1Dans les années 80, Jean-Pierre Laurent, conservateur du musée dauphinois, avait présenté à Grenoble une exposition qui comprenait, en vitrines, une centaine d’objets de la vie quotidienne du xix^e siècle et du début du xx^e, chacun étant accompagné d’une réplique réalisée dans le même matériau, que les visiteurs pouvaient manipuler. Nombre d’entre eux avaient trait à la vie rurale, et en particulier à l’agriculture. Le titre de cette manifestation originale, Quel est cet objet ?, conduisait les visiteurs à prendre en main ces accessoires qui auraient semblé d’une grande banalité à nos grands-parents, et à tenter d’en deviner l’usage. Sans succès dans la plupart des cas, on le devine, tant est loin, pour la mémoire, le temps de l’agriculture manuelle ou aidée par la force animale, pourtant arithmétiquement si proche, et tant nous sont devenus étrangers des gestes pourtant simples dans leur efficacité liée à des nécessités de production autarcique qui n’ont rien à voir avec la mondialisation commerciale d’aujourd’hui. De fait, il n’est pas facile pour nous, quelles que soient nos connaissances théoriques, livresques, sur la « nature » et la manière de l’exploiter, même si nous bénéficions de points de vue pratiques et concrets d’agriculteurs d’aujourd’hui, de comprendre la subtilité des modes d’exploitation agricole révolus à partir d’objets archéologiques voire ethnographiques. Les textes eux-mêmes, trop concis et surtout trop rares, pour les périodes anciennes tout au moins, sont d’un secours limité si l’on veut s’intéresser aux pratiques réelles, communes, et non pas seulement à des techniques élaborées qui sont préconisées dans les traités d’agriculture. Ils ouvrent néanmoins, à condition de les aborder avec la distance critique qui s’impose, en référence notamment aux contextes économiques et sociaux contemporains, de fructueuses perspectives comme l’ont par exemple démontré les travaux de Georges Cornet (1992).

I. Cadre problématique général

1. Dans le domaine de l’archéologie

2L’intensification des fouilles préventives a livré depuis deux décennies une documentation tout à fait nouvelle sur le monde rural, pour les époques protohistorique et antique aussi bien que médiévale ; malheureusement les conditions mêmes de la recherche, interdisant toute exhaustivité et n’étant guère favorables à la publication rapide, font qu’il est encore bien difficile d’en tirer parti. Par ailleurs les archéologues semblent condamnés à ne disposer que de données ténues s’ils veulent vraiment travailler sur la population rurale élémentaire et non sur des catégories sociales intermédiaires : des fouilles comme celle de Lann Gouh à Melrand dans le Morbihan (André, 1982) sont particulièrement révélatrices de l’extrême dénuement auquel il faut s’attendre si l’on souhaite explorer la réalité quotidienne d’un monde rural pauvre en objets, où le bois, destructible donc rarement conservé, fournit le matériau de base de la majorité de l’outillage et où la récupération et le bricolage sont à la base de l’économie. Le domaine agricole ne fait pas exception à cette règle ; il en serait même plutôt la plus évidente illustration, du moins jusqu’au bas Moyen Âge (Pesez, in Guilaine, 1991, p. 133).

3Les travaux pionniers des années soixante sur les villages désertés de la fin du Moyen Âge en France, menés dans le sillage des fructueuses recherches britanniques (Beresford et Hurst, 1971) dans le cadre d’une collaboration franco-polonaise (Pesez, 1970), ont tourné court, avec des publications incomplètes, contribuant néanmoins à préparer de belles fouilles, menées à leur terme et publiées, comme celles de Rougiers dans le Var (Demians d’Archimbaud, 1980) et d’Essertines dans la Loire (Piponnier, 1993), qui concernent des habitats de hauteur qui ne sont évidemment représentatifs que d’une seule catégorie d’habitats ruraux médiévaux, les castra de la France méridionale. Dans ceux-ci, les éléments mobiliers relatifs à l’agriculture sont relativement peu nombreux et probablement peu représentatifs de la réalité d’une activité agropastorale pourtant indéniable1. Les fouilles de Melrand, prometteuses pour l’archéologie rurale de la charnière x^e-xi^e s. et d’ailleurs soutenues par des historiens du monde rural comme Robert Fossier et des archéologues comme Jean-Marie Pesez, ont été rapidement interrompues dans la mesure où les résultats, par essence, n’étaient évidemment pas assez spectaculaires pour entraîner un soutien financier de longue haleine. Même si des travaux tels que ceux-ci sont conduits avec méthode et si des synthèses régionales sont élaborées, comme cela vient d’être fait dans la région lyonnaise (Faure-Boucharlat, 2001), la réalité de l’agriculture échappe. On pourrait cependant nuancer ce propos pessimiste en ce qui concerne l’élevage : la bonne conservation des ossements, du moins dans les régions où le sous-sol n’est pas métamorphique, fournit en général une information fiable sur la composition des cheptels, leur état sanitaire et les techniques de boucherie, mais cela ne suffit pas pour l’analyse des autres caractéristiques des techniques mises en œuvre, en particulier les modes d’alimentation (répartition des pâturages dans le terroir, recours à la vaine pâture, alimentation d’appoint, etc.).

2. Les sciences paléo-environnementales

4Carpologie, anthracologie, palynologie et sédimentologie notamment, apportent des données nouvelles et précieuses qui complètent utilement les données de terrain, architecture – les bâtiments de l’exploitation rurale, en eux-mêmes, constituent l’un des principaux instruments de production agricole, dans une interpénétration entre vie domestique et culture qui a été maintes fois soulignée –, outillage, parcellaires. Il n’en demeure pas moins que, dans ses référents pratiques comme dans ses bases symboliques, l’essentiel de la pratique agricole nous demeure étranger. Avec les fouilles archéologiques de Charavines (Colardelle et Verdel, 1993), où pourtant les conditions de la conservation2 sont exceptionnelles, nous éprouvons en permanence cette difficulté dans l’interprétation. Ici, le plus difficile est de discerner, à travers la profusion de restes alimentaires qui semblent témoigner d’une assez large autarcie, la production et donc le régime alimentaire – en clair, a-t-on faim ou non ? – lorsqu’on ne peut se livrer qu’à des conjectures sur le nombre des habitants, et surtout de comprendre le fonctionnent et donc le statut d’un groupe social qui semble, au mépris de toute classification, fût-elle celle du temps, n’avoir aucun complexe à se livrer à des besognes agricoles aussi bien qu’à l’exercice des armes. Mais il n’est pas aisé non plus, à partir d’objets forcément disparates (un site archéologique restitue ce qui y a été jeté, perdu ou abandonné, non la réalité d’un ensemble d’outils, quand bien même ceux-ci signifieraient l’ensemble des techniques utilisées), de restituer la réalité des pratiques agricoles et donc le niveau des connaissances transmises ou empiriquement acquises par l’expérience sur un terroir d’essart récent, où de bonnes facultés d’adaptation étaient obligatoirement requises.

3. L’ethnologie

5Elle devrait logiquement se porter au secours de l’archéologie, en utilisant la description ethnographique établie à l’issue d’enquêtes dans les campagnes françaises d’avant ou d’après-guerre3 ou bien dans des milieux ruraux de pays encore pas ou peu touchés par la mécanisation. D’autres cas pourraient justifier étude, en particulier lorsque l’insertion dans des systèmes économiques modernes d’exploitation agricole certes plus récents n’a pas totalement supprimé d’autres manières de faire et de penser, ce qui est sûrement plus fréquent qu’on ne pourrait le croire, mais exige de rechercher le « résiduel » dans des comportements individuels et collectifs où se mêlent intimement tradition et modernité. Cet espoir est largement déçu : l’intérêt de la majorité des ethnologues, en France, s’est davantage porté jusqu’aux années cinquante sur l’architecture rurale4, sur l’artisanat ainsi que sur l’art populaire et les traditions orales, que sur un domaine techno-économique qu’ont plutôt investi, à la brillante exception de Mariel Jean Bruhnes Delamarre, les géographes et les historiens (Trochet, 1989), qui s’y sont d’ailleurs exercés avec talent.

6Quant à l’époque actuelle, elle se caractérise par un mépris affiché de la culture matérielle de la part de la majorité des ethnologues et des sociologues français, davantage tentés par les questions relatives aux structures sociales et à leurs référents symboliques – tendance qui touche aussi l’histoire, et particulièrement le Moyen Âge, reléguant l’archéologie de cette période au rang d’aimable divertissement à finalité culturelle5. Dans une perspective phénoménologique radicale, l’objet a perdu toute valeur comme potentiel d’étude, certains n’hésitant pas à conclure que le musée, hors sa fonction médiatrice – et encore, à l’ère du tout-virtuel – n’a plus de raison d’être. Les travaux d’un François Sigaut sur la faucille et la faux ou sur la conservation des grains dans des silos creusés (Gast et Sigaut, 1979), d’un Claude Royer sur la viticulture traditionnelle du Jura (1975,1993) ou d’un Jean-René Trochet sur les instruments aratoires (1987a) sont aujourd’hui l’exception, et la relève n’apparaît guère, les Universités et le cnrs se désintéressant de ces questions et privilégiant d’autres problématiques dans leurs politiques de recrutement. Les corpus d’outillage reposant sur des études typo-chronologiques et des cartographies rigoureuses, certes longues et difficiles à établir dans la mesure où la documentation est inéluctablement inégale selon les régions et les époques, ne tentent plus grand monde, leurs méthodes doctement déclarées dépassées. Mais la réalité est peut-être moins brillante : n’est-il pas plus rapide et plus gratifiant de travailler à la surface de l’actualité sociale ?

4. Expérimentations technologiques

7Les préhistoriens et protohistoriens se sont depuis longtemps, pour d’évidentes raisons, livrés à des expérimentations technologiques (essais de reconstitution de la taille d’outils lithiques, de réduction de minerais métalliques ou de forge etc.) destinées à valider leurs interprétations. Hippolyte Muller, le fondateur du musée dauphinois, avait par exemple tenté d’abattre un petit hêtre à l’aide d’une hache de silex de sa fabrication, en notant le temps nécessaire pour cette opération (fig. 1). Ces préhistoriens, qui ont eu des continuateurs célèbres avec André Leroi-Gourhan, dont le double métier d’ethnologue et de préhistorien avait inspiré une confrontation méthodologique fertile (Leroi-Gourhan et Brezillon, 1973), François Bordes et Jacques Tixier, étaient d’autant plus tentés de le faire que le développement de leurs disciplines a coïncidé avec la découverte, au xix^e s., de peuples dont la culture incluait des technologies a priori semblables à celles de sociétés occidentales disparues (l’industrie lithique en Indonésie, l’artisanat de l’os chez les Inuit, la métallurgie d’extraction – bas-fourneaux à fer – en Afrique centrale, etc.).

8Si la comparaison entre ces technologies insérées dans des contextes socio-culturels très éloignés les uns des autres a donné lieu parfois à des opinions contestables voire condamnables, dans une perspective évolutionniste simpliste largement abandonnée aujourd’hui, elle a indéniablement été féconde. Elle a permis en effet de mieux comprendre la réalité concrète de la production et surtout le lien entre la culture symbolique et ces technologies, nécessitant des organisations efficaces, donc des systèmes de relation interne – spécialisations, hiérarchies, modes d’échange et de solidarités – aussi bien qu’externe – le rapport au monde, les croyances – aux fondements bien plus complexes que ce que l’on pouvait croire dans un réflexe européano-centriste élémentaire. L’existence en abondance dans les îles britanniques et dans la plus grande partie de l’Europe du nord (Pays-Bas, Allemagne du nord, Danemark, Suède, Norvège) de champs celtiques et médiévaux fossilisés par les prairies ou les forêts6, la découverte d’instruments aratoires protohistoriques7 conservés grâce aux milieux sédimentaires humides qui y sont plus fréquents que dans les régions méridionales, ont conduit les archéologues britanniques, néerlandais, allemands et Scandinaves à consacrer des moyens importants à l’étude des systèmes agraires et à leur évolution jusqu’au présent, en mettant en évidence la complexité des transformations (parcellaires et clôtures, rotations des cultures, amendements de la terre par marnage ou fumure à la tourbe mêlée de fumier animal8).

9Cette démarche a naturellement débouché sur des tentatives d’expérimentation des techniques agropastorales, dans la mesure où l’on cherchait à valider les hypothèses archéologiques par une vérification concrète (Nissen Jaubert, 1995 et 1996 ; voir aussi à ce sujet la contribution de Grith Lerche dans ce même volume, toutes deux donnant l’essentiel de la bibliographie à connaître et les principales conclusions de ces travaux fondateurs). Le musée national de Copenhague a même, avant-guerre déjà, créé un grand domaine d’expérimentation archéologique sur le site de Lejre, où ont été reconstitués des habitats de diverses époques ainsi que les installations artisanales et les champs et pâturages nécessaires à leur fonctionnement. C’est là notamment qu’ont été éprouvées les idées que l’on pouvait avoir sur les techniques de labour avec différents types d’attelages et d’instruments aratoires, ainsi que sur le temps nécessaire, selon la technique utilisée, pour labourer telle ou telle surface. Ces expérimentations ont été fécondes : par exemple l’on n’aurait pu imaginer sans elles la vitesse à laquelle s’usaient les reilles et les socs de charrue ou d’araire, dont la conformation apparaît dès lors plus compréhensible, ni la parfaite adaptation des champs allongés à la charrue à roue médiévale, dont Faire de retournement s’avère onéreuse en espace. De même, c’est l’expérimentation qui a permis de différencier les unes des autres les traces archéologiques du labour à la charrue et à l’araire ; c’est encore grâce à elle que l’on comprend le mode de calcul des superficies agricoles médiévales, liées à la possibilité d’en travailler une unité par jour.

10En Belgique, le musée Gaumais a procédé à la reconstitution, dans les années cinquante, de la fameuse moissonneuse gallo-romaine dont les bas-reliefs de Buzenol et de Reims ainsi que le texte de Pline l’Ancien signalent l’existence. Cet outil posait le problème particulier d’un appareil agricole, certes mû par la force animale, mais qui, dans une ingénieuse innovation, semblait viser un accroissement de la productivité assez moderne dans son esprit, et pourtant n’avait pas eu de suite. Il s’avère à son expérimentation pratique que son usage demeurait difficile, faute de perfectionnements techniques auxquels les matériaux et technologies de l’époque ne permettaient pas d’aboutir – ce qui affaiblit la thèse selon laquelle c’est à la structure latifundiaire et esclavagiste de la société antique qu’est dû l’abandon de cette invention, et démontre au contraire l’interdépendance des différents facteurs, technologiques et sociaux, dans l’innovation. En France, l’archéologie expérimentale n’a été réellement pratiquée dans le domaine de l’agriculture, à la notable exception, vite interrompue, de Melrand (Chalavoux, 1991), que par les pré et protohistoriens.

11L’ethno-archéologie, à proprement parler, devrait logiquement, dans tous les domaines de la technique, être d’une grande utilité (Bazzana et Delaigue, 1995). Jacques Thiriot en propose, pour le domaine de l’artisanat potier qu’il étudie, une définition que l’on pourrait aisément décliner dans le domaine qui nous intéresse ici : l’« étude des ateliers actuels avec les méthodes et les raisonnements de l’archéologie pour tenter de répondre à des questions préalables issues des fouilles d’ateliers médiévaux » (Thiriot, à paraître). Ce type d’étude inclut l’observation des pratiques, la quantification, la recherche d’éléments de discrimination fonctionnelle, et s’appuie sur l’ethno-archéométrie, c’est-à-dire sur des mesures scientifiques des effets d’une action technique donnée mesurés de manière scientifique. La tracéologie, qui prend en considération les traces (micropolis, microstries observables au microscope) d’usage primaire ou – dans le cas de réutilisations et de transformations – secondaire des objets9 afin d’en déterminer les conditions pratiques de fonctionnement, doit à l’évidence, par exemple, s’appuyer sur l’ethno-archéologie, davantage encore que sur l’archéologie expérimentale. Pourtant, l’ethnoarchéologie éveille d’une manière générale une grande méfiance aussi bien chez les archéologues10 que chez les ethnologues, pour des raisons théoriques – difficulté à accepter une interdisciplinarité toujours dérangeante, maîtrise moins incontestable des règles épistémologiques propres à chacune des méthodes scientifiques – comme pour des raisons idéologiques.

II. L’outil agricole : méthodes d’étude

1. Systèmes techniques et modèles socio-culturels

12Dans ce cadre problématique général, l’outil agricole apparaît essentiel pour comprendre les systèmes techniques agro-pastoraux et les modèles sociaux et culturels dont ils participent, mais aussi pour les faire comprendre par un public plus large que les chercheurs spécialisés. On doit pour cela se rapporter aux considérations philosophiques et socio-ethnologiques sur la valeur de témoignage de l’objet en général et de l’outil en particulier (Baudrillard, 1968). André Leroi-Gourhan définit parfaitement l’enjeu : « La technique est à la fois geste et outil, organisés en chaîne par une véritable syntaxe qui donne aux séries opératoires à la fois leur fixité et leur souplesse. La syntaxe opératoire est proposée par la mémoire et naît entre le cerveau et le milieu naturel » (1964, p. 164). Il poursuit : « Une technologie qui se limiterait à la classification des formes des outils et à l’analyse des états d’une fabrication entretiendrait vis-à-vis de l’ethnologie les mêmes rapports que la zoologie systématique avec la biologie animale. En effet, l’outil n’existe que dans le cycle opératoire ; il en est un bon témoin car il en porte généralement les traces significatives, mais au même titre qu’un squelette de cheval porte l’empreinte de l’être herbivore à course rapide dont il a été un jour la charpente. Si la technologie systématique [...] est une base indispensable, l’outil n’est réellement que dans le geste qui le rend efficace » (1965, p. 35). Pierre Lemonnier actualise cette réflexion en l’étendant aux temps contemporains (1976 et 1986). Christian Bromberger définit la fonctionnalité de l’objet comme un niveau élémentaire, celui de la « réponse à des exigences contextuelles particulières ». Il envisage ensuite les variantes de l’objet comme « signe(s) du statut de (leur) détenteur » (importance du cheptel, nombre d’outils, dimensions, ornementations, perfection technique, effets bien perceptibles de nos jours avec la taille et la marque de tracteurs ou de moissonneuses-batteuses parfois à l’évidence surdimensionnés), enfin comme « symbole(s) de l’habitus propre à un groupe social et/ou ethnique » (1979, p. 107). Au premier degré correspondent des études qui comparent des technologies actuellement pratiquées dans un cadre socio-économique normal avec des documents archéologiques présentant des similarités morphologiques que l’on présume significatives de pratiques proches. C’est ce que font, dans le domaine des arts du feu, ceux, tels Jacques Thiriot, qui observent les gestes des potiers du Proche-Orient ou de la péninsule ibérique et tentent de lire sous cet éclairage les restes des ateliers des potiers médiévaux du sud de la France11.

13Tant que Ton demeure dans un domaine soigneusement balisé par une problématique rigoureuse, c’est-à-dire que Ton veille à ne pas appliquer la méthode à des vestiges trop lacunaires pour que la similarité formelle soit incontestable, par exemple, ou bien à ne pas rapporter à une société donnée des traits anachroniques, ce type de recherche est incontestablement fécond. Les choses se compliquent lorsque Ton sort de la stricte matérialité d’une pratique directement induite d’objets et d’outils. Pour prendre un exemple exotique et célèbre, les Masaï boivent le sang des bœufs de leurs troupeaux, mais ne mangent pas leur viande. De telles pratiques peuvent-elles se lire dans la composition de l’outillage lié à l’élevage ? C’est probable, mais malaisé, s’il s’agit de l’ornementation, de l’esthétique, ce que Leroi-Gourhan (1943) appelle « le dernier degré du fait », si Ton pense aussi à des phénomènes non entièrement déterminés, du moins pour l’instant, par des facteurs techniques comme la répartition des types de charrues et d’araires, pour laquelle la simple cartographie des types de sols et des plantes cultivées ne suffit pas à expliquer les différences. De nombreux auteurs soulignent la difficulté de l’exercice, ce qui n’en remet pas en cause l’utilité mais contribue à en assurer les résultats en poussant une plus grande rigueur (Coudart et Lemonnier, 1984).

14Les études typo-chronologiques fines et approfondies (Trochet, 1987) sont donc indispensables, mais leur exploitation sociale requiert une insertion systématique dans une problématique élargie. Il faut en effet prendre en compte la chronologie (apparition, diffusion et modification/disparition des modèles), la géographie (cartographie précise, contextes géologique, morphologique – expositions, drainages –, climatique etc.), le cadre culturel (lexicologie, terminologie vernaculaire, systèmes sociaux d’utilisation, systèmes d’occupation du sol, formes de la famille et de la transmission des biens, des pouvoirs...).

2. L’expérimentation

15Elle est ensuite le complément indispensable de ces études. Les conditions de sa validité sont exigeantes (Firmin, 1991), en particulier en ce qui concerne l’élaboration de la grille de paramètres variables à prendre en compte pour relativiser les hypothèses. Par exemple, il ne sert à rien d’expérimenter une technique de labour si l’on n’a pas défini au préalable l’éventail potentiel des types de chevaux et, certain sauf dans de rares cas de ne pas pouvoir décider lequel avait été utilisé même si l’on dispose de restes ostéologiques, si l’on ne met au point des procédés de péréquation par rapport au type d’animal que l’on est en mesure d’utiliser pour l’expérimentation (dans l’exemple du labour, mesure de la force de traction mais aussi décomposition des paramètres qui la définissent tels que masse, vitesse, angulation ; mise au point de tables de variation de la masse et de la forme du soc ainsi que des parties actives sur le terrain etc.). Celle-ci doit respecter un protocole rigoureux, se rapprochant le plus possible de ceux élaborés pour l’ensemble des sciences expérimentales – ce qui n’est pas coutumier aux archéologues – et faire l’objet d’observations variées et répétées, afin de limiter au maximum les effets aléatoires susceptibles d’altérer les conclusions. Le principe de la reproductibilité de l’expérience, universel par principe, doit absolument être appliqué.

16Toute expérimentation repose sur des hypothèses préalables, qui peuvent ensuite, par le jeu des constats d’échec ou d’événements imprévus dans le déroulement de l’expérience, donner naissance à d’autres plus pertinentes. Sur le plan méthodologique, il faut insister sur la nécessité de ne pas se limiter à une ou deux hypothèses, ce qui disqualifierait la vérification, mais de les multiplier au maximum en privilégiant dans l’option finale celles qui s’avèrent les plus simples, selon la procédure suivie par exemple dans l’étude des systèmes constructifs des architectures de bois de Charavines, en se méfiant des relations aux effets falsificateurs qui pourraient résulter d’une connaissance préalable insuffisamment critiquée. Les exemples de ces notions trop vite admises sont légion, depuis la date d’apparition du collier d’attelage pour le cheval jusqu’à l’arrivée du rat noir dans les bagages des Croisés. Autre présupposé fréquent, celui de la prévalence des continuités technologiques dans les milieux ruraux prémachinistes, alors que des évolutions se sont toujours produites, en particulier lorsque les conditions démographiques ou sociales sous-jacentes se modifiaient. C’est explicitement le cas avec la multiplication au xii^e siècle des équipements, relevant souvent de la banalité seigneuriale, fondés sur l’énergie hydraulique (moulins mais aussi forges, battoirs à chanvre etc.) ; c’est aussi le cas avec le développement à la même époque, dans le sillage de l’expansion urbaine, de la culture des légumineuses et plus généralement de l’horticulture jusque-là relativement marginale. De toute manière, les expérimentations mettent en évidence des impossibilités techniques et ouvrent à des hypothèses nouvelles mais permettent rarement d’aboutir seules à des certitudes, tant le nombre des paramètres est grand. La mise à l’épreuve du collier d’attelage antique par Lefebvre des Noettes (1931) démontre que le cheval ne pouvait constituer avec un tel équipement une force tractrice pour le labour, au contraire de ce qu’il fera, avec davantage d’efficacité, à partir du Moyen Âge, pourvu du collier d’attelage rigide ; mais on ne peut que rester dans le domaine des hypothèses sur la question de savoir si c’est l’invention technique qui a manqué, ou si c’est le mode d’exploitation de la terre (système latifundiaire esclavagiste) qui a induit le maintien d’une technique peu performante.

3. Outil et cadre symbolique

17Il convient ensuite de pousser la réflexion le plus loin possible en amont et en aval de l’utilisation de l’outil, seul moyen de parvenir au niveau symbolique que tout artefact possède obligatoirement : technique de production, identité sociale des fabricants, mode d’acquisition et de transmission, mode de transport et de rangement etc. L’exemple de la hache de pierre, outil du défrichement par excellence, en Irian Jaya, dans la fabrication et l’usage de laquelle le rapport entre hommes et femmes et la détention des pouvoirs s’avèrent aussi importants dans le fonctionnement de la communauté que l’efficacité technique, et dont les caractéristiques morphologiques insolites ne peuvent se comprendre que par rapport à l’hérédité des pouvoirs d’un côté, de l’autre au contexte particulier de la grande forêt environnante (au sein de laquelle il faut se déplacer outil sur l’épaule et mains libres, le manche sans cela inutilement long servant de balancier) est particulièrement instructif (Pétrequin, 1995, p. 38-39 et 335-337 ; voir aussi Pétrequin, 1993). L’outil, outre son efficacité technique, possède des vertus qui certes ne sont pas totalement indépendantes de sa fonction, on le sait bien pour des artisans tels que les menuisiers ; il est probable que l’attachement que porte le paysan à sa faux, par exemple, comme celui qui poussait les jardiniers de la plupart des régions de France, jusqu’il y a peu (années soixante) à exiger de leurs fournisseurs d’outils spécialisés (bêches, binettes etc.) des modèles considérés comme spécifiques (à telle vallée, à telle région) qui ne se différenciaient du typesouche que par des détails sinon insignifiants – ils ont justement du sens pour ceux qui disposent de la connaissance adéquate – du moins sans efficacité opérationnelle particulière12 relève du même processus social.

18Un autre risque est celui de n’envisager les savoirs que sous leur forme actuelle, celle des élaborations scientifiques. Dans les sociétés dites traditionnelles, que l’on peut généralement qualifier d’holistiques, la continuité des structures de la représentation entre milieu et société, individu et collectivité, est évidemment très éloignée de la compartimentation qui caractérise nos formes de pensée. De même, la polyvalence est la règle, ce qui explique en partie l’aptitude au « bricolage » et à la personnalisation, dans un cadre général pourtant peu évolutif, des paysans13. Les savoirs empiriques, à l’efficacité souvent surprenante, prennent des allures contraires si ce n’est opposées au cartésianisme auquel nous sommes accoutumés. Les questions qui se posent à leur propos ne sont pas celles de leur pertinence dans la mesure où le contexte dans lequel elles prennent place n’est pas suffisamment connu, du fait de la distance chronologique qui nous en sépare, mais celles de leur évolutivité et des modalités de celle-ci.

19Il faut d’ailleurs rester conscient, quelle que soit la profondeur de la recherche, que c’est seulement une (faible) partie de la réalité qui nous est accessible. En ethnologie et plus encore en archéologie, les collections étudiées sont partielles, ne reflétant qu’imparfaitement la réalité, sans que l’on ait même les moyens de mesurer la représentativité de l’échantillon. La charrue et l’araire, par exemple, ne s’excluent pas obligatoirement, mais peuvent au contraire s’utiliser de manière complémentaire (la charrue pour les labours, l’araire pour tracer les billons ; cf. Trochet, 1987, p. 259), ce qui modifie complètement l’appréciation que l’on peut faire du niveau technologique d’une société dont le hasard de l’enquête et les matériaux disponibles n’auraient mis en évidence que l’usage de la seconde.

4. Dimension comparatiste

20Il reste à discuter, dans ce domaine davantage encore que dans d’autres, la pertinence même du comparatisme, pourtant obligatoirement à la base de toute recherche sur les sociétés. L’échelle chronologique, l’échelle géographique, peuvent fausser les raisonnements. Les attelages, charrues et autres représentations agricoles – ou du moins interprétées comme telles par les archéologues (Henry de Lumley) dans les gravures du sanctuaire du Mont Bego, datant de l’Âge du Bronze, dans leur schématisme symbolique, peuvent-ils être valablement, du point de vue ethnographique en général et technologique en particulier, être mis sur le même plan que ceux que fournit l’iconographie médiévale et que les objets concrets que l’on peut observer, définitivement abandonnés pour cause de révolution techno-économique ou encore en usage, dans une exploitation agricole ? De surcroît, la méthode comparatiste peut conduire à des impasses conceptuelles si ceux qui l’emploient ne tiennent pas compte du fait que les jalons chronologiques et géographiques sont rarement assez nombreux pour autoriser des conclusions définitives en matière de transmission et d’innovation.

III. Documenter l’outillage agricole

21L’ère culturelle que nous vivons est sans conteste celle de la massification et de l’uniformisation de la production et de la diffusion. Aucune région du monde, sous une forme ou une autre, n’échappe à ce phénomène que l’on pourrait définir, dans le domaine qui nous occupe, comme la substitution d’une technologie forte, imposant à l’environnement naturel une production conforme à des impératifs de profit, à des pratiques plus discrètes, plus adaptées au milieu, rusant en quelque sorte avec lui afin d’en tirer le maximum pour la satisfaction du besoin de subsistance – ce qui n’exclut pas, bien entendu, la recherche d’un profit de même que ces pratiques ont pu avoir – et ont souvent eu, l’archéologie le démontre – des effets destructeurs sur la nature. Il n’en est que plus nécessaire de documenter de la manière la plus exhaustive possible l’outillage agricole, dans l’ensemble de ses dimensions, incluant sa technologie de fabrication et d’utilisation lorsque c’est possible, la reconstitution expérimentale de cette technologie lorsque l’observation directe n’est plus possible voire simplement lorsqu’il est impossible de mesurer sur le vif, pour des raisons techniques qui tiennent aux conditions de réalisation de l’enquête ethnologique, les conséquences de leur utilisation sur le milieu comme sur les groupes sociaux eux-mêmes.

1. Conservation et documentation

22Cette documentation ne doit pas seulement être virtuelle, utilisant toutes les ressources de l’écrit et de l’image sous ses différentes formes, mais comprendre, chaque fois que possible, la collecte d’éléments représentatifs selon des protocoles raisonnés. Le musée joue là pleinement son rôle, que les nécessités, indiscutables, de la médiation auprès d’un public de plus en plus habitué aux nouvelles technologies et à l’immatérialité qui en est la conséquence, ne doivent pas faire perdre de vue. Ce besoin impératif de matérialité, de « réalité » – mais bien sûr philosophiquement cet adjectif est discutable – se justifie de mon point de vue simplement par le fait que, d’une part, l’outil possède une dimension pratique, tactile, dynamique dont l’image fixe ou animée ou la description et l’analyse ne peuvent rendre compte, et d’autre part que les questionnements que l’on peut leur appliquer dépendent de l’état d’une recherche par nature itérative et évolutive ; or, on le sait bien, toute description « objective » est en réalité conditionnée par une problématique positive. Il importe donc de conserver, accompagnés de tout l’appareil documentaire possible, les outils en question, ce que font de nombreux musées régionaux et bien sûr le musée national des Arts et Traditions populaires.

23Il est d’ailleurs à remarquer que, si le Conservatoire national des Arts et Métiers conserve de nombreux exemplaires d’outils agricoles choisis et considérés dans la perspective générale de l’évolution des techniques et s’il existe un musée spécialisé dans le domaine du machinisme agricole (le compa, à Chartres), il n’y a en France, mis à part Agropolis Museum (Montpellier), qui est plutôt un centre culturel scientifique qu’un véritable musée, puisqu’il ne conserve pas de collections, aucun musée thématique généraliste consacré à l’agriculture14, au contraire de bien d’autres activités comme la mine15 ou la métallurgie16. Le mnatp, quelle que soit la richesse de ses collections concernant le monde rural, ne peut, sous peine de trahir sa vocation de musée de synthèse, devant faire sa place à la société urbaine et à toutes les formes de la culture populaire – sans même parler de sa réorientation en Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, actuellement en cours – être à lui seul ce musée de l’agriculture qui serait pourtant indispensable. La collection du mnatp, d’ailleurs, bien que ses objectifs aient été clairement définis tant par Georges Henri Rivière que par son successeur Jean Cuisenier (« Les collections [...] ont pour ambition de proposer des œuvres de référence, des spécimens illustrant les principaux types observables dans le domaine ethnographique français », Préface, Trochet, 1987), souffre de nombreuses lacunes typologiques, géographiques et chronologiques que le bilan des collections réalisé dans le cadre de la préparation du projet scientifique du nouveau musée a mis en lumière. En revanche, les enquêtes intensives auxquelles il a été fait référence plus haut ont apporté des ensembles précieux et bien documentés, comme dans le cas de la Sologne ou de l’Aubrac (fig. 2).

24Il est évident que « nous ne retournerons plus en Aubrac » (Guibal in Colardelle, à paraître), pour la bonne raison que le mnatp n’est plus seul aujourd’hui à pouvoir faire des collectes, puisque se sont heureusement créés ou développés de nombreux et excellents musées régionaux et surtout puisque les situations fossilisées comme celles de certains hameaux de l’Aubrac des années soixante n’existent quasiment plus ; il ne me paraît pas moins évident que l’histoire du monde rural, quoiqu’on en dise, ne s’est pas arrêtée – elle n’a pas davantage de fin que l’histoire proprement dite –, et qu’il y aurait avantage à poursuivre l’étude de pratiques, qui s’accompagnent presque toujours d’objets et d’outils spécifiques dans le choix qui est fait parmi ceux que le marché met à disposition, et de bricolages d’adaptation ou de modes d’utilisation. Il n’est d’ailleurs pas exclu que, outre l’intérêt scientifique qu’il y aurait à mieux connaître voire patrimonialiser ces pratiques et outillages, il y ait besoin de les conserver pour des raisons pratiques comme celles liées à la préservation de l’environnement, dont tout montre qu’elle est devenue un enjeu majeur dans la perspective de ce qu’il est convenu d’appeler le développement durable, où la transmission aux générations suivantes d’un potentiel équivalent à celui que l’on a reçu des précédentes nécessite de retrouver des modalités d’exploitation des ressources naturelles, et notamment du sol, qui procèdent davantage des savoirs empiriques, nourris de l’expérience, que des connaissances scientifiques. C’est le cas, par exemple, de la conservation des espaces humides et particulièrement des roselières, dont l’exploitation en même temps que la préservation recourt davantage à des connaissances concrètes qu’a posteriori la science peine à justifier, mais qu’elle ne parvient pas à anticiper.

25Dans cet appareil documentaire, il faut faire une place particulière au film ethnographique (auquel Jean-François Charnier consacre une note dans ce volume). Celui-ci n’est pas plus exhaustif ni objectif que d’autres types de documentation, il est simplement d’une autre nature. Il rend compte, bien sûr, des modes d’utilisation ; il conserve la trace des éléments périphériques et pourtant essentiels que sont les objets associés, accessoires dont l’usage n’est pas forcément obligatoire et peut présenter des variations singulières et instructives. Il donne aussi un meilleur témoignage de la relation, qui n’est pas que fonctionnelle, que l’homme entretient en général avec son outil. Enrichi par les nouveaux média audiovisuels grâce auxquels (numérisation) on peut espérer une conservation à plus long terme, et surtout qui autorisent des enregistrements dans des conditions plus aléatoires et en plus grande quantité, il constitue de surcroît une ressource dont les limites sont loin d’avoir été atteintes en matière de diffusion culturelle. Les musées n’y recourent pas assez.

2. Le rôle du musée des Arts et Traditions populaires

26Le musée national des Arts et Traditions populaires, sous l’impulsion de Georges Henri Rivière et de Marcel Maget, a naguère donné l’exemple de recensements systématiques, sur un thème donné, raisonnés et rigoureusement documentés d’objets ethnographiques (fig. 3). Les enquêtes d’architecture rurale (ear), qui sont bien dans notre propos puisque le premier outil de l’agriculture est sans conteste le bâtiment qui abrite hommes, animaux et récoltes et où se réalisent nombre de travaux, sont un bon exemple de telles enquêtes, qui bien sûr ne débouchent pas sur une patrimonialisation muséale classique dans la mesure où il n’est possible de muséographier que certaines parties particulièrement signifiantes – les fameuses « unités écologiques » qui ont fait la réputation des Galeries culturelles du Musée17, ainsi que les maquettes que l’on est de plus en plus amené à faire réaliser aujourd’hui –, et que la protection in situ est beaucoup plus satisfaisante intellectuellement puisqu’une partie au moins du contexte de ces architectures continue à en former le cadre. Entreprises dans le cadre des « Chantiers intellectuels » en même temps que des enquêtes concernant le mobilier ainsi que les artisanats ruraux traditionnels et réalisées entre 1941 et 1948, elles recensent et documentent dans le but d’en dégager des typologies (Demangeon, 1938 ; Raulin, 1964), à l’aide de fiches comportant textes descriptifs, plans, coupes et photographies, désignation des éléments constitutifs dans les parlers locaux, des édifices considérés après enquête extensive comme représentatifs des différents types techniques, économiques mais aussi sociaux d’une région donnée.

27On pourrait bien sûr désirer davantage, régime juridique, généalogies, typologie des terrains cultivés, inventaire détaillé des outils et équipements etc. ; mais il s’agirait alors d’un autre type de recherche, celui de la monographie intensive régionale dont le mnatp a aussi donné de bons exemples, et qui est – sous de mauvais prétextes à mon avis18 – quasiment abandonné aujourd’hui. Ces enquêtes d’architecture rurale ont pris, avec le temps, une grande valeur et, si l’on peine actuellement à en achever la publication19, je suis persuadé que la documentation réunie constituera, augmentée par les résultats d’études aujourd’hui conduites par l’Inventaire des richesses artistiques de la France dans le cadre de ses enquêtes intensives20, une ressource appréciée dans l’avenir. Il serait du plus grand intérêt d’appliquer de tels programmes systématiques à d’autres objets matériels relatifs à la production agricole, à condition qu’ils bénéficient de la même rigueur méthodologique dans le recueil de l’information.

28L’intérêt d’une typologie coordonnée avec une cartographie, procédé bien connu des géographes et des archéologues – à condition d’ailleurs de ne pas perdre de vue la nécessité d’une étude chronologique des types – a été souligné à nouveau, récemment, par François Sigaut qui a proposé, dans le cadre d’une collaboration entre l’ehess, Agropolis museum et le mnatp-cef, la constitution progressive d’un Atlas des agricultures prémachinistes qui donne évidemment toute sa place à l’outillage antérieur à la mécanisation (Sigaut, 1994).

29L’extension du champ du mnatp à l’ensemble de l’Europe et de la Méditerranée, actuellement en cours, exige du nouvel établissement – le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, déjà cité – un travail encore plus important que par le passé sur l’agriculture, dans la mesure où c’est de la fameuse trilogie céréale-vigne-olivier que découle en large part la communauté de destin social et culturel de l’Europe. Les similitudes et les différences dans les outils, indicateurs de similitudes ou de différences de savoirs et de pratiques et, au-delà, de formes sociales, doivent être données à comprendre dans leur perspective chronologique, en allant bien sûr jusqu’au présent.

Conclusion

30De tous les problèmes fondamentaux qu’a toujours rencontré l’espèce humaine, et devant lesquels, si l’on veut bien considérer les choses autrement que sous l’angle européano-centriste qui est presque toujours le nôtre, elle demeure dramatiquement en échec, ce sont ceux, conjoints, de l’alimentation et de la préservation des ressources naturelles, dans lesquels l’agriculture, sous ses différentes formes, qui occupent la place prépondérante. La conscience de l’impasse actuelle n’est certes pas commune, et la connaissance des technologies agricoles « traditionnelles » apparaît, devant l’enjeu, singulièrement modeste dans ses ambitions. Je suis persuadé, au contraire, que cette connaissance est essentielle, dans un souci de développement durable et de préservation de la biodiversité. Elle est en effet susceptible d’inspirer en partie le nécessaire renouvellement de la pensée sur l’homme dans son environnement, en révélant à la fois les sagesses de ceux qui nous ont précédé et leurs folies, leurs réussites et leurs échecs, dans le cadre de modes de compréhension et d’appréhension du monde qu’il faut certes mettre en perspective historique et transposer dans la modernité grâce à une pensée scientifique, mais qui incluent des expériences que justement l’éloignement des réalités subtiles du terrain que provoque la mécanisation a fait perdre. L’archéologie, l’ethnologie et l’histoire sont riches d’exemples de technologies parfaitement adaptées à des milieux fragiles, comme d’ailleurs de surexploitations catastrophiques, sources de désastres écologiques de suffisante ampleur pour avoir privé les populations qui en ont été à l’origine de tout moyen de survie. Toute science est par essence en débat d’un côté, à vocation prédictive de l’autre. L’histoire, l’archéologie et l’ethnologie, qui ont ici comme ailleurs partie liée, ne devraient pas se détourner, quelles que soient les nécessités immédiates, du domaine d’étude des sociétés rurales, des techniques et des outils agricoles. Nos sociétés demeurent nourries de leurs origines, et la question de l’environnement reste, plus que jamais, cruciale.