À propos d’une figure du fief en Languedoc au début du xii^e siècle : les accords de 1112 entre Ramon Berenguer III et Bernard Aton IV

1Dans sa Catalogne, Pierre Bonnassie analysait les relations politiques entre Catalogne et Occitanie au XI^e siècle1 ; nous voudrions lui offrir ici un prolongement de ses réflexions vers les débuts du XII^e siècle. Nombreux sont les historiens qui ont traité de la « grande guerre méridionale », la « guerre de Cent Ans du XII^e siècle »2. Ils ont mentionné dans ses prodromes les événements de 1112, sans généralement y attacher beaucoup d’importance. Nous tenterons en ces quelques pages de replacer ces hostilités dans leur contexte, de leur restituer une cohérence, et surtout de montrer comment le lien féodo-vassalique imprègne alors les mentalités au point de devenir le moule de toute relation de puissance à puissance.

2Si Ramon Berenguer III organisa une expédition militaire en Languedoc en 1112, ce fut pour ramener à l’obéissance et la fidélité celui qu’il estimait devoir être son vassal, le Trencavel Bernard Aton IV. En effet, son aïeul, Ramon Berenguer I^er, avait « acquis » les comtés de Carcassonne et de Razès en 1067- 1070. Nous avons montré ailleurs que ces accords ne peuvent être considérés comme de purs achats, mais sont une série de reprises en fief monnayées3. De façon quelque peu paradoxale, en cédant ces droits, la dynastie Trencavel réussit à capter l’essentiel de l’héritage des comtes de Carcassonne. Ceux qui n’étaient encore que vicomtes d’Albi et de Nîmes devenaient ainsi les maîtres de six anciens comtés carolingiens (outre Albi et Nîmes : Carcassonne, Razès, Béziers, Agde), écartant tous les autres héritiers potentiels, descendants de Roger le Vieux, le comte de Carcassonne du début du XI^e siècle, en particulier les comtes de Foix.

3La position des Trencavel vis-à-vis de leurs seigneurs supérieurs était en fait quelque peu ambiguë au début du XII^e siècle. Les droits des comtes de Barcelone, qui ne concernent que Carcassonne et Rennes, sont récents et n’ont jamais été exercés effectivement, à cause des difficultés politiques et successorales de la dynastie. Le fratricide de 1082, la minorité de Ramon Berenguer III, le renouveau du péril musulman avec l’arrivée au pouvoir des Almoravides ont éloigné les Barcelonais de la terre occitane. La sujétion à Toulouse n’est alors guère mieux assurée. Les Trencavel sont pourtant issus d’anciens lieutenants des comtes de Toulouse installés au X^e siècle en Albigeois avec le titre de vicomtes. À la fin du X^e siècle, on les trouve aussi en Nîmois, autre vieille domination raimondine. En vertu de leur titre de marquis de Gothie, les comtes de Toulouse revendiquaient le pouvoir supérieur dans les anciens comtés de Septimanie. Mais la dynastie toulousaine fut elle aussi bien affaiblie à la fin du XI^e siècle : Raimond de Saint-Gilles partit à la Croisade et resta en Terre Sainte jusqu’à sa mort en 1105 ; son fils Bertrand lui succéda, mais Toulouse subit l’invasion de Guilhem IX d’Aquitaine en 10984, fut reprise par Bertrand en 1100 mais lui échappa à nouveau : il ne contrôlait pas la ville lorsqu’il partit à son tour outre mer en 11095. Alfonse Jourdain son demi-frère, rentré vers 1107 de la Terre Sainte où il était né en 1103, ne put asseoir un réel pouvoir avant le début des années 1120.

4En cette période de flottement de l’autorité des pouvoirs supérieurs, les Trencavel connaissaient un état d’indépendance de fait. Ils s’appliquèrent à jouer sur l’ambiguïté de la situation. Une intense activité diplomatique fut déployée par Bernard Aton IV entre son retour de la croisade en 1105 et 1112. Il commença par régler ses différends avec l’archevêque de Narbonne nouvellement élu, Richard, de la famille des vicomtes de Millau. Il conclut avec lui une concordia où il reconnaissait tenir de lui en fief ce que ses prédécesseurs tenaient déjà de l’archevêque, lui fit hommage et lui jura fidélité : tout cela fut monnayé, et bien monnayé6. En ces mêmes années 1107- 1109, Bernard Aton s’allia avec les vicomtes de Narbonne : on a conservé le serment que lui prêta Aimeric 117. Par ailleurs, il se rapprocha, par le mariage de deux de ses filles, du comte de Roussillon8 et de la grande famille biterroise des Arnaldi de Sauvian9. Enfin, un peu plus tard, Bernard Aton rechercha l’alliance, ou du moins la neutralité, de Foix en renouvelant les accords traditionnels entre les familles, une promesse de succession en cas de déshérence10. Sont ici cernés les contours d’une vaste coalition anti-barcelonaise, une sorte de glacis protecteur pour le Trencavel : Narbonne, Toulouse, Rouergue, Millau, Foix seraient neutres, si ce n’est alliés.

5S’étant assuré de tous ces soutiens, Bernard Aton put alors frapper un grand coup : il donna en alleu et reprit le Razès en fief d’Alfonse I^er le Batailleur, roi d’Aragon11. Il lui promit de le servir « comme un homme doit servir son seigneur pour son fief ». Dans le serment qui suit, il lui jura fidélité contre tous, sauf contre les comtes de Toulouse et de Rodez. La soumission fut encore monnayée, et Bernard Aton reçut la somme non négligeable de 12000 sous. Cette reprise en fief, véritable défi, était une déclaration de guerre au comte de Barcelone. Elle dut être faite dans le même contexte, sinon en même temps, que celle de Bertrand au même roi d’Aragon. Le Trencavel réitéra l’opération pour Carcassonne – le texte en est perdu, mais le fait peut être déduit des règlements postérieurs : il reprit ce comté en fief du comte de Toulouse.

6Les circonstances n’amenèrent Ramon Berenguer IV à réagir qu’en mai-juin 1112. Son mariage avec Douce12 et son accession au comté de Provence l’engageaient à se préoccuper à nouveau des territoires d’outre-Pyrénées qu’avait acquis son grand-père. Il commença par défaire la coalition organisée par le Trencavel : il retourna le vicomte de Narbonne, auquel il concéda le Fenouilledès et le Peyrapertusès dont il venait d’hériter par la succession de Besalu13. Aimeric lui fit serment de le défendre et de guerroyer contre le vicomte de Béziers, sa femme et ses fils. On ne sait rien de l’expédition qui fut entreprise pour ramener Bernard Aton à l’obéissance, mais on a conservé les accords de pacification, conclus sous l’égide de l’archevêque Richard, et qui sont fort éclairants sur les pratiques du temps.

7Les conventions se firent en deux temps. Le 8 juin 1112, un placitum14 établit que Bernard Aton se reconnaissait l’homme du comte, devait lui jurer fidélité, et lui donnait douze châteaux15 en alleu, que Ramon Berenguer devait lui rendre en fief. Quand le vicomte arriverait à faire rendre Carcassonne par le comte de Toulouse, il recevrait la cité et le comté en fief du comte de Barcelone et recouvrerait l’alleu de six des châteaux. De même pour Rennes avec le roi d’Aragon : quand le comte en aurait récupéré la seigneurie, il l’inféoderait au vicomte et lui rendrait l’alleu des six autres châteaux. Le lendemain, une autre convenientia16 compléta la première : le comte de Barcelone inféodait les douze châteaux au vicomte et lui laissait le Carcassès et le Razès dans les conditions susdites. Le tout fut complété par des serments réciproques17. Quelque temps après, les deux protagonistes se retrouvèrent18 : la moitié des conditions était remplie. Le vicomte renouvela sa fidélité, son hommage et son serment, et reçut le Carcassès en fief du comte. Manifestement, ils étaient arrivés à faire annuler le serment prêté au comte de Toulouse. En revanche, rien n’avait changé du côté de l’Aragon, six des castra dont la liste n’est pas précisée étaient toujours tenus en fief, ce qui implique que les six autres avaient été restitués en alleu. Le texte se clôt sur un serment de Bernard Aton qui promet aide contre tous, sauf contre Alfonse (Jourdain), l’archevêque de Narbonne, Aimeric (de Narbonne) et Bernard d’Anduze.

8Quels enseignements tirer de ce dossier ? Ce conflit se situe manifestement à une charnière. Il est une conséquence des accords de 1067-1070, et la première tentative de leur mise en oeuvre qui ait laissé une trace dans les sources19. Mais il préfigure en même temps les guerres du XII^e siècle avec leurs ligues et leurs continuels renversements d’alliances. Il pose aussi clairement pour la première fois le problème du pouvoir des Trencavel : qui est leur seigneur supérieur ? Toulouse, leur seigneur « naturel » pour Albi, Nîmes, Béziers et Agde ? Ou Barcelone, seigneur « contractuel » depuis 1070, pour Carcassonne et Razès ? La question devint critique lorsque les deux comtes entrèrent en guerre, ce qui fut le cas pendant la plus grande partie du XII^e siècle. La politique des Trencavel, tout au long de ce siècle, fut de jouer sur l’ambiguïté et de reconnaître alternativement le plus faible ou le plus pressant des deux. Un autre aspect de leur diplomatie est ici dévoilée : ils tentèrent de résoudre le dilemme par une troisième voie en Aragon – ce qu’ils ne purent faire, bien entendu, que jusqu’en 1137, date de la fusion Aragon-Barcelone.

9Mais ce groupe de textes nous informe aussi sur le fonctionnement de la société, et plus particulièrement sur celui des institutions féodo-vassaliques. On aura remarqué que les alliances entre les Trencavel et leurs seigneurs potentiels sont conclues sur le mode d’une reprise en fief. Il s’agit là d’un procédé très répandu dans le Languedoc des XI^e et XII^e siècles, largement utilisé par les vicomtes eux-mêmes pour soumettre à leur autorité toute la haute aristocratie régionale. Ce mécanisme consiste en une donation en alleu, une rétrocession en fief et un serment de fidélité concomitants. Il s’agit pour le donateur et prestataire du serment de la reconnaissance d’une autorité supérieure, d’une entrée en vassalité20. La généralisation de ce processus dans le cadre de relations de puissance à puissance (entre le vicomte Trencavel et le roi d’Aragon ou le comte de Barcelone, entre le comte Bertrand et le roi d’Aragon) montre à l’évidence que les relations féodo-vassaliques ont envahi les mentalités et sont le moule de tout règlement de conflit. Mais les accords de 1112 apportent un autre enseignement. Par un curieux redoublement, une reprise en fief sert de gage à une autre reprise en fief à venir. Les douze châteaux cédés par le Trencavel ne doivent conserver le statut de fief qu’un temps, en attendant que le véritable enjeu des conventions soit effectivement atteint : la reprise en fief des comtés de Carcassonne et de Razès. Lorsque cette condition aura été remplie, le vicomte devra récupérer l’alleu de ses châteaux, c’est-à-dire la pleine souveraineté, et ne devra plus ce qui est normalement dû pour un fief : la restitution du château à toute semonce, la fidélité et le service21. Le vicomte sera dégagé de toute sujétion envers le Barcelonais pour ses vicomtés de Béziers, Agde, Albi et Nîmes ; il tiendra en revanche de lui ses deux autres vicomtés, Carcassonne et Razès, contre fidélité, hommage, serment et service22. Le changement de statut des douze castra est donc révocable, et ne fonctionne que comme une caution venant en garantie d’autres clauses. Qu’une reprise en fief puisse être considérée comme un gage lui donne donc une valeur non seulement symbolique (renouer des liens sociaux distendus), mais aussi bien matérielle (elle entraîne une soumission, peut-être même une amputation des revenus pour le fidèle). Le fief a véritablement envahi les structures mentales et la relation féodale sert de modèle à tous les liens personnels23.