1En sillonnant les cartulaires des pays gascons, il m’a été donné de croiser et recroiser dans les actes un groupe de personnages qualifiés d’amis (amici) : une de ces questions incidentes, qui n’ont probablement rien de spécifiquement régional, qui agacent l’esprit... mais dont on remet toujours à plus tard l’examen approfondi. Il fallait qu’une occasion se présente pour amorcer une réflexion sur ce sujet, et je ne pouvais trouver meilleure opportunité que dans un hommage rendu à Pierre Bonnassie. Il s’agit simplement ici d’avancer quelques considérations préalables susceptibles de constituer un point d’appui à une série d’enquêtes comparatives et à une réflexion collective.

2Après quelques réflexions sur les problèmes de méthode posés par l’établissement et l’exploitation des données, je m’essaierai à une première ébauche d’interprétation.

3N’en doutons pas, au Moyen Age il y a amis et amis. De même ne viendrait-il aujourd’hui à l’esprit de personne de confondre le compagnon de naguère (déjà fortement polysémique) avec le compagnon qui désigne habituellement dans notre société le concubin. Le champ sémantique des mots varie, à la fois, selon les locuteurs, selon les contextes, et au gré des changements de la société. Cette première considération rend quasi inutilisables, sinon bien sûr inutiles, les plus recommandables des dictionnaires, le Du Cange comme le Niermeyer.

4 La littérature historique offre une large palette d’études : les amis sont intégrés dans la réflexion théologique1, bien présents dans les œuvres littéraires2, pris récemment en compte par les historiens des rapports féodo-vassaliques3. On a souligné leur importance très tôt au Moyen Age4, mais soyons convaincu qu’on les trouverait tout aussi présents à l’automne de ce millénaire, si n’était la décourageante immensité des sources à dépouiller. En vérité c’est l’amitié, davantage que la figure de l’ami qui a suscité cette littérature historique. Je me propose ici d’inverser l’angle d’observation.

5Avec les cartulaires, nous nous trouvons en présence d’une source caractéristique d’un temps, les XI^e et XII^e siècles, et dont la nature ambiguë peut être la mère de tous les biais5.

6Tant qu’à dépouiller autant le faire, donc, avec un maximum de rigueur. On a récemment souligné l’importance du flot de narrativité qui envahit les actes dans la seconde moitié du XI^e siècle, et on considère que, échappant au carcan des anciens formulaires, les actes de ce style laissent transpirer une réalité plus proche des pratiques sociales6. On spécifiera donc soigneusement la nature des actes (charte, notice...) et la place des amis dans les actes : protocoles initiaux, dispositifs, eschatocoles. Cela permettra, par exemple, de ne pas mélanger les « amis » qui sont charriés dans la citation de la vulgate relative à Mamon souvent donnée en préambule (Luc, 16,9), et ceux qui, dans la suite du texte, sont des acteurs effectifs du jeu social.

7C’est naturellement la contextualisation qui, seule, permet d’approcher le sens réel des mots. Dans les cartulaires, les amis ne font pratiquement jamais l’objet d’un discours explicitatif. Le complexe lexical lié à l’ami se réduit à sa plus simple expression. On en est donc réduit à raisonner à partir des antonymes (amicus-inimicus), et surtout des associations (fidèles, parents...).

8 Au sein du corpus des cartulaires, d’une abondance moyenne et d’une grande dispersion, je me suis livré, en manière de sondage, à une première série de dépouillements7.

9La présence des « amis » se confirme comme minoritaire (au maximum dans un acte sur dix) et s’avère assez inégale selon les sources, avec une fourchette de variation entre un et dix. Cette inégalité affecte aussi bien les gros centres monastiques (La Sauve et Lézat), que les petits prieurés situés au pied ou au cœur des Pyrénées (Sorde, Saint-Savin). La rareté des mentions de dates, qui caractérise les cartulaires gascons, ne se prête guère à une étude dynamique du phénomène. Plus généralement, la relative rareté des occurrences, conjuguée avec la nécessité, affirmée plus haut d’opérer en leur sein des distinctions, rend très problématique une étude scientifique des amis. Pour arriver à manier un stock suffisant de données, il sera sans doute nécessaire de procéder au dépouillement d’un très vaste corpus, embrassant par exemple l’ensemble du royaume de France : vaste programme !

10Les limites de l’entreprise étant dûment posées, un premier défrichement de la question des amis dans les cartulaires ne me paraît pas inutile. Voici, sous forme de tableau, les données que l’on peut recueillir dans le cartulaire qui fournit les données les plus abondantes (soit à lui seul la moitié des occurrences de mon petit corpus), le grand cartulaire de La Sauve, dans le Bordelais.

11 Il est assez aisé d’analyser ce que font les amis, mais beaucoup moins de comprendre ce qu’ils sont.

12Les amis, dans une majorité de cas (26 cas à La Sauve), jouent un rôle de bons conseillers : c’est leur consilium qui justifie leur présence. À plusieurs reprises, on les voit emporter la (bonne) décision de l’acteur principal par leurs avertissements (commonitiones, admonitiones), leurs prières (preces), leurs reproches (objurgationes), leurs exhortations8. Ils sont ceux qui donnent leur assentiment avant l’acte (assensu et voluntas9), ou a posteriori (laudatio10). On a recours aux amis communs de deux parties comme instance d’arbitrage11. Pour comparaître devant un plaid, il est bon de se faire accompagner par son cortège d’amis12. À l’heure de la mort, les amis sont de bon conseil pour préparer le salut de l’âme13, et après le trépas, il advient qu’on compte sur eux pour porter son corps en terre14.

13Dans la documentation ecclésiastique, l’ami est généralement un membre de la parenté, j’y reviendrai, qui joue un rôle massivement positif. Or, de façon dissymétrique, l’inimicus est clairement l’ennemi, au sens militaire du terme15. Au détour d’un acte on devine d’ailleurs la figure d’un adversaire de l’abbaye dont les amis sont les ennemis objectifs de l’abbaye16. Il est probable que la nature des sources masque largement une autre figure de l’ami : celui qui, au côté du fidèle est un partenaire à part entière du jeu féodo-vassalique17. L’ami n’est alors que partiellement le membre d’une parenté proche18. On a quelques listes d’amis qui correspondent davantage au gotha de l’aristocratie locale (assurément unie à Ego par des liens de sang ou d’alliances), qu’au premier cercle de la parenté charnelle19. C’est aussi ce qui ressort sans ambages du cartulaire comtal de la Bigorre20 : l’ami, dans ce contexte laïc redevient clairement l’antonyme de l’ennemi, au sens militaire et politique du terme.

14Cela étant posé, il reste que le champ des amis s’inscrit majoritairement dans le complexe de la parenté21. Dans certaines occurrences avares de précision, l’ami est celui qui occupe une place particulière dans la familiaritas, entité délicate à définir22. De façon autrement plus claire et plus fréquente est le recoupement entre parents et amis (parentes et amici)23. Les actes sont souvent suffisamment précis pour montrer que les amis renvoient au cercle des parents les plus proches, des parents privilégiés en quelque sorte24. L’acteur principal intervient en compagnie de son conjoint et flanqué de ses amis25, de ses fils et « de ses autres amis »26. L’acte le plus explicite est bien à ce sujet l’acte 1355 de la Sauve Majeure dans lequel l’acteur principal énumère la liste de ses amis, soit onze personnages, dont cinq au moins constituent le premier cercle familial. Au total, l’amitié redouble la parenté (alliance ou filiation), sans cependant totalement coïncider avec elle. Un acte de Saint-Mont permet de constater qu’au sein même du tout premier cercle parental, et à lien de parenté égal, la qualité d’ami est inégalement distribuée : il nous met en présence d’un chevalier qui, à l’article de la mort, demande de privilégier son frère Arnaud « michi amicus plusquam alii fratres »27.

15La qualité d’amicus intègre une dimension affective, mais sans nul doute aussi, fondamentalement, spirituelle. On le constate à l’aide du rapprochement amicus-frater qui est fait dans le cadre de communautés monastiques. Le lien d’amitié participe de la caritas, l’amour spirituel, ainsi que le suggèrent explicitement quelques actes de La Sauve Majeure28. La caritas, au demeurant, donne lieu à d’autres formes de communautés parentales que les charnelles, dont les membres sont de simples et purs amis29. Pour un laïc, entrer dans un monastère c’est en devenir l’ami, c’est à dire accéder à une fraternité de nature non charnelle30.

16Ne sommes-nous pas ici victime d’un effet d’optique résultant de la nature cléricale des sources ? Pour une part, sans doute. Mais il ne faut pas sous-estimer la capacité d’irradiation de l’ensemble de la société par le discours religieux dominant. Une irradiation qui n’est pas allée, peut-être, sans une certaine dénaturation de l’idéal du pur amour. Un acte me paraît particulièrement révélateur. On y voit, dans l’Armagnac, le sire de Corneillan solliciter l’amour de ses amis pour obtenir, par un moyen purement spirituel, une efficience qui double l’action terrestre des hommes. En effet, l’appui des amis lui sert non pas pour combattre l’ennemi les armes à la main, mais pour lui conseiller judicieusement de faire la donation pieuse qui permettra d’écraser cet ennemi31.

17 Au total, on ne pouvait attendre de cette amorce d’étude aucune révélation majeure, sinon la confirmation du fait que dans les sociétés du Moyen Age occidental, le lien spirituel redouble les liens de l’alliance et de la parenté qu’il conforte, pondère, ou complète. Les travaux d’Anita Guerreau ont commencé à attirer l’attention sur l’importance de cette clé32. La poursuite des études sur la féodalité qui, dans le sillage de l’œuvre de Pierre Bonnassie s’annonce féconde, devra la prendre en compte.