1L’Aubrac, malgré son relief et la rudesse de son climat, n’a jamais été une barrière. Au contact de trois régions, Auvergne, Gévaudan et Rouergue, c’est au contraire une traditionnelle région de passage.

2En témoigne la voie romaine qui relie Lyon à Lugdunum Convenarum (Saint-Bertrand-de-Comminges) et qui le traverse dans son tronçon Javols-Rodez. On en retrouve le tracé dans la forêt domaniale d’Aubrac, au sud de l’Hôpital, et les vestiges d’une station routière, celle d’ad ∂ilanum mentionnée dans la table de Peutinger, au lieu-dit Puech Crémat1. Il est vraisemblable qu’elle a été utilisée des siècles durant : Sidoine Apollinaire l’emprunte sans doute, au moins dans son parcours aveyronnais, à l’occasion d’un voyage qui le mène d’Auvergne à Rodez2. Trois siècles après, Pépin le Bref la remonte dans sa campagne-éclair de 767 qui de Toulouse le conduit jusqu’à Lyon3.

3Plus tard et jusqu’au XII^e siècle, cette route qui ne dessert aucun village médiéval, devient un axe secondaire, au profit d’une voie nord-sud – aussi ancienne – qui descend de Haute-Auvergne, par Recoules d’Aubrac, villa comtale au X^e siècle4. Cette voie croise la précédente non loin d’ad ∂ilanum, et file vers le sud-sud-est en direction de la vallée du Lot et de Bannassac, oppidum et atelier monétaire mérovigien5, et au-delà en direction du Larzac et de la Méditerranée. Cette voie dite de la Boleira6 est peut-être déjà celle des troupeaux transhumants du nord et du sud, et du sel méditerranéen, ce dont pourrait témoigner le toponyme « les Salhens ».

4 L’importance de cet axe qui ne se dément pas au Moyen Age s’accompagne du déplacement du centre de gravité de l’Aubrac vers le nord-ouest et l’ensemble Nasbinals – Recoules – St-Urcize. C’est à ce déplacement qu’il faut rattacher l’importance nouvelle d’Aubrac, directement relié à Nasbinals, à environ 7 km à l’ouest d’ad ∂ilanum et qui sur le versant aveyronnais est l’aboutissement, par Saint-Chély et Belvezet, d’une autre voie montant de Saint-Côme d’Olt ; comme si dans le franchissement du plateau, entre la vallée du Lot et celle du Bès, Aubrac avait remplacé la station d’ad ∂ilanum.

5L’émergence du site d’Aubrac traduit donc la prédominance provisoire de l’axe auvergnat sur le vieil axe Lyon-Javols. Rien ne l’illustre mieux que l’irruption des seigneurs auvergnats dans l’histoire du plateau.

6Plusieurs seigneuries se partagent l’Aubrac au XI^e siècle. À l’est, l’Aubrac lozérien est dominé par la puissante famille des Peyre, à partir de leur château de Marchastel7. Si l’on se réfère à leurs possessions tardives, leur seigneurie déborde sur l’Aubrac aveyronnais, et l’actuelle forêt domaniale d’Aubrac leur appartient, au moins en partie. La seigneurie des Peyre est flanquée au nord par celle des Apcher, et au sud par celle des Canilhac qui englobe Bannassac et La Canourgue8. Côté aveyronnais la situation est plus confuse. Deux familles dominent, quand elles ne sont pas contestées par les Auvergnats : les Estaing qui tiennent une partie de Saint-Chély et ont des droits jusqu’aux abords de l’Hôpital et les Calmont dont les seigneurs de Belvezet sont sans doute les vassaux9. Restent les Auvergnats, tels les Mercoeur et surtout les Saint-Urcize, dont les possessions – comme celles des Peyre – dessinent une pointe en direction d’Aubrac, et même au-delà, puisque vers 1200, ils abandonnent à l’Hôpital tout ce qu’ils ont « au delà du bois d’Aubrac jusqu’au fleuve Lot »10.

7Les Saint-Urcize apparaissent pour la première fois dans la Chronique de Saint-Flour : ils font alors partie des milites Castri Nonetensis, vassaux d’Amblard de Nonette le Mal Hiverné, et à ce titre acteurs de la guerre de la Planèze11. C’est leur seigneur que l’on retrouve dans le Livre des Miracles de Sainte Foy de Conques retenant un chevalier prisonnier dans son château de Perse. Ce château n’est pas, comme on l’a cru à tort à la suite de de Barrau, celui de Calterpers, canton de Naucelle, mais celui qui s’élevait sur la rive gauche du Lot, au-dessus de l’église de Perse, sur le puech de Vermus, face au château de Calmont12.

8Les Nonette sont alors solidement implantés dans la vallée du Lot, jusqu’en 1031-1060, période pendant laquelle ils abandonnent leur alleu d’Espalion et avec les Calmont l’église de Perse13. Désormais, même s’ils ne disparaissent pas totalement de la région14 ce que confirment les droits que leurs vassaux les Saint-Urcize y conservent jusque vers 1200, ils cèdent le pas aux Calmont qui contrôlent l’Espalionais et, sans doute, une grande partie de l’Aubrac aveyronnais.

9Cet affrontement que l’on devine entre Nonette et Calmont – la guerre de l’Aubrac prolongement de la guerre de la Planèze ? – met en lumière le rôle d’arbitre joué par Conques. Conques remerciée (?) par les donations d’Espalion, de la moitié du tonlieu du sel d’Espalion, de l’église de Perse et de droits dans le vieux bourg de Perse (vieux par rapport à Espalion). Conques qui est aussi à l’origine de l’Hôpital d’Aubrac.

10Le contexte de la Paix de Dieu et de la Réforme grégorienne favorise l’implantation sur le plateau de deux grandes abbayes, Saint-Victor de Marseille et Conques. Saint-Victor s’installe d’abord au sud-est de l’Aubrac, dans les vallées du Lot et de la Colagne : La Canourgue (1060), Monastier-Chirac (1062), Saint-Geniez d’Olt (1082) avant de pousser ses avantages sur le plateau lui-même : Nasbinals (1072) et Saint-Chély (1082)15.

11L’arrivée de Conques est plus tardive. Au XI^e siècle, le monastère rouergat est solidement implanté sur la planèze de Saint-Flour autour de Tanavelle et de Valuéjouls16. A la même époque, il s’insinue dans la vallée du Lot et ses abords, de la région d’Entraygues à celle d’Espalion, jusqu’à Pomayrols17. Sur l’Aubrac même, Conques ne possède longtemps qu’une seule église et son village : Lacalm18. Puis la situation se débloque grâce aux Peyre : début XII^e siècle l’évêque de Mende Aldebert de Peyre donne à Conques deux mas dans la paroisse de Prinsuéjouls dont Malbouzon19.

12Couronnement de cette implantation : la donation entre 1108 et 1125 de l’Hôpital d’Aubrac récemment créé, « sur une voie publique », pour l’accueil des voyageurs et des pèlerins20. Comment l’interpréter ? Aucun document n’éclaire l’appartenance seigneuriale du site même d’Aubrac, mais on aura remarqué qu’il se trouve à la limite de trois seigneuries : les Peyre, les Saint-Urcize et les Calmont (par l’intermédiaire des Belvezet). La bulle de 121621, le plus ancien document à relater la fondation de l’Hôpital par le flamand Adalard, le présente comme un lieu de non-droit, les pèlerins y subissant les violences de latrones, à partir d’une spelunca latronum qu’il n’est pas interdit d’identifier avec le château de Belvezet, dont les relations avec Aubrac seront toujours détestables. Le vocabulaire utilisé est celui de la Paix de Dieu dans laquelle, depuis le début du XI^e siècle baigne le grand monastère : Livre des Miracles, intervention dans le conflit Nonette-Calmont, création des sauvetés de Malesaignes et de Malbouzon22. Rien d’étonnant dans ces conditions qu’un pèlerin de Saint-Jacques, passant par Conques sur le chemin du retour, l’ait choisi pour patroner son oeuvre de paix23. Reconnaissance ultime de son rôle : en 1199, l’évêque de Rodez l’exempte du commun de paix24.

13À cette date, et dès 1162, Aubrac a échappé à Conques. J. Bousquet note que l’abbatiat de Boniface (1108-1125), pendant lequel l’hôpital est donné à Conques, amorce le déclin du monastère et une hémorragie de ses possessions25. F. de Gournay confirme cette impression26. Aubrac fait partie des pertes subies par Conques, mais contrairement à d’autres, cela ne profite ni à une autre église ni à un autre monastère. Pour des raisons inconnues, en 1162 l’évêque de Rodez Pierre octroie au nouvel hôpital une règle et l’autonomie : c’est la chance de son histoire dont il va largement user au XIII^e siècle pour s’imposer comme une des grandes maisons religieuses du Rouergue.