1Dans toute l’histoire de la seigneurie de Montpellier, le premier tiers du XIII^e siècle constitue une période exceptionnelle. Le consulat s’établit définitivement dans la ville et son pouvoir va s’agrandissant au détriment de celui du seigneur, pour devenir presque le maître non seulement à l’intérieur de la ville, mais aussi dans toute la seigneurie comprenant une vingtaine de villages des alentours. Pour cette période, la situation politique à l’intérieur de la seigneurie reste obscure, à cause de la désespérante pauvreté des sources subsistantes.

2Toutefois, nous avons deux documents inédits des Archives municipales de Montpellier, peu connus jusqu’ici, qui se situent juste avant la Croisade albigeoise et qui peuvent combler quelque peu cette lacune de sources.

3En 1204, Pierre II, roi d’Aragon, devint seigneur de Montpellier par son mariage avec Marie, héritière légitime des Guilhem. En profitant de ce changement dynastique, les bourgeois de Montpellier établirent définitivement le consulat de leur ville, dont le pouvoir s’étendra par la suite aussi à la campagne environnante.

4Le 1^er mars 1205, le seigneur-roi emprunte à la communauté urbaine de Montpellier 75 000 sous melgoriens en hypothéquant le castrum de Lattes avec toute la domination et tous les revenus en provenant1. On peut savoir à partir du texte qu’il s’agit d’un mort-gage.

5 Le même jour, le seigneur-roi promet aux consuls que tous les castra et villae qui constituent la dot de Marie, sa femme, seront toujours « sub una dominatione et seinhorivo » et « ad dominationem ville Montispessulani inseparabiliter ». De telle sorte que le seigneur-roi n’a pas le droit de les séparer, soit partiellement, soit totalement, du « potestativo et dominatione ville Montispessulani », en les aliénant à titre de vente, de donation, d’échange, d’engagement ou d’inféodation2. Ici s’exprime la suprématie de la ville vis-à-vis de la campagne environnante qui compose la seigneurie de Montpellier, suprématie comparable, bien que de beaucoup inférieure, à celle de la ville de Toulouse sur son plat pays à la même époque.

6L’année suivante, cette suprématie prend corps. Le 4 juillet, sans s’être acquitté de la dette de 75 000 sous, le seigneur-roi emprunte à nouveau une somme de 100 000 sous aux consuls de Montpellier, en mettant en gage la ville de Montpellier et tous les villages qui constituent la dot de Marie3. Il s’agit cette fois d’un vif-gage et le terme de l’engagement est le suivant : « ab hoc preterito festo ∂ancti Johannis Baptiste usque ad II annos et deinde, quousque de predictis redditibus vobis et universitati Montispessulani plenarie sit satisfactum in C militibus solidorum ».

7Tant que tous les dits castra et villae resteront sous l’hypothèque des consuls, ceux-ci peuvent recevoir un serment de fidélité de tous les feudataires et habitants de ces agglomérations et y nommer les bayles, que le seigneur-roi confirmera sans conditions.

8Les renseignements sont désespérément pauvres sur le déroulement politique de la suite. De toute façon, ce qui est sûr, c’est que peu de temps plus tard, les bourgeois de Montpellier se soulèvent contre leur seigneur. On ne connaît cet événement qu’à partir du traité de paix, conclu entre les deux parties à Villeneuve le 27 octobre 1206, qui met fin aux conflits sous l’arbitrage de l’évêque de Maguelone, Guilhem d’Autignac, et de ses assesseurs4.

9Le problème qui occupe une place prépondérante dans ce traité de paix, c’est la confirmation des engagements, effectués jusque-là par le seigneur-roi. Mais pour qu’il n’y ait pas l’ombre d’un doute de la part du seigneur-roi sur la perception des revenus provenant des gages, les bourgeois de Montpellier doivent rendre leurs comptes devant l’évêque de Maguelone, arbitre de ce traité, quand celui-ci le jugera nécessaire. Mais cette stipulation semble ne porter pratiquement que sur la ville de Montpellier, car, dans le paragraphe qui suit directement, on peut voir une clause tout à fait différente pour les villages environnants. C’est l’évêque de Maguelone qui assume la gestion de tous ceux-ci et, les frais de gestion déduits, il restitue aux consuls de Montpellier le reste des revenus. La motivation de ce procédé est la suivante : « pro eadem suspicacione tollenda et ut utrique parti jus suum plenius conservetur, ne forte... simile contingat vel deterius quod jam dinoscitur contigisse ». Cette dernière phrase est trop vague pour qu’on puisse préciser son contenu. Nous pensons qu’il s’agirait de conflits sévères entre les consuls et les villageois lors de la perception des droits seigneuriaux. En effet, dans ce traité de paix, on peut relever la trace d’un tel conflit. Il est stipulé au début que les deux parties se remettent ensemble dorénavant. Dans ce contexte, les habitants de Montpellier accordent leur pardon au seigneur-roi et aux « hommes et coadjutores ejus, et specialiter homines de Latis universos et singulos ». Donc, pendant la révolte des bourgeois de Montpellier, les habitants de Lattes au moins restèrent fidèles au seigneur-roi, causant des dommages aux bourgeois. N’est-il pas possible d’imaginer que la domination des consuls sur les autres villages qui constituaient le gage ait été bloquée par l’insoumission d’une partie des villageois, secondée par le seigneur, ou par la mauvaise volonté de celui-ci, secondée par ceux-là ?

10Bien que les détails nous échappent, il semble que les circonstances par la suite tournent en faveur des bourgeois, et que le résultat en est la domination plus ou moins forte de ceux-ci sur toute la seigneurie sans l’intermédiaire de l’évêque de Maguelone. À ce sujet, nous nous appuyons sur deux documents inédits, conservés dans le Grand Chartrier, qui nous offrent des renseignements très vifs sur la société montpelliéraine juste avant la Croisade albigeoise mais qui n’ont jamais jusqu’ici suscité l’intérêt des historiens à notre connaissance. Le premier document est le contrat passé entre les consuls et un Guilhem Gasq par lequel ceux-là confient à celui-ci la garde du castrum de Lattes pour deux ans (date : le 27 août 1207)5. Le deuxième concerne l’accord conclu entre les consuls et les juifs de Montpellier à propos des services dus par ces derniers pour la défense de la ville de Montpellier ou des autres castra appartenant à la domination de cette ville (date : le 12 mai 1208)6.

11Examinons d’abord le premier document. Guilhem Gasq promet aux consuls de Montpellier de leur donner fidèlement et secrètement un bon conseil sur ce qu’ils requerront et de défendre la ville de Montpellier et tous les « castra et villae ad dominationem ville Montis Pessulani pertinencia » selon leur volonté. De plus, ce personnage est chargé de recevoir la garde du castrum de Lattes deux ans à partir de la fête de saint Michel qui vient, en y habitant avec sa famille. Pour cela, il doit entretenir à ses propres frais dix chevaliers ou archers, dix fantassins recrutés parmi les habitants de Montpellier et un guetteur pour la tour. Les deux ans passés, il doit habiter cette fois trois ans à Montpellier avec un chevalier ou archer et avec sa famille, en rendant des services militaires à la ville et aux consuls. Ceux-ci consistent à commander un corps d’armée (mainata militum), entretenu aux frais des consuls, sauf lui-même et son unique chevalier ou archer, selon la volonté des consuls.

12 Il promet aux consuls de ne pas assumer d’autre bailia, ni d’aller habiter ailleurs, pendant la totalité des dits cinq ans. Avec la ville de Montpellier, ce n’est pas la première fois qu’il noue des relations semblables, puisque, vers la fin de ce contrat, les deux parties se libèrent de toutes les autres conventiones et obligationes qu’elles avaient passées jusqu’alors.

13Pendant les deux premières années, Guilhem Gasq peut se procurer tous les revenus du castrum de Lattes sauf ceux du pré dans lequel il ne détient que quatre quartariatas et la mejaria (métayage) de la portion cultivée, transformée avant la fin de ces deux années. En plus de cela, il touche comme salaire 1 000 sous melgoriens par an. Se réservant le droit de récupérer le dit castrum à n’importe quel moment au cours des deux années, les consuls ne retiennent quand même qu’une très faible partie des revenus provenant du castrum : en dehors de leurs droits indiqués ci-dessus sur le pré, un cinquième du butin de guerre que Guilhem Gasq aurait pris aux ennemis des habitants de Montpellier. Ensuite, pendant les trois années qui suivent, Guilhem Gasq touche un salaire de 2 000 sous par an.

14Ce Guilhem Gasq est évidemment étranger à Montpellier et à Lattes. Dans le texte, il ne porte aucun titre. S’agit-il d’un chef de mercenaires qui voyage pour trouver un emploi, offert par les seigneurs ou par les villes ?

15En résumé, les consuls essaient de confier à un combattant tout le gouvernement de Lattes avec la plupart des revenus de ce castrum, et en lui payant de plus un salaire, pour deux ans, et, au bout de ce terme, de le retenir encore trois ans à Montpellier contre le paiement d’un salaire double : contrat très favorable à Guilhem Gasq. Pourquoi un tel contrat ? On pourrait avancer deux raisons. Premièrement, parmi les habitants de Lattes, l’antipathie ou la rancœur contre la ville de Montpellier subsisterait encore, à tel point que les consuls ne pourraient pas se procurer les revenus du castrum en gage, en désignant un bayle, choisi ordinairement parmi les habitants eux-mêmes. Deuxièmement, à ce moment-là, les consuls désiraient ardemment recourir à la force militaire pour se défendre. La raison la plus urgente en serait peut-être la menace du seigneur-roi qui ne se serait pas encore dissipée. Mais il y aurait une autre raison : on pourrait sentir une situation agitée à la veille de la Croisade albigeoise.

16Maintenant, passons au deuxième document. Le 12 mai 1208, les consuls rendent un jugement sur les différends qui ont existé jusqu’alors entre eux-mêmes et tous les juifs habitant à Montpellier au sujet des services dus par ceux-ci en faveur de la ville. La prétention des consuls est la suivante : quand un puissant (aliqua potestas) vient attaquer avec son armée la ville de Montpellier ou un des castra appartenant à la domination de cette ville, en établissant un camp près de la ville ou du castrum, tous les juifs habitant à Montpellier sont tenus, « de suo proprio jure servicii constituti », de fournir tous les carreaux d’arbalète (quadrillos) nécessaires pour la défense de la ville ou du castrum, aussi longtemps que cette armée restera à proximité ; de même, ajoutent les consuls, quand tota communio de Montpellier expédie son armée quelque part de sorte qu’on y établisse un camp pour un jour. Par contre, les sept représentants des juifs montpelliérains affirment que ce n’est que 2 saumatas de fer ad opus quadrillorum qu’ils doivent fournir en pareil cas. Et cela seulement quand un puissant vient attaquer avec son armée la ville de Montpellier ou le castrum de Castelnau ou de Lattes (restriction géographique), en établissant un camp dans les environs pour deux ou trois jours (condition de temps).

17Le jugement est rendu par les consuls (de l’année 1207) à ce sujet, avec le conseil de tous les consules officiales (les nouveaux consuls de 1208 ?) et de tous ceux qui s’occupent de la communauté urbaine. Il est très détaillé ou, mieux dit, il révèle une grande nervosité : quand un puissant vient attaquer avec son armée la ville de Montpellier ou le castrum de Lattes ou de Castelnau, de sorte qu’il établit un camp durant deux jours dans ses environs, à la prima hora du troisième jour, tous les juifs habitant à Montpellier doivent fournir vingt mille carreaux d’arbalète pour la défense de ladite localité. Si, une fois ces vingt mille carreaux fournis, ledit puissant se replie puis revient établir un camp avant trois mois, il n’est pas nécessaire que les juifs fournissent vingt mille autres carreaux. Mais s’il reste continuellement au-delà de trois mois à partir de son retour, ou si, après s’être replié une fois, il revient au-delà de trois mois, les juifs sont tenus de fournir de nouveau vingt mille carreaux. Dans le cas où, après le retrait du dit puissant, un autre vient attaquer la ville de Montpellier ou l’un des castra mentionnés ci-dessus, de la même manière que son prédécesseur, ils doivent fournir vingt mille autres carreaux.

18L’origine de ce service des juifs semble remonter plus tôt, parce que les consuls allèguent comme preuve de leur prétention les « consilio et consensu proborum hominum Montispessulani preteriti domini dicte ville Montispessulani cum judeis ». Il est probable qu’il s’agit du règne des Guilhem. D’autre part, la communauté des juifs n’ose pas nier l’existence même de ce service, ni par ailleurs, le fait qu’elle a rendu les services que les consuls lui demandent. Mais cela, dit-elle, « metu et coactione violenta districti ». Ce qu’on peut supposer par là, c’est que les consuls auraient essayé d’augmenter le service dû depuis longtemps par les juifs, à cause du danger ambiant et que le compromis s’est fait entre les deux parties quelque temps après le conflit.

19Les consuls doivent défendre en tant que maîtres les castra et villae reçus en gage contre la menace d’immixtion du roi d’Aragon et aussi contre la résistance d’une partie, fidèle au roi, des villageois habitant à l’intérieur de la seigneurie. Une telle situation subsisterait encore. Mais ce que les consuls supposent dans ce document est différent. En 1208, un danger urgent apparut. Au début de cette année, le légat pontifical Pierre de Castelnau fut assassiné par un homme du comte de Toulouse, et le pape Innocent III, après avoir appris cette nouvelle, appela en mars tous les comtes, barons et chevaliers du royaume à s’armer contre les hérétiques et contre le comte de Toulouse. En même temps, il exhorta les prélats du Midi à prendre des mesures nécessaires pour poursuivre le meurtrier de Pierre de Castelnau et tous ses complices. Donc la situation a dû être très agitée aussi autour de notre région. Certes, la ville de Montpellier restait toujours catholique et tout le monde le reconnaissait. Mais comment peut-on rester serein quand s’annonce une guerre d’invasion dont on pourrait subir de fâcheuses conséquences ? La supposition, stipulée dans le jugement des consuls de 1208, que des puissants viennent ou reviennent attaquer la ville et la seigneurie de Montpellier à peu d’intervalle et tour à tour, a dû entraîner une grande crainte chez les consuls.