1En 1982, dans un article novateur, P. Bonnassie attirait l’attention des chercheurs sur l’opportunité d’étudier les Vies de saints, en l’occurrence celle de sainte Foy de Conques, pour connaître la diffusion et l’organisation matérielle du château à l’aube de la féodalité. Dix ans plus tard, A. Debord1 tentait une première synthèse sur la naissance et l’essor du château en Rouergue.

2Pour cette première approche des plus anciennes formes castrales, nous avons retenu la partie méridionale du Rouergue, région de transition entre Massif Central et Languedoc, partagée entre Grands Causses et Monts de Lacaune2. Cette enquête utilise les résultats de la prospection de terrain et le dépouillement des sources écrites et des cadastres. La base documentaire est constituée par cinq cartulaires ecclésiastiques (Conques, Vabres, Gellone, Aniane, Saint-Victor de Marseille) et un cartulaire laïque, celui des Trencavel3. Le cartulaire de Vabres est le plus riche, Aniane ne touche que les marges sud-est du comté, quant à Gellone son implantation se fait essentiellement au XI^e s. sur le Larzac et à sa périphérie. Pour le monastère de Belmont, fondé au X^e s. par les vicomtes d’Albi, les actes ne débutent qu’au XII^e s.

3Le comté de Rouergue, dans l’orbite de la dynastie raymondine, est généralement désigné dans les chartes antérieures à l’an mil par le terme pagus, qui est progressivement remplacé dès la fin du X^e s. par le comitatu rutenico. Le diocèse de Rodez, qui semble coïncider avec l’espace du comté de Rouergue, n’est utilisé comme limite qu’à la fin du XI^e s. Les circonscriptions civiles carolingiennes, ministerium, vicaria et centaine, majoritairement usitées dans le cartulaire de Vabres, ne semblent pas avoir pour la période considérée un rôle institutionnel. Elles servent à localiser des biens, le même toponyme exprimant au cours d’une même période tantôt la vicaria tantôt le ministerium. Nous avons dénombré pour le Rouergue méridional, six vicaria au IX^e s., sept vicaria nouvelles au X^e s., dont quatre sont formées sur un hagiotoponyme (Saint-Rémi, Saint-Martin, Saint-Hilarin, Saint-Affrique)4 et une au début du XI^e s. (Cantobre). Les deux centaines signalées en 870 sont attestées comme sites éponymes de ministerium en 885 (Tauronico) et 942 (Firmiaco).

4Quel est le rapport entre ces circonscriptions et la première génération de châteaux antérieure à l’an mil ? Topographiquement aucun. Au grand nombre de vigueries s’oppose la faible densité de châteaux : Pris, Duris, Gozon, Brousse, Roquefeuil, et un exemple précoce d’église avec tour, Couffouleux. À la différence du proche Languedoc, aucune villa n’est signalée fortifiée. Nous ne connaissons pas l’origine de ces châteaux, mais les documents laissent supposer une origine privée, l’aristocratie agissant en toute indépendance et ignorant le pouvoir ou les prérogatives du comte. Seul Duris, près de l’abbaye de Vabres, est peut-être à l’origine une forteresse publique. Quatre de ces châteaux seront balayés par la seconde vague castrale. Certains, au XI^e s., ont pris le relais des chefs-lieux de vicaria : Millau, siège de la vicomté, Brusque, Camarès. Avant l’an mil, villae, manses, cours, églises et terres sont les éléments structurants du paysage. Leur répartition géographique indique une forte occupation dans les fonds de vallées fertiles et sur leurs abords, le long de quelques cours d’eau, le Dourdou, le Tarn, la Sorgues, le Len, et la présence d’un habitat dispersé dense. La première trame du réseau paroissial est déjà en place. La révolution féodale va modifier ce peuplement. Au XI^e s., apparaissent dans la documentation, 24 nouveaux châteaux et 15 lignages, patronymes d’une famille féodale au siècle suivant, avec une accélération très nette dans la seconde moitié du siècle (fig. 1).

5Le contrôle des voies de communications et des frontières a joué un rôle dans l’implantation de la première génération castrale. Depuis le nord du comté, le château de Sévérac contrôlait la route du Gévaudan en direction de Rodez, et la route nord-sud entre Saint-Genies et Millau, relayé par le château de Compeyre. Mais pour accéder au sud, il fallait franchir un obstacle, le Tarn, dont la topographie varie énormément d’est en ouest. En amont de Millau, il était aisé de circuler en fond de vallée, c’est d’ailleurs là que sont situés les vestiges gallo-romains et les églises romanes avant que l’incastellamento ne modifie le peuplement. Les axes de pénétration depuis les Cévennes devaient se faire par la vallée de la Dourbie verrouillée à Nant par le puissant château des Roquefeuil, et par la vallée du Tarn, avec au confluent du Tarn et de la Jonte les châteaux de Capluc en Gévaudan, et Peyreleau en Rouergue, se faisant face. Au moins depuis le Ier siècle, cette route de fond de vallée, attestée sur la rive gauche du Tarn jusqu’au XIX^e s., mettait en relation les ateliers céramiques du Rozier et ceux de La Graufesenque. En aval de Millau, le Tarn traverse les Raspes, gorges arides et peu praticables d’est en ouest. Les tracés nord-sud sont privilégiés, le franchissement se faisant par des bacs attestés ultérieurement. C’est du bac du Truel que part une voie majeure et sans doute ancienne traversant l’avant causse de Saint-Affrique, contrôlée par des châteaux apparus très tôt, Gozon, Duris, Bournac, Peyralbe au-dessus de Vabres.

6Trois axes principaux relient les diocèses de Béziers et Lodève à celui de Rodez : à l’est, l’ancienne voie romaine Saint-Thibéry-Lodève-Millau-Rodez avec trois itinéraires possibles de montée sur le Larzac, au centre le chemin de la haute vallée de l’Orb tenu par le château de Rocozels, et à l’ouest le chemin de la vallée de la Mare contrôlé par le château de Nébuzon et l’abbaye de Villemagne5. Nous pouvons prolonger ces chemins en Rouergue. À l’est, une fois parvenu sur le Larzac, le voyageur devait acquitter un péage au château des Enfruts, propriété de Conques puis des comtes de Rodez. À partir de là, il continuait sa route sur le plateau en direction de Millau, où s’il voulait rejoindre le Vabrais il obliquait à l’ouest pour emprunter la vallée de la Sorgues contrôlée par une série de châteaux : Cornus, Montpaon, La Tour, Castel Monbel, Versols, Montalègre, Lapeyre, Caylus-Saint-Affrique. Un gué est attesté à Versols en 942, peut-être permettait-il un accès vers le château de Gissac. La route de Béziers à Albi, suivait la ligne de crêtes délimitant Rouergue et Albigeois où venaient sans doute se greffer des dessertes secondaires vers Couffouleux, Murasson, Saint-Sever (Ban Castel). Elle a servi de voie de pénétration aux vicomtes d’Albi et en même temps de voie d’échanges entre le Languedoc et le Quercy. Le toponyme Mercato accolé à l’église Saint-Symphorien, en bordure du Rance, indique l’importance de cette vallée et le rôle économique du bourg monastique de Belmont. Presque à son confluent avec le Tarn, deux châteaux en contrôlent l’accès, Curvalle en Albigeois, et sur l’autre rive, Plaisance en Rouergue.

7Les plus anciennes fortifications se présentent majoritairement comme des roca ou des sites de hauteur non loin des zones de peuplement. Une distinction doit être opérée entre les sites de la périphérie des Causses et la partie ouest du comté plus montagneuse. Dans le premier cas, les châteaux occupent des pitons isolés très escarpés (Pépissou, Cornalach, Cantobre), en contrebas des plateaux mais dominant les vallées fort encaissées de la Dourbie, du Tarn et de la Jonte ; dans le second cas, ce sont plutôt des mamelons ou buttes qui leur servent d’assise (Gozon, Bournac, Peyralbe, Montaigut, Camarès). Les reliefs ont été fréquemment retaillés (Cornalach, Montorsier, Pépissou, Peyralbe) et constituent une défense naturelle. Le château de La Tour, construit sur une éminence rocheuse dans la vallée de la Sorgues, comme celui de La Roque (Sainte-Marguerite) dans la vallée de la Dourbie, ne présentent pas un perchement maximum. Pour Duris, nous émettons l’hypothèse qu’il y a continuité topographique avec un établissement plus ancien, peut être le chef lieu de la vicaria Curiensis. Le site se différencie nettement de ses contemporains, il s’agit d’une vaste plate-forme sommitale, proche des reliefs d’oppida, qui possède encore de nombreux vestiges de murs et celui de sa chapelle Notre-Dame.

8L’enquête archéologique montre que la première génération de châteaux a laissé place sur le terrain à des bâtiments plus récents des XII^e-XIV^e s. ou disparaît sous la végétation. Un des plus anciens châteaux du Rouergue méridional encore en élévation, Pépissou, sur la rive droite de la Dourbie, est le moins bien documenté. Il apparaît en 1383 alors qu’il est signalé en ruine, sans doute concurrencé par le château du Monna (1110) à peu de distance en amont de Millau.

9La tour seigneuriale en ruine est bâtie à la périphérie de l’enceinte, sur l’endroit le plus élevé (fig. 2). Cette tour en pierre de plan rectangulaire possède une superficie au sol d’environ 23m². Les murs nord et est (à l’aplomb du rocher) sont les mieux conservés. Les murs du rez-de-chaussée sont construits en gros blocs de calcaire, souvent non taillés et non assisés, liés au mortier et calés avec des pierres de tous formats ; à partir du premier étage, nous trouvons un appareil assisé en moellons bruts ou grossièrement dégrossis, à majorité calcaire et au sommet de la tour, un appareil plus petit et plus régulier avec une rangée en opus spicatum sur l’élévation extérieure nord. Cette turris possède plusieurs niveaux : un rez-de-chaussée semi enterré, un étage noble avec fenêtres et un étage supérieur. Le rez-de-chaussée, bâti sur le rocher auquel il s’appuie en plusieurs endroits, était vraisemblablement obscur. Il était séparé de la salle par un plancher porté par d’énormes poutres posées sur l’épaississement des murs latéraux est et ouest, traversant le mur ouest pour supporter sans doute une galerie en bois (?). Cette galerie devait se trouver à proximité de la porte du donjon, placée à ce niveau selon l’usage le plus fréquent. Compte tenu de la dénivellation du terrain, cette galerie était placée très haut sur le mur ouest et ne présentait aucun danger. On peut supposer qu’un escalier en bois ou une échelle mobile s’appuyaient contre elle. L’étage noble était largement éclairé, il reste aujourd’hui deux petites baies du type « meurtrière » au nord, une baie géminée et une autre baie de forme indéterminée à l’est, une baie à l’ouest. La fenêtre est, sans doute reprise aux XII^e-XIII^e siècles, a remplacé deux baies identiques à celles du nord. On communiquait sans doute d’un niveau à l’autre par un escalier en bois ou des échelles. Cette tour était couverte d’une toiture de faible pente, à une seule pente (?), en lauses. Ces techniques de construction sont très proches de celles rencontrées dans l’architecture religieuse rurale des X^e-XI^e siècles, en Rouergue6. Cette tour sans doute du XI^e siècle a subi quelques aménagements vers la fin du XII^e ou au XIII^e siècle, agrandissement des baies et adjonction de hourds au sommet.

10Un autre bâtiment rectangulaire, à demi détruit, mais techniquement mieux construit, est bâti au pied du donjon, côté sud-ouest (mansio ?). Le flanc est de l’arête rocheuse, au pied du donjon, délimite un espace clos, en partie abrité par le rocher, et fermé côté vallée par un mur d’enceinte (?) ; au sud-est, en contrebas de cet espace, un autre abri sous roche est aménagé. Tout le côté ouest de l’éperon porte des traces d’aménagement, murs en pierres sèches de terrasses de cultures, anciens bâtiments semi enterrés. Les ruines et la végétation empêchent toutes autres observations. Au sud de l’éperon portant les deux bâtiments, un champignon dolomitique, plat à son sommet, a sans doute servi de tour de guet. Placé à l’extrémité de l’arête rocheuse, à l’aplomb de la vallée, sa face avant porte encore des traces de constructions.

11Sur l’autre rive de la Dourbie, en face du Monna, le château de Revel (lignage au XII^e s.) occupait une butte constituée de deux petites plates-formes rocheuses en contrebas du plateau du Larzac. La plus haute à laquelle on ne pouvait accéder que par des structures en bois, devait porter une tour disparue, quelques aménagements du rocher subsistent. La petite chapelle préromane Saint-Pierre abritée par une avancée rocheuse est bâtie à l’aplomb de la falaise et desservie au sud par quelques marches taillées dans le rocher. Le site a perduré comme ermitage.

12Un autre exemple, sans doute un peu plus récent, illustre parfaitement l’article de P. Bonnassie sur les châteaux décrits dans le livre des miracles de sainte Foy. À la manière de Bernard d’Angers, nous pourrions dire que le château de Montorsier, à 500m au-dessus de la vallée de la Jonte, « semble planer dans les airs ». La singularité du site tient à l’aménagement de chacune des aiguilles portant l’une la chapelle Saint-Michel (XII^e s.), l’autre le château et la troisième un aménagement à fonction indéterminée. Ces aiguilles accessibles aujourd’hui par des échelles l’étaient autrefois par des passages sans doute en bois (passerelles et échelles) reliant les différentes plates-formes rocheuses de taille réduite. Les traces d’encoches fort nombreuses dans les parois rocheuses proches du bâti en témoignent encore. On peut supposer aussi qu’un habitat, aristocratique (?), a existé au pied et dans les failles du rocher. L’entrée du site du côté le plus accessible était barrée par un mur appareillé dont il reste quelques assises.

13Le château de Cornalach construit sur un éperon rocheux dominant la vallée du Cernon, présente du côté de l’accès le plus facile, deux tranchées parallèles taillées dans le rocher, espacées d’une dizaine de mètres, ayant 4 m. de profondeur sur 4 m. de large. L’extrémité de l’éperon est ainsi isolée de tous côtés par des à-pics naturels. Elle portait sans doute à la manière des mottes, une tour rectangulaire (?), dont on devine dans les broussailles des murs assisés liés au mortier. Ce château s’est installé à la périphérie de l’ancien vicus de La Vayssière (nécropole et habitat), non loin de la route romaine relayée par le chemin médiéval de La Rouge, et près de deux anciens lieux de culte, Saint-Amans (préroman) et Saint-Etienne (XI^e s.). Un habitat est attesté autour de Saint-Etienne et à Villevieille, tous deux progressivement abandonnés au profit de nouveaux villages : Sainte-Eulalie (templiers) et l’Hôpital-Guibert.

14Ces quelques exemples montrent que le Rouergue méridional ne se différencie pas des autres régions méridionales. Avant l’an mil, l’habitat, dispersé, et les lieux de culte déjà nombreux ne sont pas bouleversés par l’apparition du château. Il n’y a pas eu regroupement de l’habitat autour de cette première génération castrale dont le territoire n’est jamais mentionné. Quelques lignages du XI^e s. donneront naissance au siècle suivant à des châteaux mais ceux des Causses seront évincés par les nouvelles agglomérations des Templiers et des Hospitaliers. Dès le XII^e s., la concentration de l’habitat autour de certains châteaux entraînera l’abandon progressif de lieux de culte, l’exemple sans doute le plus éloquent étant celui des vallées du Tarn et de la Dourbie où les églises paroissiales restent en fond de vallée tandis que l’habitat suit le château, perché, à quelques centaines de mètres (N.-D. des Treilles / Saint-Véran, Saint-Pierre-de-Mostuéjouls / Mostuéjouls, Saint-Hilarin / Peyrelade, Lumenson / Compeyre, Pinet / Caylus)...

15Pour ce qui est de l’implantation et de l’assiette du château, la réalité rejoint le récit hagiographique, la vie de sainte Foy. Dans bien des cas, les châteaux du Rouergue méridional, non mentionnés dans cette source, sont installés sur des abrupts vertigineux, naturellement protégés. La surface au sol est réduite et le nombre de bâtiments limité. La tour rectangulaire de Pépissou possédait les trois niveaux dénombrés par P. Bonnassie dans certains miracles. Si la plupart des constructions étaient sans doute en pierre, l’usage du bois était pourtant fréquent. Outre les éléments traditionnels de planchers, charpentes, escaliers ou échelles, on peut dans certains de nos sites soupçonner la présence de circulations horizontales par des passerelles ou galeries en bois, ceci s’expliquant aisément par la topographie des lieux.

Fig. 1 : Vigueries, châteaux, lignages du Rouergue méridional (IX^e-1120) d’après les sources écrites.

Fig. 2 : Plan du site de Pépissou dans la vallée de la Dourbie.