Quelques réflexions sur l’évolution des droits banaux en Italie méridionale (xi^e-xiii^e siècle)

1L’histoire des droits publics, de la seigneurie et de l’État en Italie méridionale présente un certain nombre de caractères originaux. Nous présentons ci-dessous quelques données qui permettent de suivre l’évolution des droits banaux au XIII^e siècle ; mais il convient de les replacer dans une perspective plus large.

2Deux facteurs initiaux ajoutent à la complexité propre au sujet. D’une part, la prise de pouvoir par les Normands impose un régime seigneurial de type occidental à des régions jusqu’alors partagées entre des États occidentaux, mais non issus du monde carolingien, et l’empire byzantin (sans parler de la Sicile musulmane), qui avaient, du point de vue qui nous occupe, des attitudes passablement différentes. En outre, en fonction de paramètres nombreux, ces régions donnent à la seigneurie des structures variées : l’unification de principe du régime politique par des hommes venus de la France du Nord, selon des schémas empruntés à leur pays d’origine, doit en réalité s’accommoder de modalités extrêmement diverses, que renforcent encore les conditions de la conquête.

3Dans les principautés lombardes héritières de l’ancien duché de Bénévent, des droits publics ont été concédés à des Églises, puis à des seigneurs laïques qui n’ont pas toujours attendu les concessions officielles pour en jouir ; il ne semble pas toutefois que l’État se soit dessaisi de la justice1. En territoire byzantin, il n’existe pas de véritable seigneurie. On sait toutefois que la cathédrale calabraise de Reggio, qui dispose de 281 domaines (proasteia), contrôle sept communes exemptes, sur lesquelles elle perçoit donc des droits publics2 ; mais, en Pouille, c’est sans doute l’exemple des toutes premières seigneuries normandes qui pousse, en 1045, le catépan d’Italie à abandonner à un juge de Bari, non seulement des taxes publiques pesant sur deux villages, mais encore le droit d’en juger les habitants3.

4Les conquérants normands systématisent l’appropriation seigneuriale des droits publics, droits de justice compris. Cette appropriation est bien plus complète dans le duché de Pouille (qui s’étend jusqu’à Salerne et au nord de la Calabre et où la conquête est totalement anarchique) que dans la principauté de Capoue qui conserve une structure étatique d’origine lombarde, et surtout que dans le comté de Sicile et Calabre, où le comte contrôle étroitement la distribution des droits publics ; dans la Calabre méridionale, les seigneurs jouissent surtout de droits sur la terre et sur de nombreux dépendants héréditaires (villani), probables successeurs de parèques d’époque byzantine. Dans le centre de la Pouille, au contraire, les seigneurs normands n’ont pu se constituer de réserves foncières importantes ; ils ont, en compensation, multiplié les droits de type public, imposant même des banalités à la mode française4. Les deux régions les plus peuplées de l’ancienne Italie byzantine ont ainsi modelé deux types extrêmes de seigneuries ; les autres régions, qu’elles aient été lombardes ou byzantines, paraissent adopter des schémas plus classiques, situés entre ces deux extrêmes.

5Mais, quelle qu’en soit l’importance relative, les droits publics sont désormais liés à divers droits fonciers pour assurer la base matérielle et politique de la seigneurie. Des redevances seigneuriales d’origine publique, la plus universelle est le plateaticum, sorte de tonlieu emprunté aux institutions des principautés lombardes ; viennent ensuite les droits d’usage sur l’incultum. Toutefois dans le duché de Pouille, autour de 1100, la justice semble constituer un élément fondamental de la seigneurie banale. En 1091, le comte normand de Fiorentino (en Capitanate) offre à S. Sofia de Bénévent un monastère situé au territoire de la cité, avec le droit d’y attirer des hommes ; il renonce à y « ponere bannum » : seule, l’abbaye rendra la justice « si sanguis ibi effusus fuerit » ou si un delictum est perpétré ; les autres droits banaux ne sont pas même cités5. En 1116, dans la même région, l’abbé de Torremaggiore a le droit de juger les crimes majeurs (homicide, incendie volontaire, adultère, trahison du seigneur, vol capital) qui seront commis dans son castellum de San Severo ; il dispose également de la plazza (plateaticum), dont il exempte les habitants pour l’écoulement de leurs propres surplus6.

6En Calabre méridionale, au contraire, le comte se réserve au moins une partie des droits de justice : en 1098, un « grand juge de tout le territoire calabrais » (prôtokritès apasès Kalabritidos chôras) juge en appel un procès mal réglé par un juge local7. C’est sur le modèle calabrais que Roger II, devenu roi, crée, entre 1135 et 1140, un corps de justiciers chargés, dans toutes les provinces continentales du royaume, de rendre la haute justice en son nom8. L’assise cassinésienne 369 leur réserve le jugement des crimes (notamment du crime de lèse-majesté) et de toutes les causes pouvant entraîner la mort ou une mutilation ; les actes de la pratique montrent qu’ils s’occupent en outre de bien des causes civiles impliquant de grands établissements religieux10. Il ne reste aux juges locaux (qui, dans les agglomérations non domaniales, dépendent du seigneur) que la basse justice. Il est certain que les profits seigneuriaux ont dû pâtir de ce transfert de compétence, qui n’a pas dû se faire sans mal : dans la seconde moitié du XII^e siècle, le comte de Loritello nomme un justicier dans son comté, de façon apparemment tout à fait illégale11.

7D’autre part, on le sait, Roger II partage l’aristocratie militaire en trois classes : simples milites, barons, comtes ; les membres des deux dernières perçoivent normalement des droits banaux. Les documents du XII^e siècle montrent que les plus importants restent le plateaticum et les droits sur l’incultum ; que d’autre part leur perception est confiée, dans chaque lieu habité (domanial ou seigneurial) à un baiulus : le mot baiulatio désigne à la fois l’ensemble des droits et l’administration qui les perçoit. À la fin du XII^e siècle, dans les villes importantes, la baiulatio est affermée à des sociétés d’hommes d’affaires12.

8En imposant, en 1231, les nova statuta, Frédéric II augmente le nombre de taxes perçues par l’État, mais aussi sans doute par les seigneurs13 ; il accroît encore la pression fiscale en levant, régulièrement à partir de 1235, une aide féodale générale annuelle qui devient un impôt direct, la collecte générale (ou subvention générale).

9À l’occasion de la promulgation des nova statuta, des enquêtes sont menées sur le montant de la dîme de la baiulatio, que de nombreuses cathédrales percevaient à l’époque normande ; à Tarente, en 1247, on apprend que la bucheria (droit sur l’abattage des animaux de boucherie) était, sous le règne de Guillaume II (1166-1189), affermée avec la baiulatio pour une somme variant de 15 à 40 onces d’or (soit de 450 à 1200 tarins contenant chacun environ 0,6 g d’or) ; un acte de 1212 expose que, pour la période allant du 1^er mai 1196 au 30 avril 1197, la mise à prix de la baiulatio de Bari était de 660 onces d’or (19800 tarins)14.

10Un autre document, établi en 1240-1250, nous fournit quelques chiffres concernant les droits publics : le Quaternus de Excadenciis et revocatis Capitanatae, seul registre de la chancellerie de Frédéric II conservé en original ; il énumère des biens passés à la curia pour cause de déshérence ou de confiscation, dans la province de Capitanate (qui couvrait l’actuelle province de Foggia en Pouille et une partie de la région voisine du Molise)15. Y figurent, à ce titre, les droits publics levés dans huit petites agglomérations : Abberone (Alberona, prov. de Foggia), Tufaria (Tufara, prov. de Campobasso), Gibbiza (Jelsi, prov. de Campobasso), Gildone (prov. de Campobasso), Cercia (Cercemaggiore, prov. de Campobassso), ∂ancta Crux de Mercona (Santa Croce del Sannio, prov. de Bénévent), le casale ∂ale (établissement disparu situé dans la partie septentrionale de la plaine du Tavoliere, dans la prov. de Foggia), enfin Vena de Causa (établissement disparu situé sur la côte adriatique de la prov. de Foggia, près de l’embouchure du Fortore). Dans chaque cas, les droits sont énumérés et évalués.

11Dans tous les cas, l’énumération commence par la baiulatio banci. Depuis 1240, le baiulus a changé de nature ; la constitution frédéricienne 62-2 a cantonné cet agent à l’administration de la basse justice, c’est-à-dire à la perception des droits de justice ; l’office n’est plus affermé, mais confié (par le camérier provincial, au moins pour les agglomérations domaniales) à un unique responsable16. C’est manifestement cette nouvelle terminologie qui est utilisée dans le Quaternus, et on voit dans la baiulatio banci les droits de justice. Dans les huit cas est également citée la platea cum doana (le plateaticum, avec sans doute des taxes annexes perçues par les dohanerii, qui lèvent les taxes commerciales). À ces deux rubriques se limite la liste de Santa Croce del Sannio. À Jelsi, Gildone, Cercemaggiore, ∂ala, on perçoit le ius fundici, ou ius fundicagii, cum statera : il s’agit des droits perçus pour le stockage des marchandises dans l’entrepôt public (nouveauté des nova statuta) et de celui qui pèse sur les poids et mesures ; à Tufara, on lève deux droits distincts, thumulum et statera, qui semblent porter l’un et l’autre sur les poids et mesures. Dans cinq cas (Alberona, Tufara, Jelsi, Gildone et Cercemaggiore) sont cités cambium (droit sur le change) et bucheria (taxe sur l’abattage des animaux de boucherie). À Jelsi et Vena de Causa, on évoque le ius herbatici ou herbagium (droit de paisson sur l’incultum), à Cercemaggiore le ius herbatici et glandatici (droit de glandée pour les porcs) ; on suppose que le forestagium de Tufara recouvre à peu près la même chose. Enfin, à Tufara est levée la starsia, à ∂ala le starsaticum. Il s’agit d’un droit seigneurial attesté en Capitanate dès le XII^e siècle, mais qui n’a pas vocation à l’universalité ; le mot startia désigne depuis la fin du XI^e siècle, en Campanie d’abord, puis aussi dans le nord de la Pouille, une grande réserve seigneuriale ; en Capitanate, les seigneurs banaux se donnent le droit d’embaucher gratuitement les moissonneurs saisonniers appelés comme salariés, notamment par des églises17 : le Quaternus donne l’explication suivante à propos de ∂ala : starsaticum, scilicet iornatas messorum. Ce droit est ici converti en monnaie ; on verra qu’à Tufara il n’exclut pas les corvées.

12Le rapport de chaque droit est, dans chaque agglomération, évalué par un chiffre parfois rond, et sans doute approximatif : à ∂ala, le scribe a ajouté à ses évaluations la mention : « et quandoque plus quandoque minus pro conditione temporis » ; en effet, ces droits subissent d’évidentes variations annuelles.

13Les chiffres fournis, faibles au regard de ceux qu’on a signalés pour Tarente ou Bari puisqu’il s’agit de petites agglomérations, sont toutefois très disparates : le total des droits mentionnés rapporte 10,5 tarins à Santa Croce, 24 à Jelsi, 28 à Alberona, 41 à Cercemaggiore, 60 à Gildone, 85,5 à Tufara, 105 à ∂ala, 240 à Vena de Causa (où, il est vrai, les trois quarts du revenu proviennent de l’herbagium : sans doute certaines zones littorales sont-elles impropres à la culture).

14Les droits de justice ne rapportent vraiment beaucoup qu’à Santa Croce (71,4 %), où ne figurent, il est vrai, que la baiulatio banci et la platea cum doana, à Tufara (70,2 %) et à Gildone (50 %) ; ils ne représentent au contraire que 28,6 % à Alberona, 24,4 % à Cercemaggiore, 20,8 % à Jelsi, pour tomber à 12,5 % à Vena de Causa et 7,1 % à ∂ala. L’ensemble des droits commerciaux (plateaticum et ius fundici avec ses annexes, ou leurs probables équivalents), en dépit d’une importance globalement un peu supérieure, connaissent de semblables variations : 64,3 % à ∂ala, 53,6 % à Alberona, 37,5 % à Jelsi, 31,7 % à Gildone et Cercemaggiore, 28,6 % à Santa Croce, 12,5 % à Vena de Causa, enfin 7 % à Tufara (où le ius fundici n’est pas cité). Quand ils sont mentionnés, les droits sur l’incultum sont généralement importants : 75 %, on l’a dit, à Vena de Causa, mais aussi 36,6 % à Cercemaggiore et 29,2 % à Jelsi ; seul, le forestagium de Tufara ne produit que 3,5 % des revenus. La starsia en rapporte 8,8 % à Tufara et 28,6 % à ∂ala. Enfin, le cambium et la bucheria, quand ils sont cités, ne produisent que des appoints : respectivement 7,1 et 10,7 % à Alberona, 5,8 et 4,7 % à Tufara, 4,2 et 8,3 % à Jelsi, 6,7 et 11,7 % à Gildone, 2,4 et 4,9 % à Cercemaggiore.

15Ces chiffres disparates laissent toutefois une impression générale : les droits pesant sur les activités économiques (commerce, élevage, change, abattage, parfois agriculture) sont généralement supérieurs aux droits de justice. Cette impression se renforce encore quand on apprend que, en certains lieux, le seigneur perçoit encore des corvées réelles, non monétarisées et parfois lourdes. Ainsi, à Jelsi, vingt-deux hommes doivent chacun deux jours annuels de corvée avec leurs bœufs et une corvée à bras (pour la moisson), sans compter la redevance d’une longe de porc à Noël ; un autre ne doit qu’une corvée à bras. À Alberona, la première personne interrogée doit douze jours de corvée par an ; un autre en fait trois avec ses bœufs, un avec un cheval, neuf à bras ; d’autres doivent 12 jours (2 cas), 4 jours (2 cas), 3 jours (2 cas), 2 jours (2 cas), un jour et demi (1 cas), un jour (6 cas). À Tufara (où pourtant la starsia monétaire est exigée), 63 hommes ou groupes familiaux doivent chacun huit jours de corvée par an (5 avec les bœufs et 3 à bras) ; à Santa Croce, le seigneur perçoit chaque année, globalement, 61 jours de corvée (un paysan en doit un par mois), ainsi que des redevances en nature (notamment des jambons). Mais il est difficile de tracer une limite précise entre droits banaux et droits fonciers.

16Notons toutefois que les corvées (comme la starsia) contribuent à faire pénétrer les droits banaux au cœur de la production agricole. On a déjà remarqué que, dans les régions septentrionales du Royaume, elles se renforcent considérablement au XIII^e siècle18, où les seigneurs s’intéressent manifestement à une production agricole qui a trouvé de nouveaux débouchés en Italie centrale et septentrionale.

17Sous le règne de Frédéric II, les très nombreuses revocationes au domaine et confiscations font du souverain le principal percepteur de droits seigneuriaux. Mais à l’époque angevine le roi, qui persiste à percevoir la subvention générale annuelle, inféode au contraire de nombreuses terres. C’est alors qu’on constate, à côté de la fiscalité étatique, la renaissance d’une fiscalité féodale. Les registres angevins montrent que l’aide aux quatre cas est fréquemment levée par les seigneurs (pour les adoubements et les mariages). Dans les Abruzzes et le Molise – régions déjà particulièrement touchées par la reprise des corvées – les seigneurs perçoivent en outre une taxe coutumièrement versée le 15 août, après la récolte des céréales, et appelée collecta ∂ancte Marie, ou encore collecta pannorum, ou indumentorum, sans doute officiellement destinée à renouveler la garde-robe seigneuriale19.

18Les droits banaux d’époque normande, encore perçus au milieu du XIII^e siècle, comme en témoigne le Quaternus de excadenciis, commencent déjà à se renouveler. Ils ne constituent plus qu’un des éléments d’une fiscalité double devenue envahissante, que promeuvent à la fois l’État et les seigneurs, que semblent encore favoriser d’une part la surpopulation, de l’autre l’entrée en force du Royaume dans les circuits commerciaux internationaux, et dont les conséquences négatives sont sensibles à la fin du XIII^e siècle20.