1Nous nous proposons de prendre comme point de départ de la présente contribution le collier d’épaules, support traditionnel d’une des grandes périodisations historiques pour l’Occident. Même dans l’historiographie récente du sujet, la « révolution » du collier d’épaules au Moyen Âge reste une idée courante. La théorie de Lefebvre des Noëttes, relayée et renforcée dans les années soixante et soixante-dix par Lynn White du côté des médiévistes, par Finley et ses épigones chez les Antiquisants, continue à sous-tendre ou à influencer les idées défendues aujourd’hui en matière d’histoire économique et sociale de l’Antiquité et du Moyen Âge. Le débat très actuel et toujours très vif entre « modernistes » et « primitivistes » lui est étroitement lié1.

2Résumons à l’extrême les deux volets centraux de la vision traditionnelle. L’invention du collier d’épaules génère, ou accompagne, la croissance économique du Moyen Âge central. On en situe l’apparition vers l’An 1000. L’Occident va désormais pouvoir maîtriser une technique efficace de traction, au labour et au transport ; une nouvelle ère s’ouvre dès lors que la production va passer d’une économie de suffisance ou de subsistance à une économie ouverte au commerce et au marché. On spécule volontiers sur la date d’apparition du collier, plus rarement sur son origine. Quand on le fait, l’hypothèse diffusionniste au départ de l’Europe centrale est souvent évoquée.

3L’innovation fondamentale que constitue l’invention du collier d’épaules au Moyen Âge soulignerait et démontrerait – a contrario – la caractère inopérant, voire l’inexistence de la technologie appliquée dans l’Antiquité. La faillite de la technologie des transports et des attelages, célébrée de Lefebvre des Noëttes à Brunt et à Finley, constituerait la démonstration la plus convaincante du « primitivisme » de l’économie antique2.

4La question posée et discutée ces dernières années est la suivante : cette césure encore bien ancrée dans les esprits et pas seulement dans les manuels scolaires, est-elle pertinente ou non ? En d’autres termes existe-t-il une ère technique et économique « avant » le collier, et une autre qui s’ouvre avec le collier ? Poser la question, c’est déjà un peu y répondre. Car l’histoire des techniques par essence se plie mal et rarement aux périodisations traditionnelles.

5Dans ce sujet immense, je souhaite relever quelques éléments qui me paraissent significatifs du débat et faire quelques propositions, certaines déjà avancées ou défendues dans des publications récentes, notamment en collaboration avec Catherine Rommelaere, d’autres inédites, et liées aux expérimentations actuellement menées par le Laboratoire d’archéologie classique de l’ULB au Domaine de Malagne à Jemelle (Rochefort, Belgique). Je mettrai l’accent à la fois sur des éléments démontrés mais qui ne sont pas suffisamment connus, et surtout sur les avancées les plus actuelles, qui datent de l’été 2001.

6Le point de vue abordé et défendu sera celui de l’historien des techniques, donc celui de la durée et de l’universalité des techniques agricoles non mécanisées, et la complexité de la problématique méthodologique, soulignée.

Le moyen âge

7Si nous envisageons les siècles centraux du Moyen Âge, les sources disponibles pour les régions concernées – écrites, archéologiques et iconographiques – laissent entrevoir des éléments et systèmes nouveaux ou améliorés dans le domaine de l’outillage3, des techniques instrumentales et des transports4. Cependant, les sources manquent généralement de précisions et les miniatures, vitraux, bas-reliefs ou tapisseries qui constituent les principaux supports de l’iconographie à cette période présentent des figurations trop souvent naïves, lacunaires, ignorantes des lois de la perspective, peu soucieuses de réalisme et donc difficiles à utiliser. La principale difficulté consiste alors à distinguer les éléments correspondant à une réalité concrète de ceux qui ne procèdent que de l’imagination de l’artiste, de sa méconnaissance de certains détails techniques ou de canons iconographiques préétablis. De nombreuses représentations mêlent, manifestement sans souci de véracité technologique, des éléments hérités de l’Antiquité à d’autres plus modernes. La juxtaposition anarchique de ces éléments qui, dans certains cas, ne peuvent fonctionner ensemble, tend à prouver, d’une part, que la plus extrême prudence s’impose quant à l’interprétation des images et d’autre part, que la supposée « révolution du collier d’épaule » est loin de s’être faite en un jour.

8On constate plutôt une lente progression, faite d’améliorations successives, dont les premiers exemples apparaissent dans la première moitié du x^e siècle, avec les figurations du Traité des Vices et des Vertus de Prudence de Troyes (Paris, BN, Ms 8085). Mais il faut attendre le début du xiii^e siècle pour voir enfin en place tous les éléments du harnais moderne, dont certains semblent d’ailleurs avoir été empruntés au harnachement des chevaux de selle. La selle à piquer servit, en effet, longtemps comme support de dossière tandis que l’avaloire et la croupière ne sont sans doute pas étrangères à l’invention et à la mise en place du reculement. Ces diverses pièces de harnais ont en tout cas manifestement été crées pour s’adapter spécifiquement à la morphologie du cheval. Plus tard, des bœufs, des ânes et des mulets seront également attelés au collier ou à la bricole mais le phénomène est ici inversé par rapport à l’Antiquité, période durant laquelle la majorité des systèmes de harnachement – à joug – furent d’abord conçus pour les bovidés ou asiniens, et adaptés avec plus ou moins de bonheur aux équidés, comme nous le verrons.

9En ce qui concerne les énergies disponibles, il semble qu’à côté des ressources hydrauliques et éoliennes5, aux intéressants développements mécaniques, les équidés retrouvent pour la première fois depuis l’époque romaine, entre Seine et Rhin, une faveur particulière non plus seulement dans le transport mais aussi au labour, faveur qui augmentera tout au long du Moyen Âge central, avec toutefois de grandes diversités régionales6.

10En Europe occidentale, il semble en tout cas que le collier ait connu un bien plus grand succès que la bricole, celle-ci n’apparaissant que très rarement dans l’iconographie. La prépondérance du premier sur la seconde, pour tous les travaux lourds, s’accentuera d’ailleurs avec l’amélioration progressive de la structure des colliers, de mieux en mieux adaptés à la morphologie des chevaux et littéralement faits « sur mesure » pour chaque animal. Les traits, d’abord embryonnaires dans le cas des attelages à brancards, vont s’allonger peu à peu vers le milieu du xiii^e siècle. C’est notamment le cas dans Le voyage de Jacob en Égypte extrait de la Chronique Universelle de Rudolf von Ems (1250-1254, Saint-Gall, Bibliothèque Vadiana), mais de grandes disparités continueront à exister selon les régions et les époques. Dans la France du xviii^e siècle, les traits courts étaient encore largement utilisés comme l’attestent les planches de l’Encyclopédie d’Alembert et Diderot consacrées au harnachement des chevaux de travail. Quant à la dossière et à la sellette, soutenant les brancards ou les traits, elles sont souvent avantageusement remplacées par la selle de type « à piquer », pommeau et troussequin très élevés. La conduite de l’attelage se faisait de ce fait la plupart du temps en selle, du moins sur le continent. L’Angleterre en effet semble avoir préféré un menage par cocher, depuis un siège aménagé à l’avant de la voiture. Munis du nouveau harnais, les chevaux sont à même de remplacer avantageusement le bœuf. Mais jamais la progression ne sera systématique et continue7. Une étude récente de J.J. Liebowitz8 tend même à montrer que, dans les pays industrialisés, le véritable remplacement du bœuf par le cheval au labour, ne date que de quelques décennies avant que le cheval ne soit lui-même remplacé par les tracteurs automobiles.

11John Langdon qui a effectué la recherche pour la Grande-Bretagne de 1066 à 1500, propose un modèle intéressant9. L’augmentation nette de l’utilisation du cheval, pour la période envisagée et constatée surtout en Angleterre proprement dite, est en relation avec le charroi plus qu’avec le labour, mais les proportions sont très variables de région à région, selon le sol, le relief, l’organisation de la production et du faire-valoir. L’apport majeur du cheval attelé serait lié à la « sophistication croissante des transactions de marché » et au développement des communautés urbaines. L’effet le plus important se ferait sentir dans l’efficacité du transport, au niveau des échanges ville-campagne, mais l’apport global à l’économie est impossible à quantifier, et même difficile à prouver. L’attelage amélioré du cheval est-il la – ou une – cause du développement de la commercialisation agricole, ou la croissance de l’économie de marché est-elle responsable de l’augmentation des attelages à cheval ? Et peut-on avec Br. Campbell10 considérer – même cum grano salis – que le cheval est « technologically the most active member of medieval society » ? La boutade est amusante, un peu provocatrice, mais si elle peut s’expliquer d’un point de vue sociologique, du point de vue technologique, elle est discutable.

12Dans l’économie médiévale et moderne, la traction du cheval au collier d’épaules est et restera en effet marginale, sauf dans quelques régions du Nord de la France, de Belgique et du Sud de la Grande Bretagne. Les travaux de Eric Thoen, de John Langdon et d’autres chercheurs ont montré que le passage à la domination de la traction équine n’apparaît que dans des zones très circonscrites géographiquement et pas avant le xiii^e siècle. Cela est aujourd’hui bien connu des archéologues et historiens. Ce que l’on sait peut-être moins, c’est que même dans les régions privilégiées du cheval de trait, la dominante ne devient jamais une exclusive. Même entre Lille et Gand, ni au xiii^e siècle, ni même au xix^e. Non seulement à l’échelle du monde, mais même dans le contexte européen occidental, la traction animale dans le monde rural n’est jamais liée de manière dominante au collier d’épaules ni au cheval, sauf espaces très circonscrits. Bovidés et asiniens, jougs doubles et simples, portage et bât voire tramage sont et restent fondamentaux dans l’économie rurale jusqu’à la récente mécanisation motorisée. Et si la plupart du temps il est difficile de mesurer et comparer les poids économiques respectifs, on ne peut nier la réalité sociale incontestable.

13On pourrait même se demander si le véritable saut quantitatif en matière de traction chevaline au collier ne se produit pas au xix^e siècle dans les pays occidentaux. Lié à l’industrialisation et à l’urbanisation. Le xix^e siècle fabrique des races de chevaux lourds et un charroi à éléments d’acier qui permet d’augmenter sensiblement les capacités de charge et de transport pour les besoins de l’industrie et du transport urbain et portuaire. Au niveau quantitatif, la « révolution » du collier d’épaules est plus significative de la révolution industrielle que de la croissance économique du Moyen Âge central.

L’antiquité11

14De la trop célèbre théorie de Lefèbvre des Noëttes, il ne reste aujourd’hui pas grand chose. Deux catégories d’arguments ont relancé l’appréciation positive des techniques de transport dans l’Antiquité et de son dynamisme économique, la relecture attentive des textes, notamment épigraphiques qui démontrent la remarquable capacité de transport lourd sur les grands chantiers, la relecture non moins attentive de l’iconographie et l’expérimentation revisitée dans les années soixante-dix, de l’attelage d’équidés sous joug dorsal, celui-là même qui avait généré la théorie de Lefebvre des Noëttes.

15L’attelage à deux chevaux sous joug dorsal fonctionne. Constatons toutefois qu’il relève d’une technique de harnachement marginal pour un animal dont le rôle économique est insignifiant dans l’Antiquité.

16Le transport économique dans l’Antiquité est lié au classique et universel joug d’encolure sur paire de bœufs ou de mules. Quinze à vingt-cinq paires de bœufs tirent un bloc de 10 à 15 tonnes de marbre sur un fardier à Epidaure au iv^e siècle avant notre ère, comme à Carrare en 1910. Ni mieux, ni moins bien. Le joug de cornes est rare ; l’usage de la mule en nette progression à l’époque romaine, dans un contexte de demande importante de voiturage léger et rapide sur route. Dans le monde et la longue durée, le joug de mules est d’une utilisation plus rare que la paire de bœufs, mais on peut rappeler peut-être, en ces hauts lieux du Sud-Ouest, que le transport du pin des Landes est lié au joug à cadre jusque vers 1920 et que la mule landaise est un très bel animal de trait léger.

La naissance de l’attelage à brancards ou attelage à un animal12

17La renaissance de l’attelage à un animal ou à brancards, au Moyen Âge, est lié au collier d’épaule. Ce n’est pas son moindre intérêt. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’un soit conditionné par l’autre.

18Cet attelage à brancards apparaît pour la première fois en Europe au i^er siècle de notre ère. L’iconographie est abondante pour les ii^e et iii^e siècles, mais la première mention apparaît implicitement chez Pline lorsqu’il évoque la moissonneuse gauloise, que Palladius décrit plus précisément trois siècles plus tard, et chez qui il est question de brevissimi temones. Le vallus des Trévires est en effet propulsé aux brancards13.

19Jusqu’à il y a peu, le fonctionnement de l’attelage romain à brancard faisait l’objet d’un jugement encore plus sévère que le joug double antique, « le pire harnais jamais imaginé », aux dires de P. Vigneron relayant Lefèbvre des Noëttes.

20La lecture directe, au premier degré, des images du brancard est plutôt catastrophique. On ne peut s’empêcher de penser que l’animal est étranglé par la sangle qui maintient le joug. Jugulaire et carotide paraissent comprimées avec une pression d’avant en arrière d’environ 30 kgf. Le diagnostic ne peut être que mauvais. Dès lors, ou bien on en reste là et on conclut à l’aberration technologique, ce qui conforte les prises de position minimalistes ; ou bien on réfléchit en historien des techniques, c’est-à-dire en partant de l’idée qu’un outil, une technique ou un savoir-faire, où et quand que ce soit, ne sont jamais stupides : ou bien c’est le document dont on dispose qui n’est pas pertinent, ou bien c’est le raisonnement qu’on tient qui ne l’est pas.

L’apport de l’ethnographie comparée à la compréhension mécanique de la traction attelée

21Le recours à l’ethnographie comparée est, en l’occurrence, le passage obligé de toute analyse portant sur la technologie des transports, comme il l’est dans la plupart des domaines de l’histoire des techniques. François Sigaut, après Mariel Jean-Brunhes Delamarre et André-Georges Haudricourt notamment, nous l’a souvent montré.

22Il existe une typologie des harnais et des attelages et s’il y a des milliers de formes apparentes de techniques de traction, il n’y a que quelque configurations mécaniques de base et selon la morphologie du tractionneur, quelques catégories d’appuis qui permettent le transfert de la force de l’animal vers la charge par l’intermédiaire du joug ou du collier. Ces catégories sont universelles, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont utilisées partout ni en même temps.

23La traction à un sous joug d’encolure est l’une de ces catégories élémentaires universelles. Le bœuf à bosse y trouve son mode de traction le plus fréquent, surtout en Asie ; l’asinien n’y est pas rare à la tâche. La morphologie du cheval s’y prête moins bien. Notons cependant que toute l’iconographie antique n’est pas uniformément tributaire d’un même schéma de représentation. Dans un certain nombre de cas en effet, l’image de la traction est conforme au fonctionnement mécanique tel qu’il apparaît dans les données ethnographiques.

Le harnais de Pforzheim et l’expérimentation de Malagne

24L’occasion de reconsidérer complètement toute la problématique nous a été donnée par la découverte archéologique, il y a quelques années, à Pforzheim, d’un harnais au petit joug dans un état de conservation remarquable, daté du ii^e siècle. Il en existe un second exemplaire, au Musée Fenaille, typologiquement analogue, mais incomplet.

25Les conditions étaient donc réunies pour tenter une expérimentation sur des bases plus sûres. Le travail est en cours depuis près de trois ans au Domaine de Malagne près de Rochefort, dans l’Ardenne belge. Étant donné que c’est le même type de joug qui est utilisé pour la moissonneuse romaine, mais en propulsion, nous couplons l’expérimentation sur la traction et sur la moisson au vallus.

26À quel animal s’adapte le jouguet de Pforzheim ? Par essais et erreurs, on arrive au meilleur positionnement dans le cas d’une petite mule ou d’un âne de belle taille. Comme nous ne disposons pas dans notre écurie de tous les gabarits d’asiniens, c’est donc actuellement, un âne européen de 105 cm de taille au garrot, assez puissant, habitué à l’attelage, qui assure les essais de traction. Il est difficile de stabiliser ce joug sur une encolure de petit cheval ou de bovidé. Mais la constatation n’a pas de portée générale, car le cintrage de l’arceau central peut être ouvragé en fonction de la morphologie du tractionneur.

27Comme nous en avions acquis la conviction depuis longtemps autant par un raisonnement sur la structure mécanique de la traction que par l’ethnographie du sujet, le jouguet, comme le joug double, se place sur l’encolure juste devant le garrot, ce qui n’entraîne toutefois pas une stabilité d’emblée idéale. Un âne du Poitou n’est pas un bœuf à bosse de Malaisie ! Cela montre d’une part l’importance du façonnage, mais souligne aussi, comme nous allons le voir, le rôle original des galets latéraux autant que celui du sanglage.

28Ces galets que j’avais interprétés comme de simples systèmes d’accrochage du jouguet à la sangle avant, jouent un rôle fondamental dans la configuration de traction. Comme ces pièces s’accrochent directement sous le joug, avec à peine quelques centimètres de jeu de part et d’autre de l’arceau central, elles s’appliquent contre l’encolure sur le devant des omoplates, empêchent le frottement de la sangle et récupèrent l’appui de l’épaule. Mutatis mutandis le rôle de ces galets présente une certaine analogie avec celui des fourchons d’encolure, les « yoke-saddle » chers à Mary Littauer. On a souvent épilogué de façon un peu théorique sur la relation structurelle entre le jouguet d’encolure et le collier d’épaule. Voilà qui renforce singulièrement l’opportunité et les fondements de l’hypothèse.

29En ce qui concerne la configuration de la traction, l’élément externe qui structure positivement les appuis, c’est le poids des brancards repris en composante verticale dans les extrémités du jouguet. Nous y avons déjà maintes fois fait allusion, tant dans l’analyse des documents ethnographiques que des images de l’Antiquité. La phase expérimentale relaie et conforte les constatations déjà évoquées. Dans la configuration habituelle, deux roues et brancards, la voiture n’est pas autoportante ; elle est équilibrée sur le tractionneur. C’est le rôle de la sellette dorsale dans une traction moderne aux traits. Dans l’Antiquité comme dans de nombreux cas d’attelages rustiques, le soutien et le tirage sont associés. L’équilibre de l’ensemble doit être correct et le centre de gravité bien choisi. S’il y a trop de poids derrière l’essieu, les brancards se relèvent ; si le déséquilibre est trop important vers l’avant, le jouguet pèse trop sur l’encolure. Le conducteur doit trouver le bon compromis. Le joug doit peser suffisamment devant le garrot pour bien se caler, ne pas basculer ni osciller dans le travail, et bien récupérer les appuis.

Quelques réflexions de conclusion

30Le cheval dans l’économie rurale du monde occidental occupe une place de choix dans les travaux de nombreux historiens médiévistes et modernistes, et la « révolution » du collier d’épaule fait toujours de beaux titres dans des ouvrages de synthèse ou des manuels d’enseignement de l’histoire. Il faut d’abord bien délimiter la question. Le rôle du cheval dans les techniques productives constitue un problème économique intéressant à partir du xii^e siècle dans le sud de la Grande-Bretagne et sur le Continent, entre Seine et Rhin. Au xix^e siècle, le trait lourd et le carrossier se développent un peu partout en Europe dans des usages plus diversifiés, notamment industriels et urbains.

31La mise au point du collier d’épaule est liée au cheval, dont le statut et l’importance dans la société médiévale sont antérieurs au développement de son usage agricole comme tractionneur. Et non l’inverse. Techniquement, le collier s’adapte bien à la morphologie du cheval pour lequel il est créé, peut-être dès avant le x^e siècle, mais la configuration de traction complète qui associe efficacement collier, traits longs, sellette de soutien, reculement et palonnier n’est pas opérationnelle avant le xiii^e, voire le xiv^e siècle. Point de révolution dans tout cela, mais une belle brochette d’innovations qui s’articulent finalement dans ce harnais « moderne » qui connaîtra avec le cheval de trait un incontestable succès jusqu’au début du xx^e siècle en Europe du nord-ouest et aux États-Unis.

32Exit dès lors le bœuf dans nos contrées ? Non point. Nous avons retrouvé un texte intéressant qui montre que, même en Europe occidentale, le débat sur la suprématie de la traction équine n’a jamais été clos. Il est plus vivant que jamais au xix^e siècle et, au moment où les premières automotrices à vapeur ou à pétrole sont mises en service, le très sérieux Journal de la Société centrale d’agriculture s’interroge sur les raisons de préférer le cheval au bœuf dans l’agriculture. J’en extrais quelques passages 14, tout empreints de sagesse et de nuance, attentifs au progrès et sans aucun passéisme, mais sans doute plus proches, j’en conviens, de l’esprit d’un Columelle que des concepts d’investissements à risque qui font et défont les fortunes marchandes à la même époque :

33« Il n’y a pas d’objet qui ait été plus vivement discuté, soit parmi les agronomes, soit parmi les cultivateurs praticiens, que la question relative à la préférence que méritent les bœufs ou les chevaux, dans les opérations de l’agriculture.[...]

34Les partisans du bœuf disent que le prix d’achat de ces animaux n’est que la moitié ou le tiers de celui des chevaux, qu’ils sont moins sujets à maladies [...], qu’un bœuf augmente annuellement en valeur [...], qu’il tire plus uniformément que le cheval, qu’on peut en obtenir à peu près autant d’ouvrage [...], qu’il se vend plus cher qu’il n’a été acheté, etc. Non seulement dans la Grèce et l’Italie, mais aussi dans toute l’Asie, l’histoire des temps les plus reculés associe toujours les bœufs et la charrue. Aujourd’hui, dans les parties les plus chaudes de l’Inde et de la Chine, ce ne sont pas des chevaux mais des bœufs qu’on emploie comme bête de trait et ce sont eux qui conduisent, sur les ports de mer, les marchandises les plus pesantes. Ce qui leur manque en vigueur dans les parties postérieures (par rapport aux chevaux), est bien compensé par la grande force qu’ils possèdent dans le cou. Il en résulte qu’ils doivent être attelés de manière que le tirage s’exécute par les parties antérieures, dans lesquelles réside leur principale force. [...]. Quoiqu’il soit convenable d’avoir un cheval pour aller au marché, cependant, pour tous les travaux ordinaires, on ne peut que trop recommander l’emploi des bœufs. »

35Côté cheval : ils conviennent mieux pour les hersages, parce qu’un pas accéléré pulvérise mieux le sol ; pour la rentrée des récoltes, opération pour laquelle la célérité est si importante. Les chevaux font un service plus long. Leur conformation, leur agilité et la solidité de leurs pieds les rendent propres à exécuter une plus grande variété de travaux, etc.

36J’ai évoqué un possible lien entre le jouguet à galets pour mules (voire chevaux ?) développé dans l’agriculture gallo-romaine et le collier d’épaules médiéval. Continuité ou hiatus ? Au niveau de la mécanique de la traction, les expérimentations que nous menons depuis quelques années montrent la parenté structurelle entre les tirages. La position des galets sur l’épaule crée une surface d’appui assez importante qui présente une incontestable parenté avec celle du collier. Ce sont dans les deux cas des tractions hautes. Et diffusées dans la même zone géographique, entre Loire et Rhin. Qui plus est, dans les plus anciennes représentations médiévales, l’association collier / tirage paraît bien rigide, ou presque comme dans l’Antiquité. Et si en outre, on situe Palladius, qui évoque de la manière la plus complète l’attelage à un animal du vallus, au v^e siècle, et que l’on sait qu’il fut l’un des Agronomes les plus « reçus » dès le haut Moyen Âge, on est en droit de se poser des questions. Cela étant, il y a d’autres hypothèses, diffusionnistes, notamment au départ de l’Europe de l’Est. Et il y a quand même un impressionnant trou documentaire de cinq ou six siècles.