1Il est rare que l’archéologue exploite jusqu’au bout les possibilités qui lui sont offertes par sa méthode préférée, c’est à dire la fouille, dans l’étude de l’exploitation agricole du sol, dans des séquences de temps de longue durée. C’est l’habitat et son développement qui l’attirent. C’est aussi, bien sûr, l’occupation du terrain par les sites d’habitation. Et les rapports de ces thèmes entre eux font l’objet des études archéologiques. En ce sens, cet intérêt archéologique englobe parfois des espaces très vastes. Mais le titre des recherches reste toujours le même : l’allemande Siedlungsarchäologie1. Nous restons attachés en permanence à la maison, au village, à la ville2.

2Il y a pourtant l’espace qui, parfois habité, parfois libéré de l’occupation directe, conserve dans le sous-sol les traces d’une autre occupation. Ces traces concernent soit l’occupation artificielle par l’homme, soit naturelle par la végétation ou, par exemple, par des dunes. Ces traces sont quelquefois repérées par les archéologues et sont alors soumises à des études spécialisées, notamment les témoins de l’exploitation intentionnelle par l’homme. Il s’agit, quand même, là, d’études horizontales du point de vue historique. C’est le fait du labour de la terre qui constitue l’objet d’intérêt savant, et non le terrain sur lequel la découverte a été faite. Dans ce domaine de l’histoire sur la longue durée, on peut dire que l’histoire du terrain lui-même reste en dehors du champ visuel de l’archéologue3.

I. Le cas de Spicymierz

1. Étude du site

3Essayons d’approcher la question par quelques exemples. Tout d’abord commençons par présenter un site déjà connu par des publications. C’est le village de Spicymierz sur la Warta en Grande Pologne. Justement, la publication a été consacrée à un aspect seulement de la trouvaille archéologique, à l’aspect de l’économie domaniale au Moyen Âge4. Pourtant le terrain persiste à l’époque médiévale, il vit les temps modernes et la contemporanéité. Que devient-il pendant ce demi-millénaire ?

4Rappelons les situations topographique, géomorphologique et hydrologique du site. La partie qui nous intéresse ici s’appelle « Debowe Gorki » (Collines-sous-chêne). Elle se trouve dans le fond marécageux du fleuve et elle domine d’environ 2 m son entourage. Cette dénivellation est encore accentuée par un ancien lit du fleuve qui l’encercle d’un côté. Jusqu’en 1975 le terrain était labouré, et il est abandonné depuis.

5La coupe profonde et les structures géomorphologiques du site ne nous intéressent guère ici. L’essentiel est ce qui couvre la surface. Ce sont là des compositions légères, sableuses, de provenance fluviale. Portées par de nombreuses inondations, elles ont été ensuite déposées sur les bords du fleuve par les eaux regagnant leur lit habituel ou creusées à nouveau. Ce sont des compositions sableuses avec peu d’humus, et d’une fertilité plutôt médiocre. Leur situation hydrographique est, elle aussi, très simple. Pendant les inondations annuelles, régulières, le site reste couvert par les eaux. La couche dite sèche n’existe pas. Il faudrait aussi avouer qu’il n’y a pas sur la surface du site des accumulations fluviales postérieures aux temps médiévaux. Nous nous sentons donc pouvoir considérer toutes les compositions géologiques et toutes les traces d’activités humaines, arrivées sur le site depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, comme remplissant les conditions d’une image complète de la micro-histoire de ce morceau choisi du pays pendant le dernier millénaire.

6Les dates précises de la formation géomorphologique du site n’ont jamais été établies. Mais l’absence totale de matériel archéologique antérieur à l’occupation et l’exploitation médiévales renvoient la formation de notre site peu avant la date de la première apparition des activités de l’homme médiéval sur ce même site, donc pendant le viii^e siècle5.

7Pendant les deux siècles suivants, x^e et xi^e, nos « collines-sous-chênes » sont habitées et labourées en même temps. La fouille a démontré comment les planches de terre labourée touchent de près les cabanes paysannes. Sous une maigre couverture d’humus les traces d’un binoir, faisant des faisceaux de raies parallèles, étaient bien visibles6. Cette image disparaît rapidement en raison d’une grande inondation. Celle-ci dépose sur le site une couche de 40 cm d’épaisseur qui retire au site toute sa force productrice. Et de plus, le fleuve change de lit ; il se déplace d’environ 4 km vers l’Est, sous le bord élevé de la vallée. L’homme abandonne donc le site.

8L’homme ne retourne pas sur ce site tout de suite. Dans un premier temps, y apparaît la forêt. Nous ignorons la date de cette apparition. Elle a du avoir lieu sûrement après le xii^e siècle, qui devait rester réservé à la consolidation naturelle du terrain. La présence des arbres robustes et vraisemblablement arrivant à un âge avancé est prouvée par les traces des souches conservées dans du sable et retrouvées par la fouille. Nous ignorons les espèces de ces arbres, les traces des racines n’étant pas suffisamment révélatrices. Il est quand même possible que ce soient des chênes qui appartiennent à l’environnement naturel du paysage des vallées marécageuses des cours d’eaux de la plaine de la Pologne centrale. Rappelons le nom local du site « Debowe Gorki ». La présence autrefois des chênes sur ce site des « collines-sous-chênes » aurait survécu dans la tradition locale.

9Est-ce qu’ensuite la forêt a été volontairement abattue ? C’est bien possible. Il est pourtant certain que ce déboisement n’est pas lié à la récupération du terrain pour l’agriculture, les souches n’étant pas retirées par l’homme mais pourrissant longuement dans la terre. Il doit y avoir une autre raison à cette découpe.

2. Les traces de labour

10Ce n’est pas elle, cependant, qui nous intéresse. Ce sont les traces de labour de terre qui apparaissent sous l’humus de surface du site, au-dessus des tâches noirâtres des souches pourries. Ce sont des raies très régulières de moins de 20 cm de largeur. On en a découvert plusieurs sur le site, toujours assez parallèles et s’orientant sur la longueur du site. Certaines d’entre elles descendent assez profond, et on penserait volontiers à des raies limitant les planches consécutives d’un champ labouré, comme le pratiquent, d’ailleurs, les paysans polonais encore aujourd’hui. Nous pouvons définir l’outil à l’origine de ce labour comme une charrue à versoir avec un coutre asymétrique, donc un engin qui apparaît au xvi^e siècle et qui perdure presque sans changements encore au début du xx^e siècle.

11Comment peut-on dater ce labour ? La datation la plus simple va de l’époque de la fin du Moyen Âge jusqu’à la contemporanéité. Il faut, quand même déduire le temps de la présence de la forêt, donc au moins quelque 200 ans. Et si nous avions affaire avec le chêne il faudrait même compter quatr^e siècles. Ensuite, il faut encore tenir compte du pourrissement des souches ! Après la grande inondation de la fin du xi^e ou du début du xii^e siècle qui a mis fin à l’exploitation primitive du site, il faudrait mettre encore environ 450 ans pour définir le terminus post quem de ce nouveau labour avec la charrue à versoir. Ainsi nous en arrivons au xvii^e siècle.

12Aucun témoin archéologique ne contredit cette date. Aucun, non plus, ne la confirme. Cependant, il existe un récit du xvii^e siècle racontant le drame de la traversée de la vallée de la Warta à cet endroit, au temps des inondations temporaires. Il n’y avait là, même pas un kilomètre de route sèche7. Ne parlons donc pas des champs labourés, le riz n’étant pas la culture traditionnelle des Polonais. Le retour du labour sur le site des « collines-sous-chênes » doit être remis aux siècles postérieurs. Et, de préférence, ce serait au temps de la naissance de l’industrie en Pologne centrale au xix^e siècle. A ce moment-là, on aménage en grandes quantités les cours d’eaux pour les besoins de l’industrie. Cela conduit à transformer le fond des lits des fleuves, à leur approfondissement et cela a pour conséquence l’accélération de leurs courants. C’est le facteur direct de l’assèchement des fonds des vallées fluviales en Pologne centrale.

13Au xix^e siècle, le site examiné se trouvait dans cette partie de la Pologne qui appartenait à l’empire russe. La deuxième moitié du xix^e siècle fut aussi fort riche en événements politiques et sociaux. Il y eut le soulèvement contre les Russes de 1863. Il a été suivi de la libération des paysans qui ont aussi reçu les droits de propriété sur les terres qu’ils labouraient. Ce fut aussi le temps d’une certaine croissance démographique et, en conséquence, il y eut un manque de terres cultivables dans la campagne et dès lors une émigration en masse des paysans vers les villes où les conditions de vie semblaient plus faciles. L’homme de la campagne, devenant libre du choix de son destin, peut désormais choisir aussi l’endroit de son habitation dans le village. Il fuit parfois le village surpeuplé pour s’installer dans une ferme isolée, en prise directe sur les champs nouveaux gagnés pour l’agriculture. Notre hypothèse rattache l’événement archéologique des traces du labour du champ avec une charrue à versoir justement à ce fait historique et nous amène à le dater des années soixante-dix du xix^e siècle. Son terminus ad quem est atteint, on peut le définir ainsi, avec la mort du dernier exploitant en 1975.

14Nous voudrions évoquer encore une question, même si elle est marginale par rapport à notre thème. Il s’agit de la fertilité de la terre sur notre site. Elle est tellement faible qu’en 1970 le rendement en seigle de ce champ était évalué à 12 quintaux par hectare. Ce qui revient à six graines récoltées pour un grain semé. C’est équivalent au rendement de la Normandie au xv^e siècle8. Compte rendu d’une telle faiblesse, on comprend mieux les longues périodes d’abandon du terrain par l’agriculture. On ne le consacre de nouveau à l’exploitation que dans les cas de pénurie de terres arables.

II. L’exemple de Sciegna

1. L’occupation du site

15Une autre expérience que nous voudrions évoquer, concerne un site localisé lui aussi en Pologne centrale, mais sur la plaine assez marécageuse située à la limite des bassins de deux grands fleuves polonais : la Warta à l’Ouest et la Pilica à l’Est. Le site s’appelle Sciegna et il a été fouillé sur une superficie de 2 ha, dans le cadre des fouilles de sauvetage, sur l’emplacement d’une future mine de lignite. Le terrain occupé par le site est plat. Les dénivellations ne dépassent pas quelque cinq mètres, et sur le site, lui-même, n’atteignent que 2 m. La prétendue culmination est sèche, mais sur ses bords l’eau s’accumule, même en 1999, année d’une sécheresse pourtant exceptionnelle en Pologne.

16Les mines de lignite ont fourni quelques ossements de mammouth isolés. Les premières traces d’activité d’hommes apparaissent sur la surface et appartiennent au paléolithique tardif et au mésolithique9. La première occupation humaine sur le site date du temps du néolithique tardif. Il s’agit de deux ou trois petites fosses creusées dans du sable, sur le bord humide du terrain. Ces fosses sont de caractère indéterminé. Quelques tessons de poterie, dite « de céramique cordée », en argile, appartiennent à la civilisation néolithique de caractère nomade. On peut donc considérer le terrain comme stabilisé et formé sur le plan topographique depuis le paléolithique. Depuis cette époque l’homme s’arrête sur celui-ci en l’exploitant accidentellement.

17La première occupation stable arrive à la fin de l’Âge du Bronze (ix^e-viii^e siècles av. J.-C.)10. C’est un habitat constitué d’au moins quatre habitations groupées sur les abords d’une vaste cour. Le seul élément de datation est fourni par les débris de pots en argile. Leur datation est peu précise. Nous sommes réduits à la seule hypothèse que tout cet habitat est contemporain, et on n’y observe pas de phases. Comme les chercheurs reconstruisent des grandes maisons abritant plusieurs générations en même temps, l’habitat aurait pu perdurer quelques décennies, allant jusqu’à une cinquantaine d’années.

18Le caractère agricole de la civilisation lusatienne à laquelle appartiennent nos occupants du site, est bien connu11. Ce qui le prouve c’est qu’on a retrouvé sur place quelques silos avec des grands pots en terre cuite spéciaux pour préserver les graines. La conclusion est donc formelle : l’entourage du site était soumis, à la fin de l’Age du Bronze ou pendant la période d’Hallstatt C et D, à l’exploitation agricole. Et cela pendant, au moins, un demi-siècle. Ensuite, il a dû être laissé en friche. Le groupe de ces agriculteurs a changé de place, ses champs ont respiré pour retrouver leur fertilité.

19Il est presque impossible qu’un archéologue retrouve sur un tel terrain toutes les traces des exploitations agricoles. Elles ont dû disparaître avec les labours consécutifs allant de plus en plus profond, en rasant l’humus et le sous-sol. Mais une nouvelle trace d’exploitation agricole sur le site a été fournie par une trouvaille exceptionnelle sur un site analogue, à Chrzastow Folwarczny, éloigné du précédent emplacement de 70 km vers le Nord-Ouest. Là, après une dense occupation du temps d’Hallstatt D, arrive une période qui aurait été considérée par l’archéologue comme une période d’abandon du sol s’il n’y avait pas eu sur le site une découverte exceptionnelle. Dans le fond d’une fosse abîmée on a retrouvé deux faux et une serpe en fer. On dirait que ces outils étaient cachés dans un trou creusé dans le champ, en dehors des habitations. L’outillage dans la fosse était accompagné d’un grand morceau d’un énorme pot d’argile. Il s’agissait donc d’un silo creusé directement à l’endroit où l’on moissonnait les céréales. Le tesson est très caractéristique de la période dite romaine tardive (200-500 ap. J.-C.) et c’est de cette époque qu’il faut dater la trouvaille de la fosse12. On ignore ce qui recouvrait ces outils de moisson. On ignore aussi la cause de leur perte. Mais, sans s’étendre sur l’explication du contexte social de cette trouvaille, l’essentiel, pour nous, est la présence de l’exploitation agricole sur le site pendant une vaste période depuis La Tène (iv^e siècle av. J.-C.) jusqu’à la période dite romaine (iv^e siècle ap. J.-C.). Pendant ces huit siècles les agriculteurs retournent sur le site, au moins une fois. Dans cette histoire du sol le phénomène suivant, c’est, comme à Sciegna, le boisement, la forêt ou un simple buisson dans la friche, qui se manifeste sous forme des souches de dimensions moyennes observées dans la fouille.

20L’analogie est remarquable. On est conduit à supposer une suite des événements à Sciegna de ce type : abandon de l’habitat par l’homme, mais emploi du sol par l’homme qui l’exploite encore pendant presqu’un millénaire. Ensuite c’est la forêt ou la friche qui apparaissent au début du Moyen Âge.

21Une image de l’occupation du sol pendant les viii^e-xii^e siècles, dressée par Mme Janina Kaminska en 1953, d’après les sources archéologiques et écrites, montre un vide autour de notre site13. Désormais, la situation a changé. Les fouilles de sauvetage de 1999, dans la proximité du site, ont mis au jour un cimetière des viii^e-x^e siècles et un habitat contemporain (Grabek). Selon la connaissance historique globale, cette population devait vivre de l’agriculture, mais il n’y a pas de preuves directes. Nous ignorons aussi l’extension de leurs champs. Il est cependant certain qu’une distance de 2 km ne constituait pas un obstacle infranchissable.

2. Traces d’arbres et de labour

22Il y a, pourtant à Sciegna, une constatation archéologique. Ce sont des traces d’arbres14. On a retrouvé des traces de racines et de souches d’arbres d’espèces incertaines et de dimensions diverses. Certaines de ces souches ont pourri dans le sol, certaines ont été extraites par l’homme. Il est à supposer que la forêt a été abattue volontairement. Mais ce n’est pas pour l’agriculture ! Les trous n’ont pas été rebouchés tout de suite, et, comme cela a été dit ci-dessus, certaines souches ont pourri sur place en empêchant le libre labour du champ. Ajoutons que la structure stratigraphique des sédiments du rebouchage des trous nous renseigne sur la longue durée de ce processus. Les dates de C¹⁴ des échantillons prélevés au fond et à la surface d’un trou de 40 cm de profondeur donnent une différence de 20 ans15. Ce n’est donc pas un défrichement pour l’acquisition de nouveaux champs destinés au labour. Il y a eu sûrement une autre raison pour cet abattage du bois. Les dates des sédiments dans le trou rebouché désignent le quatrième quart du xv^e siècle comme date de l’opération. Le genre des traces ne distingue pas les espèces. Cependant, les souches avec une racine principale verticale, caractérisent les pins, les autres désignent plutôt les feuillus. La stratigraphie archéologique confirme en gros les données du C¹⁴ : les traces des souches percent des fosses du temps de Hallstatt C et D et de la fin de l’Âge du Bronze. Et le caractère naturel de la forêt est confirmé par la disposition irrégulière des arbres.

23Les trous rebouchés des souches sont par-dessus rayés par le labour de terre. Ce sont des longues raies, larges de moins de 16 cm, asymétriques au fond. Il est certain que ce labour a été effectué avec une charrue à versoir et avec un coutre asymétrique. Les raies conservées sur le site sont parallèles, mais, contrairement à des traces décrites ci-dessus, elles ne semblent pas délimiter les différentes planches du champ. Parmi ces traces des charrues on distingue aussi des traces « en positif » qui peuvent être considérées comme d’anciennes dérayures. Il est intéressant que ces dérayures fossiles non seulement suivent la direction des dérayures d’aujourd’hui, mais qu’elles se groupent à leur proximité. Comme si c’était toujours le même champ, et en même possession.

24Pourtant la distance depuis la fin du xv^e siècle jusqu’à la fin du xx^e siècle représente 500 ans. Il nous paraît donc impossible que pendant une telle période rien ne change dans la manière de vivre et de labourer la terre dans ce village qui, d’ailleurs, n’existait pas comme un organisme autonome avant le xix^e siècle.

25Cherchons donc une autre datation du fait. Au Moyen Âge le seul possesseur de terres à la proximité du village de Sciegna est le noble du domaine foncier voisin, de Stroza16. Il devait posséder aussi la forêt qui couvrait au Moyen Âge le site de Sciegna. Il est possible qu’aux temps modernes ce terrain, pratiquement sans valeur agricole, fasse partie du domaine de Stroza, comme pâturage, ou bien comme terrain de chasse. En tous cas, il était pénétré par l’homme. Des trouvailles archéologiques isolées le prouvent, comme ce denier en cuivre de Jean Casimir (frappé en 166 ?), trouvé sur la surface.

26Il y a encore un document important : la carte de la Pologne centrale, dressée en 1795-1798 par Gilly, géomètre-architecte au service du roi de Prusse. Cette carte délimite d’une façon exceptionnelle les zones forestières du pays à la fin du xviii^e siècle. Sur cette carte le terrain qui nous intéresse est représenté, peut-être pas comme forêt, mais sûrement, comme zone boisée17.

27Il nous paraît alors sage de rattacher le labour fossile récent du site de Sciegna à la libération des paysans en Pologne sous l’empire russe, après le soulèvement polonais de 1863. C’est donc le même phénomène sociopolitique que dans le site décrit précédemment. Mais il y a une différence qui individualise les deux cas. La présence des traces fossiles de dérayures sur le site de Sciegna prouve qu’il ne s’agit pas là d’une ferme isolée mais des champs d’un village en entier. On peut donc s’imaginer ce noble, propriétaire du domaine de Stroza, qui, forcé par la nouvelle loi de céder aux paysans, désormais libres, une partie de ses terres, leur donne les friches et les pâturages, c’est-à-dire les terres les moins fertiles et les moins rentables. Et ces paysans y sont restés jusqu’au moment où arrivent, en 1999, des mines de lignite.

28Ce ne sont, certes, que deux exemples tirés des expériences de la plaine grand-polonaise. Il y a là, quand même, des parallèles qu’on ne devrait pas laisser de côté.

29Sur ces terres légères et humides, la fécondité de l’humus expire très vite. Nous ne voyons pourtant pas de traces de l’exploitation en système d’assolement triennal ou biennal, alterné : labour-jachère. Ce qui n’exclut pas pour autant l’application d’un tel système. D’autant plus que nous l’avons déjà supposé une autre fois, pour les autres terrains labourés autour de Spicymierz, dans la même région donc que le site « Debowe Gorki18 ». Mais justement, sur ce site, et aussi sur le site de Sciegna, nous retrouvons des traces d’utilisation de terres en longues séquences. Il s’agit donc d’abandon total ; on laisse le terrain en friches pour des cinquantaines d’années, si ce n’est pour des siècles. Au Bas Moyen Âge ces zones deviennent forestières. Mais le déboisement n’attire pas l’agriculture. Il doit y avoir une autre raison de la découpe de ces forêts. Et c’est vraisemblablement une nécessité de bois pour des raisons industrielles. Quel type de production massive s’est développé dans la campagne et a exigé vers les xiv^e et xv^e siècles tant de bois ? Il est certain que la zone dans laquelle se trouvent nos deux sites n’appartient pas à un centre métallurgique19. Pour notre époque il y a, cependant, un type de production qui demande du bois : c’est la cuisson des briques. Et ce n’est pas par un simple accident que la découpe d’arbres, même en dehors des grandes forêts, correspond du point de vue chronologique au développement de la construction des châteaux-forts et des remparts urbains, tous construits en briques20.

30La deuxième régularité concerne le temps et les conditions de la remise en culture de ces terres pendant le xix^e siècle. Dans les deux cas nous supposons la même situation : la pénurie des terres agricoles apparaissant avec la libération en 1864 des paysans dans la partie de la Pologne restant sous l’empire russe. C’est assez normal, nous le croyons, que le possesseur du domaine, ancien propriétaire de ces paysans, leur laisse les terres les moins fertiles, qui s’adaptent mal à l’agriculture. C’est une règle dans les rapports entre ceux qui n’ont rien et ceux qui sont amenés à leur donner une part du leur. En tous cas, la fouille archéologique illustre parfaitement ce côté de la psychologie humaine.

31Les trouvailles présentées ci-dessus ne sont pas quotidiennes pour l’archéologue. Il est à croire qu’elles ne se manifestent pas sur tous les sites comme c’est le cas des restes d’habitation. Mais il est aussi à supposer que, parfois, elles passent inaperçues ou rejetées en dehors du centre d’intérêt de l’archéologue, considérées comme modernes ou, quelle horreur, contemporaines. Or, l’histoire présentée ici ne s’arrête pas brusquement, en passant d’une période historique à l’autre. Elle s’étend vraiment sur la longue durée. L’archéologue dans sa fouille doit être conscient de cela.