher. On observe donc plusieurs niveaux de participation à la cour, depuis le compagnon, l’égal, tel Elzéar de Castries, jusqu’au spécialiste, tel que le notaire attaché au vicomte, en passant par ceux que les textes désignent comme étant ses « amis » et ses « fidèles », ainsi Raimond Udalard de Poussan ou Pierre Sigar de Béziers qui le suivent dans ses déplacements ou le représentent en son absence à Béziers. Dans les grandes circonstances, à ce groupe constant, viennent s’agréger des maîtres de châteaux relevant de chacune des vicomtés.

6Si l’on ne voulait considérer que son origine sociale, la place de Bernard de Canet au moment où il s’engage dans la vie active, serait donc entre les petits seigneurs6 et les spécialistes. Or au fil du temps, il occupera l’une des toutes premières.

À propos de Canet

7Le toponyme dans le Languedoc est répandu, posant d’entrée un problème d’identification. Auquel de ces Canet pourrait se rapporter le surnom de Bernard dont nous prenons connaissance pour la première fois en 1110 ? J’opterai pour la villa située sur la rive droite de l’Aude, à moins de dix kilomètres de Narbonne7, parce qu’il en est question en 1157 dans le même contexte archiépiscopal qu’en 1110. Il s’agit en 1157 d’un castrum et d’une villa que le roi Louis VII confirme à l’archevêque de Narbonne avec d’autres possessions et droits, figurant parmi les villages castraux qu’il revendique8. Il est question d’une villa de Canet, en 1110, dans une controverse opposant l’archevêque de Narbonne Richard à Bernard de Canet et à son frère Rémi, qualifiés de « milites »9. Entouré de barones et des évêques de Toulouse et de Carcassonne, Bernard Aton préside le plaid à l’issue duquel les deux chevaliers reconnaissent tenir en fief de l’archevêque ce qu’ils ont dans la villa, à l’exception de ce qu’ils y ont hérité de leur mère.

8Il y eut un troisième frère, Bérenger de Ventajou, mentionné avec Bernard en 1130. Il était abbé de Saint-Aphrodise, une abbaye de Béziers10.

Bernard de Canet l’Ancien

9Dit chevalier en 1110, baro en 1130, dominus en 1151, l’Ancien en 1154... À considérer la prosopographie vicomtale et la sienne, Bernard naquit peut-être vers 1080, plus tard en tous les cas que son seigneur et homonyme11.

10En 1112, jeune chevalier, il est premier des sept « otages » (obsides) que Bernard Aton remet entre les mains du comte de Foix, afin de consolider ses alliances en prévision d’une guerre contre Barcelone12. Le service vassalique sera récompensé dans Carcassonne, enjeu des hostilités. Il paraît difficile de croire que la distinction qui l’honore en 1112, concerne un inconnu : c’est probablement pour soutenir un bon serviteur que Bernard Aton s’est déplacé à Narbonne, en mars 1110. À ses côtés, au moins de 1112 à 1129, Bernard de Canet est ensuite légué à l’aîné des fils, Roger, qu’il servira aussi jusqu’à sa mort. Vieil homme de plus en plus respecté, il conseille ensuite Raimond Trencavel et s’efface de la documentation en 1154.

11Plus d’une trentaine d’actes vicomtaux le mentionnent entre 1110 et 1154. Il sert trois Trencavel, n’accomplit pas à proprement parler de tâche de gestion – elles sont dévolues aux viguiers. C’est un « politique » incarnant une fonction de justice et de paix pleinement reconnue au plus haut niveau de l’aristocratie. Il est par excellence l’arbitre et le médiateur.

12On peut déceler trois phases dans son parcours :

1. Le compagnon (vers 1100 à 1129)

13Du temps de Bernard Aton (IV), donc avant 1129, Bernard de Canet est déjà au centre des événements. Le 4 avril 1125, il conduit les serments des nouveaux « châtelains » urbains, seize hommes auxquels la garde des tours de la cité de Carcassonne est confiée13. Il bénéficie lui aussi des redistributions des biens des insurgés14.

14Avant cette période très agitée15, il s’attache aux pas de Bernard Aton : otage-garant auprès du Comte de Foix, en mars 111216, second signum dans un accord avec le vicomte de Narbonne, en février 111817, troisième des dix témoins du testament de croisade que le vicomte dicte avant d’aller guerroyer en Espagne, au printemps 111818, et enfin, dans le contexte de la rébellion, second des signa de la reprise en fief du castrum minervois de Laure, en 112419. En 1127, il souscrit, premier, un accord entre le vicomte de Minerve et Bernard Aton20. Il n’est pas encore l’homme des grandes assemblées, l’arbitre que tous, y compris le comte de Toulouse un peu plus tard, respecteront. C’est un compagnon très sûr, gagnant au fil des ans une stature de sage, de conseiller, auquel Bernard Aton demandera peut-être de rester à Carcassonne pendant un déplacement. Son absence à ses côtés, en 1129, alors qu’il gît, gravement malade à Nîmes, le laisse suggérer21.

2. Le médiateur (1130 à 1150)

15L’arbitre et le conciliateur... Cité parmi des hommes « très sages », des « honnêtes hommes », dans un règlement de 114422, il arbitre d’autres différends à un haut niveau (baronal) et sert de médiateur à plus haut niveau encore (princier).

16Du temps de Roger (1130-1150), il assiste en témoin privilégié aux actes qui accompagnent la succession de Bernard Aton (IV). Ainsi, dans la promesse de non agression que consent le comte de Toulouse en faveur des trois fils, en 1130, il conduit l’escouade de nobles fidèles (cinq puissants seigneurs du Biterrois et plusieurs autres grands personnages du Languedoc oriental)23. En 1132, dans l’accord entre Alfonse (de Toulouse) et Roger, au sujet de l’élection de l’évêque d’Albi, il est appelé le « conciliateur »24.

17Dans ceux que passent Roger et Raimond Trencavel, il sert celui des deux frères qui a reçu Carcassonne25 : à ses côtés quand Roger se marie (avril 1139)26, lorsqu’il inféode des lieux fortifiés (1138 et 1141)27 ou qu’il négocie avec des seigneurs voisins28.

18Il joue un rôle de tout premier plan dans le règlement des conflits entre Alfonse Jourdain et Roger. Pierre Bonnassie a donné de ces événements une analyse pénétrante29. Nous sommes au début de la décennie 1140, les Trencavels ont renversé les alliances qu’ils nouaient jusqu’alors – ils seront désormais antitoulousains donc procatalans30. Une paix provisoire est conclue pendant l’été 1142, « dans les mains » de Bernard de Canet alors que Roger est vainqueur31. Mais rien n’est réglé. La paix aussitôt signée, tous se préparent à une nouvelle guerre qui reprend en 1143 en Albigeois, en Lauragais, en Razès. Le comte de Toulouse va sur les terres biterroises (Lunas) de Raimond Trencavel.

19La même année, une paix fragile est signée et jurée32. Bernard de Canet reçoit (in manu) le serment de cent chevaliers languedociens regroupés autour de sept potentats :

• 40 milites conduits par la vicomtesse de Narbonne,

• 20, par Roger de Béziers, vicomte de Carcassonne, du Razès et d’Albi,

• 20, par Raimond Trencavel et Raimond Etienne de Servian,

• 20, par Pierre et Guillaume de Minerve et par Sicard, vicomte de Lautrec.

20Ces chevaliers-là représentent la fine fleur de l’aristocratie de sept vicomtés et le puissant réseau des pouvoirs châtelains. Imaginons-nous le prestige d’un homme que l’on peut dire sans lignage et presque sans terre, devant lequel tous s’agenouillent. Le comte de Toulouse lui-même est dans son pouvoir, jusqu’à ce qu’il renonce à Narbonne qu’il convoite avec la jeune héritière Ermengarde33, épisode d’une guerre sans fin. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés en 1130 et en 1132, une promesse de non agression, en 1149, met face à face le nouveau comte de Toulouse et Bernard de Canet34.

21Il arbitre aussi des conflits au niveau baronal, comme au printemps 1146 dans le Biterrois où Raimond Trencavel requiert son talent35. Deux mois plus tard, il est à Carcassonne, mentionné tout de suite après l’évêque, parmi les « nobles » et probi homines d’un règlement concernant le pouvoir de munir36.

22Le dernier acte le signalant au côté de Roger est daté de mai 114937. Il ne figure pas parmi les clercs et les laïcs qui assistent à son agonie dans la demeure de Galarde de Fanjeaux, pendant l’été 1150, mais il arbitre trois mois plus tard, de concert avec l’évêque d’Albi et un grand seigneur nîmois, Pons Rainard de Bernis – tous quatre conseillés par le sénéchal Guillaume Raimond –, le différend opposant Raimond Trencavel à son jeune frère Bernard Aton (V), vicomte de Nîmes, au sujet de la succession de Roger. Un arrangement renforce la cohésion de la fratrie vicomtale, dans l’esprit du schéma familial en vigueur du temps de Bernard Aton (IV)38.

3. Un vieux conseiller sur le déclin (1150 à 1154)

23À la mort de Roger, Bernard de Canet « l’ancien » est distingué des viguiers par le titre de dominus39. Il participe encore à des assemblées d’arbitrage avant de disparaître40.

24La trentaine d’actes qui le citent depuis 1110, le placent toujours sous l’éclairage vicomtal, aucun ne nous renseigne sur sa vie privée, son mariage éventuel et sa descendance. Sauf peut-être le dernier, le testament de captivité de Raimond Trencavel définitivement rédigé en avril 115441. Bernard n’a pas accompagné son jeune maître dans l’équipée guerrière au cours de laquelle celui-ci, s’aventurant sur les terres du comte Raimond, a été capturé avec quelques compagnons d’armes. Trop vieux pour chevaucher et pour recevoir la baillie et la garde de Carcassonne et du Carcassès qui incombent à Bernard de Canet dit « le Jeune », Guillaume de Saint-Félix et Bernard Pelapoul. Suffisamment vif pour superviser les décisions qu’ils prendront en l’absence de leur seigneur42.

Les Canet après Bernard l’Ancien : fidélité et traîtrise ?

25Un notaire attaché à la personne vicomtale entre 1176 et 1194, s’appelle ainsi43 et le même ou un homonyme est viguier du vicomte en 119144.

26Dans les actes de la seconde moitié du siècle, des « Canet » interviennent dans l’environnement vicomtal ne serait-ce qu’en raison des rentes seigneuriales tenues du vicomte Roger qui avait succédé à son père, Raimond Trencavel en 1167. Deux actes inédits du cartulaire vicomtal, respectivement datés de 1175 et de 1183, retracent un fragment de généalogie dont Bernard de Canet l’ancien ou moins vraisemblablement celui qui était dit le Jeune apparaît comme le pivot :

• 1175 : il est rappelé qu’avant cette date, un Bernard de Canet avait reçu en fief du vicomte, le castrum de Roullens45. Le texte mentionne un nom familier – Rémi (1110) –, renvoyant à l’anthroponymie en usage dans la fratrie de Bernard l’Ancien révélée au début du siècle46. Il livre aussi le nom d’un homme dénommé comme l’un des protagonistes de l’arbitrage de Béziers en 114647, Guillaume Siger, dit de Canet, en 1175, le même probablement que celui dit de Ventajou en 1183 (infra). Ce proche de Bernard de Canet, apprend-on, avait été assassiné par un certain Rémi : « ex Remigio traditore mortis Guillelmi ∂igarii de Caneto qui fuit ». Donc en 1175, le vicomte Roger éprouve le besoin de confier à Hugues de Romegos, son viguier, le manse urbain qui appartenait à Rémi ainsi qu’un honneur (ce sont des rentes urbaines), à Carcassonne aussi, il en fait de même du castrum de Roullens avec le finage et la seigneurie tels « que Bernard de Canet et ses enfants les avaient et les tenaient ». Le lien est ainsi fait entre Rémi, assassin, et Bernard de Canet. Nous allons voir maintenant qu’il le sera entre l’assassiné et ce même Bernard de Canet.

• 1183 : Roger vicomte de Béziers donne (en fait il reconnaît) à Guillemette fille de feu Guillaume Siger de Ventajou et à son mari, Olivier de Saissac, ce que l’aïeul de Guillemette, Bernard de Canet, et après lui l’oncle et le père de Guillemette, avaient et tenaient dans les châteaux, villae et sur les hommes et femmes48. Malheureusement le folio du cartulaire vicomtal ne révèle pas les noms de ces seigneuries sans doute gagnées au service des Trencavel. Par tout ce qui précède, nous en connaissons au moins trois : Roullens (castrum), Ventajou (castrum), Canet (villa).

27Résumons notre hypothèse généalogique : Bernard de Canet l’Ancien avait deux frères nommés Rémi et Bérenger de Ventajou, il eut sans doute un fils dit Bernard le Jeune et d’autres enfants dont Guillaume Siger de Canet et de Ventajou et, peut-être, Rémi, à moins qu’il ne s’agisse d’un cousin. Ce Guillaume Siger eut une fille nommée Guillemette, mariée à un homme de très bon lignage, Olivier de Saissac. Il semblerait qu’elle se vit reconnaître, en 1183, le castrum qui avait été confisqué en 1175, sans doute après l’assassinat de son père, une décision vicomtale prise contre Rémi dont on ne sait quel fut le sort et dans lequel on pourrait voir cet oncle de Guillemette signalé en 1183. Peut-être était-elle très jeune en 1175 et avait-elle dû attendre la majorité pour rentrer dans son droit.

28Lorsque Raimond Trencavel revint à Toulouse, en 1155, après la prison toulousaine, personne ne remplaça à ses côtés Bernard l’Ancien, ni Bernard le Jeune ni le viguier de Carcassonne, Guillaume de Saint-Félix. Peut-être, passé le milieu du siècle, la place n’existait plus pour ce type d’homme de cour... peut-être Bernard de Canet fut-il incapable de marcher sur ses traces... à moins qu’il n’ait tout simplement disparu, presque au même moment.

29La société de cour de la première moitié du XII^e siècle, dont Bernard de Canet l’ancien est une des figures marquantes, se situe à mi-chemin entre la cour catalane, dont Pierre Bonnassie nous a donné depuis longtemps les clefs, et celle des comtes de Toulouse – moins structurée que la première mais lui empruntant des institutions, le modèle « féodal »... aussi urbaine que la seconde et plus proche par les traits languedociens. À Carcassonne, Bernard de Canet participe de la création d’une « nouvelle culture urbaine » dont Pierre Bonnassie a tracé les contours49. Bernard conjugue en sa personne plusieurs des caractères de cette culture si typiquement languedocienne : le service du Prince, la garde des tours flanquant le mur de la cité, le rapport à la terre d’origine, la mentalité juridique (en tous les cas une bonne maîtrise de la coutume), la fine connaissance des réseaux de lignages locaux, donc l’aptitude à la négociation, toutes qualités lui permettant de négocier des accords et, par l’excellence des solutions de s’imposer à tous les niveaux nobiliaires. Un simple chevalier mais un homme de cour, de courtoisie, dans une culture où paraissent s’estomper les différences de statut social.

30Un simple chevalier qui installa sa lignée dans des châteaux vicomtaux. Dans son introduction au récent colloque sur le fief, Pierre Bonnassie s’interroge sur la place du fief dans les rapports sociaux, l’envisageant comme « un instrument de cohésion sociale » à trois niveaux de la société méridionale : au sein de l’aristocratie dominante, aux niveaux moyen des clientèles et inférieur de l’élite paysanne. Ce qu’il dit du niveau intermédiaire illustre tout à fait le cas de Bernard de Canet l’Ancien : le fief « assure la rémunération des clientèles (armées ou non) : il arrime au groupe des nobiles, celui, pléthorique et actif des milites et des ministériaux, dont il permet aussi bien le recrutement que la promotion »50.