1Lorsqu’on évoque les performances agricoles de la France d’Ancien Régime, il est devenu de tradition d’accorder aux provinces septentrionales de Flandres et d’Artois tardivement rattachées au Royaume la réputation d’être parmi les premières, sinon les premières de France1 De fait, la découverte au premier xvii^e siècle, par les intendants du Roi de France fraîchement nommés dans ces territoires conquis sur l’Espagne, des pratiques agricoles locales donna lieu à des torrents de louanges dithyrambiques. Ces derniers mettant en valeur l’écart économique entre l’intérieur du royaume, routinier et aux performances médiocres, et ces provinces frontières : « Aux terroirs sy gras et sy fertile qu’ils produisent tous les ans deux à trois sortes de dépouilles par an2. » Le ton était donné et ce ne furent ensuite que des propos louangeurs, répétitifs et enthousiastes émis soit par des voyageurs étrangers, des ambassadeurs de la Sérénissime au péremptoire sujet de sa Gracieuse Majesté : Arthur Young, soit par des experts passionnés d’agriculture, des physiocrates locaux à l’autoritaire Préfet napoléonien Dieudonné3.

2Mais, paradoxe qu’il faut immédiatement souligner, cet espace agricole privilégié n’a pas fait, jusqu’à une période récente, l’objet d’analyses historiques professionnelles nombreuses à l’instar d’autres régions françaises4. Certes, pour les Flandres, on dispose du travail magistral et pionnier de Georges Lefebvre depuis 1924. Mais, il est chronologiquement concentré sur le dernier tiers du xviii^e siècle et la période révolutionnaire5. Par contre, pratiquement rien n’a été publié sur la grande province voisine d’Artois, grenier à blé réputé depuis des « temps immémoriaux », si ce n’est une courte mais dense étude de François Laude datant d’avant le premier conflit mondial6.

3C’est précisément ce paradoxe qui m’a conduit à m’intéresser à l’agriculture septentrionale notamment celle de l’Artois et bientôt plus précisément aux structures économiques de la gouvernance de Béthune, l’une des dix circonscriptions d’administration d’ancien régime de cette vaste province7.

4Pourquoi ce choix délibéré du Béthunois ? D’abord à cause de sa structure géographique formant au nord, par « le Pays de Lalloeu », un coin artésien profondément enfoncé dans l’espace flamand alors que la partie méridionale s’appuie sur des terroirs conformes aux données traditionnelles artésiennes, c’est-à-dire sur le prolongement pédologique du plateau picard8. Ensuite, parce que nous pouvions disposer de ressources archivistiques suffisantes pour conduire une étude de longue durée. Car, il faut le rappeler d’emblée, les destructions du premier conflit mondial ont conduit à la disparition de la presque totalité des fonds documentaires de l’ancienne province dont l’intégralité de la série C dite de l’Intendance d’Artois si utile aux historiens modernistes quand il s’agit d’aborder les domaines variés de l’économie et des techniques agricoles des temps anciens9.

5Toutefois, surnageant du désastre, un véritable trésor a été sauvegardé à savoir la presque totalité des rôles fiscaux de la Province soit des milliers de registres étagés du milieu du xvi^e siècle à la fin du xviii^e siècle10.

6Il s’agit pour l’essentiel de trois collections territorialement complètes des rôles :

1. du « Centième Denier » de 1569 établi et levé d’une main de fer par le Duc d’Albe pour faire payer (dans tous les sens du terme) aux artésiens leur participation aux troubles religieux de 1562 où la crise iconoclaste fut virulente dans le Béthunois et plus particulièrement encore dans le Pays de Lalloeu11.
2. du Vingtième français de 1759-1761, vécu comme un véritable traumatisme par les habitants de la Province habitués depuis des siècles à bénéficier d’une certaine autonomie fiscale par l’intermédiaire des États provinciaux. Ces registres ont l’avantage extraordinaire de constituer avant la lettre un véritable cadastre parcellaire à l’échelle de l’Artois tout entier mais, hélas, sans les plans !
3. du Centième artésien de 1779, voulu et conçu par les députés provinciaux et pour les Artésiens, cet impôt donne là encore une répartition extrêmement précise des possessions foncières de tous les habitants du territoire puisque les exemptions étaient exceptionnelles et, qu’en dépit de celles-ci, les domaines étaient tous répertoriés ou évalués par ailleurs.

7Cette documentation, certes au prix de longs traitements méthodologiques et statistiques, permet de connaître l’état quantitatif et qualitatif des propriétés des anciens habitants de la Province. Mais elle livre aussi, et surtout pour le ruraliste, l’état précis des exploitations détenues par chacun des individus repris dans ces rôles auxquels personne ou presque n’échappait à raison de la législation provinciale que nous avons déjà évoquée.

8L’exploitation de cette documentation fiscale, couplée avec d’autres ressources documentaires disponibles, a permis de dresser une histoire relativement fine de l’évolution des exploitations agricoles du Béthunois de 1559 à 1789. Analyse qui aboutit à mettre en valeur une série de bipolarisations caractéristiques :

• d’abord une opposition caractéristique des sols et des paysages ruraux. Le Nord du Béthunois, tourné vers la Flandre, présente une platitude absolue d’un relief monotone et sans arbres, les champs étant entrecoupés par des dizaines de fossés destinés à évacuer l’eau omniprésente et souvent dévastatrice à cause de l’imperméabilité du sol essentiellement composé d’argiles. L’habitat y est très fortement dispersé avec un semis d’exploitations totalement isolées. Vers le sud, des terroirs au substrat calcaire recouvert par des limons fertiles donnent un relief vallonné avec des villages groupés autour des puits et délimités par une couronne de bosquets. Notons que les défrichements précoces n’ont laissé subsister que quelques étendues boisées souvent situées comme une couronne sur la crête d’Artois qui domine la platitude flamande d’une centaine de mètres de hauteur !
• ces différences de relief et de régime hydrographique ont généré des formes d’habitats contrastées ainsi que des hauts niveaux démographiques sans aucune comparaison avec les chiffres connus pour le royaume de France à la même époque. Qu’on en juge ! Ainsi les vastes terroirs du Pays de Lalloeu dépassent, dès le xvi^e siècle, les 200 habitants au kilomètre carré alors que les territoires artésiens méridionaux se contentent de 50 à 90 habitants au kilomètre carré. On voit bien qu’il s’agit de données totalement dérogatoires par rapport au niveau français moyen de l’époque, s’agissant bien entendu de zones rurales ;
• ensuite, cette opposition démographique a entraîné au fil du temps un contraste marqué dans la typologie des exploitations agricoles de notre espace d’études :
  • le Nord béthunois, si densément peuplé nous l’avons vu, ne connaît pas de grandes exploitations homogènes. C’est, bien au contraire, le domaine roi des petites voire des micro-exploitations détenues par un monde paysan assez majoritairement propriétaire des lopins de terre dont la dimension varie le plus souvent de quelques ares à une dizaine d’hectares tout au plus pour les plus nantis. Autrement dit, une mosaïque de jardins plutôt que d’exploitations agricoles classiques ;
  • la partie méridionale présente, elle aussi, une bipolarisation avec d’abord l’existence d’une zone tampon, coincée entre plaine et plateau, caractérisée par des exploitations détenues par des paysans de condition moyenne fortes de 10 à 50 hectares et ensuite, tournées vers Arras, des grandes exploitations constituées par des « censes » autonomes de 50 à 250 hectares suffisamment puissantes pour interdire l’existence de domaines moyens et dominer les micro-exploitations de paysans modestes voire précaires.

9Cette bipolarisation, bien installée depuis des « temps immémoriaux », va connaître une évolution particulière au cours du xviii^e siècle puisque l’on va assister à un double mouvement :

• au sud, la zone tampon d’exploitations moyennes qui existait depuis le xvi^e siècle va disparaître au profit d’une concentration des grandes exploitations dont le nombre total va sensiblement diminuer pour retrouver des valeurs quantitatives conforme à la carte des grandes « censes » du xvi^e siècle ;
• au nord, du fait essentiellement de la pression démographique, on va assister à la pulvérisation des exploitations qui n’atteignent plus désormais, et de manière générale, que la dimension de grands jardins plutôt que celle des champs classiques. Nous sommes désormais dans des calculs de superficie d’exploitation en centiare et en are pour atteindre rarement plusieurs hectares.

10Ce cycle caractéristique de la bipolarité béthunoise a conduit à un contraste tout aussi affirmé dans les techniques et dans les outillages opposant de manière caricaturale mais réelle la « grande culture » à la « petite culture », expressions qui ont été forgées dès le début du xviii^e siècle sous la plume d’administrateurs provinciaux ou royaux ou encore d’individus éclairés férus d’agronomie12.

I. La grande culture

1. Le système agraire

11Cette forme d’agriculture, apanage du sud béthunois était : « Le paradis des hommes et l’enfer des chevaux » pour reprendre la belle expression de Dom Wartel, Supérieur d’une grande abbaye artésienne au milieu du xviii^e siècle, et par ailleurs passionné d’agronomie13. Cette sentence particulièrement bien venue, synthétise parfaitement l’état des forces en matière agricole dans cette portion de l’espace septentrional. Elle met en valeur l’intervention massive de puissants chevaux de labours alliés à une domesticité abondante et spécialisée. De fait, la forme et l’étendue des grandes exploitations – que l’on continuait à nommer « censes » dans notre région et non pas « fermes » – étaient orientées vers une production massive de céréales. Les « grains », comme l’on disait, étaient à l’époque tout d’abord destinés aux subsistances des grandes agglomérations de la province sans compter la commercialisation des excédents disponibles rapidement dépêchés vers d’autres régions françaises dont le « ventre parisien » ou plus souvent encore exportés vers l’étranger, l’Angleterre notamment.

12La production était assurée, depuis des « temps immémoriaux » d’après les dires des administrateurs de la province, selon un principe triennal sans même disposer (théoriquement) du droit de déroger à la pratique rigide de cette rotation14. Si la première sole était, comme nous venons de l’indiquer, consacrée aux « bleds », la seconde, celle dite des « mars », était presque exclusivement tournée jusqu’à un moment avancé du Siècle des lumières vers la production d’avoines et d’orges de différentes qualités. Les « avesnes » étaient destinés par priorité à nourrir la « cavale » c’est-à-dire la force de traction essentielle pour ne pas dire vitale dans cette économie particulière. Quant aux orges, l’usage le plus répandu était de les partager pour assurer des mélanges destinés à la nourriture du troupeau des « grosses bêtes » de l’exploitation et l’autre part souvent majoritaire était commercialisée auprès des très nombreuses brasseries pour la production de la bière qui était la boisson universelle des consommateurs urbains comme campagnards15. La troisième rotation, toujours selon l’usage triennal classique, était réservée, par le sol « en repos », à la dépaisson des animaux et plus particulièrement encore à celle des nombreuses « bandes » d’ovins qui étaient l’utile complément de la céréaliculture en assurant par l’arrachage des « éteules » et l’abondance de leurs déjections la préparation du fond de la future production de céréales panifiables.

13Cette complémentarité établie de longue date entre production céréalière et élevage des « blanches bestes » était la colonne vertébrale de l’agriculture artésienne. Mais pour que celle-ci réussisse, il fallait la mise en œuvre de puissants moyens matériels particulièrement consommateurs de puissance de traction et d’accompagnement humain.

2. Moyens matériels et humains

14Qu’on en juge, par l’analyse notamment des sources notariales, on constate que les grandes exploitations, nos fameuses censes, concentraient 85 % des chevaux, 92 % des instruments aratoires et notamment des charrues et 96 % des moyens de transport constitués dans notre région par une gamme sophistiquée de véhicules avec ou sans avant-train articulé, à deux ou à quatre roues. En effet, on parlait de « chars » pour des charrettes à deux roues sans avant-train, de « tombereaux » pour des véhicules à quatre roues avec ou sans avant-train selon la capacité de chargement qui nécessitaient, selon la saison, la force de deux à quatre chevaux et enfin des « camions », puissants chariots à avant-train à forte capacité de contenance qui exigeaient la mise en œuvre en temps normal de quatre à six chevaux et jusqu’à huit en double attelage dans les chemins gorgés d’eau à l’automne et au sortir du printemps.

15Avec une telle concentration des moyens dans les seules grandes censes, les propriétaires ou les locataires à la tête d’exploitations moyennes se trouvaient clairement dans une position de dépendance. Ils étaient en effet obligés de faire appel à la location de ces moyens auprès des « cocqs du village » pour obtenir la puissance nécessaire que ne leur fournissait pas leur propre cheptel chevalin souvent limité à un à trois chevaux particulièrement fatigués, la fameuse « cavale poussive » ou « débile » des inventaires après-décès artésiens16.

16Cette sophistication du matériel agricole nécessitait par ailleurs l’existence d’une domesticité nombreuse et spécialisée. Les grandes censes du sud béthunois disposaient le plus souvent pour seconder le propriétaire, souvent appelé « le maître des labours », d’un « valet de charrue » qui jouait le rôle de second dans l’exploitation en assurant aussi le commandement hiérarchique du groupe des domestiques. Cet homme de confiance devait en permanence veiller à un classement hiérarchique pointilleux où l’on voyait disposer dans l’ordre des fonctions et dans sa disposition à la table de maître : le préposé aux écuries qui avait sa chambre auprès des animaux ; le vacher chargé du soin des « grosses bêtes » gardées, originalité locale, en stabulation permanente ; le berger chargé de gérer avec ses aides la bande des moutons en sachant qu’il disposait d’un aide pour 100 têtes d’ovins.

17On imagine l’effectif quand on sait que les plus grosses exploitations entretenaient de 400 à 800 « blanches bestes » ! Enfin, au bout de la chaîne de la domesticité et de la table familiale (peut-être à cause de l’odeur) le porcher qui assurait par des soins judicieux l’entretien d’un troupeau conséquent de « bêtes grasses » pour assurer à la fois l’autoconsommation de toute maisonnée : famille du censier, « varlets » et « filles » c’est-à-dire la domesticité féminine qui veillait au soin de la basse-cour, de la laiterie avec sa fabrication du beurre et des fromages17.

18Encore, avons-nous évoqué là l’échelon permanent pour mener les 200 à 250 hectares de la grande exploitation. À ce noyau dur, il fallait ajouter les travailleurs temporaires ou saisonniers qui étaient facilement mobilisés dans notre région grâce à la bonne connaissance du « marché flottant » de la main-d’œuvre par les gros censiers. En effet, ces derniers étaient aussi les administrateurs des œuvres de charité de la communauté ce qui leur permettait de connaître les individus en besoin de travailler hors de la « bonté et assistance » assurée par la collectivité rurale à la morte saison agricole18.

19Au total, en pleine période d’activité, il fallait compter en moyenne sur la présence de 4 à 10 permanents et parfois jusqu’à deux ou trois douzaines de « brassiers » temporaires pour la mise en œuvre de cet investissement humain qui concourrait bien entendu au succès de cette agriculture performante. Notons que ce recrutement massif de travailleurs temporaires, selon des intérêts mutuels bien compris, assurait, il faut le souligner, une très large paix sociale sans grands à-coups jusqu’à, y compris, les dernières années de l’ancien régime19.

20Il faut maintenant mettre fin à la contradiction apparente existante entre les performances constatées de cette « grande culture » et le fait qu’elle reposait sur la rotation triennale classique que l’on trouvait dans les autres campagnes françaises à la même époque.

21En effet, si la structure de la méthode était la même, les résultats étaient incontestablement plus élevés dans notre secteur géographique. Ce différentiel s’est installé au fil du temps avec une accélération considérable à partir de la seconde moitié du xvii^e siècle. Moment où l’agriculture de notre région avait engagé des transformations profondes sur les techniques agricoles qui avaient produit un premier saut qualitatif et quantitatif sur les productions locales20. Ces transformations ont d’abord porté sur le soin apporté au travail préalable des sols avec le développement d’une intensité des labours dans une proportion totalement différente de celle que l’on peut connaître dans d’autres provinces françaises.

3. Le cycle des cultures

22Les sources que nous avons utilisées montrent que les grands exploitants du sud béthunois commençaient toujours un cycle de cultures en pratiquant ce qu’ils appelaient un « défonchage de la terre » c’est-à-dire le labour particulièrement profond de la sole de terre qui sortait de jachère. Cette opération achevée, ils entreprenaient un cycle particulièrement complexe de labours répétés et effectués selon plusieurs stades :

• la première étape était conduite avec « des charrues lourdes » qui étaient de deux modèles : le « leu » et le « brabant ». Le leu était « une grande charrue tranchante » avec un versoir non mobile et un « soc à aile large » de manière à bien ouvrir le sillon. Cet instrument à dominante métallique nécessitait trois chevaux à la traction ordinaire. Le brabant était encore plus lourd puisqu’il s’agit là d’une charrue entièrement métallique dont la forme était directement inspirée des instruments aratoires flamands. Il comportait une innovation importante à savoir un versoir mobile et un réglage possible du soc et du coutre. Son poids élevé exigeait en condition normale l’utilisation de quatre chevaux dont on avait assuré l’entraînement préalable pour obtenir un labour de grande qualité21. La règle pratiquée étant que si l’exploitant souhaitait un labour à plat, il utilisait un leu, si au contraire il voulait labourer en « tours », il sortait son brabant ;
• la seconde phase était consacrée à la finition de ces premiers labours en assurant d’abord le redressement des sillons avec l’aide de la « harelle » qui était une petite de charrue disposant d’un avant-train sur roues et des oreilles mobiles qui nécessitait l’utilisation d’un couple de chevaux en raison de son faible poids dû à l’utilisation du bois dans sa structure ;
• la troisième série d’opérations était celle de l’entretien des terres avant ensemencement. Pour cela, nos exploitants utilisaient le « binot » ou « binotoire » qui n’était qu’un araire amélioré notamment au niveau de son soc systématiquement ferré et par l’adjonction soit d’un patin ferré soit de petites roues de guidage amovibles. Un couple de chevaux suffisait à son utilisation normale.

23L’originalité locale était le nombre de « façons de binot », jusqu’à « dix tours » comme l’on disait avant que l’on passe à la phase des hersages. Deux grandes opérations étaient couramment pratiquées. D’abord le passage répété de la « grande herse », instrument lourd et tranchant parce qu’entièrement ferré mené par quatre chevaux ; puis au moins six fois le passage de la « petite herse » de bois qui ne nécessitait que deux chevaux à la traction. Notons que selon la « consistance » du sol, l’exploitant pouvait adjoindre au-dessus de la petite herse un coffre qu’il chargeait de blocs de grès qu’il stockait au bord de son champ.

24Ce n’était qu’à l’issue de tout cet investissement préparatoire que l’exploitant pouvait passer à la « semaison ». Les semences faisaient, elles aussi, l’objet de soins et de traitements particuliers. Les grands exploitants béthunois veillaient à changer régulièrement l’origine de leurs semences pour éviter la « débilité du grain ». Ils achetaient, à des marchands spécialisés, des graines venues le plus souvent de Hollande ou des provinces flamandes. Pour assurer leur conservation et leur futur enracinement, on « chaulait » le grain ou on le faisait sécher après des bains d’urine de bestiaux ou d’ovins. Ensuite, on semait « à la volée », le domestique dédié à cette opération prélevant la semence dans un tablier de toile que l’on appelait simplement « semoir ». La pratique courante était de « semer clair » soit de 80 à 120 litres par hectare22.

25À nouveau des hersages « de petite manière » avant la phase de la « rolaison ». Deux types de rouleaux étaient couramment utilisés. La « première façon » avec un rouleau articulé pouvant comporter deux rangs : un rang de rouleaux à pointes de bois, le second avec des rouleaux lisses. Un deuxième tour d’entretien était effectué avec un simple tronc d’arbre monté sur pivot.

26Venaient ensuite les « rebraquages » particulièrement fatigants pour les ouvriers agricoles qui se brisaient les reins à passer tout le champ à la houe pour aérer le sol, ôter les mauvaises herbes. Coûteux en temps et en énergie comme en coût d’exploitation mais diablement efficaces !

27Souvent sauvés par ces soins attentifs, les grains bien mûrs pouvaient alors être récoltés. Tout le monde était mobilisé : toute la domesticité, les saisonniers locaux comme « importés » des villages ou des provinces voisines. Premier temps, « l’abattage », c’est-à-dire la coupe des épis au « picquet » qui était une lame de faux recourbée montée sur un manche court qui comptait une poignée verticale. La coupe était affaire d’hommes qui utilisaient leurs deux mains : la droite pour le picquet et la gauche pour le « grouet » qui était un crochet de fer recourbé qui prédéterminait un faisceau d’épis avant le tranchage. La « grande faux », connue dans notre région, ne sera développée que fort lentement car les habitants la détestaient. En effet, elle coupait trop court et trop parfaitement interdisant ensuite le moindre profit pour le « glanage » des pauvres après la levée de la récolte. Second temps, le « javellage » ; travail réservé aux femmes : les plus jeunes juste derrière le « picqueur » ramassant les épis abattus, les plus âgées constituant les « javelles » ou gerbes que Ton assemblait ensuite en « dizeaux » pour faciliter le comptage et surtout le passage du décimateur. En Béthunois, on formait des assemblages de 16 javelles : 7 de chaque côté appuyés les unes sur les autres et 2 en chapeau car le taux de la dîme était à 8 %. Troisième étape, le chargement sur les chariots, le transport et le stockage dans les granges de la cense dans l’attente du battage. Enfin, quand toutes les conditions étaient réunies : air sec, du vent mais pas trop, on battait le grain au fléau. Puis les femmes le vannaient, les enfants faisaient le tri des enveloppes. On pouvait alors procéder à la mise en sacs après mesurage pour préparer les futures et dures négociations avec les « marchands blathers » du secteur23.

28Rappelons que dans ce secteur des grandes exploitations, la production de céréales était dominante avec sur la première sole les céréales panifiables différentes selon la qualité des terres : le « blan bled » ou froment sur les meilleures, les blés mêlés ou « méteils » sur les « médiocres », le blé gris avec mélange de seigle sur les plus ingrates. La seconde sole, celle des « marsages », était orientée vers la nourriture des chevaux par l’ensemencement d’avoines et la production brassicole par de nombreuses espèces d’orges que l’on nommait « escourgeons » ou « soucrions ». La troisième sole, celle du repos, était en fait soigneusement travaillée par des labours avant dépôt massif de fumures constituées par les fumiers des étables et des cendres de tourbes brûlées24.

29Avec la diffusion rapide, à compter de la première décennie du xviii^e siècle, de « noveltés », la production et l’assolement vont évoluer. Le calendrier va se complexifier pour atteindre une alternance sur six ans avant 1750 et puis sur neuf ans à compter de cette date césure permettant l’introduction des oléagineux et des plantes industrielles sur l’ex-seconde sole, les plantes fourragères et les légumineuses occupant la jachère qui diminuera de manière spectaculaire sans disparaître totalement.

30Avec cette constante réduction de la part du sol en repos, sans vraiment le savoir, les grands exploitants rejoignaient les comportements de leurs homologues du nord béthunois habitués depuis des « temps immémoriaux » à ne pas laisser le moindre pouce de terrain non cultivé grâce aux méthodes de la « petite culture » comme la qualifiaient les agronomes locaux25.

II. La petite culture

31À ce moment de l’exposé souvenons-nous de la belle sentence de Dom Wartel à propos des techniques agricoles classiques du plateau artésien et tout naturellement prenons connaissance de la fin de sa citation : « Vers la Flandre, c’est le paradis des chevaux et l’enfer des hommes ! » Tout est dit. En effet, quand on gagnait les terroirs plats et humides du nord de la Gouvernance, on retrouvait toutes les caractéristiques de l’agriculture flamande qui faisait déjà l’admiration de Sir Richard Weston au cours du xvi^e siècle et qui reposait sur « l’universalité de la petite culture ou culture à bras26 ». Remarque que confirmait l’agronome artésien Jean Louis Rose à l’extrême fin du xviii^e siècle : « [...] Il n’est question du déroyement des soles qu’en quelques cantons peuplés, vers Béthune, où Ton fait donner aux terres tous les ans, mais ce n’est qu’à force de travail à bras, d’engrais et de dépense27. ».

32Quand on est en mesure de pouvoir mesurer l’importance de la pratique de la petite culture, on reste frappé par le contraste massif entre les deux situations. Ainsi pour la fin du xviii^e siècle, vers 1780, alors que la partie méridionale de notre espace d’étude voyait moins de 16 % des terres « travaillées à bras », on relevait 46 % en moyenne des sols cultivés selon ce mode dans la partie nord et plus particulièrement dans le Pays de Lalloeu à la densité humaine exceptionnelle dépassant les 200 habitants au kilomètre carré. Cette valeur ne doit pas surprendre car elle est en parfaite conformité avec la taille des exploitations dont nous avons souvent dit qu’elles étaient plus proches de jardins que des assemblages de champs de bonne dimension. Et Ton comprend vite que l’exiguïté des lots interdisait matériellement l’utilisation de matériels aratoires tractés par des chevaux. Alors restait la force musculaire des micro-propriétaires ou locataires qui travaillaient leurs lopins avec des « outils à main » tels que bêche, louchet, fourche, houe, binette, rasette. La bêche et le louchet sont les « charrues » du nord béthunois. La première grâce à son fer carré et large permet d’amorcer le retournement du sol dont il faut rappeler qu’il n’a jamais été en repos, mais qu’il reste difficile à travailler à cause de sa charge en humidité qui le fait coller aux outils et contraint ainsi à des arrosages du fer fréquents. Le louchet, c’est l’instrument essentiel car, par son fer étroit et long de quelques 45 centimètres, il permettait de remonter la sous-couche moins « fatiguée » à la surface tout en présentant un sillon aux bords tranchés et nets. La fourche était l’outil alternatif à la bêche en permettant notamment de retourner grossièrement les terres non totalement débarrassées des résidus de la récolte précédente.

33La houe, souvent maniée par l’exploitant mais aussi par son épouse, était une sorte d’outil universel qui servait aussi bien à la préparation des ensemencements qu’à la récolte des produits. Toutefois, son fer recourbé et lourd pesait douloureusement à l’extrémité du manche et il ne manque pas de dictons locaux pour se moquer de l’inexpérimenté aux mains couvertes d’ampoules parce qu’il a laissé glisser le manche entre chaque coup plutôt que de le tenir fermement.

34Quant à la binette et à la rasette, ce sont les instruments les plus maniés par les femmes et les enfants. Ils servaient pour le premier à pratiquer « l’aréage » du sol pour activer la croissance des plantes et pour l’autre à se livrer aux fastidieux et fatiguants « roctages à la rasette », c’est-à-dire à la destruction des mauvaises herbes : les fameux « cruaux » coupables d’étouffer les récoltes.

35Cet attirail qui ne pesait pas lourd en capital, contrairement à l’investissement consenti par les gros censiers pour leurs trains de labour, permettait de traiter toute la palette des cultures mises en œuvre dans ce secteur et Dieu sait si elle était large. En effet, les sols soigneusement travaillés à la main étaient particulièrement engraissés pour supporter la production toute l’année selon des alternances extrêmement complexes où l’on trouvait à côté de céréales panifiables pour l’autoconsommation familiale, des légumes pour les animaux et les hommes, des plantes industrielles et tinctoriales, des oléagineux et des fourrages verts.

36L’adage local pour la fumure était simple : « peu, mais souvent » et, en l’absence de fumier car le cheptel moyen des exploitants du secteur était d’une vache ou deux maximum, on utilisait toutes « les matières » possibles : marne et chaux pour modifier la « consistance » du sol, cendres de tourbe pour acidifier, boues des fossés et suies des cheminées, fientes de la basse-cour, « dresches » des brasseries c’est-à-dire les fonds de cuve après fermentation des orges, « pains d’olieurs », à savoir les résidus des pressages des oléagineux, et enfin et surtout la « courte-graisse » qui était l’engrais humain. Ce « produit des latrines », qui choquait tant les intendants français lors de leurs très rares visites aux champs. Mais cet engrais était particulièrement prisé dans nos régions parce « qu’il a plus de force et de vertu à cause de la nature des aliments et des boissons spiritueuses dont nous usons28 ».

37Le sol, bien amendé et fumé, devait servir à la satisfaction d’un double besoin des micro-exploitants locaux à savoir l’autosubsistance familiale et la commercialisation de produits à haute valeur ajoutée pour procurer le numéraire nécessaire pour des achats vitaux ou la satisfaction fiscale. On trouvait ainsi régulièrement des ensemencements ou des plantations de blé, seigle, orge, carottes, pois, navets, pommes de terre, choux, betteraves, lin, colza, cameline, œillette, chanvre, tabac... Le pari était réussi car l’intensité du travail de tous les membres d’une même famille sur un lopin de faible dimension mais particulièrement bien soigné donnait des rendements « fantastiques » : 28 à 38 hectolitres à l’hectare pour les céréales contre 21 hectolitres pour les grandes censes méridionales à titre d’exemple29. On assurait donc la nourriture de la maisonnée en y ajoutant les légumes, le lait et le beurre de la vache ainsi que la viande de la basse-cour ou de porcelet. Quant aux revenus monétaires ils découlaient en temps de calendrier agricole actif de la vente quasi-intégrale des produits de l’exploitation et en morte saison d’un travail textile à domicile : filage pour les femmes et tissage de toile pour les hommes. Cette bi-activité assurant aux ménages un revenu suffisant pour affronter la difficulté de l’existence quotidienne.

38Ce panorama, certes bien trop rapide, des techniques et de l’outillage agricoles dans la Gouvernance de Béthune à la fin de l’ancien régime a montré combien cet espace septentrional a su garder son originalité dans les formes et les conditions d’exploitation du sol atteignant des niveaux de performance inégalés mais au prix d’un labeur acharné des hommes comme des chevaux !