Villa 2. Villes et campagnes de Tarraconaise et d’Al-Andalus (vie-xie siècle)
|Conclusion
Texte intégral
1Je n’ai pas d’autre ambition que de jeter ici de manière trop brève et sommaire quelques-unes des réflexions que me suggère une première lecture cursive des Actes de la rencontre de Saragosse organisée à l’automne 2006 par Ph. Sénac. De manière tout à fait logique, ce volume s’inscrit tout d’abord dans la continuité du programme collectif inauguré par la publication en 2006 du volume VILLA 1 consacré, rappelons-le, aux habitats ruraux "de la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (IVe-XIe siècles)". La définition spatiale de l’enquête s’affirme. Sa justification théorique se confirme et, si j’ose risquer le mot, notre compréhension de la Marche progresse en marchant.
2Comment ? C’est là ma première observation : en affichant cette fois dès son titre un thème directeur particulièrement riche et accueillant, celui de la transition. Certes, on peut d’abord noter que le thème n’est pas nouveau. Il a en effet animé pendant près de deux décennies le grand programme "européen" sur The Transformation of the Roman World qui nous a valu la remarquable série de volumes publiés par Brill. On remarquera cependant, sans amertume particulière mais avec quelque regret tout de même que, dans ce grand programme dit "européen" à la double raison de son thème et de son généreux financement, la recherche française était pratiquement absente, à en juger par ses "Team Leaders" et ses divers "Steering Committees". Il n’y aurait sans doute pas grand mal à cela, sinon que les recherches historiques et archéologiques conduites dans l’espace français méridional, particulièrement actives et fécondes, y furent passées sous silence dès le lancement même du programme. Quant aux recherches menées dans l’espace ibérique, la situation était à peine plus favorable : on pouvait y tabler sur un "Team leader" sans doute de talent mais dont les engagements personnels avérés risquaient de déséquilibrer quelque peu la représentation des apports scientifiques. En bref et sans épiloguer davantage, constatons que les volumes VILLA 1 et, aujourd’hui, VILLA 2 complètent l’enquête européenne et comblent des absences. Ils nous permettent, sur les thèmes de choix que constituent l’histoire du peuplement et la problématique de la transition dans le Nord-Ouest de la Méditerranée, de faire un point prospectif des avancées de la recherche. Les expériences de terrain les plus récentes y sont dûment exploitées. Dans ce domaine, et une fois de plus, il me paraît que c’est par de telles démarches parfois ponctuelles mais toujours nourries par une intelligence avertie des cadres généraux de l’Histoire du haut Moyen Age que l’on va de l’avant. Dressons brièvement un premier inventaire des acquis que viennent consolider les contributions de VILLA 2.
- 1 Voir, en particulier, la contribution de Sonia Gutiérrez, La islamizacíon de Tudmir : balance y per (...)
3Quelques problèmes, d’une relation à l’autre, révèlent tout d’abord la constance d’interrogations communes, de questionnements posés à l’archéologue médiéviste (dans son acception la plus large) non seulement par des types de sources dont il est le producteur naturel et l’interprète désigné, mais encore par des nécessités plus exigeantes de remise en perspective cohérente des données historiques dans leur ensemble1.
4Le premier problème que l’on voit ainsi comme traverser de part en part tout le volume est celui de la transition par translation, posé en termes précis de peuplement, d’occupation du sol, ici d’effacement plus ou moins rapide, là d’émergence progressive des diverses formes d’habitat. Dans toutes ces analyses, remarquons-le, c’est l’adjectif de "paulatino" qui revient sous la plume des auteurs. Il nous paraît d’autant plus justifié que les formes typologiques de l’habitat du haut Moyen Age ne sont pas définies comme des entités isolées à traiter, en somme, comme de simples "case-studies". Elles sont au contraire heureusement conçues comme l’expression de systèmes de relations dont les variations systémiques révèlent précisément la flexibilité d’ensemble du "tonus" régional (géopolitique, administratif, économique, social, religieux). De telles variations fines, dûment observées comme telles, confèrent tout son contenu concret à ce que l’on pourrait considérer comme une "microarchéologie", par une référence me semble-t-il pertinente à la "microhistoire". Une telle microarchéologie contribue à restaurer la légitimité de concepts généraux dont le recours n’a été que trop souvent empreint par les historiens de facilité d’expression : "le déclin", "la croissance", etc., pour ne rien dire des invocations magiques au concept de "mutation" qui a jadis pollué l’historiographie d’un débat franco-français devenu aujourd’hui singulièrement obsolète. Ce n’est donc pas, dans ce sens, la constance typologique des formes de l’habitat consacrée par la stabilité de ses usages lexicaux (villa, villare, castrum, plus rarement turris, mansus même, etc.) qui importe. L’enjeu est bien constitué par les subtiles variations qui affectent de manière synchrone à la fois ces divers types d’habitat et les systèmes de relations et d’interactions que ces variations connotent.
- 2 Voir, en ce sens, mes analyses dans P. TOUBERT, Les structures du Latium médiéval, Rome, 1993 [1973 (...)
5Ici et là, on repère depuis le VIe siècle jusqu’aux Xe-XIe siècles des permanences, des disparitions, des effacements. Certes, le repli urbain paraît partout assuré à partir du VIe siècle. Il est accompagné de phénomènes d’animation de centres mineurs qui s’inscrivent le plus souvent à la périphérie des espaces contrôlés par les anciennes civitates comme des nébuleuses de "colonisation interne", observables à la même époque et dans un contexte général comparable dans d’autres régions du pourtour méditerranéen occidental2. C’est là que, dès les VIIIe-IXe siècles, se dessinent les frémissements d’une reprise économique, d’un nouvel élan parti d’en bas et tout tourné encore vers la reconquête agraire. C’est dans l’analyse des prodromes de ce "take-off" que la microarchéologie fait le mieux apparaître la richesse de ses apports, aux côtés de l’histoire des textes et des disciplines jadis considérées comme "auxiliaires", telle la palynologie ou la numismatique. Au fil des relations de VILLA 2, des institutions depuis longtemps repérées par l’historiographie "traditionnelle", comme par exemple l’aprision, se livrent à nous sous un jour nouveau.
- 3 Je me contente de renvoyer ici à l’ouvrage collectif de P. BONNASSIE et P. TOUBERT (dir. et coll.), (...)
6Partout, la croissance (démographique et économique) s’est affirmée par la consolidation de certains sites – surtout castraux – et par l’abandon de sites ouverts et dispersés. La valeur de position et d’intérêt "stratégique" des sites castraux bénéficiaires de tels processus de sélection des habitats mérite toujours un examen critique attentif. Plus que les vertus défensives prêtées par paresse d’esprit au perchement castral, c’est le contexte social et institutionnel qui est en jeu. Il circonscrit les contours d’un processus de "féodalisation" ou, si l’on préfère, de "pré-féodalisation" qui implique un nouveau classement des fonctions de l’habitat groupé et de la redistribution des rôles sociaux en faveur, aux Xe-XIe siècles, du contrôle par une classe seigneuriale dominante des forces productives agricoles3.
- 4 Je pense en particulier aux Actes des colloques CASTRUM 2, 4, 5 et 7 ainsi qu’à M. BARCELÓ et P. TO (...)
7L’impression d’ensemble que je retire donc d’une lecture suivie des communications de VILLA 2 renforce mon sentiment, acquis lors de précédentes rencontres4 d’une évidente communauté de destin, au haut Moyen Age, entre l’espace tarraconais et la Marche Supérieure d’une part et d’autres espaces périphériques en position également frontalière du monde méditerranéen latin, comme l’espace sud-italien. Ici et là, la "new archaeology" permet de retrouver, inscrite dans le sol, la marque de cadres économiques vivants et dynamiques en ce sens qu’ils ont créé un nouveau principe de centralité économique fondé sur la villa. Je ne crois cependant pas que l’on puisse pour autant parler d’une vraie croissance économique pour la période antérieure aux VIIIe-IXe siècles. L’incontestable vitalité des nouvelles structures domaniales que l’on peut repérer dès les VIe-VIIe siècles en parallèle avec le déclin urbain s’inscrit en effet, ne l’oublions pas, sur la toile de fond d’une grande régression générale – démographique et économique –, d’un repli et d’une ruralisation des fonctions économiques et des activités de transformation artisanale. C’est bien l’époque, comme aimait à le dire le regretté Maurice Lombard, où "le professionnalisme urbain cède la place au bricolage rural". Le tableau d’ensemble que nous offre ainsi l’espace tarraconais du haut Moyen Age avant l’essor castral du XIe siècle n’est donc pas à mon sens celui d’une croissance économique au sens propre. C’est plutôt celui d’une économie contractée qui se restructure à un niveau inférieur, dans un cadre qui peut déjà être qualifié de domanial, même si nous sommes loin ici, cela va sans dire, d’un régime domanial "classique" qui serait défini par une référence inappropriée aux grands domaines (curtes) francs des IXe-Xe siècles. L’intérêt, dans notre cas d’espèce, de la microarchéologie n’est pas de vouloir faire cadrer l’observation régionale avec des schémas préconçus. Il est tout au contraire de nous permettre de mesurer, à partir de cas d’étude forts, à quel point ce repli du haut Moyen Age n’a pas été exclusif de vitalité tant dans le domaine de la conquête agraire que dans celui du développement, dans quelques domaines, d’un artisanat rural.
- 5 Voir, en particulier, Ph. SÉNAC, La Frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècles). Le peuplement mus (...)
- 6 Voir P. CHALMETA GENDRÓN, Invasion e islamización. La sumision de Hispania y la formación de al-And (...)
8Ceci dit, je peux être bref – tant les actes de VILLA 2 parlent d’eux-mêmes – sur le second centre d’intérêt majeur dont la publication des Actes nous confirme la richesse : celui des formes et des divers aspects de la présence musulmane dans la zone de confins de la Marche Supérieure. Dans ce domaine, la voie était largement ouverte par des travaux antérieurs, en particulier ceux de Philippe Sénac5. On peut aussi tabler, si je puis faire ici état des récentes synthèses de Pedro Chalmeta et d’Eduardo Manzano, à de stimulantes remises en question de la problématique générale des processus de conquête et d’islamisation de la péninsule6. Inestimables sont, dans cette perspective, les apports nouveaux que nous livrent ici plusieurs cas d’étude attentifs, pour Ruscino au VIIIe siècle, pour les témoins de la présence islamique à Pampelune à la même époque et, dans un cadre régional plus ample, pour la Cora de Tudmir.
9Il en résulte, certes, un précieux état des lieux dressé grâce à la mise en valeur des fouilles archéologiques les plus récentes. Je dois ici, à titre personnel, faire mention de l’intérêt plus général du questionnaire pénétrant établi par Sonia Gutiérrez Lloret sur le problème clé de la reconnaissance – en général – et de la "valutazione" des indicateurs archéologiques du processus d’islamisation (chronologiques et matériels, linguistiques, sociaux, religieux et culturels).
- 7 Les véhémentes incitations au travail d’A. Guerreau que S. Gutiérrez cite avec révérence sont ridic (...)
10En conclusion, il me paraît que VILLA 2 vient nourrir de la manière la plus efficace un courant de pensée et d’initiatives scientifiques – individuelles et collectives – qui s’affirme avec une force croissante depuis les années 19707. Ce volume contribue de manière significative à nous rappeler qu’archéologie et histoire du haut Moyen Age ne sont pas des disciplines indépendantes. Elles constituent deux voies d’approche nécessairement conjointes et complémentaires des mêmes problèmes et des mêmes objets historiques.
Notes
1 Voir, en particulier, la contribution de Sonia Gutiérrez, La islamizacíon de Tudmir : balance y perspectivas.
2 Voir, en ce sens, mes analyses dans P. TOUBERT, Les structures du Latium médiéval, Rome, 1993 [1973], t. 1, p. 449-496, que l’on mettra à jour grâce à E. HUBERT, L’"incastellamento" en Italie centrale. Pouvoirs, territoire et peuplement dans la vallée du Turano au Moyen Age, Rome, 2002 et Id., L ’"incastellamento" dans le Latium. Remarques à propos de fouilles récentes, in Annales E.S.C., mai-juin 2000, p. 583-599.
3 Je me contente de renvoyer ici à l’ouvrage collectif de P. BONNASSIE et P. TOUBERT (dir. et coll.), Hommes et sociétés dans l’Europe de l’An Mil, Toulouse, 2004.
4 Je pense en particulier aux Actes des colloques CASTRUM 2, 4, 5 et 7 ainsi qu’à M. BARCELÓ et P. TOUBERT (dir. et collab.), L’"incastellamento", Rome, 1998.
5 Voir, en particulier, Ph. SÉNAC, La Frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècles). Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, s.d. [2000] ; Id. (dir.), Aquitaine – Espagne (VIIIe-XIIIe siècles), Poitiers 2001 ; Id. (dir.), Chrétiens et musulmans en Méditerranée médiévale (VIIIe-XIIIe siècles). Échanges et contacts, ibid., 2003.
6 Voir P. CHALMETA GENDRÓN, Invasion e islamización. La sumision de Hispania y la formación de al-Andalus, Jaen, 2003, ainsi que E. MANZANO MORENO, Conquistadores, emires y califas. Los Omeyas y la formación de al-Andalus, Barcelone, 2006.
7 Les véhémentes incitations au travail d’A. Guerreau que S. Gutiérrez cite avec révérence sont ridicules. Il y a bien longtemps, exactement depuis le colloque de Rome en 1975 réuni par Cagiano de Azevedo et les entreprises conduites peu après par le groupe de travail animé par Riccardo Francovich et par le collectif CASTRUM, que les pratiques prouvent les bienfaits de la recherche concertée entre historiens et archéologues. Elles n’ont cure des donneurs de leçons qui feraient mieux de prêcher d’exemple.
© Presses universitaires du Midi, 2007