1À la différence de la Catalogne, l’histoire de l’Aragon avant l’an mil demeure encore mal connue. La documentation s’avère en effet très réduite et comme de nombreux actes de ce temps sont des faux ou des textes remaniés postérieurement, il convient de recourir aux sources franques et arabes pour combler ces lacunes1. La généalogie des premiers comtes aragonais en fournit un bon exemple...

Les sources franques

2Au début du IX^e siècle, les Annales regni francorum mentionnent un comte nommé Aureol qui avait pour fonction de « veiller aux communications entre l’Espagne et la Gaule » et qui résidait « au-delà des Pyrénées, vis-à-vis de Huesca et de Saragosse »2. La localisation de ce territoire demeure imprécise puisque ces données suggèrent seulement qu’il était situé au nord des deux cités. L’allusion aux communications entre l’Espagne et la Gaule laisserait supposer que cet espace était lié aux anciennes voies romaines qui reliaient Oloron à Saragosse par le Puerto del Palo et le col du Somport et qu’il devait s’étendre sur la vallée d’Echo et celle du río Aragón3. En 809, à la mort d’Aureol, le gouverneur musulman de Saragosse et de Huesca, Amrus, s’empara de ses châteaux et il y installa des garnisons. Il envoya ensuite une ambassade à Charlemagne et promit de se placer sous son autorité4. L’année suivante, l’empereur adressa des envoyés au chef musulman. Ce dernier demanda qu’une conférence s’ouvrît entre lui et « les gardes des confins de l’Espagne », promettant qu’il se soumettrait alors avec tous les siens. Charlemagne accepta mais « une foule d’incidents » empêcha la réunion5. La même année, une trêve fut conclue avec l’émir al-Hakam I^er : en échange de la libération du comte Hainricus, l’accord prévoyait sans doute que l’empereur devait rejeter la proposition d’Amrus6. Chassé de Saragosse, Amrus fut obligé de se réfugier dans Huesca7. En 812, à la suite d’un autre accord avec al-Hakam I^er8, Charlemagne envoya contre Huesca une armée commandée par le missus Héribert9, tandis que l’émir mettait un terme à la rébellion. La paix signée en 815 entre Louis le Pieux et l’émir laisse supposer que les Francs étaient alors parvenus à restaurer leur autorité au nord des montagnes dominant Huesca10.

Les Généalogies de Roda

3Les Généalogies de Roda fournissent une version différente des origines du comté aragonais en précisant que le fondateur de la dynastie fut Aznar Galíndez I^er et qu’il eut trois enfants, Centulle Aznaréz, Galindo Aznaréz et Matrona11. Matrona épousa Garcia el Malo, le fils de Galindo Velascotenes, lequel se souleva contre son beau-père12. Aznar Galíndez captura le rebelle et le fit enfermer dans la villa de Bellosta. Libéré dans des conditions obscures, Garcia assassina Centulle et répudia Matrona. Après avoir épousé la fille du roi de Pampelune Iñigo Arista, il s’allia avec les musulmans et s’empara du comté aragonais13. Aznar Galindez I^er se rendit alors auprès de Charlemagne qui lui confia les comtés de Cerdagne et d’Urgel14. Selon Ch. Higounet, son gouvernement en Cerdagne et à Urgel débuta vers 820 et s’acheva avant 839, date à laquelle est cité un nouveau comte, Sunifred15. Toutefois, comme son fils Galindo Aznaréz I^er est mentionné comme comte dès 833-83416, son gouvernement s’acheva sans doute plus tôt. Aznar figure d’abord en décembre 812 dans un précepte de Charlemagne. Ce nom apparaît ensuite en 824, lorsque Louis le Pieux envoya les comtes Eble et Aznar en Espagne. Eble fut capturé par les Basques et envoyé à Cordoue tandis qu’Aznar fut relâché parce qu’il était du même sang que les vainqueurs17. Un Aznar figure encore dans les Annales de ∂aint-Bertin en 836 où l’on apprend que ce « comte de Vasconie Citérieure » périt d’une mort horrible après s’être révolté contre le roi Pépin I^er18. Comme l’avait noté Ch. Higounet, l’identification du comte Aznar, combattant en Navarre en 824 et agissant en Gascogne en 836, avec Aznar, comte de Cerdagne et d’Urgel, et l’Aznar Galίndez I^er des Généalogies de Roda serait séduisante, mais il s’agit en fait de personnages différents. Une charte de l’abbaye de Pessan donne au premier le nom d’Aznar Sanche et fait de lui un comte de Gascogne. Les Annales de ∂aint Bertin précisant que son frère se nommait Sanche Sánchez, leur père s’appelait donc Sanche et Aznar Galíndez et Aznar Sánchez ne peuvent être une même personne.

Les documents de Siresa

4À la mort d’Aznar Galíndez I^er, le titre comtal fut porté par son fils Galindo Aznaréz I^er19. Ce nom de Galindo figure à plusieurs reprises dans les premiers documents du monastère de Siresa. Un Galindo, gratia Dei commes est d’abord cité vers 808-821, puis un Galindo comes vers 828-833, marié à une femme nommée Guldreguth. Un Galindo apparaît encore vers 840-867 en tant que gratia Dei cornes, ainsi qu’un Galindo Aznaréz dans deux actes rédigés vers 867 selon A. Ubieto. On voit enfin figurer un domnns Galindo comes dans un acte du IX^e siècle relatant la fondation du monastère de Cercito20. Ces nouvelles mentions suscitent plusieurs réserves, à commencer par l’absence de datation précise des documents. Le premier, attribué aux armées 808-821, est en fait plus tardif puisqu’Aureol porta le titre comtal jusqu’à sa mort, en 809. Comme Amrus s’empara ensuite du comté, puis Aznar Galíndez I^er et son gendre Garcia, on est tenu d’en fixer la rédaction après le voyage d’Aznar Galίndez I^er auprès de Charlemagne. Les deux documents des environs de 867 sont postérieurs puisque le roi Sancho cité ne peut être que Sancho Garcés I^er, qui régna de 905 à 92521. Une autre difficulté réside dans l’identité du Galindo gratia Dei commes cité dans le premier document du cartulaire. Comme le texte précise qu’il donna la terre où fut fondé Siresa, il s’agit bien là du premier comte aragonais nommé Galindo, mais rien ne prouve que ce Galindo soit bien le fils du comte Aznar. En fait, sous le nom de Galindo se cachent deux individus. À l’appui de cette thèse figure l’acte rédigé vers 828-833, où Galindo est dit Galindo comes, filius Garsiani. Cette filiation contredit les données des Généalogies de Roda puisqu’elle attribue pour père au comte un nommé García et non Aznar Galíndez I^er22. Le seul Garcia susceptible de correspondre à ces données étant García el Malo, le gendre d’Aznar Galíndez I^er, il faut donc admettre que son fils Galindo lui succéda un temps à la tête du comté.

5Cette brève étude généalogique justifie plusieurs conclusions. Le voyage d’Aznar Galίndez I^er ad Francium et la manière dont sont datés les actes de Siresa (regnante domno nostro Lodovico imperatore, regnum gloriosi domni nostri Karoli regis, regnante Karolo rege in Franza) révèlent d’abord que les comtes tenaient leur pouvoir du souverain franc. Cette dépendance prit fin lorsque les comtes aragonais se soumirent au souverain de Pampelune. Deux textes dans lesquels Galindo Aznaréz II demande à Sancho Garcés I^er de défendre le monastère de Siresa et de respecter les donations qu’il avait faites montrent que l’Aragon était passé sous l’autorité des souverains navarrais. Dans un cas, le roi de Pampelune figure seul, dans l’autre le carolingien n’est plus qu’un souverain parmi d’autres (regnante Karolo rege in Franza, Aldefoso filio Ardonis in Gallia Comata, Garsia Enneconis in Pampilona)23. L’union des deux territoires se produisit au X^e siècle, quand l’héritière du comte Galindo Aznaréz II, épousa García Sánchez I^er de Pampelune. On observera enfin que le silence des Généalogies de Roda sur l’emprise franque rappelle les observations émises par M. Zimmermann en Catalogne dans le cadre d’un processus d’affirmation nationale puisqu’en évacuant le comte Aureol, ce texte fixe une origine locale à la dynastie aragonaise24. La similitude avec la Catalogne s’arrête là car les sources franques n’incluent jamais l’Aragon sous l’appellation de Marca Hispanica25.