Le renouvellement des élites dans les villes d’Italie du Nord au début de l’époque communale : l’exemple de Bergame
p. 173-178
Texte intégral
1Une question récurrente dans l’historiographie des sociétés méditerranéennes médiévales concerne les rapports que le monde féodal d’Italie du Nord a entretenus avec le mouvement communal, et la façon dont il a vécu l’avènement du pouvoir consulaire, autour de 1100 : les puissants réseaux féodo-vassaliques qui entouraient les évêques du royaume d’Italie ont-ils su s’insérer dans les nouveaux milieux dirigeants et les influencer, ou bien ont-ils été évincés alors du pouvoir politique ? Il y a bientôt vingt ans, le livre de Hagen Keller1 réveillait un débat qui semblait quelque peu assoupi, en posant les féodaux au sein même de la commune ; sa récente traduction italienne, précédée d’un bilan de la discussion qu’avait entraînée sa publication, invite à renouer le fil de la réflexion sur ce grand problème d’histoire sociale et politique. Entre-temps, des travaux importants, en particulier ceux de Renato Bordone sur Asti et sur la culture des premières élites communales, ont en effet suggéré que la thèse de Keller, fondée sur l’analyse du cas milanais, ne s’appliquait pas telle quelle à l’ensemble des sociétés communales, restées en bonne partie à l’écart de l’imprégnation féodale. On voit mieux aussi aujourd’hui comment le groupe dirigeant consulaire a construit son identité autour de valeurs dont la tonalité dominante était aristocratique et militaire, ce qu’exprime bien le nom même de militia donné au XIIIe siècle aux héritiers des fondateurs des communes2.
2Je voudrais résumer ici certains caractères dominants des élites du premier âge communal, tels que j’ai pu les observer en reprenant les sources bien fournies qui concernent Bergame, à l’occasion de travaux récents.
3 La première mention des consuls de Bergame en 1117 est précédée par une période d’une quarantaine d’années où le pouvoir échappe progressivement à l’évêque, trop compromis dans le camp schismatique et pro-impérial, et passe aux hommes qui vont former les corps consulaires. Les listes de participants à des réunions politiques qui nous permettent de connaître ces précurseurs de la commune distinguent parmi eux, explicitement ou par l’ordre de classement, milites et cives : on peut rattacher la plupart des membres de la première catégorie à des familles que l’on connaît depuis plusieurs générations dans un rôle de seigneurs ruraux3, généralement maîtres d’un ou de plusieurs villages fortifiés et vassaux de l’évêché (capitanei) ; tandis que les ancêtres des seconds sont des notables de la ville, identifiés comme tels par le qualificatif de civitate Pergami ou civis Pergami.
4Ces derniers n’ont rien de « populaire ». Ils constituent une aristocratie urbaine, presque aussi ancienne que celle des milites, disposant de ses propres moyens d’influence, et ils sont en train de s’approprier, au cours de ces mêmes décennies, les bases de pouvoir, seigneuriales et féodales, sur lesquelles s’appuyait jusque-là la prééminence des capitanei. C’est pour montrer cette transformation de l’identité d’un groupe social, coïncidant avec son arrivée au pouvoir, que je voudrais utiliser l’exemple bergamasque.
5Cette élite citadine n’est pas du tout composée d’homines novi : leurs familles n’émergent pas aussi tôt dans la documentation que celles des capitanei, mais elles sont malgré tout très anciennes : beaucoup d’entre elles sont mentionnées depuis le début du XIe siècle, quelques-unes un peu plus tôt encore. Cela signifie qu’elles ont atteint depuis ces dates – et probablement bien avant – le seuil de la notabilité, puisqu’on n’apparaît normalement dans les textes que lorsque l’on est « quelqu’un », un propriétaire et un homme d’influence.
6L’observation de l’anthroponymie est également révélatrice de l’ancienneté et de la forte identité de ces familles : le deuxième élément du nom apparaît et devient héréditaire chez elles dès le courant du XIe siècle, c’est-à-dire beaucoup plus tôt que dans les autres milieux (les propriétaires ruraux par exemple) à l’exception de la noblesse féodale. Le choix de ce deuxième élément différencie nettement les citadins des nobles féodaux : ces derniers se transmettent un nom de seigneurie (de Bonate, de Mozzo, de Prezzate...), tandis que le cognomen classique des citadins est formé sur le nom d’un ancêtre éponyme, qui est souvent un sobriquet : Suardi, Attonis, Celsonis, Puliacci, Dulcionis..., et parfois le nom d’une femme : Antilde, Ficiene ; d’autres se réfèrent à un lieu-dit de la ville, comme les de Curteregia et les de Crotta. Ces quelques dizaines de familles semblent former un petit monde très compact, et beaucoup ont des ancêtres communs.
7Ces notables disposent de sommes importantes en argent liquide ou en biens faciles à monnayer4. On s’en aperçoit dans les dernières décennies du XIe siècle, lorsque commencent les reconnaissances de dette, souvent contractées par des paysans dont les propriétés vont dès lors affluer entre leurs mains. Dans les années qui entourent 1100, une série de grosses opérations foncières révèle encore plus clairement les ressources monétaires de l’élite citadine, et son aptitude à les utiliser pour accroître son patrimoine foncier : il s’agit du démantèlement de grands ensembles seigneuriaux, provoqué tant par les bouleversements politiques que par les difficultés économiques de familles aristocratiques en proie aux problèmes successoraux. Les notables citadins apparaissent comme intermédiaires (pour des églises par exemple) dans ces opérations, mais ils en sont souvent aussi les bénéficiaires, et grâce à elles leurs propriétés foncières, jusqu’alors limitées aux environs immédiats de la ville, s’étendent d’un coup, en l’espace d’une génération, à de vastes domaines situés loin dans le contado, particulièrement dans les vallées alpines où se concentrent les grands fiefs tenus de l’évêché et les juridictions seigneuriales les plus imposantes.
8Les propriétés de l’élite citadine changent en effet non seulement de dimensions mais de nature au cours de ces quelques décennies : il s’agissait jusque-là de terres, dans la possession desquelles l’exercice du pouvoir seigneurial se bornait aux exploitants coutumièrement soumis à l’autorité du maître. Au contraire, les acquisitions des environs de 1100 concernent des seigneuries rurales avec l’intégralité des pouvoirs banaux, les châteaux, les dîmes, que les descendants des acheteurs conserveront plus ou moins longtemps, souvent jusqu’au XIIIe siècle et parfois beaucoup plus tard. Ces seigneuries sont rarement des alleux, mais plutôt des fiefs épiscopaux – achetés à leurs détenteurs ou parfois reçus directement de l’évêque, juste avant les troubles de la fin du XIe siècle –, et leur jouissance implique l’accès au plus haut niveau de la hiérarchie féodale.
9La frange supérieure de l’élite citadine se place ainsi de plain-pied avec les comtes et les capitanei, et elle dépasse même une partie de cette ancienne aristocratie, qui connaît alors des difficultés économiques et politiques graves et parfois mortelles. La différenciation entre milites et cives perd dès lors beaucoup de son sens, et on comprend que les quelques lignages de capitanei qui entrent dans le milieu consulaire ne se distinguent guère des autres membres de celui-ci. Vers 1120 déjà, lorsque Mosè de Brolo, lui-même issu du nouveau milieu dirigeant, évoque la société de son temps dans un poème consacré à l’exaltation de sa ville et des jeunes institutions communales, le Liber Pergaminus, c’est à la seule distinction entre dives et pauper qu’il recourt pour résumer la hiérarchie sociale sur laquelle repose l’ordre communal5.
10En s’emparant des pouvoirs et des ressources de l’ancienne aristocratie militaire, le nouveau groupe dirigeant adopte aussi ses valeurs et son mode de vie, dont il opère la synthèse avec l’héritage de ses propres ancêtres, juristes et manieurs d’argent : les familles consulaires du XIIe siècle associent l’activité financière, la culture juridique et graphique6, la pratique des armes et de l’équitation, et naturellement la politique. De nombreux passages du Liber Pergaminus magnifient ce mode de vie, comparé à celui des anciens Romains7.
11La différence que reflétait encore une partie de la documentation bergamasque des environs de 1100 entre notables citadins et seigneurs féodaux apparaît ainsi comme largement caduque vingt ans plus tard, et on entrevoit, ici mieux que dans d’autres villes, comment s’est effectué au tournant entre XIe et XIIe siècle le renouvellement des élites : quelques familles de l’ancien groupe dirigeant féodal retrouvent une place dans le nouveau système politique, mais globalement la hiérarchie sociale et politique instaurée par la loi de 1037 est remise en question par l’ascension de certaines familles citadines, elles-mêmes fort anciennes. Certaines au moins d’entre elles vont rester au pouvoir très longtemps : les quatre familles qui dominent la vie politique encore à la fin de l’âge communal, Suardi, Rivola, Bonghi et Colleoni, sont au XIe siècle composées de cives (ou tout proches d’eux, pour les Bonghi), leur fortune repose sur le travail de juristes et d’hommes d’affaires enrichis par le savoir, le prêt à intérêt et les opérations foncières. Au XIIe siècle, leurs descendants sont devenus seigneurs ruraux, dominent le consulat, se mêlent à l’aristocratie féodale. Au XIIIe, ils seront chefs de factions. Au XVe, condottieri et très grands seigneurs.
12Les membres des societates militum, les associations de nobles du XIIIe siècle, sont donc bien loin de descendre tous de capitanei et de valvassores d’avant 1037, ou même d’avant la commune. En ce sens, l’opposition que tracent les historiens entre les origines différentes des membres des premiers consulats, et autour de laquelle s’était développé le débat provoqué par le livre de H. Keller, perd son importance à long terme ; déjà unis par de multiples liens, les hommes de pouvoir se fondent rapidement en une classe dirigeante modelée par les mêmes valeurs : la richesse, l’antiquité du lignage et la solidité de ses alliances, telles que les exalte Mosè de Brolo, l’assise foncière et seigneuriale, et enfin une aptitude à gouverner qui se fonde sur le talent militaire et oratoire et sur les connaissances juridiques.
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Orientation bibliographique
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Sur le renouvellement des élites au début de l’époque communale :
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Notes de bas de page
1 Les références bibliographiques sont rassemblées en appendice. La taille réduite du présent article, imposée par des contraintes éditoriales, m’a amené à simplifier les notes à l’extrême.
2 C’est l’objet de travaux en cours de J.-C. Maire Vigueur.
3 Bien intégrés toutefois à la société urbaine (même si une liste cite les extra urbem manentes), et résidant couramment en ville. Il m’est au demeurant impossible, dans le cadre de ce bref article, de discuter point par point la définition de ces deux groupes sociaux tels qu’ils se présentent au XIe siècle.
4 Dont la provenance reste peu claire : le commerce échappe totalement à nos sources, et semble peu dynamique ; l’artisanat du fer, de l’argent peut-être, apparaît en revanche clairement comme un premier échelon dans l’ascension sociale. Mais la pratique du droit, comme juge, avoué ou conseil, rapporte sûrement bien davantage et permet de fructueux rapprochements avec les églises et les grands seigneurs laïcs. Placer des parents dans les deux chapitres cathédraux est une autre source de bonnes affaires. Le prêt à intérêt enfin est indéniablement une base classique des fortunes, bien avant sans doute que les textes ne commencent à le mentionner.
5 II « Liber Pergaminus » di Mosè de Brolo, éd. G. Gomi, Spolète, 1980, v. 274.
6 La genèse de cette culture est éclairée par A. Pétrucci, « Scrittura e alfabetismo... », qui montre l’amélioration intervenue au cours des IXe et Xe siècles dans l’écriture des laïcs, et le contraste avec une culture aristocratique stagnante ou en déclin. L’aisance à écrire, qui permet éventuellement l’exercice de l’activité notariale, s’accompagne du maniement d’un latin assez correct.
7 Par exemple v. 191,283-290,349-356.
Auteur
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