1Dans la partie méditerranéenne du Languedoc occidental, le couloir entre Alzonne et Narbonne qui relie le Lauragais au Biterrois apparaît comme une zone de prédilection pour les villages nés d’un château. Bien que très incomplet, un premier pointage de ces agglomérations castrales donnait un avant-goût de leur densité élevée (Cheyette 1976), signe tangible d’une militarisation inhérente à la féodalisation de la société (Bonnassie 1980).

2Un recensement récent, désormais effectué par l’examen morphologique de chaque village actuel, amplifie grandement l’évaluation initiale. Si l’on écarte d’emblée 7 villages de nature indéterminée, on constate que sur un total de 135 villages dont les terroirs couvrent la dépression du cours inférieur de l’Aude, prolongée à l’Ouest par une partie de la plaine du Fresquel, la part des villages castraux est de 92. Parmi eux, à peine 4 résultent de la juxtaposition d’un pôle castral et d’un pôle ecclésial habité pré-existant. Pour ce qui est d’une simple origine ecclésiale, on ne peut tout au plus dénombrer qu’une douzaine de villages ayant mis à profit l’enclos sacré d’une église. Seules deux agglomérations sont apparues de façon spécifique auprès d’une église abbatiale.

3D’autre part, 22 villages sans enceinte collective ou avec enceinte d’emprise limitée, constituent des ensembles particuliers, à première vue inclassables parce que multiformes, appelés ici villages ouverts. Ce dernier chiffre reste malgré tout susceptible d’une petite révision à la hausse à cause d’incertitudes sur la différenciation entre d’une part des villages castraux à enceintes de faible dimension, limitrophes de faubourgs, et d’autre part des villages ouverts dès leur origine mais dotés cependant d’un espace fortifié restreint. Dans le premier cas, du point de vue chronologique, l’aire enclose est l’élément le plus ancien alors que dans le second cas, elle s’est imposée aux abords d’un habitat ouvert pré-existant. Une organisation à première vue comparable peut ainsi traduire deux morphogenèses différentes.

4 Ce type de villages ouverts montre les limites d’une classification simple, fondée sur un seul critère ; puisque dans un tel groupe, il faut aussi retenir la spécificité, pas toujours facile à déceler, d’agglomérations en partie modifiées par l’adjonction d’un enclos ecclésial, d’un enclos castral ou d’un fort du bas Moyen Age.

5Le poids écrasant des villages primitivement associés à des châteaux contraste ici avec la rareté, à la fois des villages ecclésiaux et des villages ouverts, ces derniers atteignant cependant une proportion non négligeable. C’est en effet sur la triade villages castraux, ecclésiaux et ouverts que peut se fonder l’identification morpho-historique des agglomérations pour les anciens diocèses de Carcassonne et de Narbonne, soit le bassin de l’Aude, augmenté du Pays de Thomières et du Fenoulhedès (Baudreu 1998). Les villages ecclésiaux, minoritaires, ne se rencontrent qu’en plaine et en zone collinaire. En revanche, les villages castraux et ouverts sont partout présents, aussi bien dans les basses que dans les hautes terres. Mais globalement, leurs proportions s’inversent en fonction du milieu géographique : rares villages ouverts et nombreux villages castraux en plaine alors que les montagnes présentent une image contraire (extrémité sud du Massif Central, Pyrénées et leur piémont).

6Quelle signification accorder, en plaine, à des agglomérations ne pouvant être définies comme des castra, ou ne pouvant l’être que partiellement ? Leur présence fait-elle figure d’anomalie dans une zone où domine un univers villageois emmuraillé et subordonné à un pôle monumental ?

7Sur le plan morphologique, les villages ouverts de plaine (Fig. 1, 2, 4 et 5) semblent faire écho aux agglomérations typiques des montagnes, analysées en particulier dans les Pyrénées gasconnes (Cursente à paraître). De tels habitats présentent les points communs suivants :

1. absence de muraille collective (à l’exception, parfois, d’enclos ecclésiaux ou castraux, ou encore de forts du bas Moyen Age, de superficie toujours modeste) ;
2. église paroissiale en position périphérique ou extérieure au village, soit d’origine médiévale, soit postérieure au Moyen Age ;
3. présence éventuelle d’un château, en général postérieur à l’époque romane, en position périphérique ;
4. parcellaire plus ou moins densément bâti, organisé en îlots irréguliers et/ou le long des voies de communication. Il ne s’agit pas d’une forme stricte mais d’un principe d’organisation soumis sur le terrain à de multiples variations.

8L’interprétation de telles agglomérations de plaine, dans leur contexte micro-régional, conduit à en faire autant de « villages reliques », épargnés par la vague des villages castraux et prolongeant dans leur ossature générale des habitats groupés d’origine pré-féodale. Ils ne seraient donc que la perpétuation sur place, ou à peu près, de centres habités de villae légués par l’époque carolingienne et dont la plupart ont totalement disparu. L’identification de tels villages, à ordonnancement irrégulier, donc sans aspect morphologique spectaculaire, apparaît malgré tout comme d’autant plus précieuse. Comment expliquer le maintien, bien que résiduel, de formes d’habitat antérieures à l’incastellamento dans la plaine de l’Aude ? Les possessions ecclésiastiques, étrangères de prime abord à la logique châtelaine, semblent fournir tout au moins un élément de réponse.

9En Carcassès, au pied de la Montagne Noire, le village de Ventenac faisait partie du patrimoine de l’abbaye de Montolieu, à 7 km au nord-ouest. L’habitat ouvert, relativement desserré, est desservi par six voies qui participent à délimiter des ensembles parcellaires de taille et de formes diverses (Fig. 1). La villa Ventenaco cum ecclesia est citée en 931 ou 932 dans une confirmation royale des donations faites à l’abbaye (H.G.L., 5, pr. 56). La présence d’un seigneur laïc est cependant attestée en 1184, lors d’un accord relatif à la possession indivise de l’honor dans la villa de Ventenac, entre le seigneur d’Aragon, issu d’un village castral voisin, et l’abbé de Montolieu (Doat, 69, fol. 135). La possibilité d’édifier à part égale une forcia ou un castrum y est clairement évoquée, expression d’une volonté de compromis au moins théorique entre les deux parties, sur la détention d’un éventuel ouvrage fortifié.

10Dans le village actuel, au nord de l’église, un château bas-médiéval de plan carré, à tour d’angle, était défendu sur trois côtés par un fossé (Fig. 1). Il est peut-être l’héritier de la fortification envisagée à la fin du XII^e s. L’édifice n’a pas dû en tout cas affecter la nature initiale du village. Immédiatement à l’ouest, un quartier quadrangulaire et d’environ 1000 m² représente l’emprise d’un autre ouvrage fortifié, sans doute contemporain du château du XIV^e s. et à vocation collective. Il ne peut s’agir que d’un réduit villageois dont le nom générique, le Fort, est attesté à Ventenac par la toponymie de l’époque moderne. Il n’est pas indifférent de constater qu’un village ouvert se soit doté d’un fort villageois face aux épisodes imprévisibles de la Guerre de Cent Ans. A défaut de défense commune, la solution du fort devait représenter le pisaller le plus économique pour pallier la vulnérabilité d’une agglomération non enclose.

11Telle a aussi été la formule adoptée à Comigne, autre village ouvert du Carcassès, au pied du massif des Corbières, en contact direct avec la plaine. En 951, le lieu figure parmi les possessions de l’abbaye de Lagrasse sous la forme villa Cuminiano cum ecclesia ∂anctae Mariae (A.D. Aude, H 16). Sur un plan incliné, la plus grande partie du village est dominée par un petit quartier d’environ 1600 m², appelé Le Fort, unique secteur anciennement mis en défense et pourvu d’un fossé sur son côté sud. Un plan du XVIII^e s. permet d’apprécier cette organisation (Fig. 2) : d’une part, maisons villageoises contiguës à des parcelles non bâties et d’autre part, au nord de la place, réduit fortifié limité par deux murs crénelés. Ce dernier secteur inclut l’église paroissiale qui a conservé des élévations romanes. L’édifice s’élevait donc primitivement sur le point culminant du village mais sans position centrale, avant d’être englobé dans le fort du XIV^e s. Un texte de 1363 évoque la mise en fortification de ce secteur qui consista à renforcer une structure défensive préexistante, premier fort collectif ou plus simplement maison-forte de l’abbé de Lagrasse (Doat, 67, fol. 405).

12Les villages ouverts et leur terroir, tout comme les villages ecclésiaux, apparaissent ainsi sous forme de taches que l’incastellamento local et, à un degré moindre, l’inirbamento ne sont pas parvenus à effacer. En Narbonnais, les terroirs communaux d’Armissan et de Vinassan, de superficie modeste (1288 et 837 ha), se signalent de façon remarquable, tels deux espaces enkystés dans le vaste territoire contrôlé par la ville de Narbonne (17500 ha) (Fig. 3), constitué aux dépens de plusieurs autres habitats groupés. À Armissan, dont le nom est cité au Xe s. en tant qu’alleu des vicomtes de Narbonne (H.G.L., 5, pr. 115,130,151), l’église du village n’est pas le lieu de culte paroissial primitif et n’est donc qu’une pièce rapportée déjà en place au XV^e siècle (fig. 4). En effet, le centre de la paroisse du haut Moyen Age correspondait à l’église Saint-Pierre-du-Lec, placée à 1,4 km à l’ouest d’Armissan et sensiblement à mi-chemin entre Armissan et Vinassan. Le sanctuaire dédié à Saint Pierre et Saint Paul figure en tant que cella parmi les possessions de l’abbaye de Lagrasse en 870 (H.G.L., 2, pr. 176). Sa position particulière entre deux habitats groupés permet d’avancer l’hypothèse d’une église primitive inter-villageoise, vocation que certains lieux de culte montagnards ont pu conserver jusqu’à des époques très tardives. Cependant, le nom de Vinassan, au travers du fiscum Viniacum est cité avec une église, il est vrai indéterminée, dès 899 dans les biens de l’archevêque de Narbonne (H.G.L., 5, pr. 24). L’église de Vinassan, en bordure du village, présente un chevet du XII^e siècle (fig. 5).

13En fin de compte, la présence de villages ouverts dans la plaine de l’Aude n’est insolite qu’au premier abord. Elle devient beaucoup plus compréhensible si on la rapproche de la situation décrite en Languedoc oriental où ce type d’agglomération semble plus fréquente. Le village actuel de Lunel-Viel, à église périphérique, en constitue sans doute l’exemple le plus connu : « village ouvert de plaine, développé autour d’une croisée de chemins, sans trame rigoureuse préconçue » (Favory et alii 1994). Bien que partielle, la fouille du village déserté de Dassargues, dans la même région, montre aussi vers l’an Mil une église en bordure de l’habitat principal. Cet édifice a remplacé, il est vrai, un lieu de culte cité au VIII^e s. à proximité de maisons, mais non localisé avec précision (Garnier et alii 1995). En Languedoc central, l’ancien village de Maroiol, surtout occupé aux X^e-XIII^e s. était équipé d’une église d’époque carolingienne que les prospections et la fouille ont située en lisière du noyau habité (Schneider, Paya 1995). Dans les deux cas, l’église ne s’est pas implantée sur un site vierge d’habitat.

14D’un point de vue plus élargi, reste à déterminer sous quelles formes les villages ouverts, ou certains d’entre eux, dans leur foisonnante diversité, sont un trait commun à l’Europe pré-féodale. Généralement, en Europe méridionale, l’intérêt pour le village ouvert reste partiellement occulté par les agglomérations fortifiées, prioritaires dans l’historiographie. Quant aux régions plus septentrionales, il est symptomatique de remarquer que d’autres traditions de recherches ont intégré la forme du village ouvert dans une typologie globale de l’habitat groupé. Tels apparaissent, en partie tout au moins, les Haufendörfer germaniques (Schröder, Schwarz 1978) ou leurs équivalents anglo-saxons (Roberts 1987). En pays méditerranéens, la poursuite des recherches sur les habitats restés à l’écart de l’ensagrerament ou de l’incastellamento devrait contribuer à réduire les disparités d’approche des villages médiévaux à l’échelle de l’Europe.

Fig. 2 : Comigne (Carcassés), plan du XVIII^e s. (A.D. Aude, 1 Fi 936).

Fig. 3 : Les communes d’Armissan et de Vinassan dans le contexte du territoire de Narbonne.

Fig. 4 : Armissan (Narbonnais), d’après le plan cadastral du XIX^e s.

Fig. 5 : Vinassan (Narbonnais), d’après le plan cadastral du XIX^e s. et un plan du XVIII^e s.