1Depuis une vingtaine d’années, l’approche archéologique des sites médiévaux du Lauragais nous a fréquemment confronté à des fosses silos, structures creusées dans le sol et destinées à la conservation des grains à long terme. Cette technique apparaît très largement utilisée dans de nombreuses civilisations1. Comme dans d’autres régions, les sources historiques nous livrent, pour le bas Moyen Age et l’époque moderne, des témoignages à leur sujet. L’étude de l’occupation du sol sur une longue période et, plus particulièrement, l’enquête sur l’habitat du haut Moyen Age nous a aussi amené à une réflexion sur ces vestiges et sur leur signification du point de vue de l’histoire économique et sociale2.

2L’interprétation comme silos à grains des fosses ovoïdes rencontrées sur les sites ne fait plus de doute, même s’il est normal de n’y plus trouver de graines, périssables par nature. Des cas exceptionnels de dépôts carbonisés sont néanmoins attestés3. Les textes ne laissent par ailleurs aucun doute quant à leur utilisation. Leurs noms occitans sont cròs, ou cièja4 (sitja en Catalan). Ils apparaissent par exemple au hasard des dépositions devant l’Inquisition. Aux Cassès, l’un d’eux est précisément localisé en 1241 : « Arnaldus de Clarenx... dixit quod bladum quod heretici habent in domo ipse testis est in quodam crosio quod est in domo ubi manent oves et illud crosium est sub cardine illius hostii unde exeunt oves » ; de même que son utilisation : « Item vidit alia vice ppd. Ramundum de Mirapisce et P. Ramundi de Mairavilla socius suus hereticus et vidit ipse cum eis dictus Ar. virum suum et tune dicti h. extraxerunt dictum bladum quo miserat in quodam crosio domus ipse testis et dum d. h. paraverunt iterum dictum crosium ipse testis purgavit d. bladum in area propria et in continenti redierunt illud bladum in dicto crosio... »5.

3Il faut sans doute leur rattacher le métier de crocerius attesté à Cazalrenoux en 1230 : « Ipse testis stetit pro crocerio cum Raines de Mazerolis milite de Monteregali »6. À Laurac en 1241, on trouve une maison servant d’entrepôt : « P. Lavander... vidit R. Barta cum hereticis in domo del ∂eiar scilicet horrea in qua manebat P. Fabri »7, mais on ne peut affirmer qu’il s’agissait de silos. Le terme seiar s’apparente à celui de cièjà, mais à l’époque moderne, le « siega », désigne un local aménagé pour loger du grain, sans pour autant qu’il s’agisse de silos creusés8.

4Néanmoins, les sites livrent souvent des batteries plus ou moins importantes de silos, que l’on retrouve aussi dans les textes. À Saint-Papoul, l’évêque possède des maisons avec silos au XV^e s. : « Item in villa ∂ancti Papuli habet unam domum in qua sunt certi crozi ad reponenda blada... »9, et encore en 1604, dans un bail en emphytéose d’une maison par l’évêque, seigneur du lieu : « Aussi a esté convenu et accordé que ledit Léon fera acomoder les creux qui sont au sotoul de ladite maison en bon mesnager desquelz ledit seigneur sen retient et reserve quatre pour y tenir et mettre ses grains perpetuelement chacune année pour y estre conservés sans qu’il soit tenu rien paier audit Léon ne aux sciens a l’advenir tenantiers de laditte maison »10.

5Le nombre variable de silos dans les maisons apparaît clairement en 1566 à Saint-Martin-La-Lande, dont le compoix détaille ces structures pour chaque parcelle du fort villageois11. Les deux appellations sont attestées « siegias sive croses ». Ils peuvent être intérieurs ou extérieurs : « dins le claus deldict loc una maison en soulhe... et y a dedins ou de fora tres croses ». Un tiers des maisons du fort n’en possèdent pas, les autres en ont entre 1 et 8, une enfin en compte 15 ! Au total, le fort villageois comprend 38 maisons et 112 silos. Il faut sans doute voir dans ce recensement un souci des consuls de connaître la capacité de réserve de la forteresse collective.

Silos et habitat rural du haut Moyen Age

6Pour cette période, seule l’archéologie est à même de nous renseigner. La plupart des données actuelles est fournie par les prospections qui recoupent l’idée générale que l’on peut se faire des habitats, illustrée par la multiplication des fouilles d’envergure en d’autres régions.

7Les gisements attribués à cette époque présentent des constructions en matériaux périssables (absence de moellons, briques ou tuiles). Ils se signalent au sol par un indice maculiforme sombre, correspondant à l’extension de la zone de rejets organiques liée aux activités domestiques, qui livre aussi la plus grande densité de mobilier (céramiques, faune). Les objets métalliques sont extrêmement rares (absence de clous de charpente). Les quelques pierres, en général rubéfiées, proviennent d’aménagements de foyers. Il est fréquent de trouver des fragments de tuiles antiques, souvent très érodés, récupérations destinées à des aménagements ponctuels (calages de poteaux, foyers). Enfin quelques sites ont aussi livré des meules à bras circulaires de 40 à 50 cm de diamètre. Les observations aériennes ou les sites détruits à l’occasion d’aménagements ruraux révèlent aussi la présence de structures en creux : petits fossés de drainage, fosses diverses, et surtout silos.

8Ces derniers sont dans bien des cas les seuls éléments tangibles permettant de localiser des établissements disparus qui ne livrent en surface qu’un mobilier insignifiant12. Sans eux, bon nombre d’habitats dispersés ne pourraient être repérés. Leur régularité les rend particulièrement visibles en prospection aérienne, ainsi que dans les coupes de tranchées ou les décapages mécaniques. Repérables par un oeil non averti, de nombreux sites ont été signalés par des non archéologues. Leur profondeur dans le substrat leur assure une meilleure conservation que les sols d’habitats, la plupart du temps disparus du fait de l’érosion agricole. Les silos eux-mêmes ont été largement arasés par les labours : nous avons souvent fouillé des fonds de silos conservés sur quelques centimètres, alors que leur profondeur initiale était de l’ordre de 1 à 2 m. Lorsqu’ils ont servi de dépotoir après leur abandon, ils livrent des ensembles homogènes de mobilier. Ces derniers ne nous seraient dans la plupart des cas jamais parvenus par d’autres biais, du fait de l’érosion intense des sols et de l’absence de stratigraphie sur les sites ruraux.

9Or, on constate d’une façon assez systématique que les silos médiévaux renferment du mobilier dont la datation est encore imprécise, mais qui n’est pas antérieur aux IX^e-XI^e siècles. Si les fosses silos étaient connues durant la protohistoire jusqu’à la fin de l’Age du Fer, la période gallo-romaine a vu leur abandon au profit des dolia ou autres structures. Aucune structure de ce type n’a, à ce jour, livré du mobilier d’époque mérovingienne dans notre région. On pourrait avancer, pour expliquer cette carence, que le comblement des silos indique leur date d’abandon, et qu’ils ont pu servir durant une période relativement longue. Mais il est difficile d’imaginer une utilisation perdurant trois ou quatre siècles, et cela sous-entendrait aussi que les sites de la fin du haut Moyen Age correspondent aux habitats mérovingiens. C’est possible pour certains d’entre eux, qui ont en effet livré des tessons manifestement plus anciens, mais on ne peut certainement pas en faire une règle générale. On peut donc présumer que la conservation des grains en silos n’a pas été réintroduite, ou tout au moins ne s’est pas à nouveau généralisée dans les campagnes avant l’époque carolingienne13. Les sites agricoles du haut Moyen Age connus dans le nord de la Gaule fournissent les traces de greniers sur poteaux de bois. Bien qu’on doive se garder de généraliser d’emblée cette technique à nos contrées, on peut néanmoins en formuler l’hypothèse, au même titre que l’habitat en structures légères, qui, lui, semble bien avéré. Dès lors, l’absence de silos dans les habitats du très haut Moyen Age pourrait expliquer en grande partie que ces gisements sont quasiment absents de l’ensemble des découvertes, qu’elles soient fortuites ou résultant de prospections diverses14. Si ces sites d’habitats en matériaux périssables ne présentaient que des structures en élévation ou faiblement excavées, une large proportion a de bonnes chances d’avoir été entièrement érodée et a donc disparu à tout jamais. Ceux qui sont recouverts par un colluvionnement plus important restent inaccessibles aux prospections, ou n’attirent pas l’attention lorsqu’ils font l’objet de destruction du fait de l’aspect peu spectaculaire de leurs restes.

10Cette hypothèse reste sans doute à approfondir dans le cadre d’une étude plus vaste, mais elle mérite à notre avis d’être prise en compte lors de nouvelles recherches d’archéologie extensive. S’il se confirmait, ce phénomène pourrait donc constituer la principale origine de la disproportion constatée entre les différentes périodes du haut Moyen Age, qu’à elles seules, les causes historiques (crises et dépopulation) ne suffisent pas à expliquer.

Le silo : marque du progrès agricole ?

11En fonction de ce qui précède, nous pensons que l’utilisation des silos creusés dans le sol, servant essentiellement à la conservation des futures semailles, a connu un développement de grande ampleur à peu près à partir de l’époque carolingienne. On les retrouve de façon systématique sur la totalité des sites ruraux aux X^e-XI^e siècles. S’agissant de la croissance agricole et du progrès des techniques agraires, les historiens ont longuement débattu de l’extension et du rendement des cultures elles-mêmes, mais la conservation des grains, si elle a fait l’objet d’une approche intrinsèque, a rarement été envisagée du point de vue de l’histoire agricole.

12L’utilisation des fosses silos et surtout leur généralisation nous semblent donc participer aux changements fondamentaux qui touchent la paysannerie vers la fin du premier millénaire. À ce titre, elles doivent sans doute être mises en parallèle avec les innovations techniques qu’a connu l’agriculture aux alentours du X^e siècle15. Cette technique est relativement efficace pour une conservation à long terme des semailles, pouvant s’étendre sur plusieurs années. Dans une économie d’autosubsistance, elle représente un moyen d’assurer une marge de sécurité16. Elle offre aussi l’avantage d’une meilleure dissimulation d’un bien qui reste parmi les plus précieux, dans un contexte qui connaît encore bon nombre de famines. Outre un détournement partiel de la production des domaines aristocratiques qu’évoque un paragraphe du capitulaire de villis17, cet aspect n’est peut-être pas étranger à la généralisation d’un impôt en nature sur les productions agricoles comme la dîme. Le phénomène est, à notre avis, surtout à mettre en relation avec le développement d’une paysannerie libre18.

13Au risque de simplifier un peu le problème, on pourrait opposer un système domanial esclavagiste, privilégiant une conservation en grenier et tourné vers la commercialisation de ses productions (système importé par la colonisation romaine), à l’utilisation de silos par des paysans libres soucieux d’assurer une meilleure rentabilité à leur propre production, essentiellement vouée à l’autoconsommation (renouant avec les pratiques gauloises d’avant la conquête). Cette confrontation mériterait d’être développée du point de vue de l’histoire sociale, sur la base d’une enquête archéologique à plus vaste échelle.