I. La palynologie, une source pour l’histoire ?

1En emboîtant le pas de l’archéologie, à qui revient l’initiative de nombreuses démarches interdisciplinaires associant historiens, archéologues, géographes et spécialistes de l’environnement, l’histoire médiévale a vu ses sources se multiplier et se diversifier. De nombreux spécialistes des sciences naturelles contribuent ainsi à affiner notre connaissance du quotidien des sociétés médiévales tout en démontrant que l’environnement, au-delà d’un simple cadre de vie, peut être un des moteurs de l’histoire. Toutefois, dans le concert des disciplines dépendantes ou proches de l’archéométrie, force est de constater que la palynologie reste, à l’exception des études archéopalynologiques, encore mal connue ou très rarement mise à contribution par les historiens. Ces disciplines seraient-elles inconciliables ? Ou bien s’agit-il tout simplement d’une méconnaissance réciproque des objectifs et des méthodes propres à chacune ?

2Du strict point de vue d’un palynologue, on peut tenter d’évoquer quelques raisons. Les différentes approches du temps et de la chronologie nous semblent être au cœur du problème. En focalisant ses recherches sur la très longue durée plurimillénaire des dynamiques climatiques et végétales, la palynologie s’est longtemps mise à l’écart des préoccupations des historiens qui, à la recherche des causalités quotidiennes, travaillent à l’échelle de la décennie voire de l’année. Il s’agit là d’une évidence à laquelle s’ajoute le fait que jusqu’alors, les périodes récentes et plus particulièrement les deux derniers millénaires, n’étaient que rapidement étudiés par les palynologues, car considérés a priori comme perturbés et pollués par l’intervention de l’homme. Sous les effets d’un scientisme naturaliste évident, l’anthropisation restait dans la plupart des cas appréciée sous un angle réducteur, comme un facteur de bouleversement ou de destruction des écosystèmes forestiers. Cette position est fort heureusement dépassée. Aujourd’hui de nombreux palynologues, sous l’impulsion des spécialistes du nord de l’Europe, consacrent une partie de leurs recherches à l’étude de l’anthropisation en concentrant leurs efforts sur l’étude des périodes récentes. Enfin, reste que malgré un affinage considérable des analyses et des chronologies, la palynologie demeure tributaire de ses méthodes de datations. L’utilisation quasi générale du ¹⁴C, dont la précision est relative, peut sembler difficilement compatible avec les exigences des historiens.

3Malgré ces réserves, quelques tentatives de rapprochement souvent sans écho jalonnent l’histoire récente des relations entre palynologues et historiens. Dans tous les cas, ces collaborations ont mis en exergue l’intérêt d’une confrontation entre les apports de la palynologie et ceux des recherches historiques. En effet, que ce soit dans le cas du Jura, du Languedoc ou de la montagne pyrénéenne à l’époque médiévale (Gresser et Richard 1986 ; Durand 1991 ; Bolòs i Masclan 1982 ; Galop 1998), toutes ces études soulignent la concordance entre les résultats fournis par les deux disciplines.

II. La Cerdagne médiévale à la croisée des données palynologiques et des sources textuelles

4La Cerdagne est bien connue par les spécialistes du Moyen Age car les sources textuelles y sont relativement abondantes comparativement à d’autres secteurs pyrénéens. Il nous a donc paru intéressant de mettre en regard les résultats des recherches palynologiques réalisées dans cette région pyrénéenne avec les principales données de l’histoire médiévale.

5Nous nous appuierons sur trois registres palynologiques issus de l’analyse de tourbières. Celle de Roque-Blanque (1710m) est située à l’extrémité aval de la vallée d’Eyne au contact des anciens terroirs agro-pastoraux, tandis que les séquences du Pla de l’Orri (2150m) et de Maura (2220m) proviennent quant à elles des hautes surfaces pastorales d’Enveig sur le versant sud du Carlit (Galop 1998 ; Rendu et al. 1995 ; Davasse et al. 1997). Ces données pollenanalytiques, étayées par dix datations radiocarbones, permettent d’appréhender près de 7 000 ans de l’histoire de l’environnement tant au niveau du plateau cerdan ainsi que dans les zones d’altitude.

6Dans le cadre de cette contribution, l’histoire de la végétation et des activités humaines seront détaillées au travers de diagrammes synthétiques, qui possèdent l’avantage d’être plus explicites pour les non spécialistes. Si la figure représentant les variations des principales essences forestières (fig. 2) se passe de commentaire, le diagramme synthétique d’influence humaine (fig. 1) mérite quant à lui quelques explications. Il présente en effet les courbes cumulées des variations des fréquences polliniques des principales espèces indicatrices de l’activité de l’homme et de ses pratiques. Ces diagrammes, qui permettent d’estimer et de suivre à la fois les fluctuations de la pression anthropique ainsi que son impact sur la couverture forestière, ont été représentés sur une échelle chronologique calendaire, établie à partir de l’interpolation des datations radiocarbones calibrées.

7L’examen de ces courbes révèle que plusieurs phases d’ampleur régionale ou plus locale ont caractérisé la Cerdagne durant le millénaire médiéval (500- 1500 AD).

Les siècles de stabilité : VI^e-VII^e siècles

8Entre 500 AD et la fin du VII^e siècle, les données palynologiques montrent dans tous les diagrammes une relative stabilité des activités humaines (fig.1). À moyenne altitude, les données provenant du site de Roque-Blanque témoignent de l’existence de terroirs et d’activités agro-pastorales bien développées, compte tenu des valeurs des céréales et des indicateurs pastoraux. Durant cette période, ces activités ont certainement favorisé le déboisement d’une sapinière environnante qui avait été largement dégradée au cours des siècles précédents (fig. 2).

9En haute montagne, la situation est quelque peu différente dans la mesure où les données palynologiques ne témoignent que d’une faible pression anthropique. Ainsi, au niveau du Pla de l’Orri, les taux des indicateurs pastoraux traduisent une fréquentation pastorale relativement modérée et sans incidence sur les boisements d’altitude. En effet, aucun signe de déforestation des pinèdes d’altitude n’est enregistré à cette époque et il est fort probable que durant l’estivage, les troupeaux devaient se cantonner sur les pelouses naturelles situées au-dessus de la limite supérieure de la forêt. Ceci suppose que le cheptel devait être encore peu important ou en équilibre avec les ressources herbagères disponibles. Quoiqu’il en soit, il semble qu’il n’imposait pas la création de nouvelles zones de pacage.

10En définitive et comme le suggèrent les données polliniques, cette période semble s’inscrire dans le prolongement direct d’un développement amorcé quelques siècles plus tôt, au début de notre ère. Ces résultats s’accordent pour présenter le début du Moyen Age en Cerdagne comme une période de stabilité ou de maturation préludant à l’expansion des siècles à venir.

L’essor des VIII^e- X^e siècles

11À partir du VIII^e siècle, période à partir de laquelle nous pouvons nous référer aux sources historiques, un net changement affecte la Cerdagne. Celui-ci est uniquement enregistré dans la séquence de Roque-Blanque, indiquant qu’il n’a probablement concerné dans un premier temps que les zones de basse et de moyenne altitude. L’augmentation des indicateurs d’anthropisation qui caractérise le VIII^e et surtout le IX^e siècle suggère une phase d’expansion des pratiques culturales et de l’élevage qui atteint son apogée au cours du X^e siècle. Cet essor s’accompagne d’importantes déforestations qui touchent à la fois les pinèdes et la sapinière. Défrichements et augmentation des activités agro-pastorales traduisent une phase de conquête de terre et de gonflement des terroirs au niveau du plateau cerdan ou des bas de versants. Cet épisode mis en évidence par la palynologie est en totale cohérence avec les données historiques. Ainsi, J.M. Salrach (1990) ne fixe-t-il pas dans cette région le démarrage de l’expansion agraire dès la fin du VIII^e siècle et son apogée entre la fin du IX^e et le début du X^e siècle ?

12Comme le soulignent les données du Pla de l’Orri et de Maura, c’est à partir du X^e siècle que cet essor touche les secteurs d’altitude. Dans ces zones, l’intensification de la fréquentation pastorale, révélée par une hausse des indicateurs polliniques, s’accompagne d’un démarrage des défrichements responsable d’une réduction des boisements subalpins.

13Dans la longue durée appréhendée par les séquences palynologiques cette phase d’expansion située entre le VIII^e et le X^e siècle constitue une rupture, une période fondamentale dans la constitution des terroirs de Cerdagne. Ainsi, à partir du X^e siècle, la totalité de l’espace montagnard est concerné par une hausse de la pression agro-pastorale et par d’importants défrichements qui contribuent à réduire l’espace forestier au profit de l’ager et du saltus. Ces événements mis en évidence par la palynologie à la veille de l’an mil rejoignent la vision d’une montagne, non pas seulement surpeuplée, mais certainement saturée (Bonnassie 1990), caractérisée par une augmentation de la population, des terroirs cultivés et du réseau villageois qui, durant cette période, a vraisemblablement atteint ses limites actuelles (Illy 1986 ; Chayé 1988 ; Bolòs i Masclan 1982).

L’apogée des XI^e-XIII^e siècles et les grandes transhumances

14Entre le XI^e et la fin du XIII^e siècle, les données palynologiques révèlent que la Cerdagne était soumise à une très importante pression anthropique. Aux environs d’Eyne, les valeurs élevées des indicateurs de l’action de l’homme traduisent le maintien d’une forte activité agro-pastorale dont la conséquence est une réduction progressive des boisements. À ce sujet, les données de Roque-Blanque indiquent même une éradication locale du sapin entre le X^e et le XI^e siècle, tandis que l’ensemble des diagrammes palynologiques montre un recul généralisé des espaces forestiers, témoignant de défrichements à grande échelle. L’ampleur régionale des déforestations révélée par la palynologie est également dénoncée dans les archives textuelles. Ainsi, un texte concernant la montagne d’Osséja daté de 1030 signale que des déforestations pastorales ont entraîné une destruction de la forêt (Rendu 1987).

15C’est dans ce contexte d’anthropisation maximale de l’espace cerdan que les données palynologiques du Pla de l’Orri et de Maura attestent simultanément au XII^e siècle une hausse significative et brutale des indicateurs pastoraux. Celle-ci reflète une augmentation considérable de la charge pastorale. Ce phénomène, propre à ce secteur, trouve son explication dans les données historiques. Il semble correspondre à la mise en place des grandes transhumances monastiques en provenance des plaines de Catalogne. En effet, c’est à partir de 1175 que l’abbaye cistercienne de Santes Creus se constitue, par acquisition de droits de pacage, un immense domaine pastoral sur le versant sud du Carlit (Riu 1961 ; Rendu 1985). Les données palynologiques indiquent que le maximum de la pression pastorale est localement atteint à la fin du XIII^e siècle, les points d’acmé étant respectivement datés 1280 cal AD et 1293 cal AD au Pla de l’Orri et à Maura.

16Une telle pression pastorale suppose la création d’importantes zones de parcours qui ont été gagnées sur la forêt comme en témoigne l’évolution des courbes du pin. Ainsi, à la fin du XIII^e siècle, les forêts qui occupaient les versants de la montagne d’Enveig étaient probablement entièrement détruites. Plus généralement, l’ensemble des données palynologiques provenant de Cerdagne indique qu’à cette date la Cerdagne avait atteint son minima forestier.

Mise en évidence de la crise des XIV^e-XV^e siècles

17Faisant suite à l’apogée des XI^e-XIII^e siècles, tous les diagrammes synthétiques montrent un effondrement synchrone des indicateurs d’anthropisation durant les XIV^e et XV^e siècles. La palynologie, qui rend probablement compte ici des effets de la crise médiévale survenue à partir de la moitié du XIV^e siècle, révèle une véritable déprise agricole suggérée par un recul des indicateurs de cultures et de l’ensemble des pollens marqueurs des activités pastorales. À toutes les altitudes, on note également une augmentation des valeurs des arbres, reflétant une reconquête forestière des espaces désormais sous-utilisés voire abandonnés. Bien que l’on remarque une faible augmentation du sapin, c’est le pin qui semble se développer le plus rapidement. Ceci n’est pas surprenant lorsque l’on connaît la vigueur recolonisatrice actuelle de cette essence.

18Par la suite, les signes de la reprise apparaissent à partir de la fin du XV^e siècle dans le diagramme de Roque-Blanque et plus tardivement, vers le XVI^e siècle, dans les sites d’altitude. Cette nouvelle phase d’expansion qui vient clore l’étiage des siècles précédents, s’accompagne d’une hausse des indicateurs culturaux et pastoraux, mais aussi d’un nouveau recul de la forêt témoignant d’une reprise des défrichements.

III. Vers une plus grande interdisciplinarité

19Dans le cas de la Cerdagne médiévale, les apports de la palynologie ne bouleversent pas fondamentalement la connaissance que nous en avions à partir des recherches historiques. Les nombreuses convergences entre les deux approches viennent confirmer et expliquer réciproquement certains acquis ou quelques hypothèses. Toutefois, il faudrait se garder de ne voir dans la palynologie appliquée aux périodes historiques que son seul pouvoir de confirmation. Une telle attitude reléguerait cette discipline au rang, peu flatteur, de science auxiliaire (Vasicek 1994). En fait, l’archive naturelle que constituent les pollens et les spores conservés dans les tourbières, s’ajoute aux archives textuelles pour affiner les analyses. La palynologie, avec ses méthodes et sa propre lecture de l’histoire, propose un nouvel angle de vue sur les sociétés anciennes en même temps qu’elle suggère une nouvelle approche des durées et de la partition historique. Elle permet ainsi de mettre en évidence des rythmes, des seuils et une périodisation qui prennent toute leur dimension lorsqu’il sont confrontés à la longue durée des processus d’anthropisation.

20L’exemple de la Cerdagne montre également que la palynologie peut rejoindre l’histoire dans son analyse événementielle des phénomènes. A ce titre, l’enregistrement de la mise en place des transhumances monastiques ou de la crise médiévale parait révélateur, de même que la rupture fondamentale survenue aux IX^e et X^e siècles. Certains pourront toujours reprocher les imprécisions chronologiques, mais il est certain que les temps du palynologue et de l’historien peuvent s’accorder.

21Validés par cette étude de cas, la démarche palynologique et les apports fournis par une confrontation des résultats provenant de chaque discipline devraient nous conduire à plus de pluridisciplinarité. Ceci devrait entre autres ouvrir quelques perspectives nouvelles pour l’histoire du Moyen Age, notamment dans les secteurs où les archives textuelles font défaut.

fig.1 – Diagrammes synthétiques d’influence humaine

fig.2 – Evolution du sapin et du pin en Cerdagne