Introduction

1Étudier l'artisanat rural de la terre cuite au Moyen Âge n'est pas seulement une entreprise difficile : cela peut sembler une gageure quand on examine la bibliographie.

2D'un côté, les historiens n'ont guère étudié les artisanats ruraux ou, quand ils abordent plus ou moins rapidement ce sujet, n'ont jamais ou guère cité celui de la terre cuite, l'idée courante étant qu'il n'existe rien ou guère de choses dans les textes à propos des potiers et des tuiliers et de leurs productions1. De l'autre, les archéologues, entraînés par l'abondance du matériel céramique dans les fouilles, se cantonnent le plus souvent à des typologies et n'ont que très rarement tenté d'étudier les modes de production de ces objets.

3Mais un point pèse certainement encore plus lourd dans le retard de l'étude de l'artisanat de la terre cuite médiévale en milieu rural : ce travail n'est possible qu'à partir des sources écrites et des données archéologiques, il suppose une maîtrise des techniques de traitement documentaire dans ces deux domaines et une méthodologie rigoureuse.

4Il est certain que, sauf exceptions, les sources écrites qui évoquent les artisanats de la terre cuite en milieu rural n'ont ordinairement un sens et une utilité que pour les chercheurs confrontés à l'exploitation dans une perspective historique du matériel archéologique. Comme ce sont le plus souvent des archéologues, il découle de ce qui précède deux choses : c'est à eux qu'il appartient de rechercher ces sources écrites qui s'attachent à des questions qui paraissent ordinairement d'un intérêt très secondaire aux historiens ; ils doivent se poser d'autres problèmes que strictement chrono-typologiques et avoir le souci de faire des données archéologiques un matériau historique. On peut résumer cette situation en quelques mots : contrairement à une idée simpliste très répandue, la question posée ici n'est pas celle de l'utilisation des sources écrites par les archéologues médiévistes mais celle de savoir comment il sera possible d'intégrer à terme les données archéologiques dans un discours historique. Que cette synthèse ultime soit le fait des archéologues ou des historiens médiévistes importe peu : ce qui est essentiel, c'est qu'il doit être clair que l'archéologie médiévale n'est pas une fin en elle-même et qu'elle doit être le fait de chercheurs possédant une culture historique suffisante pour qu'un dialogue fructueux soit possible entre historien et archéologue.

5L'étude des artisanats ruraux de la terre cuite permet d'illustrer ce programme de travail. Plus que dans beaucoup d'autres domaines, il est possible de montrer l'apport conjoint des sources écrites et des fouilles archéologiques et comment une confrontation dialectique entre ces deux sortes de documents permet, par le biais de relectures successives de chacun de ces types de documents, d'aboutir à une connaissance précise d'un sujet mal exploré et pourtant d'un grand intérêt pour la compréhension d'un pan méconnu de la société rurale médiévale.

6Deux observations de principe sont nécessaires avant d'entreprendre d'exposer ce que l'on sait de ces artisanats. La première est de savoir si la distinction entre artisanats ruraux et urbains n'est pas artificielle : au premier abord, il peut sembler en être ainsi mais on constate, à l'examen, qu'à bien des points de vue il s'agit de deux réalités assez nettement différentes2. Le second est la pertinence du lien entre poterie et tuilerie : comme nous le verrons plus bas, s'il y a indiscutablement des relations entre ces deux artisanats, si les matières premières, les techniques ou des outils comme le four sont largement les mêmes, l'organisation et le mode de fonctionnement socio-économique, la répartition spatiale dans les terroirs, d'autres aspects encore, font souvent de ces deux activités des artisanats distincts dans le monde rural.

Les lieux de production

7Pour connaître la localisation et le nombre d'ateliers, l'outillage, l'organisation, la production de ceux-ci, la fouille constitue l'apport principal, encore que les textes puissent permettre parfois une excellente restitution de la structure des installations de production. C'est particulièrement le cas pour la production de terres cuites architecturales alors qu'à notre connaissance, aucune source écrite médiévale ne décrit un atelier de potier, sauf sur des détails. Nous possédons aussi quelques miniatures qui nous donnent des informations précieuses sur les types de tour utilisés3.

8Le problème de la genèse des artisanats ruraux spécialisés ne se pose pas de la même manière pour la poterie et la terre cuite architecturale.

Le Haut Moyen Âge : naissance ou renaissance des villages potiers spécialisés

9Dans le cas de la poterie, les données de fouille qui concernent le Haut Moyen Âge conduisent à penser qu'à cette époque et pour une large part de la France, le mode normal de production céramique est le cadre domestique ou familial ou celui de petites unités artisanales n'utilisant pas d'équipements complexes, ce qui n'exclut pas, comme le montrent les travaux des ethnologues, une certaine technicité dans l'exécution. Les indices dont nous disposons pour avancer ces conclusions sont l'absence très générale d'utilisation du tour, la fabrication des céramiques par modelage, moulage ou tournassage et le recours à la cuisson en aire ouverte et non en four. Cela n'exclut naturellement ni le décor des vases ni une diffusion de ceux-ci sur une certaine surface. Ce qui est important aussi est le volume de déchets mis au jour près des installations de cuisson car c'est un indice essentiel pour déterminer le volume probable de production.

10Il est certain que les trouvailles de fours de potier sont rares pour l'époque mérovingienne et que, quand c'est le cas, le nombre de fours et le volume de déchets mis au jour sont faibles. Il existe probablement alors avant tout des ateliers de petite taille et dont l'existence paraît avoir été éphémère. Dans la mesure où la faible surface de fouille n'a pas limité la représentativité des observations, on peut citer à ce propos les deux découvertes récentes de Droiturier (Allier) et Vienne-en-Arthies (Val-d'Oise). Dans le premier cas, une fouille d'évaluation archéologique a mis au jour une soixantaine de structures en creux (trous de poteaux, fosses dépotoirs), deux fours de potier et 322 kg de céramique, le tout attribuable aux environs du x^e siècle tandis que dans le second, un diagnostic réalisé à la suite d'une découverte fortuite a permis la découverte d'un four carolingien, datable des viii^e-ix^e siècles4.

11À l'époque carolingienne apparaissent, le plus souvent en périphérie plus ou moins éloignée des grandes villes anciennement romanisées, comme Cologne avec Badorf puis Pingsdorf, Orléans avec Saran (Loiret), Vannes avec Meudon (Morbihan), Chalon-sur-Saône avec Sevrey (Saône-et-Loire)5, des sites de production qui se caractérisent par l'utilisation du tour, la présence de fours assez bien bâtis et nombreux, le recours à la cuisson oxydante, un assez gros volume de déchets de cuisson et une existence sur deux, parfois trois siècles et une production relativement abondante, attestée par la trouvaille de fours relativement nombreux. Dans le cas de Saran, nous avons ainsi au total, sur une surface de l'ordre de deux hectares, seize fours qui ont été fouillés ou reconnus en sondage, la prospection permettant de penser qu'au total ce sont très probablement une quarantaine de fours qui ont été actifs ici du viii^e au x^e siècle6.

12Bien que connu sur une moindre surface, l'atelier localisé au cœur de la forêt de La Londe (Seine-Maritime), non loin de Rouen, paraît très comparable. Trois fours de potiers et les restes des installations de travail ont été fouillés, le tout appartenant à la seconde moitié du viii^e siècle. Quatre tonnes de céramique ont été mises au jour7. Des productions de cet atelier ont été découvertes à Rouen et dans le port anglais d'Hamwih, près de Southampton.

13D'une ampleur un peu moindre et surtout établi dans un contexte différent, loin de toute grande ville, semble être le site de Saint-Maurice-Montcouronne (Essonne), fouillé récemment en sauvetage. Il s'agit d'un atelier carolingien installé en lisière de l'ancienne forêt d'Yveline, en fond de vallée sur la rive sud de la Rémarde et qui a fonctionné entre le ix^e et le x^e siècle. Il y a été mis au jour huit fours de potiers, des installations de surface matérialisées par des trous de poteaux, des fosses d'extraction nombreuses, un puits et douze fours culinaires sans doute liés à l'occupation saisonnière du site par les potiers dont l'habitat permanent était installé à 800 m à l'ouest8.

14Par le nombre de fours qu'ils réunissent et par la continuité de production dans une aire définie et limitée, ces ateliers sont les premiers exemples de sites artisanaux ruraux spécialisés connus. Mais ce qui frappe dans le cas de tous les ateliers céramique du Haut Moyen Âge actuellement connus, aussi bien les précédents que ceux de haute Bretagne9, de Provence10, de Meudon (Morbihan)11, est le fait qu'après parfois deux ou même trois siècles d'activité, aucun, sauf Sevrey, ne se maintiennent après le x^e siècle. Ce phénomène est d'autant plus remarquable qu'il se retrouve dans les fouilles d'habitats ruraux de l'époque carolingienne en France : pratiquement tous sont abandonnés à partir des x^e-xi^e siècles12.

Après le xi^e siècle, une large diffusion de la production céramique

15Pour les xi^e-xiii^e siècles, c'est l'archéologie qui reste notre source d'information la plus fiable sur la date d'apparition et la localisation des ateliers céramiques et qui, lorsque les prospections et les fouilles sont suffisamment abondantes dans un cadre régional, permet le mieux d'apprécier le nombre de lieux de production.

16Dans le cours des xi^e-xiii^e siècles, pour des raisons que nous examinerons plus bas, apparaissent des villages spécialisés produisant de la poterie : bien situés par rapport à l'argile, aux voies de communication et aux débouchés, urbains notamment, ils sont quelques-uns dans chacun de nos actuels départements et pour l'essentiel ils survivront jusqu'au début du xx^e siècle. Le problème de leur origine est double. Ils semblent apparaître seulement à cette époque mais le problème de leur relation avec les grands ateliers d'époque carolingienne reste entier : si une solution de continuité est actuellement l'hypothèse la plus apparente, il n'en reste pas moins qu'ils ont pu naître d'un déplacement de quelques centaines de mètres ou de quelques kilomètres des ateliers antérieurs. Cela nous conduit à une deuxième observation : dès la fin du xi^e siècle, les trois centres spécialisés de poterie connus par le biais du Domesday Book, Bladon (Oxon.), Hasfield (Glos.) et Westbury (Wilts.), regroupent entre 5 et 22 potiers13, ce qui en fait déjà des villages spécialisés. Cela pose, pour cette époque comme pour les deux siècles suivants, le problème de l'origine des artisans qui travaillent dans de tels villages spécialisés : regroupement de potiers venus d'ailleurs ou croissance interne ?

17L'exemple de la Bretagne est très éclairant. Dans les quatre départements du Finistère, des Côtes-d'Armor, du Morbihan et de l'Ille-et-Vilaine, plus la partie de la Loire-Atlantique située au nord de la Loire, ce sont actuellement 47 sites de production médiévaux ou post-médiévaux qui sont, par les textes, les prospections ou les fouilles, connus, dont 28 ayant fonctionné au Moyen Âge et qui sont situés dans dix-huit communes différentes14. Ces chiffres sont naturellement à utiliser avec précaution mais ils nous montrent néanmoins qu'il a existé entre le viii^e et le xv^e siècle dans chacun de ces actuels départements plusieurs paroisses abritant des artisans spécialisés dans la production céramique. Les auteurs de cette étude insistent sur le fait que cet artisanat de la terre cuite est avant tout rural, l'impact des villes comme centres de consommation, en particulier de la terre cuite architecturale, étant par contre essentiel : pour eux, la forme normale de production de céramique en Bretagne au Moyen Âge est le village spécialisé en place dès le xi^e ou le xii^e siècle15. Ajoutons une remarque significative : sur les dix-neuf sites de production médiévaux connus, six seulement apparaissent dans les souces écrites médiévales16.

18On peut comparer ce bilan à celui établi quelques années auparavant pour la Provence et le Comtat Venaissin. Dans la zone prise en compte, soit six départements dans leur intégralité (Alpes-de-Haute-Provence, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Hautes-Alpes, Var, Vaucluse) et deux partiellement (l'est du Gard et le sud de la Drôme), les sources écrites et l'archéologie permettent l'identification de 39 sites de production céramique (dont une part urbains) actifs entre le vi^e et le xvi^e siècle : onze, ceux des vi^e-xii^e siècles, ne sont connus que par l'archéologie, alors que les 29 qui produisent aux xiv^e-xvi^e siècles sont tous, sauf un, connus seulement par les textes17.

19Très peu nombreuses sont les fouilles de tuileries antérieures au xiii^e siècle. Il faut donc se tourner vers les sources écrites qui nous fournissent des informations relativement précises sur les ateliers de tuiliers. Mais le plus souvent il s'agit d'ateliers seigneuriaux (laïcs ou ecclésiastiques), par exemple les tuileries des ducs de Bourgogne à partir de 1330-134018, mais aussi, comme en Provence et dans le Languedoc19, de ceux appartenant à des communautés urbaines mais aussi rurales, et l'on peut se demander à l'infini, faute de fouilles, si l'atelier d'un petit artisan indépendant s'en approche ou en diffère totalement. Mais il faut souligner que nous n'avons guère de descriptions de tuileries, même seigneuriales, dans bien des régions plus pauvres d'archives, comme la Saintonge ou le Poitou.

20Ce n'est pas dans les sources écrites qu'il faut espérer trouver des éléments sur ce que sont les ateliers de potiers : c'est avant tout vers les fouilles qu'il convient de se tourner. Or, celles-ci sont peu nombreuses et inégalement réparties en France. Malgré le développement énorme de l'archéologie de sauvetage depuis deux décennies et des découvertes relativement nombreuses, peu de résultats sont publiés et, pour l'essentiel, ce qui est utilisable provient de fouilles programmées, parfois anciennes, ou de travaux universitaires20.

21Nous avons des données assez nombreuses sur les ateliers de potiers grâce à des fouilles dans des régions comme la Bretagne21, la région rhodanienne22, la Saintonge23, la Basse-Normandie. Quelques travaux portent sur des ateliers du Nord-Pas-de-Calais (avant tout urbains), de Bourgogne, du Beauvaisis, du quartier Sainte-Barbe à Marseille24, les villages de Saran (Loiret), Saint-Quentin-la-Poterie (Gard) et d'autres lieux proches de l'Uzège25, Sadirac (Gironde)26, Garos-et-Bouillon (Pyrénées-Atlantiques)27, etc. D'autres sont encore largement inédits, comme l'atelier de Fosses (Val-d'Oise). En fait, nous sommes limités par le très petit nombre de fouilles d'ateliers de ce genre, quelques unités seulement chaque année (souvent d'ailleurs les mêmes d'une année sur l'autre) et étudiées le plus souvent sur des surfaces réduites28.

22Deux limites apparaissent vite quand on étudie ces publications archéologiques. La première est chronologique : les périodes antérieures au xiii^e et plus encore au xi^e siècle sont mal connues ; nous avons très peu de fouilles réalisées sur des ateliers de tuiliers ou de briquetiers. On peut citer tout au plus ceux de Soirans-Fouffrans (Côte-d'Or)29, les ateliers dépendant de l'abbaye de Chaalis30, ceux du quartier des Tuileries à Paris31 et quelques autres rares exemples. Heureusement, des publications portant sur des ateliers de tuiliers-briquetiers dans les pays voisins du nôtre apportent des informations d'importance.

Une production croissante de terre cuite architecturale

23Le caractère pondéreux de la terre cuite architecturale et son utilisation dans des milieux sociaux limités quand, aux xi^e-xiii^e siècles, cette activité se développe réellement, ont eu pour conséquence une production plus ou moins intermittente ou itinérante et, pour une large part sans doute domaniale, ou qui est le fait d'ateliers de potiers. Dans un second temps, quand, après le xiii^e siècle, les marchés sont devenus plus importants, notamment en ville, quand aussi, à partir de la même époque, la terre cuite architecturale devient un matériau de base d'une large part de la construction urbaine puis rurale, on observe une diffusion assez généralisée de cet artisanat sous forme de petites entreprises alors que dans quelques régions, où les marchés sont devenus très importants, comme la Flandre et l'Artois ou les abords de Toulouse, apparaissent des concentrations d'artisans de la terre cuite architecturale dans quelques paroisses bien placées : on peut alors parler de villages spécialisés dans ce domaine, étant entendu que le plus souvent on trouve dans ces lieux tout à la fois des potiers et des tuiliers.

24L'existence, jusqu'à une date avancée du Moyen Âge, d'une production domaniale de la terre cuite architecturale, est une certitude, notamment à l'examen des sources écrites concernant les établissements religieux, surtout monastiques.

25Dès les xi^e-xii^e siècles, nous avons des mentions dans certains cartulaires de dons de carrière de terre à tuile, tout comme il y a alors des dons de carrières de pierre. On connaît désormais bien l'exemple de l'abbaye cistercienne de Chaalis (Oise)32.

26Selon le cartulaire de Vauleran, l'une des « granges » de l'abbaye de Chaalis, don lui est fait en 1145-1148 d'une terra ad tegulas faciendas, une formule qui permet de penser qu'à cette date cette terre est déjà exploitée par des tuiliers. Pour le cas de la « grange » de Commelles, un droit analogue est accordé à l'abbaye de Chaalis par le biais d'une vente faite en 1198 par le seigneur de Luzarches qui autorise l'abbaye à bâtir une tuilerie sans son consentement et à disposer (y compris pour en faire commerce) librement des productions de celle-ci, cette vente étant assortie de l'interdiction de céder ces droits, que ce soit à titre gratuit ou onéreux. L'abbaye de Chaalis, à partir de cette date, adopte une politique systématique d'acquisition de bois et l'activité de l'atelier tuilier de Commelles s'étendra sur cinq siècles.

27Cet exemple n'est pas unique : nous en avons bien d'autres d'investissements monastiques dans l'activité tuilière au moins dès la fin du xii^e siècle. Au milieu du xiii^e siècle, ce qui subsiste de la comptabilité de l'abbaye de Saint-Denis montre que celle-ci possède une tuilerie et que ses bâtiments ruraux de toutes sortes sont très régulièrement couverts en tuiles33.

28Le développement progressif de l'utilisation de la terre cuite architecturale sous forme de tuiles et de carreaux de sol ou certains besoins locaux d'ampleur, par exemple à l'occasion de chantiers de construction importants, vont être à l'origine d'un grand nombre de tuileries seigneuriales, laïques comme ecclésiastiques. Aux xiv^e-xv^e siècles, nombreux sont encore les établissements ecclésiastiques ou les seigneurs, grands ou petits, qui, dans le monde rural, possèdent des tuileries.

29Cela étant, ces établissements sont très vite affermés et, aux xiv^e-xv^e siècles, rares sont les cas où ils restent en faire-valoir direct aux mains des seigneurs. Cette évolution est certainement la conséquence de la croissance d'un marché qui donne à l'artisanat de la terre cuite architecturale une viabilité économique certaine dans l'économie marchande : en témoignent dans certaines régions les investissements urbains dans cette activité dans les derniers siècles du Moyen Âge.

30La croissance démographique et économique des xi^e-xiii^e siècles s'est traduite par une augmentation du volume du bâti rural autant qu'urbain. Dans les villes, la surface bâtie et le nombre de maisons augmentent considérablement pendant cette époque : à Reims, entre 1170 et 1250, la surface bâtie de la ville double et on construit plusieurs milliers de maisons34. Dès le xiii^e siècle au moins, apparaissent dans certaines villes des préoccupations de sécurité qui conduisent à ordonner l'utilisation exclusive de matériaux incombustibles comme la tuile. Dans le monde rural, la pénétration de la tuile est certaine à partir du milieu du xiii^e siècle, sans parler, un peu plus tard, des carreaux de terre cuite.

31À côté de cette tendance générale, il existe d'autres phénomènes plus régionaux, en particulier le passage progressif à partir du xiii^e siècle dans des régions comme le Toulousain ou la Flandre à une architecture urbaine entièrement en terre cuite architecturale. On voit alors apparaître des ateliers produisant de la terre cuite architecturale en masse.

32La croissance des villes et leurs besoins importants en combustible, combinés avec une réglementation de plus en plus restrictive des activités utilisant le feu, entraînent une expulsion progressive des tuiliers et des potiers en périphérie des enceintes, sinon même le recours exclusif à des artisans établis dans des sites ruraux plus ou moins éloignés. Dès le début du xiii^e siècle, nous rencontrons des protestations contre les risques ou les inconvénients qu'entraîne l'activité urbaine des artisans de la terre cuite. Un texte montre, en août 1204, les moines de Sainte-Croix de Bordeaux protestant contre les tuiliers proches de leur abbaye et dont les fumées démoniaques (damnusa) les incommodent35. Dès le xiii^e siècle, nous avons la trace de l'essor immédiatement au contact mais à l'extérieur de l'enceinte, de l'atelier de tuiliers des Tuileries à Paris, qui se maintiendra ici jusqu'au xvi^e siècle. Dans le cas de Toulouse, où la terre cuite architecturale devient un matériau courant de la construction dès le xiv^e siècle, l'approvisionnement au xv^e siècle vient de Saint-Cyprien, dans la banlieue même de Toulouse, de lieux situés hors des portes de la ville, comme Blagnac, ou sur la rive gauche de la Garonne, comme Braqueville, ou sur la rive droite et hors les portes du Bazacle ou de Lascrosses, et enfin de huit villages plus ou moins éloignés : Colomiers, Castelginest, Launaguet (Haute-Garonne, canton de Toulouse), Auzeville (Haute-Garonne, canton de Castanet) ou encore Montgiscard, Gardouch ou Montesquieu en Lauragais36.

33À défaut de fouilles, les sources écrites nous permettent de prendre conscience de la différence fondamentale qui apparaît alors entre deux sortes de tuileries. D'un côté, nous avons des tuileries aux débouchés avant tout ruraux, comme celles appartenant aux ducs de Bourgogne aux xiv^e-xv^e siècles et dont les fours produisent, à chaque cuisson, 20 000 unités au plus, en majorité seulement 9 000 à 10 000 tuiles ou carreaux et à l'opposé, des tuileries et surtout des briqueteries qui, à chaque cuisson, fournissent des volumes considérables. À Mons (Belgique), de 1354 à 1383, la briqueterie communale produit chaque année entre 225 000 et 290 000 unités alors que dans la même région d'autres briqueteries peuvent produire jusqu'à 300 000 et même 500 000 unités chaque année37 mais dans les deux cas il s'agit d'un artisanat péri-urbain.

34Dans cette optique, l'histoire des artisanats de la terre cuite architecturale entre le xi^e et le xiv^e s. est un champ de recherche important. Il est clair qu'à côté ou après la demande des établissements religieux ou celle des seigneurs laïcs dès les xi^e-xii^e siècles, la croissance progressive des débouchés urbains après cette époque a joué un rôle important.

L'organisation spatiale des ateliers

35Dans l'étude de la structure et de l'organisation spatiale des ateliers, l'archéologie nous donne des informations ponctuelles mais irremplaçables. Très souvent d'une taille limitée, les fouilles sont ordinairement centrées sur le four, outil essentiel, bien localisable et identifiable. Nous avons ainsi la possibilité d'établir des typologies de cette installation, d'en suivre l'évolution, d'en étudier les réparations et les remaniements. Il faut souligner à ce propos que nous sommes devant l'un des rares cas où il est possible de connaître en détail une installation technique médiévale et que, s'agissant d'une structure aussi complexe qu'un four de potier, cette étude nous ouvre des possibilités très remarquables pour comprendre l'innovation technique. La taille croissante et le caractère de plus en plus architecturé des fours est perceptible, au travers de toutes les fouilles, entre les fours carolingiens, de quelques mètres carrés de surface d'enfournement, à certaines installations du xv^e siècle qui peuvent offrir une douzaine de mètres carrés ou plus de surface d'enfournement et sont solidement bâties en terre cuite architecturale et en pierre.

36Parallèlement, les sources écrites nous donnent des informations, parfois très précises, sur les structures qui constituent un atelier. Cela concerne avant tout évidemment les tuileries seigneuriales, comme par exemple en Bourgogne celles des Cisterciens38 ou des ducs, mais nous avons ailleurs des indications, en Provence ou dans le Languedoc, sur des installations de ce genre appartenant à des communautés urbaines ou rurales39. Ces documents concernent des périodes tardives (fin xiii^e-xv^e siècles), ils sont inégalement riches et/ou conservés et plus ou moins exploités selon les régions. L'apport de ce type de textes pour la connaissance des ateliers a été étudié pour la Bourgogne et la Champagne40. Retenons-en les grandes lignes et d'abord la grande imprécision, sauf exception notable, quant à la localisation précise des ateliers. La tuilerie de Juilly-sur-Sarce est « entourée de porpriz et courtilz », celle de SaintMarc-sur-Seine, également dans la seconde moitié du xiv^e siècle, est entourée de « vergiés et jardins et il a pluseurs arbres portant fruiz, le tout contenant trois journaulx de terre ; item appartient a la dicte thieullerie ung petit courtil appelé cheneviere contenant environ demi journal ». Rarement bien situés, les terriers sont dits « aux lieues accoustumés », « assez loin de la tiellerie », « ou lesdiz hommes ne povent aler que six fois par jour »41. Pour ce qui est de l'eau, nécessaire au trempage de l'argile, l'équipement le plus fréquent consiste en un puits et des seaux, parfois en un système de canalisations en bois reliant le puits aux fosses. Des installations plus ambitieuses peuvent exister : dans l'autorisation accordée en 1478 par le roi aux religieux de Saint-Vincent de Senlis d'établir dans la forêt d'Halatte une tuilerie, il est précisé qu'ils pourront conduire vers celle-ci « par une rigole de l'eaue des marchais [= des marais] de la montaigne du Mont-Haletas »42.

37L'atelier se compose d'une maison d'habitation qui sert souvent aussi de lieu de façonnage et d'abri pour le bétail. Le séchage des produits se fait à l'air libre ou sous des halles en bois bien aérées. Chaque tuilerie dispose d'un ou de plusieurs fours. Ces artisans, qu'ils travaillent dans ou aux abords d'un village, ne résident pas forcément en permanence dans leur tuilerie, tel ce « tieullier demourant à Toutenans », où il a son atelier, mais qui habite également « rue de Brasey, près de l'église » de Brazey-en-Plaine, dans une maison qu'il a achetée 30 F43.

38Lorsqu'elles existent, les sources écrites nous fournissent donc des données extrêmement précieuses sur la configuration des ateliers de tuiliers : il faudrait pouvoir les confronter aux résultats de la fouille archéologique. Hélas, en France, les fouilles d'ateliers, en particulier de ceux qui peuvent être bien connus par les sources écrites, sont encore trop rares, contrairement à l'Angleterre, à l'Allemagne ou aux Pays-Bas. Très éclairante sur ce que seule une fouille apporte est la récente publication de F. Charlier sur l'atelier de Soirans-Fouffrans (Côte-d'Or)44. Il s'agit du seul atelier de tuilier bourguignon reconnu archéologiquement sur la totalité de sa surface, ce qui a permis la reconstitution de toute l'organisation spatiale de la chaîne opératoire : les phases préliminaires (préparation de la terre, avec un puits, une aire de douze mètres carrés de graviers et diverses fosses liées au trempage et au marchage, une aire et des outils de moulage, une autre aire de trente mètres carrés, sablée, permettant de sécher les matériaux crus, un espace de stockage à l'air libre), la cuisson (quatre fours, abrités par des palissades et correspondant à quatre phases chronologiques successives ont été reconnus), l'après cuisson (une aire de stockage des produits, des dépotoirs contenant des déchets constitués de matériaux surcuits ou cassés), ainsi que diverses structures en briques dont la fonction n'a pu être précisée. Rien n'atteste l'existence d'un bâtiment d'habitation : de construction légère, il n'a laissé aucune trace, ou alors, comme c'est souvent le cas pour les tuiliers, cet artisan ne résidait pas sur son lieu de travail.

39Dans le sud de la France, les textes nous décrivent des installations très modestes, « un terrier, parfois une aire sur laquelle sont modelés et mis à sécher les produits, un four et en général une maison, ou cabane, qui peut servir dans certains cas de séchoir couvert »45.

Coûts de construction et d'entretien, durée d'existence des installations

40Comme on le voit à partir des exemples précédents, l'investissement nécessaire pour établir une tuilerie aux xiv^e-xv^e siècles est le plus souvent modeste : quelques dizaines de florins ou de livres en Provence, la situation étant plus contrastée en Bourgogne. Si le coût global de la tuilerie construite ex nihilo à Montbard au milieu du xiv^e siècle se monte à quelques 95 livres tournois, d'autres ateliers ducaux sont plus modestes. Autre exemple, celui de la tuilerie cistercienne de Maison-Dieu, près de Saint-Jean-de-Losne (Côte-d'Or), construite de toutes pièces en 1491 pour la somme de 51 F, dont 39 environ pour « la maison du tuilier » et douze pour le four46.

41Les coûts de fonctionnement et d'entretien des tuileries sont assez bien connus. La cuisson d'une fournée moyenne de 10 à 12 000 tuiles aux xiv^e-xv^e siècles en Bourgogne exige du combustible transporté par plusieurs dizaines de voitures47. À la fin du xiv^e siècle, en seize mois et six fournées, la tuilerie de Montcenis (Saône-et-Loire) dépense 158 francs et neuf gros pour produire plus de 50 000 tuiles plates, faitières, cornières, briques, plus de la chaux48. Les comptes nous montrent les interventions régulières qui sont nécessaires pour l'entretien des fours de la tuilerie de Juilly-sur-Sarce (Aube), construite en 1372, ou pour celui de celle d'Aixen-Othe (Aube), où le four fonctionne déjà en 137449.

42L'image que nous donnent les sources seigneuriales reflète-elle la réalité de tous les ateliers ruraux ? Rien n'est moins sûr. Toutefois, même si l'artisan indépendant est en mesure de réaliser lui-même une partie des travaux, certaines dépenses sont incontournables. Cela dit, nous y reviendrons, l'entrée progressive de cet artisanat dans l'économie marchande, le rôle grandissant des capitaux urbains vont assurément favoriser l'amélioration qualitative de ces ateliers, notamment par le biais des prêts et des avances consenties avant livraison des produits.

43Pour ce qui concerne les potiers, un exemple, celui de Chartres-deBretagne (Ille-et-Vilaine), est éclairant50. L'archéologie montre d'abord que la production céramique, attestée dans les textes pour la première fois en 1380, remonte en fait à la fin du xi^e siècle, c'est-à-dire avant la première mention de l'église du lieu qui n'apparaît dans les textes qu'en 1152, comme propriété d'une abbaye de Rennes, ville distante de seulement 9 km. Actuellement, les fouilles ont permis d'identifier cinq ateliers différents, échelonnés du xi^e au xiv^e siècle, et il est permis de penser que des vestiges des activités céramiques s'étendent ici sur près de cinq hectares. Le grand intérêt de cette fouille est qu'elle a mis au jour non seulement des installations de cuisson mais aussi d'autres aménagements de travail et des restes d'habitat. Des vestiges du parcellaire, qui a peu évolué jusqu'au xiv^e siècle, permettent de voir que chaque atelier s'est développé dans de petites parcelles, l'atelier I, étudié sur 70 % de sa surface totale, occupant ainsi une surface de 510 m². Au nord, un fossé et à l'ouest une tranchée palissadée limitent son implantation. Des fosses d'extraction d'argile et de sable ont été localisées et étudiées. Deux bâtiments sur poteaux, de plan quadrangulaire et d'une surface de 31 m2 pour le plus important, sont des aires de façonnage. Trois fours ont été découverts à quelques mètres au nord de ces deux installations : ils constituent une aire de cuisson d'une surface de 52 m². Ces trois fours, faiblement excavés dans le sol naturel, sont du même type longitudinal.

44Quand il s'agit de déterminer la durée d'existence d'un atelier céramique, l'archéologie, si la fouille est d'une surface suffisante pour que les observations soient fiables, donne ordinairement des informations plus précises que les sources écrites. Nous avons souligné précédemment le caractère le plus souvent éphémère des ateliers du Haut Moyen Âge connus. Par contre, la stabilité des ateliers ruraux qui apparaissent dans les fouilles ou les sources écrites à partir des xi^e-xiii^e siècles est remarquable : la majorité d'entre eux aura une existence de plusieurs siècles, beaucoup étant encore actifs au début du xx^e siècle.

Matières premières, combustible et techniques

Les conditions d'accès à l'argile

45Pour travailler, nos artisans doivent extraire de l'argile, en quantité relativement grande pour les tuiliers, en moindre volume pour les potiers : ces trous, souvent non ou mal rebouchés, sont une source récurrente de conflit avec le seigneur mais aussi avec les paysans. Pour apprécier la nature du problème, il faut savoir qu'une tuilerie moyenne produisant environ 50 000 tuiles ou carreaux par an doit extraire et travailler plusieurs dizaines de mètres cubes de terre, contre seulement quatre ou cinq pour un potier produisant chaque année de l'ordre de cinq mille vases de taille moyenne. D'une certaine manière, ces extractions diminuent la valeur agricole des fonds, surtout quand la seigneurie abrite un gros atelier spécialisé.

46Si dans beaucoup de cas les textes ne mentionnent pas de redevance payée par les potiers et les tuiliers, quand nous avons des ateliers spécialisés, on constate que les activités de ces artisans s'exercent en contrepartie du paiement de redevances collectives ou individuelles en échange du droit d'extraire de l'argile. Nous avons la trace de telles redevances dans les sources écrites dans des régions et des pays forts variés et cela dès la fin du xi^e siècle51. Certaines de ces redevances sont collectives : c'est ainsi que les potiers de Valognes (Manche), selon une sentence du 18 juin 1461, payent au roi collectivement et chaque année 18 sous 6 deniers tournois en échange du droit de tirer de la terre et d'utiliser certaines sortes de bois pour leur artisanat52 et que ceux de Sevrey (Saône-et-Loire), d'après un règlement de 1508 qui reprend certainement le contenu d'un texte de 1388, alors disparu, sont autorisés à tirer collectivement la terre qui leur est nécessaire dans les bois de la paroisse en échange d'une redevance53. Mais le plus souvent, ce droit d'extraction est accordé en échange de redevances individuelles portant sur chaque tour, chaque four ou chaque fournée : nous verrons plus bas ce que celles-ci nous apprennent sur le nombre d'artisans.

47En ce qui concerne les tuiliers, la situation peut être différente selon le mode de gestion des ateliers, selon qu'ils sont indépendants ou seigneuriaux. Le fonctionnement des ateliers seigneuriaux en gestion directe (c'est-à-dire utilisés par un artisan rémunéré) implique normalement un accès gratuit à l'argile mais au moins jusqu'à la fin du xiv^e siècle nombre de contrats de fermage, par exemple en Champagne, en Bourgogne, dans le Maine ou en Provence, comportent néanmoins une clause de gratuité à cet égard. Seule restriction le plus souvent : l'extraction doit se faire dans des parcelles bien définies.

L'approvisionnement en combustible

48La relative facilité d'accès des potiers et tuiliers à l'argile ne se retrouve pas pour ce qui est du combustible et ce même dans des régions où l'on n'enregistre aucun signe de pénurie comme la Normandie ou la Bourgogne, a fortiori dans celles où le bois est une denrée rare (encore que dans ce second cas et dans une région comme la Provence, la nécessité supérieure d'attirer ces artisans conduise les communes à consentir l'accès gratuit au bois, certes là encore sur des parcelles bien déterminées)54.

49Les artisans de la terre cuite ont des besoins importants en combustible et celui-ci doit avoir certaines caractéristiques qui font exclure certaines espèces, comme les résineux. Si potiers ou tuiliers peuvent se contenter de combustible de peu de valeur, par exemple des fagots de genêt dans la forêt d'Orléans vers 128055 ou d'ajoncs à Sadirac (Gironde) ou d'autres combustibles du même genre, dans la majorité des cas et en ce qui concerne tout particulièrement les tuiliers, gros consommateurs à cause des volumes importants qu'ils cuisent chaque année, ils se trouvent en concurrence avec d'autres artisans et avec tous les tenanciers qui, eux aussi, ont besoin de combustible. C'est d'ailleurs cette situation qui a certainement exclu progressivement des villes les artisans de la terre cuite dont la production n'avait pas une forte valeur ajoutée : seuls sont restés dans celles-ci ou en périphérie des tuiliers et certains potiers, notamment, dans les villes du nord de la France comme Arras ou Douai, ceux produisant de la céramique très décorée.

50Pour répondre à leurs besoins, potiers et tuiliers n'ont pas d'autres ressources que de participer aux ventes de coupes de bois organisées par les seigneurs laïques et ecclésiastiques, l'utilisation du droit d'usage, qui leur est ouvert comme tenancier dans le cadre de la seigneurie, leur étant naturellement interdite comme artisan. De plus, le droit d'usage, réduit classiquement au droit de se chauffer et de construire ou d'entretenir les maisons, porte le plus souvent sur le bois mort ou le mort bois, c'est-à-dire sur des combustibles inutilisables par nos artisans et même si cela n'est pas explicitement indiqué dans les lettres de concession, il y a toujours une « restriction coutumière aux droits d'usage des fonds non cultivés de la réserve seigneuriale qui ne peuvent s'exercer au-delà des besoins réels des bénéficiaires (usuarium suum). L'usage est de subsistance, non de profit »56.

51L'analyse fine a montré, en Bourgogne par exemple, de très grandes inégalités entre tuiliers quant aux modes d'accès au combustible, ces inégalités réflètant des écarts considérables d'aisance : il y a tout un monde entre ceux qui dérobent « petitement » ou achètent parcimonieusement leur bois et ceux qui, seuls ou en s'associant, investissent dans le dernier quart du xiv^e siècle dans l'achat de coupes entières des sommes importantes payées comptant. C'est ainsi qu'en 1406, un tuilier de Brazey-en-Plaine (Côte-d'Or) s'associe avec un individu qui n'est pas tuilier pour l'achat de 30 arpents de bois au prix de 125 francs payables en six termes et qu'en 1374-1375 un tuilier de Gerland (Côte-d'Or), avec deux autres habitants du même village, paie comptant l'achat d'un « gastiz » pour 90 francs (Rappelons que ces artisans vendent alors la tuile au prix de 2 francs le mille)57.

Les techniques de fabrication

52Il existe, au travers du millénaire que constitue le Moyen Âge, de très importantes évolutions techniques dans le domaine de la poterie et de la terre cuite architecturale. En fixer les jalons et la date de diffusion dans le monde rural est essentiel, de même que tenter de suivre les échanges à ce propos entre la ville et le monde rural.

L’utilisation du tour et du four, un critère majeur

53L'un des premiers problèmes techniques majeurs est celui, dans le cours du Haut Moyen Âge, de la généralisation très progressive de la céramique tournée après un effacement marqué à l'époque mérovingienne. Ce point est d'autant plus important que, au Moyen Âge comme après cette époque dans nombre de sociétés étudiées par les ethnologues, l'utilisation du tour va classiquement de pair avec celle du four (par opposition à des modes de cuisson élémentaires, comme par exemple celle en meule, associée au modelage et aux autres techniques n'employant pas le tour) et est l'un signe de l'existence d'un artisanat spécialisé. À cet égard, des différences notables apparaissent entre le secteur méditerranéen, où des traditions antiques de céramiques tournées et cuites au four se maintiennent sans interruption pendant le Haut Moyen Âge et d'autres secteurs moins romanisés où il faut attendre les vii^e ou viii^e siècle pour voir apparaître des ateliers ruraux spécialisés utilisant tour et four et cuisant de plus en plus souvent leur céramique en atmosphère oxydante.

L'emploi plus ou moins tardif des glaçures plombifères

54Un autre point significatif est l'utilisation des glaçures plombifères. Dans la moitié nord de la France, dans des sites comme Tours, Saint-Denis, Poitiers, Andone (Charente), Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire), Beauvais, Rouen, des céramiques attestant l'utilisation de cette technique et datables des ix^e-x^e siècles ont été découvertes58. Dans le Sud-Ouest ou le Sud-Est au contraire, c'est seulement dans le cours du xiii^e siècle que les ateliers, ruraux comme urbains, commencent d'utiliser cette technique59, à une époque où, dans la moitié nord de la France et plus généralement dans tout le Centre-Ouest européen, on constate une diffusion remarquable de la glaçure plombifère dans les sites de production ruraux, aussi bien de poterie que de carreaux ou de tuiles. Néanmoins, si l'on en juge par le faciès d'ensemble des céramiques de diverses origines mises au jour dans des sites urbains comme Tours ou Orléans, et, dans une certaine mesure Paris, les productions glaçurées restent peu courantes sinon minoritaires dans les ateliers ruraux qui approvisionnement ces villes aux xiii^e-xv^e siècles, au contraire de ce qui se passe dès le milieu du xiii^e siècle dans ceux qui fournissent La Rochelle, Rouen, Caen où les glaçures sont plus couramment présentes.

55Ces observations sont essentielles. L'usage de la glaçure plombifère exige l'utilisation d'oxydes métalliques donnant les couleurs, le plus souvent vertes ou jaunes, et surtout de plomb, indispensable ingrédient de la glaçure elle-même : les quantités nécessaires ne sont pas considérables mais ces besoins des tuiliers et des potiers supposent des relations régulières avec les marchands urbains, seuls susceptibles de fournir ce produit sous une forme ou une autre60. En 1468, c'est par une commande à un marchand de la Roche-sur-Yon (Vendée) et par l'intermédiaire d'un navire de La Rochelle qu'un potier de la Chapelle-des-Pots (Charente-Maritime) reçoit 350 livres pesantes de plomb61.

La généralisation progressive de la cuisson oxydante

56Par ailleurs, l'emploi de la glaçure va de pair ordinairement avec l'utilisation de la cuisson oxydante, produisant des céramiques dont la pâte est alors de couleur claire. Dans quelques cas, les potiers devront recourir à une double cuisson, la terre crue seule avant application de la glaçure puis, après le dépôt de celle-ci, une seconde cuisson. Même s'ils n'utilisent pas cette technique qui n'est pas indispensable, les potiers devront, afin d'obtenir une cuisson oxydante et une belle glaçure, augmenter les températures de cuisson et mieux contrôler l'atmosphère dans le four : il y a là une profonde transformation technique que l'on peut placer globalement vers le milieu du xiii^e siècle.

Deux progrès techniques du Bas Moyen Âge : le grès et les glaçures stannifères

57Au xiv^e siècle, deux nouvelles innovations techniques apparaissent dans certaines régions : le grès et la faïence.

58Le grès, dont l'apparition est à peu près contemporaine en France et en Allemagne, est, dans l'état actuel de nos connaissances, une production uniquement rurale et qui est, en France, le fait de quelques ateliers de potiers seulement dont l'existence antérieure est par ailleurs certaine depuis parfois plusieurs siècles. C'est au milieu du xiv^e siècle que le Beauvaisis commence la production du grès, suivi, quelques décennies plus tard par certains secteurs de la Basse-Normandie. Le passage au grès, une poterie dont la texture partiellement vitrifiée permet des utilisations et des fonctions remarquables, n'était possible qu'avec certaines argiles. Dans la mesure où nous connaissons assez bien ces premiers ateliers, nous voyons que dans un premier temps, la production de grès n'a pas signifié de changement de type de four, les installations spécifiques indispensables pour permettre ce type de production étant déjà utilisées depuis plusieurs siècles dans les mêmes villages sans qu'elles donnent des grès. Il n'en sera pas de même ultérieurement, les fours à grès devenant à partir du xv^e siècle des structures bâties de plus en plus importantes et donc coûteuses, tandis que le volume de la production, appréciable par celui des déchets mis au jour, augmente considérablement. Il est certain aussi que la production de grès, dans les villages de la vallée du Rhin, du Beauvaisis ou de la Manche, va de pair avec une croissance des exportations plus ou moins lointaines, avec comme objectif les villes : dans le cas du Beauvaisis, les fouilles parisiennes, où cette production devient omniprésente dès le troisième quart du xiv^e siècle, montrent la réussite commerciale, appuyée sur un réseau de transports terrestres actifs, très importante et rapide de ces potiers.

59A contrario, l'apparition de la glaçure stannifère éclaire très bien le problème du progrès technique dans les sites potiers ruraux62. À ce jour, la plus ancienne trace d'une telle production en France est l'atelier du quartier Sainte-Barbe à Marseille, établi à la fin du xiii^e siècle en périphérie immédiate de cette ville et dont l'origine est à chercher dans un appel fait, selon une initiative dont l'origine nous échappe, à des artisans apportant ici une technique espagnole ou d'Afrique du Nord63. Un peu plus tard et dans un grand nombre de sites qui vont de la vallée de la Garonne au Nord-Pas-de-Calais en passant par le Morbihan ou l'Ile-de-France, on trouve des carreaux de sol ou de mur utilisant une glaçure stannifère64. Ces trouvailles viennent d'habitats ecclésiastiques ou seigneuriaux souvent de premier plan et nous ignorons les lieux de fabrication, forcément multiples, de ces productions. L'hypothèse la plus probable est celle d'artisans qui, comme dans le cas de l'atelier marseillais cité plus haut, ont pu venir de loin, par exemple d'Espagne ou d'Italie, où cette technique est alors connue depuis longtemps, et qui se sont installés plus ou moins temporairement en ville ou en milieu rural, pour répondre à une demande ponctuelle avant de se déplacer pour en honorer une autre. Nous avons un modèle comparable avec les artisans espagnols appelés en 1381 par le duc de Berry et qui travailleront pour ce dernier ou son frère le duc de Bourgogne, pendant quelques années seulement, à Poitiers, Bourges, Dijon, dans des ateliers urbains créés de toute pièce et où ils produiront des carreaux de faïence de haute qualité. Dans ces officines urbaines, les terres, ainsi que les personnels subalternes, viennent d'ateliers de potiers ou de tuiliers ruraux, mais les relations techniques de ces carreleurs espagnols avec ces artisanats locaux sont nulles : nous en avons la preuve par le fait que ceux-ci n'utiliseront jamais dans les dernières décennies du xiv^e siècle ou au début du siècle suivant l'émail stannifère pour leurs productions.

60Par contre, dans le cas du bassin rhodanien, nous avons un exemple contraire qui pose le problème des modalités de l'innovation technique en milieu rural : pour l'approvisionnement du palais des papes d'Avignon, le vieil atelier potier rural de Saint-Quentin-la-Poterie (Gard) sera capable, comme le montrent comptes de construction et analyses de laboratoire, de fabriquer dès 1317-1319 des carreaux faïencés65.

Le calendrier et les conditions de travail, le volume de production

61Sur des points qui peuvent paraître d'un moindre intérêt que les précédents mais qui sont néanmoins d'une grande importance, comme les conditions d'extraction de l'argile, le nombre de cuissons chaque année, le volume des productions, les conditions de commercialisation, etc., les sources écrites (encore une fois surtout celles concernant la tuilerie) nous donnent des informations précieuses, complétées par l'archéologie.

62Quand elle est quantifiable, la production annuelle des ateliers ruraux de terre cuite est variable, ce que nous connaissons en Bourgogne valant pour l'Artois, la Flandre mais plus encore la Provence, le Comtat-Venaissin ou la Bretagne. On peut considérer qu'en moyenne une tuilerie rurale des xiv^e-xv^e siècles de ces régions produit chaque année, par le biais de quatre à cinq cuissons, 40 à 50 000 briques, carreaux ou tuiles, plus des quantités parfois considérable de chaux, et jusqu'à 100 000 unités quand la chaux ne vient pas s'ajouter à la terre cuite. À l'appui de ces estimations, on peut évoquer la production (variable d'une année sur l'autre) de la tuilerie de Saint-Marc-sur-Seine (Côte-d'Or) : de 1375 à 1421, dont seulement 15 années d'activité de production car pendant certaines périodes l'artisan ne cuit pas, on obtient un total de production de 65 600 tuiles, 108 064 carreaux, 1 445 faîtières, 10 queues et deux setiers de chaux, par le biais d'environ 18 petites fournées, l'artisan trouvant assurément son compte dans cette situation puisque le père et le fils exploiteront cet atelier durant ces quarante cinq ans, approvisionnant six chantiers différents66.

63Les règlementations urbaines des artisanats de la terre cuite, relativement nombreuses, ne sauraient être écartées car elles nous donnent des informations souvent précises et, de surcroît, anciennes : ainsi, parmi des exemples nombreux, dans des villes comme Toulouse au xiii^e siècle67 ou Saint-Omer et Douai aux xiii^e-xv^e siècles68. À Paris, nous avons un règlement du métier des potiers au xiii^e siècle69 et une ordonnance du prévôt de Paris du 10 juillet 1456 enregistrant les statuts des marchands-potiers de terre de cette ville70.

64Pour ce qui concerne le monde rural, nous avons des documents assez comparables et que l'on peut, moyennant certaines précautions, utiliser avec profit : ce sont les textes règlementant les activités de communautés de potiers dans divers ateliers ruraux. Connues le plus souvent par des rédactions du xv^e siècle souvent présentées comme remplaçant des textes plus anciens perdus, ces coutumes concernent des villages comme Sevrey (Saône-et-Loire), Saint-Jean-la-Poterie (Morbihan), Herbignac (Loire-Atlantique), le Molay (Calvados), Ger (Manche), Valognes (Manche), etc.71. Les coutumes des potiers du Molay nous montrent ainsi en 1500, dans un texte censé reprendre des dispositions antérieures, que le seigneur est tenu de vendre « de son bois audit potiers par deux fois la semaine a loyal et juste prix », que les potiers doivent avoir dans les bois « la tonteure de houlx pour faire leurs pots et le pail de la roe tournante », ne peuvent aller travailler hors de certaines limites définies par la Vire et l'Orne, transmettre leur métier à d'autres que des hommes de leur lignage, fils ou gendre, ou, à défaut, à leur fille aînée. Seul l'aîné de plusieurs fils pourra être envoyé pour vendre les pots, les potiers ne pouvant « délier leurs pots au marché de Bayeux en tout temps incontinent prime sonnée sans attendre l'un l'autre », nul d'entre eux ne pouvant faire chaque semaine plus de 120 pots ni travailler certains jours ou périodes de l'année. Ils peuvent vendre leur pots dans tous les « marchiés, foires du roy entre Vire Orne et a tous aultres marchiés et foires », notamment à Caen, Carentan ou Saint-Lô, etc.72.

65Afin de fixer les choses, on peut avancer quelques appréciations d'ensemble. La coutume des potiers de Sevrey, rédigée en 1508 mais réputée reprendre un texte perdu de 1388, interdit à ces potiers de produire plus de 25 pièces par jour73. Dans l'atelier de Saint-Jean-la-Poterie, les enquêtes ethnographiques montrent que la production était de l'ordre de trois douzaines et demi de vases achevés par semaine74. Nous retrouvons à peu près les chiffres du Molay.

66Plusieurs textes, aussi bien urbains que ruraux, montrent que les potiers et très probablement les tuiliers suivent un calendrier annuel de travail, défini par les coutumes mais qui correspond aussi à des nécessités pratiques. L'extraction de l'argile est une activité d'hiver, la préparation de la terre et le tournage ou le modelage de la terre cuite architecturale commençant normalement en mars ou avril et s'achevant en octobre.

Les fours

67Le volume annuel de production peut être évalué à partir de ce qui précède et de la taille des fours. La petite taille des fours antérieurs au xiii^e siècle est remarquable. Plusieurs de ceux de l'atelier carolingien de Saran ont une surface d'enfournement inférieure ou légèrement supérieure à un mètre carré, ce qui correspond à un volume d'enfournement de moins d'un mètre cube et à une fournée de 120 à 200 vases au plus. Quelques-uns des fours de cet atelier atteignent cependant deux ou trois mètres cubes de volume d'enfournement.

68La taille des fours ira ensuite en grandissant. Si l'on peut estimer qu'un four de l'atelier de Thetford (Norfolk), datable d'entre le milieu du ix^e et celui du xii^e accueille environ 100 vases, qu'un four de Laverstock (Wiltshire), du xiii^e siècle reçoit une fournée de 130 vases, par contre un four de Cowick (Yorkshire), datable des xiv^e-xv^e siècle, peut cuire mille pots d'un coup75. Nous atteignons, avec ce dernier exemple, les tailles classiques des fours des deux derniers siècles du Moyen Âge : on peut les comparer avec les volumes d'enfournement des grands fours à grès du xix^e siècle qui, en Beauvaisis ou en Berry, atteignent 15 à 30 mètres cubes et même parfois 60.

69Ces fortes variations de taille des fours de potier conduisent à s'interroger sur le nombre de fournées chaque année. Pour les deux derniers siècles du Moyen Âge, nous pouvons estimer celles-ci, pour les tuiliers comme pour les potiers et d'après les textes, à cinq, tout au plus dix chaque année. Avec la taille habituelle des fours de ces époques et en tenant compte d'un pourcentage de ratés de cuisson de l'ordre d'un cinquième, cela donne une production annuelle des potiers de l'ordre de cinq ou six mille pots, ce chiffre étant naturellement un ordre d'idée, à nuancer selon les cas.

70Derrière la croissance de taille des fours au Moyen Âge, nous avons des problèmes techniques mais aussi socio-économiques. A production annuelle égale, un petit four, de moindre rendement thermique qu'un grand, consomme plus de combustible et il exige plus de cuissons chaque année, ce qui entraîne son usure plus rapide. Par ailleurs, un petit four refroidit plus vite qu'un grand, ce qui peut être dommageable à certaines productions de qualité, notamment glaçurées. On comprend donc pourquoi très logiquement les potiers à partir du xiii^e siècle augmentent la taille de leurs fours mais il n'en reste pas moins qu'il existe, en particulier pendant le Haut Moyen Âge, des fours de petites tailles et qui, de surcroît, présentent parfois à la fouille les marques d'une utilisation intensive. Dans un cas de ce genre, de très nombreuses cuissons chaque année, associées très probablement à une diffusion très rapide des poteries, doivent correspondre au travail d'un potier placé dans une situation économique incertaine ou peu favorable.

Les productions

71Indestructible dans le sol (sauf conditions spécifiques rarement présentes), produite, au fil du Moyen Âge et d'une région à l'autre, avec des techniques lui donnant des faciès spécifiques, la poterie, toujours abondante dans les sites médiévaux, permet tout à la fois une localisation facile des lieux de production grâce aux déchets de fabrication, l'établissement de chrono-typologies des formes issues des fouilles d'ateliers ou d'habitats et, à partir de l'étude de ces dernières, une connaissance des pratiques de stockage, de cuisine, de table, l'identification des circuits d'approvisionnement, etc.

72Les céramiques médiévales sont connues, plutôt que par des fouilles d'ateliers, rares et, quand elles sont réalisées, le plus souvent insuffisamment exploitées dans cette direction, par des typologies qui reposent pour une large part sur le matériel issu de fouilles urbaines. Dans ce type de sites, on trouve à la fois de grandes quantités de céramique et, ordinairement, des conditions stratigraphiques qui en permettent une bonne datation. Mais, au regard du nombre important de grandes fouilles urbaines réalisées en France depuis le milieu des années quatre-vingt et des sommes considérables consacrées à ce genre de recherche, les bonnes publications de matériel céramique sont extrêmement rares. Une large part des données disponibles vient de quelques travaux universitaires, souvent inédits, et consacrés aux trouvailles d'Orléans76, Tours77, Bordeaux78, de diverses fouilles parisiennes79, à la région Rhône-Alpes, etc.

73Dans le domaine des sites ruraux, la situation est la même : à titre d'exemple, on sait qu'un grand nombre de sites du Haut Moyen Âge ont été fouillés depuis une vingtaine d'années mais, comme pour les sites urbains, l'immense majorité de ces fouilles reste inédite, les données disponibles étant ordinairement des rapports de fouille peu accessibles et où l'étude de la céramique est le plus souvent réduite à la portion congrue. Pour apprécier cette situation, il suffit d'indiquer qu'en 1979, dans la France entière, seuls quatre sites ruraux du Haut Moyen Âge avaient été fouillés sur plusieurs centaines de mètres carrés alors qu'entre 1980 et 1991, ce sont quarante deux habitats de ce type et de cette époque qui ont été fouillés dans la seule région Ile-de-France80 : dix ans après ce bilan, aucun de ces sites n'est publié, des dizaines d'autres fouilles analogues ont été réalisées dans cette même région et aucune étude de synthèse n'a été écrite sur la céramique mise au jour.

74Malgré la médiocrité quantitative et qualitative de la documentation archéologique disponible, il ressort très bien quelques éléments fondamentaux. D'abord, et contrairement à ce que l'on pensait il y a quelques années, le matériel à étudier, qu'il s'agisse de céramique ou d'objets métalliques, est parfois très abondant dans certains sites ruraux du Haut Moyen Âge et les traces d'activités artisanales variées, comme le travail du fer ou la production de poterie, ne sont pas rares.

Une mauvaise connaissance de la chrono-typologie de la terre cuite architecturale

75Comparativement à la poterie, on dispose de peu de données typologiques sur la terre cuite architecturale, sauf depuis une vingtaine d'années sur les carreaux glaçurés à décor bicolore. Ceci tient à de multiples raisons évoquées plus haut, comme le petit nombre de fouille d'ateliers de production de tuiles, briques et carreaux mais aussi au très faible intérêt des archéologues pour ce type de matériel qui est rarement étudié et moins encore publié. L'une des raisons de ce manque d'intérêt est l'absence générale de problématiques d'étude de ce matériel dont l'importance est sous-estimée. Dans ces conditions, il nous est impossible actuellement d'étudier la pérennité de l'utilisation des tegulae de type antique, de fixer la date d'apparition et la chronologie d'utilisation des matériaux de couverture qui seront ensuite traditionnels dans la France d'Ancien Régime et les périodes à partir desquelles apparaissent les limites classiques en France entre la zone d'emploi des tuiles plates et celle des tuiles creuses. C'est avant tout par quelques comptes de construction plus que par les fouilles que nous connaissons l'usage de tuiles glaçurées dès le milieu du xiii^e siècle en Ile-de-France. Les questions qui précèdent sont pourtant d'une importance essentielle non seulement pour la connaissance de l'habitat, urbain et rural, au Moyen Âge, mais aussi pour apprécier les relations entre la production essentiellement rurale de ces objets et la conjoncture économique.

Une évolution remarquable du catalogue des formes produites

76Dans le domaine de la poterie, les données issues des fouilles nous donnent au contraire beaucoup d'informations sur la typologie des productions. Ce n'est pas le lieu ici de parler en détail des formes produites par les ateliers de potiers ruraux du Moyen Âge mais quelques remarques générales sont nécessaires.

77Une chose est frappante : l'homogénéité, dans les grandes lignes, de l'évolution du catalogue des formes produites par les potiers dans l'ensemble de la France et bien au-delà. Quatre grandes phases peuvent en effet être distinguées, aussi bien à partir des céramiques d'Ile-de-France, de Normandie, du Nord-Pas-de-Calais, de la région lyonnaise, du Poitou, etc. Les ateliers carolingiens produisent dans ces régions des formes assez diversifiées, qui vont de la cruche au mortier, en passant par des bols, carénés ou non. Par contre, dans la période suivante, aux x^e-xii^e siècles, nous avons des formes moins diversifiées, essentiellement des pots plus ou moins globulaires, munis ou non d'anses et de becs ou goulots verseurs, dans l'ensemble une céramique peu décorée et très polyvalente, utilisée aussi bien pour préparer les aliments que pour les consommer. Par contre, les xiii^e-xiv^e siècles voient apparaître des formes nouvelles, cruches ou pichets tout particulièrement, destinées à la table et même plus particulièrement à son décor, une bonne part de cette production appartenant à ce que l'on appelle la céramique très décorée, utilisant la glaçure, parfois même plusieurs glaçures de couleurs différentes, et, dans nombre de cas, des décors d'applique en relief81. Dans la période suivante, le catalogue des potiers augmente considérablement, avec l'apparition de formes nouvelles comme les godets ou gobelets, destinées à la consommation individuelle des boissons, mais surtout des formes ouvertes, écuelles puis assiettes, et enfin des vases à fonction très spécialisées comme les alambics, les gourdes82, les réchauds et réchauffoirs, etc. Des distinctions régionales sont nettes, comme par exemple le maintien tardif d'une céramique grise, cuite en atmosphère réductrice, jusqu'à la fin du xii^e ou le début du siècle suivant dans la région rhodanienne et dans le secteur méditerranéen alors que dans les régions qui vont du Poitou à la Flandre, on est passé depuis longtemps à des cuissons oxydantes donnant des vases de couleur claire. Mais globalement, ce qui frappe c'est plutôt l'évolution relativement parallèle de toute la production céramique des ateliers ruraux et urbains pendant tout le Moyen Age. Cela pose le problème de la diffusion de ces modes nouvelles auprès de nos artisans mais en même temps, ces évolutions du catalogue des formes permettent de fructueuses comparaisons de sites à sites, par exemple entre habitats ruraux et urbains ou entre divers secteurs d'une même fouille : on peut ainsi mettre en évidence des différenciations sociales ou des pratiques de table ou de cuisine divergentes ou au contraire cohérentes83.

Productivité et standardisation dans le domaine de la poterie à la fin du Moyen Âge

78Dans certains ateliers ruraux de potiers, notamment ceux fabriquant du grès à partir du milieu du xiv^e siècle, on observe deux phénomènes significatifs : une intense production, reconnaissable au volume de déchets conservé, et une remarquable standardisation des formes produites, en dimension et en profil. Parallèlement, les premières références dans les réglementations royales ou municipales à des terres cuites architecturales de dimensions fixes, notamment des tuiles, apparaissent dans le cours du xiii^e ou au début du xiv^e siècle. Nous trouvons ainsi à Paris dès l'époque de Philippe le Bel une ordonnance fixant l'aspect des tuiles utilisées dans cette ville84. Dans le cours du xiv^e siècle, les textes font couramment référence en Ile-de-France aux tuiles de « petit moule » ou de « grand moule », c'est-à-dire de deux tailles différentes (ce qui restera une caractéristique des tuiles de cette région jusqu'au xix^e siècle) ou, en Bourgogne, aux tuiles réalisées selon le « moule » de Dijon ou celui, différent, de Chalon : dans ces deux derniers cas, ce sont des moules déposées auprès de l'autorité municipale qui font autorité auprès de tous les artisans ruraux qui approvisionnement ces villes.

Des différenciations croissantes entre lieux de production et au sein de ceux-ci

79Dès le milieu du xiii^e siècle, on observe, à partir de la chrono-typologie des productions établie le plus souvent grâce aux fouilles urbaines, d'autres évolutions remarquables qui vont se développer ensuite. La première est une différenciation, au sein des productions des ateliers, entre céramiques communes et de qualité, très décorées notamment. Dans un village regroupant plusieurs potiers, c'est seulement, à en juger par les prospections et les fouilles nombreuses faites dans certains cas comme celui de la Chapelle-des-Pots (Charente-Maritime), l'un de ceux-ci ou peut-être tous les potiers mais seulement à certains moments de l'année qui fabriquent ces pièces plus ou moins exceptionnelles par leur forme ou leur décor.

80Ce qui est assuré, c'est qu'il existe au moins dès le milieu du xiii^e siècle des artisans potiers qui produisent des céramiques de qualité, exportées à des dizaines de kilomètres, sinon plus, et d'autres dont l'aire de commercialisation reste celle de leur seigneurie et de ses abords immédiats ou de la ville la plus proche, cette différenciation existant entre villages de production ou entre les ateliers qui constituent certains de ces derniers.

81Un autre point important dans la production rurale de la terre cuite est la spécialisation croissante des artisanats, mal datée et peu observée mais qui est certaine. À partir du xiii^e siècle, les fouilles et les textes montrent que dans beaucoup de régions, les activités de potier et de tuilier sont nettement distinctes. C'est sans doute alors ou peu après qu'apparaissent des potiers spécialisés, produisant sans tour, selon la technique du colombin, de très gros vases destinés à servir de réserve alimentaire ou à faire la lessive. Dans les ateliers ruraux, par exemple en Saintonge, où de telles productions sont connues par les fouilles, la fabrication de ces poteries semble d'abord le fait de potiers classiques. Mais à des dates que seuls les textes actuellement permettent de fixer et qui sont toujours postérieures au Moyen Âge, nous voyons que ces artisans sont installés en Saintonge, dans les mêmes villages que les potiers ou les tuiliers mais à part, mais aussi, dans des cas comme l'atelier de Chaon (Loir-et-Cher) en Sologne, seuls dans un village spécialisé dans ce type de production, ces différenciations étant sans doute dues au fait que ces potiers travaillent et cuisent dans des conditions et selon des rythmes particuliers85.

82Dans les trois derniers siècles du Moyen Âge, en Provence, « il y a effectivement des tuiliers spécialisés, des potiers travaillant uniquement au colombin les grosses pièces destinées à la resserre des comestibles, des escudelliers fabriquant surtout la vaisselle de table, des maîtres en pichets de terre, des "faizeurs d'houlles". Mais on connait aussi des tuiliers faisant des jarres, des marmites, des conques, des escudelliers faisant des borneaux, des tuiles, des malons. Il y a néanmoins grande spécialisation apparente des tuiliers provençaux »86.

83Il n'en reste pas moins que l'on trouve parfois dans les textes et même encore au xv^e siècle, des potiers produisant (ou vendant seulement ?) des terres cuites architecturales, par exemple des carreaux de sol, notamment au xvi^e siècle, pour des salles de jeu de paume parisiennes. Cependant le phénomène semble avant tout urbain, par exemple à Paris ou dans certaines villes du nord de la France où l'on sait que, contrairement à ce qui semble être la règle générale ailleurs, l'artisanat de la poterie est resté dans les derniers siècles du Moyen Âge très souvent un artisanat urbain ou péri-urbain.

Une demande croissante des marchés

84Pour répondre à la demande croissante du marché dans les derniers siècles du Moyen Âge, les tuiliers et les potiers ruraux avaient deux possibilités : augmenter le nombre des unités de production et/ou accroître la productivité de celles-ci. Le problème n'est pas propre à ces artisanats mais ces derniers, grâce aux sources écrites et surtout aux possibilités qu'ouvrira de plus en plus l'archéologie, peuvent apporter des réponses précieuses pour les historiens de l'économie rurale médiévale.

85Même s'il est probable, à en juger par les fouilles, que le volume de vaisselle utilisé dans un ménage est plus important aux xiv^e-xv^e siècles qu'au xiii^e et, a fortiori, aux époques antérieures, cette croissance de la demande a dû avoir d'autres conséquences sur le mode de production que dans le cas de la terre cuite architecturale. Divers éléments ont joué en faveur de la croissance du volume de la production, en particulier la nécessité, pour répondre aux exigences du progrès technique évoquées précédemment, d'utiliser des fours plus vastes, mieux bâtis, permanents. L'apparition du grès et la productivité de plus en plus grande des ateliers produisant ce type de céramique sont des éléments certains allant dans ce sens, de même que la spécialisation et la diversification d'activités des artisans de la terre cuite, elle aussi évoquée plus haut.

L'apparition des fours collectifs

86Une marque très courante de la croissance de productivité des ateliers ruraux de la terre cuite est l'apparition, à des dates mal fixées faute de sources écrites précises mais dans tous les cas avant le xvi^e siècle, de fours collectifs, construits, entretenus et utilisés en commun par plusieurs artisans résidant autour de cette construction. Nous en avons divers témoignages dans les textes, nos seules sources d'information à ce propos. À Sadirac (Gironde), les fours à pots collectifs existent au xvi^e siècle87 mais dans certains ateliers le phénomène est, à coup sûr, antérieur. En Provence, « les textes montrent bien qu'il n'y a pas systématiquement autant de fours que d'artisans et encore moins que d'ateliers. Le cas de Bédoin est ainsi exemplaire : en 1457, l'on y dénombre (pour au moins quinze ateliers) six fours seulement, dont quatre petits, un moyen et un grand »88.

87Le phénomène est sans doute plus courant dans le secteur de la poterie que dans celui de la tuilerie où il se rencontre néanmoins. Dans une lettre de rémission de janvier 1448 accordée à un certain Jean Gourmond, « povre homme, tyeulier » d'Argentières, un peu au sud de SaintMaixent (Deux-Sèvres), il est dit que celui-ci « pour gangner la vie de lui, ses diz femme et enfans, il a acoustumé de soy entremettre de faire faire tyeules ondit villaige d'Argentières, auquel il a plusieurs fours pour cuire la tieule et chaulx que font les habitans oudit villaige et où chacun d'eulx puet licitement, l'un comme l'autre, mettre sa tieule et chaulx, et encore qui plus est, quant aucun a ses dictes tieules et chaulx prestes pour les mettre ès diz fours, faire le puet, sans ce que aucun autre lui puisse en ce mettre ou donner empeschement, en paiant toutes voyes pour les dixtes fournées les devoirs acoustumez aux seigneurs desquelz les diz fours sont tenuz et mouvans. Entre lesquels fours qui sont en icelle tieulerie en y a ung appelle le four du Pré Chevalier, ou quel ledit suppliant avoit acoustumé de cuire ses tieules, quant elles estaient prestes et disposées à cuire ; et semblablement le faisoient ung nommé Jehan Redien et plusieurs autres habitans dudit lieu d'Argentières »89.

Les villages spécialisés

88L'une des solutions adoptées par les potiers et, dans une moindre mesure, les tuiliers, a été la création de villages spécialisés regroupant un nombre parfois important d'artisans. Grâce aux sources écrites des xv^e-xvii^e siècles, il est facile d'identifier un peu partout en France ce type de villages. Dans l'état actuel de la recherche, aussi bien archéologique que textuelle, on peut en placer l'origine aux xi^e-xiii^e siècles et considérer que la plupart ont survécu jusqu'au début du xx^e siècle.

89S'il est relativement aisé d'identifier ces villages spécialisés pour la fin du Moyen Âge ou les Temps modernes, il est moins facile de répondre à deux questions essentielles les concernant : leur date d'apparition et leur importance réelle avant le xv^e siècle. D'une manière générale, si, comme nous l'avons vu à propos de Chartres-de-Bretagne, l'archéologie est notre meilleur (sinon le seul) moyen pour en dater l'apparition, il ne faut pas négliger les sources écrites qui n'apportent pas que des données complémentaires.

90S'agissant de sites où la production peut occuper plusieurs hectares autour du centre paroissial ou de plusieurs hameaux d'une même paroisse, il est peu probable que les fouilles puissent nous donner un jour une idée du nombre, même approximatif, d'artisans qui y travaillent simultanément aux xi^e-xv^e siècles. Dans un cas comme celui de la Chapelle-des-Pots (Charente-Maritime), où la surveillance des travaux, les prospections et les fouilles sont continues depuis plus d'un quart de siècle, des découvertes archéologiques inattendues surviennent régulièrement : la douzaine d'ateliers médiévaux des xiii^e-xv^e siècle actuellement localisée ne représente à coup sûr qu'une part de la réalité.

91Les sources écrites nous permettent d'évaluer le niveau de développement de ces villages spécialisés aux xiii^e-xv^e siècles, parfois même avant dans quelques rares cas. Deux types d'information sont, à cet égard, essentiels : les redevances que payent nos artisans, le plus souvent en échange du droit de tirer leur argile dans un secteur défini de la seigneurie ; la toponymie.

92Des redevances payées par les potiers, collectivement ou individuellement, sont attestées en Angleterre dès la fin du xi^e siècle90. Ici comme en France, elles portent, quand elles sont individuelles, sur chaque roue utilisée dans un atelier, sur le four ou sur chaque fournée. En France, le plus ancien exemple connu semble être celui des potiers du Molay (Calvados) qui, en échange de la terre qu'ils tirent de la forêt de Tronquay, payent, selon les comptes de l'Echiquier de 1190, 1195 et 1198, successivement 22 s. la première de ces années puis 24 s. les deux autres91. À Pacy (Eure), les redevances payées par les tuiliers et les potiers pour leur terre apparaissent dans les comptes royaux de 122692, 123493, 124894 et 128595. Les potiers de la forêt d'Orléans sont cités dans les comptes royaux de 128596 129997, et 130598. Si l'on s'en tient au niveau moyen des redevances connues en Angleterre99 ou en France, soit de 6 à 12 d. par artisan, on peut estimer qu'il se trouve au Tronquay ou à Nibelle et dans les villages environnants de la forêt d'Orléans à la fin du xii^e ou dans le cours du xiii^e siècle probablement dix à vingt artisans potiers et tuiliers, le cas de Pacy étant, au vu des sommes qu'ils versent, en particulier les tuiliers, différent.

93Des redevances analogues connues par des comptes des xiv^e-xv^e siècles permettent d'autres évaluations. Dans la forêt d'Orléans, essentiellement dans le village de Nibelle et ceux voisins de Chambon et Courcy, nous connaissons bien le nombre de potiers et de tuiliers pour la fin du xiv^e et les premières décennies du xv^e siècle : il évolue entre un maximum de 20 potiers et 18 tuiliers à l'Ascension 1409 et un minimum de 23 potiers et tuiliers le 25 mai 1419100, les comptes mentionnant très régulièrement des artisans « nouvellement venus » ou au contraire précisant qu'ils se sont abstenus pour une année. À ces artisans viennent s'ajouter, dans le même département actuel du Loiret, ceux de Jouy-le-Potier, établis sur la rive gauche de la Loire, dans la châtellenie de Beaugency : en 1402, ils payent au total pour leurs roues la somme de 8 s., soit, à raison de 16 d. pour chacun de ces instruments, un total de 6 roues et sans doute autant de potiers qui viennent s'ajouter aux 19 tuiliers et potiers connus la même année dans la forêt d'Orléans.

94On retrouve exactement les mêmes éléments dans les comptes de gruerie de la forêt de Chaux (Doubs) à propos des tuiliers installés dans celle-ci ou dans les comptes de la seigneurie de Vasles (Deux-Sèvres), possession de l'abbaye de Sainte-Croix de Poitiers au sud-est de cette ville : entre 1464 et 1474, les potiers et tuiliers du Chilleau doivent, pour avoir le droit de prendre de la terre dans les possessions de l'abbesse, chacun 5 sous par an, ceux de La Pagerie et de la Garnière 12 deniers par an, ce qui nous permet de constater que le nombre de ces artisans varie entre 17 (en 1464-1466) et 24 (en 1471-1472) avec une chute en 1472-1473 à cause d'une « mortalité », certains des artisans qui s'abstiennent alors d'exercer leur activité réapparaissant en 1473-1474101. De même, dans le village de la Poterie (Côtes-d'Armor), grâce à une remarquable et très exceptionnelle série de 36 registres de comptes annuels de la seigneurie de Lamballe d'entre 1411 et 1499, le nombre de potiers qui payent une redevance sur leurs tours oscille entre 20 en 1453 et 34 en 1466 et celui des tours qu'au total ils déclarent entre 22 en 1453 et 47 en 1411, chaque potier disposant en moyenne, à en croire ces documents, le plus souvent d'un tour mais parfois de deux ou même de trois102.

95D'autres types de sources nous donnent le nombre d'artisans de la terre cuite travaillant dans un village. Les statuts des potiers du Molay contiennent, en novembre 1500, les noms de 41 potiers payant 2 sous par roue et ceux de deux autres payant 14 s. chacun pour le même motif103. À Chartres-de-Bretagne, entre 1418 et 1428, on peut estimer que les « ménages potiers regroupaient au moins 64 à 80 personnes, soit un tiers de la population »104. À Sadirac (Gironde), nous connaissons par les archives de notaires pour la période qui va de 1519 à 1576 un total de 26 potiers, une procuration de 1552 citant 49 noms de potiers105. Dans le village de Bédoin (Vaucluse), il existe en 1457 quinze ateliers différents106.

96En Saintonge, si nous n'avons pas d'indications sur le nombre de potiers dans les villages spécialisés identifiés ici, les sources écrites nous font connaître pour la fin du xiv^e siècle et le cours du xv^e siècle dans la seigneurie d'Ecoyeux, située au nord de la Chapelle-des-Pots et qui est formée d'une part de cette dernière paroisse et de toutes celles d'Ecoyeux et Vénérand, quinze fours de tuiliers auxquels viennent s'ajouter huit autres dans la seigneurie de Taillebourg, située immédiatement à l'ouest de celle d'Ecoyeux107.

97Toutes ces données chiffrées montrent la concentration de nos artisans dans quelques lieux et permettent de dire qu'il s'agit bien de villages spécialisés. Une autre source intéressante pour identifier ces villages spécialisés est la toponymie. Nous savons que certains toponymes sont des indices de l'existence d'un artisanat céramique. Il en est ainsi pour « Les Ouillières », un nom de lieu assez fréquent en Poitou et en Saintonge et dont la liaison avec le latin olla, poterie, rappelle la présence d'artisans de la terre cuite. Dans le cas du terroir de la Chapelle-des-Pots (Charente-Maritime), ce toponyme est attesté dès 1311 pour désigner un écart qui porte toujours ce nom, au nord-ouest du bourg108. L'archéologie fait remonter au milieu du xiii^e siècle les plus anciennes traces d'un artisanat de la poterie dans cette paroisse, y compris aux Ouillères, comme le montrent, autour de ce lieu-dit, une importante quantité de tessons observable en surface dans les champs environnants et une fouille archéologique faite dans les années soixante109 : or la mention de ce toponyme en 1311 est la plus ancienne trace écrite d'un artisanat de la terre cuite dans cette paroisse. Plusieurs toponymes Les Ouillères sont attestés en Saintonge : ainsi en 1306 dans la paroisse des Nouillers110 et en 1368 dans celle de Rochefort, dans les deux cas dans un contexte archéologiquement assuré de production céramique. On peut raisonnablement en conclure que les autres toponymes de cette sorte connus dans d'autres communes du Poitou ou de Charente-Maritime comme Breuil-Magné, le Vergeroux et Saint-Séverin-sur-Boutonne ainsi que les Petites Ouillères de Baignes-Sainte-Radegonde et pour lesquels nous ne connaissons pas d'attestions écrites médiévales sont le résultat de l'activité de potiers de cette époque.

98Dans le cas des villages spécialisés, le problème toponymique est différent. Il est probable que dans ces lieux le peuplement, et notamment l'église paroissiale, sont antérieurs à l'activité artisanale. Mais à partir du moment où celle-ci est bien développée, ces villages se distinguent à bien des points de vue de ceux de la même province et c'est sans doute ce qui explique que, dès le xiii^e siècle, certains ajoutent à leur nom un déterminant, comme Jouy-le-Potier (Loiret) dès 1244, Rembercourt-aux-Pots (Meuse) dès 1290, Montagny-la-Poterie (Oise) en 1331, Conchy-les-Pots en 1433 et, en Beauvaisis, Saint-Germain-la-Poterie dès 1454, Samson-la-Poterie et La Chapelle-aux-Pots au xvi^e siècle. Il faut tenir compte du cas des régions très pauvres en textes médiévaux, ce qui limite les observations, mais aussi de manifestations tardives de cette évolution toponymique. On peut citer à ce propos le cas de la Chapelle-des-Pots (Charente-Maritime), un toponyme qui est attesté sous la forme « la Chapelle » pour la première fois seulement en 1311 et 1326, tout comme dans les rares textes subsistants des xiv^e-xvi^e siècles : c'est seulement dans le cours du xviii^e siècle que l'on note l'adjonction du qualificatif « des-Pots », cet usage ne devenant courant, notamment chez les notaires, que dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Or, comme nous l'avons vu, l'artisanat de la poterie remonte ici au moins au milieu du xiii^e siècle.

99On peut conclure que les déterminants comme ceux étudiés ci-dessus caractérisent des villages de potiers spécialisés probablement médiévaux, même si les textes de cette époque manquent pour l'attester formellement.

100L'existence de ces villages spécialisés pose des problèmes très intéressants. La première question est pourquoi et comment, à un moment ou un autre du Moyen Âge, un village devient-il un centre spécialisé de production céramique ? Il faut d'abord souligner qu'il ne semble pas, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, avoir existé des habitats ruraux nés autour d'une activité liée à la terre cuite. Notons aussi que l'artisanat de la terre cuite architecturale est plus rarement concerné, bien qu'il existe des villages spécialisés dans la production de tuiles, de briques ou de carreaux : outre quelques exemples cités précédemment à Pacy, en Saintonge ou dans l'Orléanais, on peut évoquer le Mesnil-Saint-Père en Champagne avec quinze artisans-tuiliers en 1466, douze en 1550 et trois seulement en 1562111. Les cas de ce genre sont plus spécialement nombreux dans des régions qui, comme le Toulousain, utilisent très tôt intensément la terre cuite architecturale comme matériau de construction112.

101La création d'un village spécialisé dans la production de poteries ou de tuiles avait un premier avantage important : la production en un même lieu d'un volume important de pots ou de tuiles facilite la commercialisation et cela d'autant plus qu'en général ces villages sont bien placés par rapport aux axes de commercialisation ouverts par des produits commerciaux plus importants comme le vin ou les céréales et qu'en général ces paroisses abritent des activités artisanales différentes de la terre cuite mais qui ajoutent à l'intérêt commercial de ces secteurs.

102En effet, il est très classique de trouver dans le terroir d'un village potier et tuilier des xiii^e-xv^e siècles des carrières de pierre ou de plâtre, souvent des verriers, des activités d'extraction du fer, etc. Nous avons un bel exemple de ce genre de groupement d'artisanats ruraux dans le secteur boisé et vallonné qui, entre de riches secteurs viticoles, occupe l'espace bordé par la rive droite de la Charente et est limité par les trois villes de Cognac à l'est, Saintes au sud-ouest et Saint-Savinien au nordouest. Quelques paroisses comme la Chapelle-des-Pots, apparemment à partir du xiii^e siècle, abritent des artisans qui produisent de la poterie, des tuiles et de la chaux. On y constate aussi, dès que la documentation écrite fournit des renseignements, c'est-à-dire le xiv^e siècle, la présence de charpentiers, de tonneliers, de charbonniers, de faiseurs de fagots et, dès le xv^e siècle au plus tard, de carriers, très nombreux en bordure de la Charente autour de Taillebourg, de forgerons, qui extraient et travaillent le fer à quelques kilomètres de cette ville, enfin de deux ateliers de verriers113. Nous avons donc là un secteur rural au terroir pauvre et boisé, utilisant la proximité de la rivière et l'importance des débouchés qu'ouvre le développement du port de La Rochelle à partir du xii^e siècle pour exporter largement des produits artisanaux ou des matières premières diversifiées.

Le maintien de petits ateliers de potiers ou de tuiliers isolés

103Il ne faut pas considérer à partir de ce qui précède que ces villages spécialisés sont une forme exclusive de production de la céramique en milieu rural au Moyen Âge. L'archéologie et les textes permettent souvent l'identification de petits ateliers d'ampleur et d'une durée de vie limitées.

104À cet égard, l'exemple de Bordeaux, bien connu grâce à des sources notariées, anciennes et abondantes, et aux travaux récents de Claire Hanusse, est clair. Entre 1521 et 1598, les obligations de vente passées dans cette ville font connaître dans sa banlieue ou à quelques kilomètres sept paroisses productrices de céramique et 14 potiers différents. Mais les sources écrites et la fouille montrent qu'en fait la paroisse de Sadirac est, au moins au xvi^e siècle, « le centre de production le plus important du Bordelais et du Bazadais », les autres ateliers connus ayant des productions « uniques ou restreintes, contrastant avec le catalogue étendu proposé par les potiers de Sadirac »114. On peut dire de ce village qu'il est le seul vrai centre de production approvisionnant Bordeaux et surtout le seul actif du Moyen Âge au xviii^e siècle, les autres ayant des existences beaucoup plus courtes et relativement instables115.

Les traces de l'augmentation de la productivité des ateliers

105Un village spécialisé d'artisans de la terre cuite est une forme de réponse aux exigences de la croissance de productivité mais il est certain, aussi bien à partir des sources écrites que de l'archéologie, que dans certains cas la réponse de nos artisans a été l'augmentation de la productivité de chaque unité de production. La remarquable taille de certaines tuileries-briqueteries dans quelques régions, le volume des déchets de production auprès des fours à grès des potiers du Beauvaisis au xv^e siècle sont des éléments qui vont dans ce sens. Dans le cas de Sadirac, Claire Hanusse a remarqué un accroissement du nombre de roues à tourner dans chaque atelier, de une au xvii^e siècle à deux pour plus de la moitié des ateliers au xviii^e siècle116, cette situation, que l'on observe ailleurs auparavant, s'expliquant aussi bien par la présence d'apprentis117 que d'un aide, salarié ou non.

106Le travail des femmes et des filles de potiers et tuiliers, évoqué par les textes, est peut-être aussi un élément qui montre une volonté d'accroître la production des ateliers. Quoi qu'il en soit, nous voyons des coutumes de communauté de potiers accorder une place aux femmes118. Ainsi, celle du Molay prévoit-elle en 1500 qu'à défaut d'un fils ou d'un gendre, la fille aînée d'un potier peut prendre la succession de son père et qu'une roue, c'est-à-dire un atelier, peut être tenue par une femme119. À défaut de textes médiévaux, des sources ethnologiques nous montrent qu'à Saint-Jean-la-Poterie (Morbihan), Garos-et-Bouillon (Pyrénées-Atlantiques) ou en Corse ce sont les femmes qui produisent la céramique. Dans certains cas, les comptes médiévaux nous montrent des commercialisations de poteries ou de tuiles par des femmes, du vivant de leur mari ou alors qu'elles sont veuves et dirigent donc l'atelier.

107Dans nombre d'ateliers de tuiliers, en Bourgogne ou ailleurs, le recours à une main-d'œuvre salariée, permettant de sortir du cadre familial, est attesté dès la fin du xiv^e siècle : il serait intéressant d'en rechercher les traces dans la production de poterie. L'une des sources les plus intéressantes à ce propos est constituée par les textes règlementant le travail des potiers dans certains villages spécialisés. L'interprétation de ces textes, certainement pour une part d'une application assez théorique, est délicate mais il est certain que leur rédaction traduit une volonté de défense avec tout à la fois une limitation de la productivité des unités artisanales et du nombre de celles-ci. Nous retrouvons ici les deux solutions qui s'offrent pour augmenter la production de nos artisans ruraux à la fin du Moyen Âge. Entre elles, les réponses ont varié d'une région à l'autre et entre les potiers et les tuiliers, il nous est difficile de répondre d'une manière globale et systématique à ces questions mais il est certain qu'elles exigent, de la part des archéologues et des historiens, des réponses plus précises, grâce par exemple à des fouilles d'ateliers sur de grandes surfaces ou, plus facilement, par l'étude des sources écrites. Quoi qu'il en soit, il importe de savoir si l'essor probable des capacités de production des villages spécialisés entre le xi^e et le xv^e siècle s'est fait par une progression du nombre d'unités artisanales, par celle du nombre d'actifs dans les ateliers, ou par regroupement d'artisans venus éventuellement de l'extérieur120.

Les artisanats de la terre cuite, des activités à plein temps ou à temps partiel ?

108Si les villages spécialisés sont une forme de production de la poterie et des tuiles très significative, une autre observation a aussi une grande importance : la variabilité, d'une année sur l'autre, du nombre de potiers ou de tuiliers actifs dans un village donné car cela nous permet de saisir le caractère parfois marginal de cette activité pour ces artisans. On peut rappeler les exemples des potiers et tuiliers de la seigneurie de Vasles, de l'Orléanais et de la Poterie de Lamballe, évoqués plus haut ; dans tous ces cas, le nombre d'artisans actifs varie assez considérablement d'une année sur l'autre et d'une manière explicite en fonction de la conjoncture économico-militaire ou des « mortalités ».

109Dans le cas des tuiliers, des observations comparables peuvent être faites quand on examine les contrats d'admodiation des tuileries des ducs en Bourgogne. Quand il s'agit de baux de longue durée, par lesquels le preneur s'engage sa vie durant à administrer la tuilerie, il n'est pas possible de juger de la durée effective de ces engagements. Par contre, dans le cas de baux de courte durée, on constate que souvent le même homme reprend la même tuilerie tous les trois, six ou neuf ans mais que cela n'est pas systématique : les sources montrent que plusieurs hommes peuvent se succéder à la tête de la même tuilerie, certains arrêtant quelques années puis reprenant l'atelier. Il est le plus souvent difficile de savoir s'il s'agit d'abandons ou des conséquences d'un départ des preneurs mais il est certain que, comme dans le cas des tuiliers indépendants qui payent ou non, année après année, une redevance pour avoir le droit d'exercer leur artisanat, nous sommes en présence d'hommes pour lesquels la tuilerie n'est pas forcément toujours une activité rentable ou prioritaire.

110Cela conduit tout naturellement à se demander qu'elle est la part que ces hommes, qu'ils soient tuiliers ou potiers, consacrent chaque année à ces activités artisanales par rapport à d'autres, notamment agricoles. Cette question est complexe car il est difficile d'estimer, même grossièrement, les revenus que l'exercice de ces artisanats procure, d'autant que des variations annuelles sont évidentes. Dans le cas des tuiliers, nous avons ainsi pour la fin du xiv^e siècle des estimations de revenus issus de cette activité qui se situent entre 20 et 85 livres tournois dans le cas bourguignon121.

111Dans le cas de la forêt d'Orléans et dans les deux premières décennies du xv^e siècle, les comptes nous permettent quelques observations intéressantes. Dans cette période où la crise politico-militaire s'aggrave de plus en plus, notamment après l'assassinat de Louis d'Orléans en 1407, on constate que le nombre total d'artisans payant une redevance varie, sans doute en fonction de cette conjoncture, mais que proportionnellement celui des artisans de la terre cuite reste stable : ils sont 19 sur un total de 36 en 1402 (soit 53 %), 38 en 1409 sur un total de 64 artisans (qui est le maximum pour cette période), soit 60 %, tandis que dans les années 1411, 1412, 1416 et 1419, leur nombre, situé entre 23 et 30, représente 64-68 % du total des artisans exerçant leurs activités la même année dans la forêt d'Orléans. Il est certain que l'importance des taxes qu'ils devaient payer pour exercer leurs activités de potiers ou de tuiliers pouvait les dissuader certaines années : rappelons que les potiers de Nibelle doivent, au début du xv^e siècle, payer 20 s. en deux termes pour avoir ce droit, tous les autres artisans, notamment ceux du bois, payant entre 10 et 25 s. selon le lieu de la forêt où ils travaillent et la nature de leur activité122. Mais l'importance de l'investissement que représente l'atelier devait les inciter à travailler, même dans certaines conditions économico-militaires difficiles.

La polyvalence des tuiliers et de certains potiers

112Une chose, très spécifique aux tuiliers, ressort avec certitude des textes : la polyvalence de nombre d'entre eux, notamment dans les activités liées au bâtiment. Nous retrouvons ainsi certains tuiliers bourguignons employés sur des chantiers de construction comme maçons, couvreurs, carreleurs ou transporteurs. On peut mentionner ainsi le cas des deux hommes, le père et le fils, déjà évoqués précédemment et qui tiennent pendant quarante cinq ans la tuilerie de Saint-Marc-sur-Seine : pendant cette période qui va de 1375 à 1421, le total connu de leurs gains (soit 440 F et huit gros) vient pour 66 % de la vente de terre cuite architecturale, de 18 % d'activités de transports salariées et pour 16 % d'un travail comme couvreur ou paveur123. La polyvalence de nos artisans est classique un peu partout : en Provence comme ailleurs, les textes nous montrent des tuiliers travaillant comme maçons, des potiers comme fontainiers, des tuiliers et des potiers agriculteurs ou exerçant d'autres activités, cette question n'étant pas propre à l'artisanat céramique124.

Le maintien d'une activité agricole pour tous nos artisans

113Il est certain que nos artisans, dans une mesure qu'il est malheureusement difficile d'apprécier, gardent toujours une activité agricole. Cela ressort très bien des contrats de fermage de tuilerie, en Bourgogne ou ailleurs, à la fin du xiv^e et au début du xv^e siècle : ces documents prévoient régulièrement que le preneur aura de telles activités. Quand les sources écrites sont assez précises et nombreuses, nous voyons qu'ils sont aussi cultivateurs, vignerons, éleveurs, etc. Il est très probable qu'aucun n'a jamais totalement abandonné toute activité agricole mais il serait intéressant, dans des régions où il existe des censiers, de tenter d'apprécier la surface qu'ils exploitent.

Migrations artisanales, avec ou sans transfert de technologie

114Un dernier point peut partiellement éclairer les observations qui précèdent : c'est celui de l'itinérance ou de la migration de certains artisans. L'itinérance des producteurs de carreaux décorés est une explication avancée classiquement pour rendre compte des similitudes techniques et surtout iconographiques que présentent des découvertes très éloignées les unes des autres. C'est celle que Christopher Norton avance à propos de mêmes carreaux à glaçure plombifère et à décor bicolore ou à glaçure stannifère venant de lieux distants les uns des autres125 ou pour rendre compte des rapports étroits entre un atelier de tuilier anglais et des productions françaises à la fin du xiii^e siècle126. De même, Daniel Dufournier et Didier Derœux ont-ils expliqué par l'arrivée d'un artisan italien à la fin du xiii^e siècle la production de carreaux faïencés en Artois dès cette époque127. Plus récemment, l'équipe qui a publié la fouille de l'atelier du quartier Sainte-Barbe à Marseille considère aussi que les similitudes de techniques entre ce site et des ateliers d'Afrique du Nord ou d'Espagne ne peuvent s'expliquer que par la migration d'artisans venant de ces régions128. Dans tous ces cas, nous avons une migration vers des ateliers urbains et liée à un transfert de technologie. Tous les déplacements des artisans de la terre cuite n'ont pas toujours eu ce dernier mobile129.

115Nous avons quelques textes qui prouvent le déplacement d'artisans ruraux de la terre cuite sur d'assez longues distances sans que des transferts de technologie puissent être envisagés. En 1478, parmi les témoins d'une enquête pour le commandeur du Deffend, un prieuré des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jerusalem situé au sud de la Charente-Maritime, nous trouvons deux artisans de la terre cuite installés ici depuis 1454 : un tuilier originaire de Saint-Julien-de-l'Escap (Charente-Maritime), un village proche de Saint-Jean-d'Angély, au nord du même département, et un potier de Cellefrouin (Charente, arrondissement d'Angoulême, canton de Mansle)130. Ils sont certainement venus ici, appelés par les Hospitaliers pour relancer ces activités, ce qui prouve par ailleurs l'intérêt des seigneurs à cette époque pour les artisanats de la terre cuite. Nous en verrons plus bas les motivations mais on peut avancer ici l'hypothèse que de telles migrations se retrouvent dans bien d'autres paroisses à la même époque mais avec seulement des motivations économiques et sans transfert de technologie.

Le bilan économique des artisanats de la terre cuite

116Pour conclure avec l'étude des conditions socio-économiques de travail de nos artisans, il faut évoquer un point d'une grande importance : il est, dans une certaine mesure, possible de tenter un bilan financier des deux artisanats de la poterie et surtout de la tuilerie. Dans le cas de la poterie, nous disposons des données archéologiques, qui nous permettent d'évaluer très grossièrement le coût d'un four et le volume annuel de la production, et de quelques rares mentions de prix de poterie lors d'achats portés dans des comptes de construction, d'hôtels princiers ou de certaines communautés ecclésiastiques, notamment hospitalières. Ces données, bien qu'éclairantes, sont peu utilisables et peu fiables mais elles présentent l'intérêt de pouvoir être confrontées avec celles qui concernent la terre cuite architecturale pour laquelle, au contraire et grâce à l'abondance des données issues des comptes de seigneurie ou de construction, nous pouvons faire des évaluations assez fiables du coût d'aménagement d'une tuilerie, de son entretien et de ce qu'elle produit chaque année. Cela est d'autant plus intéressant que cette évaluation, même si elle n'est réalisable que dans le seul cas des tuileries seigneuriales ou urbaines, est possible dans de nombreuses régions, ce qui permettrait de fructueuses comparaisons.

117Il convient de souligner le caractère exceptionnel de telles estimations en ce qui concerne l'économie médiévale et plus particulièrement du monde rural. Dans certaines régions comme la Bourgogne, si nous avions la chance de connaître, par des fouilles bien choisies, les tuileries à propos desquelles de telles évaluations sont possibles, nous disposerions de données documentaires incomparables sur la productivité des investissements dans le domaine artisanal et, dans la mesure où de telles opérations pourraient être conduites dans d'assez nombreuses régions, des éléments de comparaison remarquables à l'échelle de vastes territoires.

La commercialisation de la terre cuite

118Les problèmes que posaient aux artisans de la terre cuite les règlementations seigneuriales se conjuguaient avec un autre : celui de la commercialisation.

La terre cuite architecturale, un produit commercial très tôt

119Dès le xiii^e siècle dans certaines régions, puis aux xiv^e-xv^e siècles dans une large part de la France, la terre cuite architecturale est devenue un produit commercial d'une certaine importance. Dans les pancartes de péage, la mention de redevances payables sur les transports de terre cuite architecturale existent parfois dès le xiii^e siècle. Par ailleurs, dans le cours du xiv^e siècle, à l'occasion de la mise en place des multiples taxations plus ou moins éphémères sur les transactions commerciales qui sont alors créées par le pouvoir royal, nous en trouvons sur les matériaux de construction : ainsi, nous avons en 1369 une taxation de 12 d. par livre perçue sur le vendeur et accordée par les États sur les matériaux de construction131. Une autre preuve de l'intérêt commercial de la terre cuite architecturale est le fait qu'aux xiv^e-xv^e siècles nous avons dans diverses régions, comme les environs de Toulouse, de Dijon, de Mons, de Lille, etc., la preuve d'investissements de la bourgeoisie urbaine dans la création de tuileries et, comme nous le verrons, des interventions analogues des seigneurs ruraux dans la seconde moitié du xv^e siècle.

120Il n'en reste pas moins que l'on est frappé, quand on possède des comptes de construction, par les petites quantités de terre cuite architecturale qui sont vendues en une fois par une tuilerie donnée. Sauf dans certains cas et dans certaines régions, on voit très bien à partir de ces sources que ces ateliers ont souvent une faible capacité de production, si bien que la couverture ou le revêtement du sol de grands bâtiments contraignent les maîtres d'œuvre, même aux xiv^e-xv^e siècles, à s'adresser à plusieurs lieux de production, parfois distants les uns des autres. Il est facile de comprendre les raisons de cette situation. Connaissant les dimensions courantes aux xiii^e-xiv^e siècles des carreaux de sol, le plus souvent 12 cm au carré, ou des tuiles, de l'ordre de 18-19 cm de large pour 31-33 cm de long dans le cas de la fouille du manoir capétien de Vincennes, il est facile de voir qu'avec une production de l'ordre de 10 000 unités par fournée, une tuilerie classique, comme celles de Bourgogne ou de Champagne, fournit de quoi couvrir 156 m2 de sol ou 200 m2 de toit132. Une telle production, même multipliée par cinq fournées par an en moyenne, est juste suffisante pour approvisionner, dans un ou quelques villages environnants, quelques paysans construisant ou reconstruisant leurs maisons ou pour assurer l'entretien d'une grande construction seigneuriale ou religieuse, elle n'est pas suffisante pour répondre aux besoins d'un grand chantier de construction qui peut avoir besoin de couvrir rapidement des centaines de mètres carrés de sol ou de toiture.

Faible valeur marchande de la poterie

121À l'opposé, il est plus rare de trouver citée dans les pancartes de péage la poterie qui ne semble guère avoir été dans l'ensemble du Moyen Âge un commerce digne d'une taxation spécifique, sauf pour la location des emplacements de vente sur les foires et marchés. L'une des plus anciennes attestations d'une redevance de ce genre semble être celle mentionnée en 1091 à propos du marché de Chalon-sur-Saône133. Il est probable qu'elle concerne les poteries de l'atelier de Sevrey (Saône-et-Loire), situé à quelques kilomètres au sud de cette ville et actif à cette époque. Par ailleurs, on peut aussi mentionner dans des seigneuries abritant des villages spécialisés, des redevances payées par les potiers en échange du droit de sortir leurs productions hors des limites de celle-ci. C'est ainsi que dès avant 1377, les potiers de Jouy-le-Potier (Loiret) doivent trois pots et une « buée » ou cruche par charretée à chaque fois qu'ils transportent leurs poteries à vendre hors de la châtellenie de Beaugency où ils exercent leurs activités134.

122Les potiers, plus que les tuiliers, sont dans la situation générale de petits artisans de la terre cuite : leur production annuelle est tout à la fois de faible volume et d'une petite valeur marchande. Compte-tenu des formes de commercialisation qu'ils doivent utiliser, c'est-à-dire la vente itinérante ou l'exposition sur les foires et marchés, quelques problèmes ont dû se poser très tôt à la majorité des artisans.

Les modes de commercialisation de la terre cuite135

123La commercialisation ne pose pas les mêmes problèmes aux tuiliers et aux potiers. Les premiers vendent dans la majorité des cas des quantités importantes de matériaux et ils en sont souvent les transporteurs, ce qui explique d'ailleurs que beaucoup d'entre eux possèdent des attelages et qu'on les retrouve employés comme transporteurs dans des chantiers de construction.

124Au contraire, les potiers ne transportent que des volumes et surtout des poids raisonnables, même quand ils exposent sur les marchés ou les foires ou approvisionnent des collectivités. Une part de leur vente passe aussi par des « épiciers » ou d'autres marchands urbains qui servent de revendeurs. Dans une large mesure, la commercialisation de la production céramique peut donc s'écouler avec des animaux de bât et être itinérante.

125Mais, nous le savons par les textes ou les fouilles, certains potiers fréquentent régulièrement des foires ou des marchés éloignés de leurs ateliers ou doivent transporter constamment des volumes importants de céramique. Plutôt que de commercialiser eux-mêmes, avec ce que cela signifie comme perte de temps et nécessité d'accumulation avant de disposer du volume de produits nécessaires, il est probable qu'ils ont dû utiliser très vite les services de certains membres de leur famille, non ou peu impliqués dans la fabrication, ou d'intermédiaires, soit marchands urbains venant acheter leur production, soit, plus souvent, voituriers locaux ou artisans de même spécialité qu'eux mais d'une envergure plus grande et devenant marchand-potier ou marchand-tuilier. Toutes ces formes de commercialisation de la poterie sont attestées.

126Le rôle des marchands a clairement été mis en évidence en Ile-de-France en ce qui qui concerne les tuiliers. À la fin du xv^e siècle dans cette région, en majorité « les tuileries sont toutes indépendantes, appartiennent à des tuiliers ou à des bourgeois, des officiers, de petits seigneurs, le travail étant exécuté par un tuilier fermier ». Un tuilier dynamique peut facilement accéder à la position de marchand-tuilier et laisser à un autre le soin de produire. C'est le cas de Jean de Mes qui déclare en août 1419 « qu'il est marchant et s'est tout son temps entremis de fait de marchandise, en especial de fait de tuillerie. Et ou temps passe chacun jour soubz lui de son labour vivoient bien 160 ou 200 personnes et encorez en y a bien 120 ». Ce gros marchand qui, nous le savons, fournissait une grande partie des établissements religieux parisiens en terre cuite architecturale mais aussi en bois de chauffe, faisait vivre ainsi toute une population rurale de bûcherons, tuiliers, charretiers, etc. S. Gouzouguec a également démontré l'importance et le caractère sophistiqué des liens noués entre les artisans d'un village ou des villages alentours et, au delà, l'évolution en Ile-de-France de l'économie artisanale en milieu rural vers le système du marché136. Le même phénomène est, dans le Dijonnais, clairement attesté dès le début du xv^e siècle par les sources notariales.

127L'ampleur du commerce de la céramique ne doit pas être sous-estimée, au regard de ce qui précède et de ce que nous enseignent les fouilles d'habitat, mais aussi à partir d'autres documents. Même si sa valeur marchande est faible et n'a sans doute attiré que marginalement les marchands spécialisés, nous avons cependant quelques témoignages qui montrent l'intervention de ceux-ci comme intermédiaire.

128Une lettre de rémission de 1454 évoque ainsi Regnaud Germer, « potier de terre demeurant en la Chapelle en Bray es paroisse de Savignies pres Beauvez » qui était en route « avecques un marchant demeurant a Chaumont en Wlequecen qui estoit venu audit lieu de la Chapelle charger une voiture de pots de terre »137. C'est sans doute pour ces poteries du Beauvaisis mais aussi pour les autres productions qui approvisionnent Paris que nous voyons en 1456 dans une sentence du prévôt de Paris prévoir trois modes d'entrée des poteries dans cette ville et les droits à payer afférents : pour un chariot, 2 s. p. ; pour une charrette, 16 d. p. ; pour un cheval (c'est-à-dire pour deux sommes de pots portés par cette bête) 8 d. p., soit le tiers du premier cas138. Il est très significatif enfin que dans certains cas la céramique se présente sous forme de cargaisons entières, découvertes dans des épaves139

Une diffusion parfois lointaine

129La diffusion parfois lointaine de la céramique produite dans le monde rural est une donnée certaine, et cela dès le Haut Moyen Âge. Les trois ateliers de potiers carolingiens découverts dans le nord de la haute Bretagne, à Planguenoual, Trans et Guipel, actifs jusque dans la période 920-980 et relativement proches les unes des autres, produisaient, à l'aide de deux types de fours, des céramiques de formes globalement semblables mais différentes par la cuisson et par certains détails de forme : leur diffusion est attestée dans un rayon d'une dizaine de kilomètres tout au plus autour d'eux140. Les productions de la seconde moitié du viii^e siècle de l'atelier de La Londe établi au coeur de la forêt du même nom se retrouvent à Rouen, qui est à quelques kilomètres seulement, et, sans doute par l'intermédiaire de ce port, dans celui d'Hamwih, près de Southampton.

130En Provence, où rien n'est connu quant à la diffusion des ateliers antérieurs, on observe dès la fin du xii^e et le début du xiii^e siècle que les importantes officines de l'Uzège, celles de Dieulefit ou les ateliers varois comme Cabasse et Ollières s'efforcent de conquérir un marché de plus en plus large, dans un rayon qui dépasse à chaque fois plusieurs dizaines de kilomètres141.

131Le cas de la céramique bretonne dite « onctueuse » est exemplaire de ce que peut être la diffusion d'une céramique très grossière par son mode d'exécution, ses formes et sa pâte, mais possèdant des qualités spécifiques permettant la production de très grands pots et surtout de formes réfractaires et calorifuges, allant au feu culinaire ou au four de boulanger, ce qui n'est pas courant dans la céramique médiévale. Un dégraissant très particulier, du talc, rare dans le massif armoricain, conduit à penser à l'utilisation du gisement de serpentine de la baie d'Audierne (Finistère) ou d'une bande de chlorite proche. On ne connaît pas précisément le lieu de fabrication de cette céramique qui est cuite à basse température (entre 600 et 800°), pour une part tournée mais pour l'essentiel modelée mais il s'agit très probablement d'un ou plusieurs ateliers ruraux. Cette production, attestée entre le x^e siècle et le xvii^e siècle et surtout fréquente aux xii^e-xiv^e siècles, période de sa plus grande expansion, a été recherchée à cause de ses qualités spécifiques et a été diffusée par cabotage sur tout le littoral breton, de Bréhat à Saint-Nazaire, quelques trouvailles ayant été faites sur la côte nord de la Bretagne ainsi qu'à Douvres et Plymouth142.

132Pour des raisons liées à leurs qualités techniques, à leur remarquable décor et à leurs formes, les plus belles des céramiques fabriquées en Saintonge à la Chapelle-des-Pots pendant la période 1250-1350 sont diffusées à plusieurs centaines de kilomètres de leur lieu de fabrication et sont très classiques dans les villes portuaires anglaises143. Il en est de même, dans une moindre mesure, pour bien d'autres poteries contemporaines appartenant à ce que l'on appelle la céramique très décorée, très courante dans la production d'un bon nombre d'ateliers de l'Europe du Nord-Ouest, dans la majorité des cas probablement ruraux mais dont la localisation reste le plus souvent incertaine. Quelques sources écrites confirment ces transports lointains, comme deux comptes de la châtellenie de Villaines-en-Duesmois (Côte-d'Or) qui montrent la présence ici en 1389 et 1393 de « godez de Beauvaiz »144.

133D'autres exemples de diffusions lointaines de céramiques produites dans des ateliers ruraux sont liés de même aux qualités spécifiques de certains types de poteries. C'est ainsi que le grès, très bien adapté à la conservation des matières grasses, a souvent voyagé comme emballage. Les achats de beurre que l'on trouve mentionnés dans les comptes de l'hôtel des comtes de Taillebourg (Charente-Maritime) à la fin du xv^e siècle montrent que ce produit est contenu dans des pots de terre cuite. Le poids de ceux-ci, plus celui du beurre, remarquablement constant entre 64 et 68 livres-poids, conduit à penser que ces récipients, sans doute en grès, sont d'une taille plus ou moins normalisée145. Les grès normands, dès leur apparition, voyagent au loin pour les mêmes raisons, de même que d'autres productions céramiques associées au transport et à la vente de produits comme le miel.

134Les fouilles d'habitat nous permettent de vérifier ces observations. Dans le cas des sites ruraux des xiii^e-xv^e siècles, on remarque couramment, quand l'étude du matériel céramique est faite d'une manière approfondie, tout à la fois un approvisionnement en provenance majoritairement d'ateliers locaux mais parfois distants de plusieurs dizaines de kilomètres, et la présence plus ou moins marginales de céramiques de qualité souvent importées de loin, sinon même de très loin146.

135Dans le cas des villes, la céramique, surtout aux xiii^e-xv^e siècles, vient de même, pour la majeure partie, d'ateliers ruraux situés à quelques dizaines de kilomètres tout au plus, les importations d'origine plus lointaines ne constituant qu'une part minoritaire147. Quelques sources écrites nous permettent de prendre conscience facilement de cet état de chose. Deux inventaires passés à Dijon en 1410 et 1415 montrent qu'à cette date les stocks de deux épiciers sont constitués de poteries venant de quatre ateliers ruraux bien connus par ailleurs, Villers-les-Pots et Sainte-Seine (Côte-d'Or), Etrepigney (Doubs) et Sevrey (Saône-et-Loire), ces deux derniers étant à une bonne distance de cette ville148.

La diffusion de la céramique comme marque de la pénétration de l'économie de marché dans le monde rural

136Dans la mesure où, dans la majorité des cas, le commerce de céramique porte sur des productions venant d'ateliers ruraux, on peut conclure en disant que ces diffusions, régionales ou lointaines grâce aux rivières ou à la mer, sont un fait dont on ne peut minimiser l'importance car son étude permet de répondre à une interrogation des historiens du Moyen Âge : l'accès du monde rural à l'économie de marché.

137Pour étudier le commerce médiéval, les historiens s'appuyent avant tout sur les sources écrites qui nous informent quasi exclusivement sur les grands trafics internationaux et sur le transport des quelques grands produits commercialisés, essentiellement le vin, le sel, les cérales ; les textiles et quelques matières premières. Les sources écrites sont moins explicites quand on veut étudier les trafics fluviaux, elles deviennent indigentes pour ce qui concerne les transports terrestres et elles ne répondent ordinairement jamais à une question : d'où viennent précisément les produits commercialisés, dans quelle mesure le monde rural alimente-t-il le commerce médiéval et en profite-t-elle ?

138À cet égard, les artisanats de la terre cuite sont d'un intérêt exceptionnel. Les poteries, pendant tout le Moyen Âge, ont des caractères techniques et typologiques qui en permettent, couplés, quand cela est nécessaire, avec des analyses en laboratoire, l'attribution à la production, sinon d'un atelier précis, du moins à celle d'une région. Si l'archéologie ne permet pas la même chose en ce qui concerne les terres cuites architecturales, typologiquement et techniquement plus homogènes à une époque donnée, les sources écrites sont par contre souvent très précises et nous permettent de reconstituer les principaux axes commerciaux qui alimentent en tuiles et carreaux les grandes villes.

139La connaissance que nous avons des ateliers et des techniques de productions des potiers médiévaux par les fouilles, les textes et les enquêtes ethnologiques nous permet de bien définir les problèmes que pose la diffusion de la production des ateliers des xiii^e-xv^e siècles. À partir des chiffres que nous avons avancés plus haut, considérons une fournée moyenne de l'ordre de huit cents à mille pots et cinq fournées par an : cela donne une production annuelle de quatre à cinq mille vases. Comme précédemment dans le cas des tuileries de même époque, cela doit probablement correspondre aux besoins de quelques villages chaque année. Mais quand nous avons un village spécialisé réunissant vingt ou trente potiers, nous atteignons des productions annuelles dont l'écoulement suppose une vente à l'échelle de l'un de nos départements actuels.

140Ce qui est intéressant dans cette approche, ce n'est certainement pas de montrer que telle production céramique issue d'un atelier rural donné se retrouve au loin : la diffusion internationale des céramiques saintongeaises des xiii^e-xiv^e siècles est la marque indirecte du grand commerce, avant tout de vin et de sel, issu du port de La Rochelle et nous avons, pour connaître les relations commerciales de cette ville des sources écrites plus éclairantes que la carte des trouvailles de céramiques saintongeaises qui, suivant les routes commerciales issues de ce port, se retrouvent en abondance dans les ports anglais, gallois, irlandais, etc. Sans minimiser l'intérêt de telles observations pour des époques anciennes du Moyen Âge pour lesquelles nous sommes largement démunis de sources écrites permettant d'étudier les grands trafics internationaux, il faut insister sur ce qui est le véritable grand intérêt de l'étude de la diffusion, internationale, interrégionale, régionale ou locale des céramiques produites par les ateliers ruraux du Moyen Âge : cette diffusion nous éclaire sur les contacts entre ces artisans et l'économie de marché locale, par exemple sur les relations directes ou indirectes entre les potiers comme ceux de la Chapelle-des-Pots, installés dans l'arrière-pays d'un grand port atlantique comme La Rochelle, et les marchands fréquentant ce port. Nous savons ainsi que les courants commerciaux, grands ou petits, réguliers ou sporadiques, créés par des produits d'une grande valeur marchande et d'un commerce plus courant que la céramique, ont été utilisés par ces artisans ruraux de la céramique. À l'opposé, nous pouvons aussi, quand nous trouvons des productions céramiques rurales d'origine plus ou moins lointaines dans la fouille d'un habitat, soupçonner que les occupants de celui-ci avaient, par des biais divers, des contacts avec l'économie de marché. À cet égard, si les trouvailles de céramiques de Saintonge des xiii^e-xiv^e siècles dans les ports anglais ou de poteries d'Espagne ou d'Italie de même époque dans les ports français sont à relever, elles ne présentent pas le même intérêt que quand les premières de ces productions sont découvertes dans un village du Yorkshire et les secondes dans celui de Rougiers (Var), tous les deux éloignés de la mer149.

La place des artisans de la terre cuite dans la seigneurie et la paroisse

141Nos artisanats entretiennent des rapports constants avec l'espace. Ils doivent extraire et transporter l'argile, collecter du combustible, transporter les produits finis. À ce titre, ils sont parfois en conflit avec les autres habitants de la paroisse mais ils ont aussi, pour une part, besoin d'eux, par exemple l'hiver comme auxiliaire lors de l'extraction d'argile ou pour collecter le combustible. Certains habitants, devenus transporteurs, jouent aussi un rôle d'intermédiaires entre nos artisans et les marchands urbains et autres.

142Encore une fois, le problème ne se pose pas exactement de la même manière pour les tuiliers et les potiers.

Des tuileries hors des centres habités et souvent en périphérie de la paroisse

143L'insertion des artisans de la terre cuite dans le cadre paroissial peut s'apprécier pour une part en fonction de la position topographique de leurs ateliers, connue grâce à l'archéologie, mais aussi grâce à certains textes. Dans de nombreux cas, par exemple en Saintonge ou à Sadirac, on constate que les tuiliers, gros consommateurs d'argile, sont installés près des lieux d'extraction, c'est-à-dire le plus souvent en périphérie de la seigneurie, dans ou à la lisière des zones boisées. Pour cette raison, les tuileries sont très souvent citées dans les aveux et dénombrements qui donnent les limites de seigneurie et on constate que dans ces textes elles portent souvent un nom, ordinairement celui de l'exploitant contemporain du texte ou plus ancien. C'est ainsi qu'en Saintonge, des témoins viennent le 17 décembre 1372 préciser les limites de la forêt d'Authon que le roi vient de donner au seigneur de ce lieu : parmi les repères qui sont cités dans cette circonstance, nous avons la « teblerie Angelart », le « pontereau de la teblerie aux Vaschiers » et la « teblerie aus Filions »150.

Des potiers plus souvent installés dans les villages ou les hameaux

144Rien de comparable n'existe dans le cas des potiers, moindres utilisateurs d'argile et d'espace bâti, en particulier pour faire sécher leur production. Aussi, les potiers sont-ils apparemment plus souvent installés dans les villages ou au moins dans des hameaux, rien ne distinguant probablement la maison d'un paysan et celle d'un potier qui peut facilement installer son tour et faire sécher ses pots dans sa maison, comme le montrent de nombreux exemples connus par l'ethnologie, par exemple l'atelier breton de Saint-Jean-la-Poterie. L'intégration four-atelier-habitat semble classique dans le cas des potiers, au moins dans les deux ou trois derniers siècles du Moyen Âge, alors que la dissociation four-atelier, construits en périphérie du terroir, et habitat, semble plus courante dans le cas des tuiliers. Cela explique sans doute le grand nombre de toponymes « La Tuilerie » que l'on trouve dispersés dans nombre de terroir encore actuellement, alors que les toponymes « La Poterie » sont plus rares dans cette situation.

Les relations entre la seigneurie et les artisans de la terre cuite : les étapes d'un problème

145L'insertion des potiers et des tuiliers dans la paroisse et dans l'économie médiévale ne peut être étudiée sans prise en compte du contexte seigneurial. Leurs activités, génératrices de revenus et aboutissant de plus en plus souvent et massivement à une vente hors de la seigneurie ne pouvaient qu'attirer l'attention des seigneurs. Quatre phases successives semblent perceptibles.

146Dans un premier temps, l'accès de nos artisans à l'argile et au combustible les place en face d'un problème général probablement dès la fin du xi^e siècle : celui de la règlementation des modes d'utilisation du monde sauvage dans des terroirs agricoles de plus en plus habités et exploités, où les défrichements ont considérablement fait reculer les secteurs boisés.

147Dès la seconde moitié du xi^e siècle dans certains secteurs, les seigneurs cherchent à limiter les défrichements, s'approprient les taillis, contrôlent leurs usages et choisissent ensuite entre deux moyens d'augmenter leurs revenus : le défrichement ou le défens. L'accès « au bosc », au saltus, aux landes, c'est-à-dire à tous les endroits où Ton peut cueillir, chasser, glaner et mener paître, mais aussi, pour ce qui nous concerne, extraire l'argile, est réglementé, les bois de la réserve seigneuriale étant mis de plus en plus systématiquement « en défens » à partir du milieu du xii^e siècle. À partir de ce moment, le développement extensif se ralentissant, les gains de l'économie seigneuriale vont se porter sur la mise en valeur de la périphérie des terroirs ou sur d'autres types de croissance plus intensifs, comme les bourgs, castraux ou non, dont le lancement date d'avant 1150. Le développement de nos artisanats, ou au moins leur taxation par le biais d'une autorisation d'utilisation du sous-sol, le plus souvent dans la réserve seigneuriale, prenait tout naturellement place dans ces orientations économiques nouvelles de la seigneurie.

148S'appuyant sur des usages et des règlementations mises en place dès le xi^e siècle, les seigneurs ruraux contraindront rapidement les artisans de la terre cuite à payer des redevances et à demander des autorisations pour établir des ateliers, en particulier des tuileries.

149Mais dans un deuxième temps, le développement de l'utilisation de la terre cuite architecturale dans l'architecture urbaine et rurale renforce l'intérêt économique de ces activités. La croissance démographique et économique des xi^e-xiii^e siècle s'est traduite par une augmentation du volume du bâti, aussi bien rural qu'urbain. De même, plus tard, la reconstruction des campagnes et, dans une moindre mesure, celles des villes, après la guerre de Cent Ans, dans la seconde moitié du xv^e siècle pour simplifier un phénomène dont la chronologie est variable d'une région à l'autre, aura des conséquences analogues : une croissance de la demande de terres cuites architecturales, en particulier de tuiles.

150Les liens entre ces deux phénomènes historiquement bien connus et les artisanats de la terre cuite architecturale sont d'autant plus intéressants à étudier qu'il semble bien que, dans les deux circonstances, les seigneurs laïques et ecclésiastiques, portés par une demande et par les circonstances économiques, ont contrôlé plus étroitement et même, dans quelques cas, poussé au développement de ces artisanats.

151Aux xii^e-xiii^e siècles, alors que les campagnes sont de plus en plus « pleines », les terroirs largement défrichés, à un moment où les circuits commerciaux s'amplifient et s'élargissent alors que les possibilités de croissance des revenus de la seigneurie stagnent faute de terres nouvelles à exploiter, une meilleure exploitation du sous-sol et des bois-taillis est un moyen pour augmenter les recettes seigneuriales.

152Il est vraisemblable que dans cette phase, autour de la seconde moitié du xiii^e siècle, la pression seigneuriale s'est accentuée sur nos artisans. C'est du moins ce que l'on peut supposer en comparant le taux des redevances attestées aux xi^e-xii^e siècles, de l'ordre de 6 à 12 d. par artisan et certaines de celles connues plus tard. Nous pouvons citer à ce propos le cas des potiers de Nibelle en Orléanais, étudié plus haut : en 1285, ils payent tous ensemble 15 s., alors qu'à la fin du xiv^e ou au début du xv^e siècle, chacun d'entre eux doit chaque année 20 s. p. Quoi qu'il en soit, l'ordonnance royale forestière de juillet 1376, en interdisant l'installation des artisanats du feu à l'intérieur ou en périphérie des forêts, donnera à des coutumes plus anciennes une base solide qui doit avoir inspiré les pratiques générales des seigneurs à partir de cette époque151.

153Mais dès les mêmes xii^e-xiii^e siècles, la création de tuileries exploitant le sous-sol de la réserve seigneuriale et valorisant les bois-taillis, par ailleurs souvent inutilisables autrement, a pu paraître une initiative intéressante aux yeux de certains seigneurs.

154L'autorisation d'installation d'une tuilerie qu'en 1478 le roi accorde aux religieux de Saint-Vincent de Senlis est exemplaire. Il leur permet de construire en leurs bois de la forêt d'Halatte « une tuillerie et four à cuire tuille telle que bon leur semblera », d'y conduire « par une rigole de l'eaue des marchais [= marais] de la montaigne du Mont-Haletas, qui sont au-dessus desdits bois », d'établir ultérieurement d'autres tuileries en payant pour chacune d'elles une redevance de 20 s. parisis, « de faire esd. bois tuillerie et poterie de terre tant pour ce que le roy pourra mieulx vendre grant quantité de bois qui sont autour d'ilec, lesquelz ont esté et sont comme de nul proffit, comme parce qu'il n'y a point de tuillerie ne poterie de terre si près de la ville de Senlis ne du pays d'environ comme sont lesdits bois »152. Ce texte remarquable montre clairement deux choses : une préoccupation commerciale, puisque l'un des arguments qui autorise l'installation de ces artisanats du feu est l'absence d'une telle activité dans ce secteur ; une volonté d'exploiter au mieux des bois royaux qui ne sont, autrement, d'aucun rapport.

155Dans un troisième temps, le développement de la terre cuite architecturale sous l'impulsion seigneuriale lors de la reconstruction qui suit la guerre de Cent Ans, mieux connu dans ses formes, éclaire quelque peu ce qui a dû se passer aux xii^e-xiii^e siècles153. C'est une préoccupation qui a dû être à l'origine d'un bon nombre d'initiatives seigneuriales. Parmi les signes les plus nets dans des secteurs variés de France, en Saintonge, en Poitou, en Limousin, en Ile-de-France, etc., on constate que les baux de reconstruction passés par les seigneurs et par lesquels des tenanciers s'engagent à construire dans des délais donnés, ordinairement deux à quatre ans, une maison, font apparaître souvent deux obligations : bâtir en pierre et couvrir en tuile154. Quand nous avons la chance de posséder des sources écrites suffisamment abondantes, nous constatons, par exemple en Saintonge, que, comme par hasard, les mêmes seigneurs possèdent ou viennent de créer une tuilerie. Le phénomène, bien qu'attesté, est moins courant dans le domaine de la poterie155. Mais on peut citer un exemple très remarquable : dans le sud de la Charente-Maritime, une enquête sur les possessions des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jerusalem montre qu'avant 1373, les potiers du lieu devaient chaque année collectivement 20 1. t. et les tuiliers 12 1. t., alors que désormais, après les crises de toutes sortes qui ont marqué les trois décennies précédentes, les premiers ne sont plus actifs et que les seconds ne payent que 40 s.156. Le revenu initial n'était pas négligeable et c'est sans doute ce qui explique que dès 1454, au début de la phase de reconstruction agraire dans cette région, les mêmes Hospitaliers, soucieux de relancer ces artisanats, aient fait venir d'assez loin un tuilier et un potier jusque dans leur commanderie du Deffend, située dans le même secteur du sud de la Charente-Maritime157.

156Une quatrième phase de l'évolution historique de la seigneurie a eu manifestement des conséquences directes assez systématiques sur l'activité de nos artisans. Tant que la réserve seigneuriale, dont ils avaient besoin pour y extraire leur argile et se procurer plus ou facilement leur combustible, est demeurée importante, les artisans, surtout les tuiliers, sont restés implantés à proximité et n'ont pas eu de difficultés particulières. Mais à partir de la fin du xv^e ou des premières décennies du xvi^e siècle selon les régions, la remise en culture généralisée des terroirs, le développement de l'élevage spéculatif, la place croissante des ventes de bois de chauffage dans les revenus seigneuriaux ont conduit à une restriction des usages et des espaces collectifs. C'est l'époque où, à la fin du xv^e ou au début du xvi^e siècle, alors que la reconstruction qui a suivi la guerre de Cent Ans est bien avancée ou achevée, apparaissent des procès entre les artisans de la terre cuite et leurs seigneurs, une part de ces conflits venant de la généralisation du cantonnement des droits d'usage : plaides devant les justices seigneuriales et parfois même jusque devant le parlement, ces procès sont d'une grande richesse documentaire158.

Conclusion provisoire

157Ce qui précède nous conduit, sans en surévaluer l'intérêt, à affirmer que l'étude des artisanats de la terre cuite dans le monde rural médiéval n'est pas seulement un thème de recherche mis en avant depuis quelques temps par le développement de l'archéologie médiévale : on peut y voir un moyen très efficace et, pour une part, sans équivalent, d'étudier un phénomène que, faute d'une documentation et surtout d'une problématique, les historiens, tout en en pressentant l'intérêt, n'avaient guère fait qu'évoquer. Des dépouillements plus amples et plus nombreux des sources écrites intéressantes et encore inconnues et le développement de fouilles archéologiques bien choisies et correctement financées devraient nous donner dans un avenir que l'on peut souhaiter le plus proche possible une bonne connaissance des artisanats ruraux de la terre cuite et, par ce biais, une meilleure appréciation de ce qu'ont été certains aspects importants de la vie des sociétés paysannes du Moyen Age.