1Ce texte1 a d’abord été écrit pour un public principalement français et espagnol, et mon but était de faire un bilan sur l’état actuel des recherches sur les paysages dispersés de Grande-Bretagne, au Moyen Âge et au début de la période moderne. J’ai insisté sur la nécessité d’une réflexion théorique pour contester certaines hypothèses de base de la grande tradition empirique à laquelle appartiennent la plupart des praticiens exerçant en Grande-Bretagne. S’il existe, d’un point de vue externe, une « école britannique » d’archéologie du paysage, ce n’est pas, d’un point de vue interne, un corps uni et cohérent, mais plutôt un groupe d’individus qui reconnaissent l’existence d’un ancêtre commun localisé dans la topographie ancienne. Au cours du siècle, cette « grande tradition » s’est fragmentée en une série de disciplines telles que l’archéologie, l’histoire locale, l’écologie, la géomorphologie, la toponymie, la géographie historique, lesquelles se sont divisées en sous-disciplines telles que l’environnement, l’habitat, le Moyen Âge et un grand nombre d’autres archéologies. Dans ce contexte, certains ont soutenu la vieille théorie qui consiste à se pencher sur tous les éléments interactifs du paysage, mais en se cantonnant généralement à l’intérieur de leur discipline principale. Dans un certain sens, c’était une nécessité car cela nous a permis de développer des méthodologies spécifiques, de réunir plus de données et d’approfondir notre compréhension d’un nombre grandissant d’informations. Nous y avons toutefois sacrifié notre connaissance plus large de la façon dont tous les éléments spécifiques du paysage, des lieux actuels, fonctionnent et réagissent entre eux. Nous avons en quelque sorte accepté tacitement le fait qu’aucun savant ne peut être assez érudit pour comprendre le passé et le présent dans leur globalité, même dans un lieu précis. Des hommes omniscients tels que Gilbert White of Selborne, capables d’écrire, dans un même ouvrage, sur les oiseaux, les plantes, l’agriculture, les monuments préhistoriques, les constructions et les peuples, n’existent plus. Ils ont cessé d’exister le jour où notre art est devenu une science. Au mieux, nous pouvons soutenir la vision de Febvre d’un laboratoire d’histoire où des représentants de nos disciplines seraient réunis dans le but de réfléchir et de tenter de répondre à une question donnée ou à une hypothèse (Febvre, 1949).

2J’ai dit que les Gilbert White n’existaient plus, mais en fait, il y en a encore, du moins en Grande-Bretagne. Mais bien sûr, ce ne sont pas des « professionnels », ni des « universitaires », ce qui est ironique, parce que White lui-même ne l’était pas. Les concepts eux-mêmes, dans leur sens moderne, n’avaient pas encore été inventés. La grande tradition existe encore, en grande partie grâce à ceux qui s’intéressent à ce qui les entoure, en plus de leur propre vie, ou une fois à la retraite. Ils sont membres des Ramblers Associations (associations de randonneurs), de la Royal Society for the Protection of Birds (Association royale pour la protection des oiseaux), du National Trust (Caisse nationale des monuments historiques et des sites) ou des associations locales d’archéologie. Par définition, ce ne sont que des amateurs, mais ils maintiennent un sens d’unité sans faille, simplement parce qu’ils vivent là et se promènent aux alentours, les yeux grand ouverts, pleins de curiosité. Et il en a toujours été ainsi.

3C’est le monde professionnel qui est vraiment en crise. L’esprit de notre époque a fondamentalement remis en question le projet fragmentaire de la science. Nous vivons une époque qui glorifie l’« unité » des choses et qui redéfinit le but de nos efforts matériels et spirituels en rétablissant l’équilibre entre nature et culture. Et cela ne peut se faire que dans de vrais paysages, ce qui fait que le dilemne se trouve partout. Pour ceux d’entre nous qui enseignons, qu’enseignons nous à ceux qui devront affronter ce nouveau genre de monde quand nos propres disciplines ne sont pas suffisantes ? Devons-nous enseigner selon les idées de Febvre, anéantissant ainsi toutes les barrières politiques et intellectuelles de la discipline construites dans nos institutions ? Ou tentons-nous de tout faire par nous-mêmes, au risque de devenir des généralistes en nous éloignant de plus en plus des informations et méthodologies spécifiques qui nous ont définis jusqu’à présent ?

4Pour ceux d’entre nous qui font de la recherche et écrivent, le problème est de savoir comment maintenir et soutenir des carrières universitaires crédibles face aux autres publications et au mépris potentiel de nos collègues. Il est aussi difficile d’essayer de construire des projets sensés dans un monde capitaliste qui, bien qu’il reconnaisse émotionellement l’intérêt des programmes holistiques, de la bio-diversité et de la durabilité, est institutionnellement et politiquement incapable de débloquer des fonds ou de créér des régimes de gestion qui permettraient de développer de manière convenable des méthodologies holistiques et des programmes de travail. Les groupes de pression scientifiques et l’obligation de production des économies développées militent contre cela, et les ressources sont distribuées ailleurs. Cette observation fait figure de lieu commun pour les écologistes et les politiciens du développement mondial, mais elle est peu courante chez les archéologues.

5Les stratégies intellectuelles qui permettraient de traiter ces problèmes en cette fin de millénaire sont diverses. Certains, et ils sont peu nombreux, ont opté pour la défense de l’environnement (Lambrick, 1985 ; Greeves, 1989 ; McInnes & Wickham-Jones, 1992) et leur idée est judicieuse : ils proposent d’unir nos stratégies archéologiques à celles des botanistes ou des écologistes pour essayer de préserver des parcelles du paysage en unissant nos forces et pour rendre ces endroits inviolables par le simple poids de l’information. Les résultats ont été importants et significatifs, mais le risque est encore grand de voir les politiciens se désintéresser, pensant avoir accompli leur tâche une fois les endroits désignés remis entre nos mains. Cette façon de préserver les paysages ne sert qu’à amadouer les Cerbères de l’environnement. Car, en effet, nous ne faisons là que recréér le concept des jardins publics pour la petite noblesse, lieu idyllique pour la retraite et la solitude, dans lesquels nos monuments sont posés dans un isolement splendide, tels les temples palladiens.

6Toutefois, la stratégie principale des spécialistes universitaires a été d’ignorer le problème en espérant qu’il disparaîtrait de lui-même. Parce que nous sommes des historiens ou des archéologues, ça n’est pas notre problème, pensons-nous ; ou bien, nous admettons que ce problème nous concerne, mais seulement pour comprendre qu’il est trop vaste et complexe, que nous nous opposons à des forces trop puissantes et qu’essayer d’agir serait une pure perte de temps. Alors nous poursuivons nos études sur la répartition des habitats au Moyen Âge dans le vide, parlant entre nous dans de petits groupes, espérant aveuglement que nous faisons quelque chose de significatif ou d’important, tout en sachant très bien, au fond de nous-même qu’il n’en est rien. Comprendre l’histoire est un projet qui doit avoir une signification pour la société qui nous paye, et ce qu’elle réclame de plus en plus, ce sont des moyens d’améliorer le monde dans lequel nous vivons, en respectant à la fois nos passés culturels et nos futurs naturels.

7En Grande-Bretagne, une autre stratégie intellectuelle a été de réexaminer nos objectifs en nous attachant à la pertinence. C’est dans cette optique qu’au cours des dernières années, les archéologues ont exploré le concept du paysage, non seulement en tant que lieu on l’on trouvera des éléments du passé, mais aussi en tant que métaphore culturelle contenant le sens d’« unité » et la complexité de ce paysage qui est, au moment de l’observation, à la fois passé et présent, fonctionnel et symbolique, matériel et spirituel, muable et immuable (Tilley, 1994 ; Barrett et al, 1991). En fait, la métaphore du paysage est très en vogue, actuellement. Elle est utilisée par des chercheurs de toutes disciplines (ex. : en anthropologie – Hirsch & O’Hanlon, 1995 ; et en histoire – Schama, 1995) parce qu’elle combine holistiquement, et ainsi transmue, toutes les dualités fragmentées de la nature et de la culture, du spirituel et du matériel, de l’idéal et de la réalité. Pour les archéologues, le problème de cette stratégie est que le champ d’action est surdimensionné, et que l’existence du symbolisme, du spirituel et de l’immuable est apparemment plus difficile à prouver que la fonction et l’évolution, et cela est surtout dû au fait que l’anti-intellectualisme anglais s’est détourné subrepticement vers l’empirisme inconscient. Apparence ou réalité, ce débat dépasse la portée de cet article, mais il faut comprendre que c’est de là que je viens.

8Quoi qu’il en soit, on pourrait répondre que le cœur du débat s’est déplacé, la vraie gageure, telle qu’elle est maintenant reconnue par les écologistes, étant d’inventer et d’étudier des moyens de mettre en application la force de telles idées et de faire cause commune pour réussir à créér de nouveaux modèles de compréhension historique et archéologique. C’est dans cet esprit que j’ai décidé de remplir mes obligations envers mes hôtes et d’accepter leur invitation à dire quelques mots sur notre façon d’aborder le sujet des habitats dispersés en Grande-Bretagne. Mon but, lors de cette conférence, était de persuader mes collègues qu’écrire sur le présent, le symbolique, le spirituel et l’immuable est tout aussi important qu’écrire sur le passé, le fonctionnel, le matériel et le muable. Et donc, lorsque le président, posistiviste et scientifique actif et distingué, m’a accusé d’être un « poète » dans sa réponse à mon intervention, j’ai senti que j’avais réussi à faire passer mon message, même si je n’avais pas réussi à convertir. Je peux mourir heureux, maintenant que l’on me compte au nombre des poètes anglais.

9Dans la grande tradition, une grande partie de ma recherche et de mon travail sur le terrain s’est concentrée sur des habitats et des bâtiments spécifiques afin de les situer dans leur contexte spatial, social, économique et politique (ex. : Austin et al, 1989 Cornouailles). Mon instinct premier est de faire de l’histoire à partir des sites et de l’action sociale qui les a créés : autrement dit, faire l’histoire des gens, des communautés et des sociétés, dans cet ordre. Au début de ma carrière, je travaillais dans la tradition essentiellement empirique de l’historiographie britannique, mais plus récemment, j’ai commencé à réévaluer mes objectifs à la lumière de la théorie sociale, ceci non dans l’enthousiasme d’un fanatique, mais plutôt dans l’agonie d’un martyr (Austin, 1998).

10Toutefois, sous ces deux apparences intellectuelles, j’ai conservé le sentiment que faire de l’histoire et du récit historique constitue une entreprise politique et que le programme est déterminé par nos propres préoccupations actuelles d’identité et de travail. À partir de ces préoccupations, il me semble que nous pouvons fabriquer notre culture et les perceptions historiques nécessaires pour la soutenir. Ainsi, l’histoire est relative : désordonnée, imprécise, complexe, muable, négociable et remplie de dangers, mais pour ces mêmes raisons, elle est pleine de fascination.

11Afin de faire face à ce désordre, nous devons tous, me semble-t-il, élaborer des stratégies narratives. Pour certains, ce sera la certitude de l’histoire en tant que science empirique avec son langage de preuves et de témoignages. Pour d’autres, ce sera la grande théorie où les gens sont comme des épaves emportées par les courants des océans sociaux et économiques. Pour moi, c’est le paradoxe, l’interaction constante et fluctuante d’idées contrastées ou contradictoires, qui ne pourront jamais être résolues, mais au centre de laquelle peut se trouver un rêve de sérénité, de consensus, d’unité, qui ne nous satisfera que momentanément.

12Ainsi, par rapport au paradoxe, dans l’histoire culturelle britannique, nous représentons notre identité comme diverse et pluraliste, alors que nous nous sommes également représentés comme un état cohérent, unique, retraçant ses origines à la naissance de l’Angleterre aux ix^e et x^e siècles. En jeu dans la perception britannique historique se trouvent ces deux sens discordants : l’un construit à partir d’études locales avec la perception de la différence aux niveaux communautaire et régional ; l’autre construit à partir du processus millénaire de l’élaboration d’une identité nationale plus large. Le premier s’est construit du bas vers l’extérieur, à partir de notre sens de voisinage et de ce qui est familier, de manière tout à fait tangible. Le second s’est construit à partir du haut, avec ses origines dans le pouvoir de l’élite, et rendu réel par la répétition incessante à l’école, à l’église et sur le champ de bataille. Il est également possible de représenter ceci en termes politiques : le premier est une tradition libérale (dans le sens anglais, de gauche) que nous pouvons appeler la primauté de la communauté, et le second que nous pouvons appeler Tory ou conservateur, la primauté de l’état unitaire.

13À l’intérieur de ces traditions politiques, comme je l’ai précisé ailleurs, le récit historique de la fabrication de notre paysage peut être perçu soit comme le triomphe de la culture de la communauté, soit comme l’imposition du haut vers le bas de systèmes sociaux et économiques (Austin 1990). À l’intérieur de l’idéalisation du passé rural que proposent ces deux traditions, le point de vue libéral est essentiellement conservateur, évoquant les systèmes [patterns] de vie qui sont éternels, évoluent lentement, enracinés dans les principes immuables de la simple politesse et de l’égoïsme mutuel, alors que le point de vue Tory est radical, suggérant l’instabilité, les changements rapides, et catastrophiques gouvernés par l’instinct compétitif de la nature humaine. Ainsi on peut proposer que l’apparition du village et de la ville au début du Moyen Âge ait été, soit un rapprochement de groupes liés par un intérêt commun (celui de maintenir une production plus stable, de mieux se protéger et de partager une idéologie), soit l’organisation d’individus et de familles disparates en vie commune par les élites de plus en plus puissantes d’un état naissant (en intensifiant la production et déplaçant les richesses vers le centre). Dans la tradition empirique de l’historiographie britannique de la fin du xx^e siècle, ces explications du changement sont devenues non pas exclusives mais plutôt la source d’un compromis scientifique, apolitique, dans lequel ne domine ni l’un ni l’autre principe. Ce fut, entre autres, la théorie Darwinienne qui a légitimé ce compromis, puisqu’elle embrasse à la fois la notion du progressif et la compétition comme principes moteurs de l’évolution.

14Un autre paradoxe, apparenté au premier, nous présente comme des êtres à la fois sociaux et individuels : dans l’histoire britannique construite comme le récit de l’émergence de la démocratie capitaliste, il s’agit explicitement de l’individu compétitif et de la société coopérative. Il y a un élément moral à cela : pour les partisans de la communauté, c’est la source du bien commun dans laquelle l’action individuelle doit se subordonner à l’intérêt général et ce qui ne Test pas doit être motivé par l’avidité et l’intérêt personnel. Pour les partisans de l’individu, le progrès et l’amélioration ne peuvent être acquis que par des personnes qui réussissent dans la concurrence avec le libre arbitre et la liberté individuelle qui encouragent (ou qui contraignent) le reste de la société à les suivre, à faire comme eux. En fait, la société est source de contraintes et d’inertie. Ainsi, dans la rédaction de la même histoire des origines du village, il y a interaction entre le village en tant que lieu de coopération démocratique et le village en tant que lieu de lutte entre individus concurrents, le tout contrôlé par des chefs ou des seigneurs naturels. Le compromis actuel présente l’image d’une harmonie fragile.

15Si nous créons une matrice à partir de ces paradoxes, les différentes narrations concernant le façonnement du paysage britannique peuvent être positionnées différemment par rapport à l’influence de quatre grands principes Les narrations britanniques actuelles ont tendu vers le centre, en partie parce que c’est toujours le lieu le plus sûr dans la politique démocratique, mais aussi parce que la plupart des historiens sont issus des classes moyennes et désireux d’admettre toutes les possibilités. Ainsi, je dois admettre que je suis un historien-du-paysage bourgeois. Si je devais chercher à localiser les perceptions culturelles populaires du passé rural, conditionnées par les systèmes d’enseignement étatique, la presse populaire et la mythologie populaire, je les placerais en haut de ce schéma. Si, par contre, j’écrivais une histoire alternative « verte » du paysage, je les situerais plus bas. La vérité historique se situe là où se trouve le cœur politique.

16J’aimerais personnellement penser qu’actuellement nous sommes en train de lancer un défi à un siècle d’explication qui a mis l’accent davantage sur notre homogénéité que sur notre hétérogénéité. Ainsi, aux explications verticales de la différence, je préfère les explications horizontales qui expriment la différence en termes d’espaces, de paysages et de communautés, plutôt qu’en termes institutionnels, intellectuels ou étatiques. C’est pluraliste plutôt qu’unitaire, identifié comme une des caractéristiques du postmodernisme ; il s’agit certainement d’une réaction à plusieurs années de gouvernement fort et centralisé où, au nom de l’individu, l’état a dominé et supprimé l’accès au pouvoir personnel par l’action commune. À une époque où les gens se sentent impuissants à l’échelle nationale, ils se sont tournés vers ce qu’ils peuvent faire chez eux, dans leur jardin, leur rue, leur quartier ou communauté et cherchent l’aide des historiens pour se justifier.

17Et ceci m’amène enfin au peuplement du Moyen Âge et aux village, ville, hameau et ferme, parce qu’en Grande-Bretagne, ce passé que nous recherchons a ses origines au Moyen Âge. C’est dans ce moment du passé que se trouvent les traces visibles les plus anciennes d’une tradition culturelle continue, facilement identifiables par la plupart des Britanniques : les églises, châteaux, bâtiments et espaces occupés des xi^e et xii^e siècles. Notre histoire commence là, quelle que soit la signification du mot « notre » !

18Je ne vais pas entrer dans un débat stérile sur la typologie et la morphologie – je ne suis pas de ceux qui croient qu’en définissant la forme on peut, de manière inductive et empirique, comprendre soit le passé, soit le présent. Nous devons néanmoins reconnaître que cette notion, dérivée surtout de la géographie historique, a dominé notre pensée dans les études du peuplement médiéval en Grande-Bretagne (ex. : Roberts 1987). Ceci est un autre débat, toutefois, et je vais laisser de côté la question de typologie pour les besoins de cette intervention, sur le principe que nous pouvons tous reconnaître un éléphant lorsque nous en voyons un. Ainsi, les habitats dispersés consistent simplement en hameaux, en fermes et bâtiments épars parallèles à la dimension et la portée sociale de la famille, du foyer et de la parentèle la plus proche.

19Dans les études de peuplement et de paysage, notre approche est basée sur deux méthodologies particulières à l’intérieur d’une tradition interdisciplinaire générale :

1. l’analyse rétroactive de paysages actuels et de leurs formes, dans lesquels on peut reconstituer les plans d’habitats médiévaux, avec leurs champs, leurs bois et leurs terres gastes, non pas isolément mais dans le contexte de récits événementiels généralisés, de méta-narrations ou de paradigmes, qui sont sortis du consensus – une telle analyse tend à passer du haut vers le bas puisqu’elle impose un ensemble de critères et d’arguments acceptables et une chronologie et une explication reçues ;
2. des études empiriques très localisées de sites spécifiques, expliquant les phénomènes du bas vers le haut – tendant à être descriptives plutôt qu’analytiques et comportant des récits personnalisés nominatifs.

20En général, un bon chercheur fera les deux en même temps.

21C’est de la première méthodologie, celle des méta-narrations, que je voudrais parler. Je voudrais suggérer ici que, depuis une vingtaine d’années, s’est développée dans l’historiographie britannique une méta-narration qui a façonné la pensée actuelle sur le peuplement et l’habitat du Moyen Âge et du début de la période moderne. Elle met l’accent à la fois sur le changement, les processus et les causes du changement et a été développée en grande partie par les historiens économiques (ex. : Postan, 1972 ; Hilton, 1975 ; Dyer, 1994), avec l’aide de géographes historiques (ex. : Roberts, 1987) et les archéologues spécialistes de l’habitat, en particulier ceux qui étudient les origines et la désertion du village (ex. : Beresford et Hurst, 1971), et par Bolton, King, Miller, Taylor et Dyer. Cela n’a pas souvent été examiné en des termes aussi généraux que ceux que j’utilise ici, mais c’est explicite dans des travaux tels que ceux de Taylor, Village and Farmstead (1983), de Lewis, Mitchell-Fox et Dyer, Village, Hamlet and Field (1997) et Faith, English Peasantry and the Growth of Lordship (1997), à l’échelle nationale. Plus généralement, cela se retrouve dans des études régionales comme celles d’Aston dans le Somerset (Aston, 1988) ou de Stafford à l’est des Midlands (Stafford, 1985), ou, plus communément, dans des études sur des lieux plus spécifiques, comme Kibworth Hartcourt (Howell, 1983) ou Raunds (Cadman & Foard, 1984).

22L’arrière-plan de ces narrations est un schéma démographique et économique qui couvre la période allant de 1200 à nos jours. Ce schéma est largement fondé sur des sources documentaires (ex. : Dyer, 1989, 4). Il peut être étendu sur le premier millénaire de notre ère à l’aide des apports de l’archéologie.

23Ce qui est représenté dans ce schéma est un cycle malthusien de croissance et de chute dramatique qui peut être mis en rapport avec l’évolution sociale et politique. Pour l’historien de l’économie, le changement principal étudié est le passage du Moyen Âge à l’époque moderne, de la féodalité au capitalisme, périodes pendant lesquelles la désertion des villages fut un phénomème central. Pour l’archéologue et l’historien du Moyen Âge, toutefois, il y a aussi l’« autre transition », de l’antique au féodal (Wickham, 1984 ; Bonnassie, 1991). En Grande-Bretagne, cet événement a longtemps été occulté au profit d’interprétations ethniques des invasions post-romaines et de débats sur l’origine des domaines seigneuriaux et du féodalisme à la fin de la période anglo-saxonne et au début de la période normande. Cela a brouillé notre vision de l’histoire du paysage et de l’habitat au point que la mutation massive du paysage préhistorique au paysage de village et de champs ouverts a longtemps été attribuée aux invasions anglo-saxonnes des v^e et vi^e siècles. Dans les années soixante-dix, cette hypothèse fut abandonnée.

24Ceci a coïncidé avec la conviction grandissante que, si ces invasions ont joué un rôle important dans la culture britannique comme source essentielle de changement linguistique, elles n’ont pas tout transformé ; en particulier, elles n’ont pas influencé l’organisation sociale, économique et physique de la vie rurale. L’archéologie urbaine, puis l’archéologie rurale suggèrent que les choses ont changé de façon radicale et spectaculaire au moment de la formation de l’Etat anglais, du ix^e au xi^e siècle plutôt qu’antérieurement. Cette conclusion fait d’ailleurs écho ailleurs en Europe (ex. : Bois, 1992 ; Pesez, 1992). Ainsi s’est réouvert le débat sur les origines du système féodal en Grande-Bretagne.

25De plus, se développait l’analyse rétroactive de plans et de morphologies de l’habitat élaborée par des géo-historiques, comme Uhlig, Söransson, Roberts, (Mary) Harvey, Shepherd et Taylor. Dans les années soixante-dix, une nouvelle narration a commencé à émerger, proposant pour le village une création plus tardive, non pas de type fortuit ou racial, mais démontrant l’existence d’éléments de planification systématique de la part des puissants à un moment de bouleversements politiques vers la fin des périodes anglo-saxonne et normande, du ix^e au xi^e siècle. Ajouté à ceci, il y a une autre idée, proposée par un géo-historien, mais dont l’origine remonte très loin dans l’histoire des institutions : le modèle du domaine multiple [Multiple Estate Model] de G.R.J. Jones (cf. Hadley, 1996 pour une discussion critique récente à ce sujet). Celui-ci avance que l’on peut déceler dans les documents les plus anciens des traces de l’existence de grands blocs de territoire de nature tribale, précurseurs du paysage de villages. C’est la dégradation ou la destruction délibérée de ceux-ci, du ix^e au xi^e siècle, qui a conduit à la création des communautés villageoises et des manoirs du Moyen Âge proprement dit. D’autres idées ont aussi été mises à contribution, surtout celles qui expriment la diversité des régions britanniques qui émerge suite à ce processus. Elles sont particulièrement importantes dans les récents travaux sur les projets nationaux de caractérisation du paysage (Roberts et autres, 1996). Tout cela a permis l’émergence de notre actuelle méta-narration, centrée, en termes de peuplement, sur la création simultanée de la ville et du village et de leurs histoires ultérieures.

26En résumé, cette narration est la suivante : les Romains, tout en introduisant le concept de ville en Grande-Bretagne, ont laissé en grande partie la campagne inchangée, avec sa structure sociale basée sur la tribu et la parentèle, et gérée par une petite superstructure d’administration impériale. L’Empire a disparu au cours du v^e siècle, entraînant la ville avec lui. Les Anglo-saxons se sont introduits dans le paysage tribal de domaines multiples qui existait encore et ont acquis de vastes étendues de terre sans apporter de véritable changement dans leur organisation physique ou leur fonctionnement. Ainsi, les zones dominées par les premiers Anglo-saxons et les anciens Britanniques se ressemblaient beaucoup, du point de vue de l’organisation sociale et économique, mais pas dans leur culture matérielle. En termes de paysage, elles se caractérisaient toutes deux par un peuplement dispersé et des hameaux avec des terres et de grandes étendues de pâturages (Fox 1989), malgré les différences dans la forme des constructions, des pratiques funéraires et des objets.

27C’est seulement plus tard, au début du ix^e siècle, dans les circonstances de la formation de l’Etat, que les villages et une vie urbaine continue sont arrivés en Angleterre. On peut toutefois argumenter que cela a eu lieu à des rythmes différents et avec de nombreuses variations selon les régions de Grande-Bretagne. Ce phénomène est d’abord apparu à l’est des Midlands puis s’est étendue vers le nord, le sud, l’est et l’ouest, avec un impact sur le paysage qui s’affaiblit en s’éloignant du noyau. Trois processus majeurs sont en cause : la manorialisation, l’émergence du manoir et de son domaine (comportant la destruction voulue par le pouvoir des parentèles et des tribus, une centralisation croissante des ressources et de l’autorité et une intensification de l’agriculture) ; les changements économiques fondamentaux (argent, marchés et spécialisation des produits) ; et l’introduction de communautés internationales (en particulier l’Église en tant que propriétaire de domaines, à la fois monastiques et diocésains). Ces processus ont mené à la désintégration des grandes propriétés terriennes multiples en de petits manoirs, et ont renforcé le contrôle des seigneurs individuels possédant des terres sur la concentration des activités économiques et sociales des habitats agglomérés, villes ou villages.

28La narration nous amène à penser qu’il s’agissait en premier lieu d’actions planifiées de la part de seigneurs individuels, bien que certains aient suggéré que les actions coopératives de ceux qui maniaient le pouvoir au niveau local en étaient responsables. Ainsi, par exemple, la planification des villages du Prieuré de Durham, qui, d’après moi, se situe du milieu à la fin du xii^e siècle, semble être issue des actions de seigneurs individuels, comprenant de puissants prélats, qui ont réformé le paysage d’après des principes développés plus au sud. À Raunds, par contre, il y a eu vers la fin de la période anglo-saxonne une coopération entre les seigneurs locaux qui ont uni leurs petits manoirs et en ont fait un unique petit village en juxtaposant plusieurs noyaux individuels. Ailleurs, les mêmes résultats auraient été obtenus par la coopération entre un seigneur et de puissants paysans, au statut d’homme libres principalement, comme ce fut le cas à Thrislington en Co. Durham à la fin du XII^e ou au début du xiii^e siècle (Austin, 1989). D’autres ont aussi suggéré que la création de certains villages était due à des circonstances et arrangements fortuits et non organisés plutôt qu’à une planification et à une imposition formelle, comme ce fut la cas pour les villages peu organisés du Suffolk (Warner, 1987).

29Vers la fin du xiii^e siècle et au xiv^e siècle, cette disposition de villes, villages et manoirs a subi des contraintes, les plus faibles commençant à succomber en tant que formes d’habitat avec une désertion croissante et une réorganisation des communautés à une époque où la nation capitaliste commence à émerger (vers la fin du xv^e et au xvi^e siècle).

30Cette narration a été abrégée et simplifiée, le but de cet article n’étant pas de la débattre. Mon objectif est de soutenir que notre compréhension actuelle et nos explications des habitats dispersés en Grande-Bretagne se sont développées comme une narration dépendante et subsidiaire du débat sur les origines et l’échec du village. J’aimerais aussi suggérer que cela est dû à l’obsession des Anglais vis à vis du village qui se reflète dans le montant disproportionné des ressources publiques alloué à cette recherche. Cette obsession est issue d’un sentiment encore fort dans notre esprit que le village est la source et l’idéal de notre mode de vie, lieu dans lequel on peut vivre dans la perfection et la moralité.

31En analysant les études entreprises sur les habitats dispersés, j’ai perçu deux principaux aspects dans cette narration secondaire : ce que je vais appeler les narrations de la création continue (« steady-state »), et de l’expansion.

32Dans la narration « steady-state », l’habitat dispersé est considéré comme la forme « naturelle » de peuplement pour l’Europe du Nord, ses racines datant de la fin du tribalisme préhistorique, par opposition à la cité-Etat méditerranéenne. Dans ce type de narration, l’habitat dispersé est considéré comme primitif, malgré des structures sociales et des mentalités fondamentales à l’expérience nord-européenne : individualisme, propriété distincte, unité de la famille et indépendance. Dans ce cas de figure, le village peut être perçu comme une forme abberrante d’habitat qui apparait tardivement dans les circonstances très particulières du système féodal puis qui s’écroule en partie du fait des processus du capitalisme, pour être ensuite transformé en un idéal de vie collective par les processus complexes du nationalisme romantique du xviii^e siècle et plus tard. Selon cette théorie, les habitats dispersés que nous trouvons en archéologie et dans les documents datant du Moyen Âge peuvent être vus comme des « survivants » d’un ancien mode de vie. Cela peut se trouver sous différentes formes, et je sélectionne seulement deux types de base pour simplifier et polariser le débat, en utilisant comme principal critère l’échelle. Il y a tout d’abord le modèle du fragment survivant dans lequel les éléments dispersés, présents dans des paysages par ailleurs dominés par le groupement peuvent être expliqués comme étant les restes d’un modèle plus ancien de tenure et d’habitats abandonnés lorsque les villages furent conçus et lorsque des tenanciers de plus en plus dépendants furent amenés, par la force ou la douceur, à vivre en communauté. L’explication la plus plausible est que ces fragments étaient possédés par des petits seigneurs ou des propriétaires fonciers sans obligation dont la position sociale permettait d’échapper à la contrainte. Un exemple d’une telle argumentation est l’étude que j’ai faite sur la paroisse de Hart en Co. Durham où se trouvait une propriété dominante qui devint, durant la période anglo-saxonne, un centre seigneurial majeur avec une église importante. Ceux-ci évoluèrent en village entre le x^e et le xii^e siècles, tandis qu’ailleurs dans la propriété, on pouvait trouver plusieurs fermes individuelles et des petits hameaux dont les références documentaires remontent au xii^e siècle si ce n’est plus tôt. D’autres témoignages, comme la recherche sur le terrain et des analyses de pollen, suggèrent fortement que ce modèle pourrait dater de la période anglo-saxonne et peut-être même de la préhistoire.

33Il y a ensuite le modèle de la région survivante, particulièrement en Grande-Bretagne dite « celtique » ou sur les plateaux de l’ouest et du nord (une carte le représentant se trouve dans Roberts et al., 1996, 74, fig. 2). Dans ce cas, on suppose que l’état féodal centralisé anglais était plus éloigné et survint tardivement (quand il survint), ce qui permit aux modèles de tenure par la parenté et par parts de succession de survivre plus longtemps. Le manoir puissant en position de contrôler une paysannerie nombreuse et dépendante était bien moins manifeste ici, ce qui fait que l’évolution en petits noyaux compacts et en champs ouverts n’eut lieu que rarement. De plus, des terrains plus accidentés, des sols plus pauvres et les traditions économiques et culturelles d’élevage avec une transhumance à courte distance ont abouti à la conservation du paysage et des formes d’habitat. Ainsi, quand le groupement est rare dans les paysages dispersés, nous trouvons en général des circonstances spéciales telles que des tenures ecclésiastiques ou des seigneurs locaux qui s’essayaient à de petites unités urbaines comme Okehampton dans le Devon Plus communément, le peuplement du paysage au Moyen Âge ne diffère probablement pas tellement de ce que nous trouvons sur les cartes les plus anciennes du xviii^e ou du xix^e siècle, ce qui est confirmé par les noms de lieux et d’habitations que nous trouvons dans les documents, comme c’est le cas à Llanfair Clydogau, en Ceredigion, à l’Ouest du Pays de Galles. Là, les fermes éparpillées montrent leurs anciennes origines par leur droit de pacage sur les pâturages de montagne. Pour les archéologues comme pour les historiens, ces paysages sont particulièrement difficiles à trouver. Ce sont maintenant des prairies depuis une centaine d’années, mais ces lieux ont été intensément labourés avant cela, ce qui fait que les sites où l’on peut trouver des ouvrages de terre ou des traces d’agriculture sont très peu nombreux. De nos jours, la terre est de moins en moins travaillée, et donc, la recherche sur le terrain est très difficile. Même lorsqu’elle est possible, les sols sont souvent extrêmement acides et l’agriculture antérieure a détruit les céramiques tendres. Ainsi, à l’ouest du Pays de Galles, par exemple, ou dans le Devon, ce qui survit dans les rapports archéologiques et ce qui a pu être étudié est seulement issu des pâturages sur les plateaux non labourés (Austin, 1988).

34Un troisième aspect de la narration « steady-state » est le retour des villages à leur précédent état de dispersion par les processus de désertification et d’enclosure des terres. Ici, les dynamiques historiques sont la naissance du capitalisme et de l’état-nation et les origines de l’individualisme à la fin du Moyen Âge, lorsque le village et le manoir se sont dégradés de par le rattachement des champs ouverts à des fermes dispersés et la libéralisation du droit de propriété et de possession. Cette vue a conduit quelques chercheurs, comme par exemple Taylor, à suggérer qu’« au début du xvi^e siècle, après à peine plus de trois cent ans d’existence, le village a disparu et l’ancien modèle des habitats dispersés s’est réimposé de lui-même ». Même si c’est un peu exagéré et que bon nombre de villages subsistent encore dans la campagne anglaise, il est vrai que ce qui a continué à unir certaines communautés n’était plus les seigneurs et le féodalisme, mais des forces diverses et subtiles allant de la tradition culturelle et l’inertie au contrôle sévère des propriétaires sur les métayers. À chaque fois que cela s’avérait possible, les fermiers quittaient les villages pour s’établir dans des fermes individuelles tenues à plusieurs.

35Le second type de narration explique le développement des habitats dispersés par l’expansion. La narration d’expansion voit l’histoire du peuplement comme une expansion constante de la population dans laquelle le village est la forme la plus efficace ou la plus idéale de la communauté agraire, mais qui pourrait, dans certaines circonstances, fournir un centre pour les extensions dispersées sur les territoires adjacents. En particulier, dans des cas où il y a davantage de surface disponible, comme dans les régions montagneuses de Grande-Bretagne, cette expansion s’est faite aux dépens des pâturages ouverts avec une augmentation de la surface arable et du nombre de petites fermes. Ailleurs, la terre gaste était constituée soit de vastes bois toujours intacts aux xi^e et xii^e siècles, comme Arden dans le Warwickshire ou en Essex, soit de régions marécageuses asséchées et colonisées à partir de la fin de la période anglo-saxonne, comme dans les Fenlands (plaines marécageuses du Norfolk) autour du golfe du Wash ou les Levels du Somerset. Ces processus d’expansion par la dispersion peuvent être soit localisés d’après les ressources spatiales disponibles à une communauté particulière ou à un manoir, soit avoir lieu dans des régions où se trouvent de grands espaces disponibles pour l’expansion d’une polyculture plus intensive.

36Dans les paysages ruraux, il existait deux modèles dominants qui ont attiré l’attention d’une génération antérieure d’archéologues du Moyen Âge : le modèle « assart » et le modèle du « manoir entouré de douves ». Le modèle « assart » est l’expansion sur les terres gastes voisines des villages et des manoirs sur lesquelles la dispersion peut être considérée comme un processus d’évolution à partir de noyaux compacts et nucléarisés. On a pensé que ces expansions étaient animées par l’esprit d’entreprise de propriétaires fonciers ou de squatters qui avaient la possibilité de s’approprier des terres secondaires semi-légalement (ex : Taylor, 1967). Toutefois, au cours des dernières années, nous nous sommes rendu compte que ce type d’expansion était en fait dû au contrôle exercé par les seigneurs et les communes sur les terres gastes, au moins jusqu’à la fin du xiv^e siècle, et que l’idée d’un esprit d’entreprise de la part de l’Anglais libre était en grande partie une création de l’esprit et des circonstances capitalistes.

37Dans le cas des manoirs avec douves, nous avons compris assez tôt que de tels monuments résultaient probablement de plusieurs types d’événements. Le Patourel, dans le Yorkshire (Le Patourel, 1973), par exemple, a développé une typologie basée sur les élites (ecclésiastiques, seigneurs et hommes libres), mais nous pouvons maintenant aller encore plus loin et voir qu’ils résultent aussi d’un grand nombre de facteurs tels que les caractéristiques de l’eau et des paysages et la clôture des maisons de l’élite. Toutefois, en terme de peuplement, il y a encore des formes essentiellement dispersées fortement liées à des sous-sols argileux et à des paysages autrefois boisés. À l’origine, ils étaient des marques de statut dans un monde où le vrai château devenait une structure réservée, par la loi et la finance, à une élite de moins en moins nombreuse. À partir de la fin du xii^e siècle, le manoir avec douves était vraiment devenu le successeur de la motte castrale ou de l’enceinte circulaire légalement disponible à tous les propriétaires au statut de seigneur, quelle que soit la taille de leur propriété. Dans les habitats dispersés, ils étaient les marqueurs les plus clairs de la classe, mais au bas de l’échelle, les degrés de distinction sont plus subtiles et nous avons encore beaucoup à apprendre sur leurs rapports avec les manoirs sans douve dans l’esprit du Moyen âge. À l’autre bout de l’échelle, nous devons aussi admettre que très souvent, le château lui-même pouvait être un élément du peuplement dispersé. Cela est aussi valable pour le monastère. Une des grandes tragédies de l’archéologie médiévale a été la façon dont tous ces types de structure ont été sujets à des discours séparés et ont tous été sortis de leurs contextes social, économique et physique. Cette approche a très certainement diminué notre compréhension de leur signification.

38Ces deux modèles d’expansion, qui ont dominé notre historiographie jusqu’au début des années quatre-vingt, ont été modifiés. Dans la chronologie dominante, à présent, la narration est l’augmentation de la population et l’intervention grandissante du proto-Etat résultant de l’intensification de la tenure et de la production représentées par le puissant manoir et le village. L’expansion signifiait que le système des champs ouverts absorbait la plupart des terres gastes locales en assimilant le pâturage au système de rotation des cultures. À Test des Midlands, pour beaucoup lieu de naissance reconnu du village en Grande-Bretagne, cette pratique culturale intensive au moyen d’une main d’œuvre servile s’est aussi étendue vers les plus hautes terres des plateaux (landes et pâturages rocailleux), amenant le village ou hameau sur des terres en grande partie abandonnées depuis la dernière partie de la période romaine. Beaucoup, comme Ta montré Fox, portent maintenant des noms anglo-scandinaves, et il y aurait un élément de colonisation venant de l’extérieur tout autant qu’une croissance locale (Fox 1989). On pourrait dire la même chose des communautés limitrophes des marécages du Cambridgeshire ou du Lincolnshire.

39En termes d’expansion médiévale, on se trouve en présence de la période de croissance la plus ancienne qu’il soit possible de percevoir, et cela a d’autant plus attiré l’attention des chercheurs qu’elle a produit une transformation spectaculaire du paysage. Ailleurs en Grande-Bretagne, où il y avait beaucoup plus de terres gastes (bois, lande ou marais), l’expansion à ses débuts, du ix^e au xii^e siècle, est bien trop difficile à détecter. Plutôt que l’intensification de l’agriculture avec de nouvelles formes de peuplement et de système agricole, il y avait extensification du réseau de fermes dispersées et de hameaux et une plus grande préservation, sur une durée plus longue, de formes plus larges de tenure et de propriété foncière libre par la parentèle. C’est dans des lieux tel que le sud-est de l’Angleterre que les pressions sociales, économiques et politiques dont j’ai déjà parlé, étaient à la fois plus faibles et plus facilement assimilées par le mouvement vers les grands plateaux et les landes comme à Hound Tor on Dartmoor (Beresford, 1979 et Austin, 1985). Dans certaines parties du pays, il a été possible de détecter cela aux ix^e et x^e siècles, comme à Simy Folds en Durham dans les Pennines du nord-est de l’Angleterre (Coggins et al., 1983), mais à l’heure actuelle, c’est exceptionnel, cette expansion n’étant pas accompagnée d’une augmentation contemporaine de l’urbanisme et de la production matérielle. En bref, ces régions ont tendance à être en grande partie « acéramiques », et donc, il n’y a pas de poteries sur ces sites avant le xii^e siècle. Cela les rend difficiles à identifier lors de la recherche sur le terrain.

40Pour l’essentiel, les pressions de croissance du x^e au xiii^e siècle ont donc été absorbées dans une grande partie de la Grande-Bretagne, et les villages ne sont jamais devenus une norme. Toutefois, il n’y avait pas de limite bien établie entre ces deux zones, et au cœur même du village ou des paysages dispersés, on pouvait trouver la forme alternative. Ce qui est important, quoi qu’il en soit, est que dans les vastes étendues entre le vrai paysage dispersé et le vrai paysage de villages, il y avait des formes hybrides et un réseau complexe et enchevêtré de peuplement et d’utilisation des terres. À titre d’exemple, on peut citer les communautés dispersées sur des terres communes d’East Anglia du sud, avec leur agglutination de formes de hameaux en peuplement tout en longueur que Ton pourrait vaguement appeler des villages (Warner, 1987), alors qu’ailleurs dans la même région, la ferme dispersée et le manoir entouré de douves semblent prédominer.

41Nous devons toutefois éviter la simplification et les explications globales réductrices. Les paysages de l’expansion incluent aussi des endroits où l’expansion vers d’autres terres gastes était possible, mais où les anciennes terres cultivées se nucléarisent néanmoins. Dans certains cas, comme dans l’Arden du Warwickshire où l’expansion allaient vers d’anciens pâturages boisés détenus par les manoirs et les villages des Felden, les nouveaux peuplements étaient principalement dispersés (Roberts, 1987, fig. 9.2). Par opposition, dans les régions de landes au nord de l’Angleterre, les villages furent créés à une époque aussi tardive que le XII^e et même le xiii^e siècle, particulièrement dans les contrées vallonnées (Dales) des Penninnes et dans la région des lacs (Lake District). Cela semble être dû au contrôle de grandes seigneuries normandes telles que l’Honnour of Richmond ou les domaines Balliol de Teesdale. Ces villages ont des morphologies très régulières, et semblent avoir été très planifiés et disciplinés. Néanmoins, au même moment, sur les terres détenues par les propriétaires fonciers sans obligation sur ces seigneuries, des formes dispersées auraient existé.

42Expliquer le processus en termes généraux est donc très difficile, mais il est clair que la narration doit comporter l’idée de l’existence de courants économiques et politiques nationaux au cœur des traditions régionales qui étaient entre les mains de décideurs locaux qui produisaient des solutions à caractère culturel pour des besoins individuels. Nous devons aussi, en Grande-Bretagne, réfléchir sur ces paysages où les changements n’avaient pas lieu ou avaient lieu sur une échelle temporelle différente. Sur les plateaux du Pays de Galles, par exemple, il y a eu peu d’évolution vers les structures étatiques féodales du x^e au xiii^e siècle, sauf de façon très superficielle. La survie de la tribu et des tenures familiales était considérable et dans les traces archéologiques, nous détectons peu d’expansion vers les grands plateaux des vallées anciennement peuplées durant cette période. En fait, l’histoire documentaire et archéologique du paysage à cette période est immensément confuse pour diverses raisons. Les documents seigneuriaux sont rares, même pour les maisons religieuses ; il y a peu de chartes des terres et presque pas de documents d’« état » pouvant nous aider ; les terres des vallées, labourées générations après générations, sont maintenant des pâturages permanents, et les fermes que nous pouvons identifier dans les documents n’ont pas été abandonnées et ne sont donc pas accessibles aux archéologues. Il y a des exceptions (Kelly, 1982), mais elles tendent à confirmer le tableau général. En fait, la plupart de ce que nous savons peut seulement être reconstruit à partir d’anciens documents produits après la conquête du Pays de Galles par les Anglais à la fin du xiii^e siècle. La grande étude de Denbigh en est un bon exemple. Vers la fin du Moyen Âge, les pressions de croissance vers le bas n’existaient plus, et l’expansion que nous trouvons est principalement la stabilisation de peuplements de transhumance temporaires en fermes permanentes, une « ossification » de structures préexistantes. Comme nous le verrons, la grande expansion vers les plateaux est post-médiévale, et elle reflète, pour la première fois, les grands traits de l’expansion postérieure que l’on retrouve sur la plupart des des plateaux en Grande-Bretagne. Ceux-ci sont presque tous de forme dispersée et sont essentiellement de nature agricole. Toutefois, à partir de la fin du xvii^e siècle, l’industrialisation croissante, comme dans les paysages de tissage du Yorshire de l’ouest et du Yorkshire, a eu tendance à entraîner une nucléarisation importante.

43J’ai parlé jusqu’à présent des modèles généraux qui informent dans les grandes lignes sur les recherches sur le peuplement au Moyen Âge et au début de l’époque moderne en Grande-Bretagne. Toutefois, la plupart des études effectuées par les chercheurs est de nature régionale ou locale, là où les différences par rapport aux tendances générales sont bien plus visibles et nécessitent des explications spécifiques en relation avec des circonstances particulières, telles que la qualité du sol ou le propriétaire local. La diversité de ces études est telle, qu’il nous est devenu difficile de nous en tenir aux narrations nationales générales sous la forme que je viens de vous présenter. Il m’est plus facile de le faire en France qu’en Grande-Bretagne ! Néanmoins, ainsi que je l’ai affirmé, ces narrations font partie intégrante des histoires locales et régionales de peuplement et ne sont pas habituellement exprimées consciemment : elles sont considérées comme « acquises », ou comme évidentes pour quiconque a du « bon sens ».

44Je voudrais maintenant argumenter que ces modèles et méta-narrations, tout en étant utiles pour identifier les processus de changement, se sont révélés médiocres pour les expliquer, sauf en tant que produits de mouvements de société ou d’économie causaux. Ainsi, on pourrait par exemple postuler qu’il n’y a pas eu de créations à grande échelle de villages dans le sud-ouest de l’Angleterre, parce que la région était :

• de nature et d’identité celte (racial) ou ;
• de structure non manoriale (institutionnelle ou socio-structurelle) ou ;
• éloignée du siège de l’état centralisateur (géographique) ou ;
• plus pauvre (économique) ou ;
• subissant la rudesse du climat, avec un régime de vents et de pluies de l’Atlantique (climatique).

45Ou, même, plusieurs de ces facteurs en même temps. Essentiellement, ce sont les principaux déterminismes qui, inconsciemment, ont influencé nos façons de chercher des explications. Actuellement, il me semble que la machine étatique pour la préservation de notre paysage historique, ce précieux patrimoine anglais, est en train de renforcer ce vieux déterminisme à travers son programme de Cartographie du Paysage Culturel (Cultural Landscape Mapping). Celui-ci est néo-déterministe et représente un danger pour un société multiculturelle et pluraliste... Mais je ne veux pas m’attarder là-dessus.

46Tout cela a notamment échoué dans l’intégration à la narration des questions suivantes :

1. Comment nous avons obtenu et maintenu dans notre culture l’extraordinaire complexité de nos paysages ;
2. Comment les paysages résultent autant de conflits et de paradoxes que de la cohésion culturelle ou du progrès ;
3. Comment les gens, en tant qu’agents culturels actifs de manière récursive, sont impliqués dans les systèmes [patterns] de changement et de stabilité ;
4. Comment le temps est non seulement un continuum linéaire unique et stable, mais suit beaucoup de rythmes et de cycles différents, à la fois en avant et en arrière, qui ont tous une part dans la formation des espaces qui nous entourent, et
5. La signification de tout cela pour nos propres vies aujourd’hui.

47Ces questions forment la base d’une critique de la méta-narration pour les études de peuplement depuis le Moyen Âge, cependant je dois dire que nous sommes encore très peu nombreux à vouloir ouvrir le débat de cette manière.

48Commencer à expliquer dans cet article tout ce que cela comporte serait une tâche monumentale et ce n’est pas pour cela que j’ai été invité à la conférence d’origine. Ce que je voudrais laisser entendre, c’est que la critique, dont le but n’est pas de rejeter les méta-narrations consensuelles que j’ai décrites, cherche plutôt à les rehausser, leur donner vie et célébrer d’autres principes tels que l’incertitude et l’indétermination. Pour cela, je vais revenir un instant à la question de paradoxe.

49Je vais vous présenter encore un autre paradoxe que je voudrais utiliser pour le texte de mon sermon : domination et résistance. Quel que soit notre sens de notre britannicité, notre culture soutient aussi un fort sens de ce qui est gallois, irlandais, écossais, cornouaillais, etc. Ces identités peuvent être représentées comme des cultures – des systèmes [patterns] de langue, de vie, de droit et d’amour – écrasées, mais non détruites par la machine homogénéisante de la grande culture d’Angleterre établie dans tout le Moyen Âge par conquête ou par séduction. Toutefois, elles peuvent aussi êtres représentées comme des nations réprimées, flouées. L’histoire du Moyen Âge est en partie une narration des processus de dépossession et de chagrin, d’où proviennent les traditions de résistance par la pratique religieuse et le défi oral par la chanson et la poésie. Encore une fois, grosso modo, ceci peut être reconnu comme une réaction de la périphérie vers le centre. Dans l’expression culturelle actuelle, il s’agit du celticisme du Nord et de l’Ouest contre la germanité anglosaxonne du Sud et de l’Est.

50En termes spatiaux, ceci est simple à énoncer, mais dès que l’on y introduit des êtres humains, il y a des problèmes, d’abord parce que c’est potentiellement racial et nationaliste par rapport aux groupes et puis parce que l’individu peut supporter plus d’une seule identité – moi, par exemple, né Anglais, j’ai travaillé la plus grande partie de ma vie au Pays de Galles, mais du point de vue affectif, j’embrasse la nationalité et la tradition irlandaises de ma mère. Je veux être à la fois dominant et résistant – j’y reviendrai à la fin, mais par rapport à la matrice que j’ai proposée plus haut, je situerais les narrations de domination sur l’arc de l’individualisme et de l’Etat, et la résistance sur l’arc de la communauté et de la société.

51Essayons de synthétiser tout cela pour le cas d’un paysage intégral qui a fait l’objet de recherches et de publications : la paroisse de Cellan, dans la vallée de la Teifi, en Ceredigion, à l’ouest du Pays de Galles. Je voudrais commencer avec les gens : Glyn et Tegwen Williams, leur fils Geraint et sa femme Iona, et leurs deux enfants qui vivent et travaillent à la ferme Tangaer à Cellan.

52Observons donc d’abord la maison où Glyn est né, et qui fut propriété de son père et de son grand-père. Il n’y habite plus, car il a vendu la maison, mais il a conservé les terres. Dans le cadre de notre projet de paysage archéologique, nous avons examiné et fait des relevés du bâtiment. Toutefois, pour m’aider à reconstituer la forme du bâtiment du début du xviii^e siècle, Glyn m’a raconté des souvenirs de son enfance et je lui ai posé des question qui l’ont aidé à se la rappeler : il s’agit là d’une ethnographie de la mémoire. La structure et l’organisation du bâtiment sont traditionelles, avec l’étable à l’extrémité inférieure et, dans le même axe, la maison à l’extrémité supérieure, bâtie dans la pente de la montagne, modifiée pour répondre aux exigences du goût pour la symétrie de l’architecture de style anglais (« Georgian », d’après les rois George I-IV au xviii^e siècle).

53Dans sa jeunesse, la maison et la cour de la ferme se trouvaient au milieu d’une propriété en bordure de la montagne, serrée autour de la maison elle-même, mais avec les champs sur les hauteurs pour les pâturages d’été de chèvres et de moutons et fournissant, avec un peu de chance, un peu de foin en plus. Quand j’ai demandé à Glyn s’il y avait eu des cultures sur la ferme, il m’a répondu qu’il n’y avait jamais eu que de l’élevage. Mais lorsque j’ai insisté, il s’est rappelé avoir vu des champs jaunes et du blé mûrissant dans les champs plus bas, ce qui confirme les données officielles. Les souvenirs de Glyn étaient influencés par ses activités actuelles et ainsi modifiés pour donner plus de grandeur et une aura de tradition à son mode de vie.

54Mais, en fait, la tradition la plus ancienne est celle des rapports entre les terres arables plus basses et les pâturages en altitude. Au début du xix^e siècle, la ferme se trouvait au centre de ces champs clôturés, mais la montagne était un immense pâturage ouvert, où les bovins et les ovins étaient conduits en été. Ce système de transhumance proche a été rompu au milieu du xix^e siècle par l’apparition de clôtures sous la pression de squatters. Mais la tradition essentielle remonte au Moyen Age et même plus tôt. Nos recherches sur le terrain ont permis la mise au jour des vestiges en terre de plus d’une vingtaine de constructions, toutes bâties sur la pente, en partie près de la piste qui conduisait vers la montagne, le reste sur et autour des vestiges d’une petite enceinte de l’Âge de Fer. C’était les vestiges de Hafodydd, « maisons d’été » où les bergers et bouviers vivaient en été pendant qu’ils s’occupaient des bêtes, les trayant pour faire du fromage et tondant les moutons. Dans le paysage, ils se trouvaient, non pas sur les pâturages en altitude, mais près de la limite des terres arables pour que le lait et les autres produits puissent être transportés facilement tous les jours jusqu’à la ferme principale (hendre) dans la vallée.

55Au départ, vers le début du Moyen Âge, ces constructions étaient en fait de simples plates-formes surmontées d’abris en branchages légers, couverts de chaume et de mottes de gazon, mais avec le temps, ils ont été refaits en pierre et certains sont même devenus de petites fermes occupées en permanence au début de la période moderne. Il est même possible que la ferme de Glyn se soit développée de cette façon. Son nom, Tangaer, comporte la racine gaer, signifiant fortification en gallois, une référence évidente aux remparts d’une site fortifiée de l’Age du Fer qui se trouve juste au-dessus. Ce nom remonte au moins jusqu’au xviii^e siècle, mais en 1980, Glyn et sa famille ont acheté une ferme voisine, nommée Cae’ronnen (le champ du frêne), emportant le nom avec eux, une coutume malheureusement trop fréquente dans les communautés agricoles galloises. Pour l’historien du paysage, il est troublant de penser que les procédés scientifiques de l’histoire puissent être si facilement ébranlés par l’intervention humaine, ne serait-ce que parce que le déplacement d’un nom représente les réelles indétermination et volatilité historiques de communautés et de paysages dans les esprits et les pratiques des habitants, quelle que soit la stabilité, en termes matériels, de la communauté et de la culture. Ainsi, nous pouvons aller un peu plus loin. Les Gallois ont été largement dépossédés de leurs terres après la conquête de leur pays par les Anglais à la fin du xiii^e siècle et ils se sont trouvés dominés par les lois, la propriété et la langue. Les Anglais contrôlaient les tribunaux, l’administration de l’état, les finances, l’église et le paysage. Les Gallois ruraux ont résisté par la poésie et la chanson vers la fin du Moyen Âge en s’intégrant dans les systèmes anglais de commerce, par le déplacement à grande échelle de troupeaux, puis, aux xvii^e et xviii^e siècles, en suivant les églises dissidentes indépendantes, créant leurs propres rituels et idéologies dans leur communautés et leurs granges, comme celle qui se trouve dans la cour de la nouvelle ferme de Glyn à Cae’ronnen, rebaptisée Tangaer, avec sa porte cléricale.

56Cela constituait une puissante source de résistance, face à l’église anglicane du Pays de Galles avec ses riches prêtres anglais absentéistes et ses vicaires gallois, pauvres et peu instruits. Ceci, bien que l’église, qui remonte au xiii^e siècle, se trouve dans un cimetière établi au vi^e ou vii^e siècle dans une enceinte qui remonte sans doute au moins à l’Âge de Fer : un lieu aux racines très profondes. Lorsque les communautés galloises ont commencé à réaffirmer leur identité au xix^e siècle, la chapelle est ressortie de l’ombre des granges pour devenir légale, comme un bastion de la culture renaissante. En même temps, mais progressivement, aux xix^e et xx^e siècles, les fermiers ont reconquis la propriété foncière libre et bâti des domaines transmissibles par héritage ou vendables, comme preuve de libre-arbitre face aux nouveau arrivants, encore que la vente ait parfois été due à des pressions extérieures. Pour Glyn, maintenir et agrandir la propriété de Tangaer représente le travail d’une vie.

57Mais en fait, il y a une autre tradition en jeu ici, plus ancienne et plus puissante encore. Pour les Gallois de ma vallée, le sens de la personne prime sur le sens du lieu. Les rapports familiaux et leurs réseaux sont plus importants que la propriété. Ainsi, pour Glyn et sa famille, ils sont Williams Tangaer et ce sont les lignages qui relient les fermes, non la proximité des fermes. Ainsi, pour continuer à être des Williams Tangaer, ils ont déplacé le nom de lieu en se déplaçant eux-mêmes. Et ceci correspond à une affirmation de leur identité galloise, plus fortement enracinée que le costume national ou le Eisteddfodau. Car le peuplement dispersé, malgré le déplacement des noms de lieux et la volatilité des bâtiments, reflète les systèmes de parenté.

58Lorsque nous avons analysé le système survivant de champs et de voies et de maisons, nous avons pu reconstituer morphologiquement une communauté bien définie. Les champs à culture intensive, proches des anciennes fermes étaient encore visibles sous la forme de bandes délimitées par des bordures en argile, situées dans les terres basses au dessus des prés dans le lit de la rivière, utilisés pour pêcher et pour chasser les oiseaux. Au-delà des terres de culture intensive, s’étendaient les champs plus éloignés, où les cultures alternaient avec la jachère, puis, au nord, une zone de bois aménagés sur une forte pente, puis, sur la montagne au bout des pistes, la vaste étendue de pâturages permanents en altitude. Mais nous pouvions voir encore plus clairement la possibilité que les terres basses aient été divisées en trois groupes, centrés chacun sur une enceinte préhistorique. Celui du nord est devenu le cimetière de l’église ; celui du sud, au Fisher’s Arms, a été fouillé et remonte à la fin de l’Age de Bronze. Peut-être s’agit-il de trois parentèles partageant un intérêt commun pour le pâturage d’altitude et l’enceinte qui protégeait le bétail et la richesse.

59Dans ce cadre, les fermes dispersées, visibles de l’enceinte, se sont déplacées vers le bord des champs et les ressources, cherchant de nouveaux sites, en emportant leur nom avec elles. Les terres et leur entretien constituaient le noyau, et les voies, les pistes, les limites, les murs des maisons et les espaces ainsi délimités créaient des répétitions de la familiarité qui, en se reproduisant, ont réagi avec la société pour créer la culture. Mais Glyn m’a toujours dit que c’est là, sur les remparts de l’Age du Fer, qu’il se tient le soir pour contempler ses terres et la vallée pour retrouver la sérénité et tenter de résoudre ses problèmes. Et, dans notre façon de faire de l’histoire scientifique et dans notre fière révélation des processus à long terme, nous devons toujours tenter de nous mettre à la place de femmes et d’hommes comme Tegwen et Glyn, de regarder comme à travers leurs yeux, car là travaille et se forme l’esprit, exploitant l’Histoire dans chaque seconde de réflexion. Pour moi, c’est là que se trouve la véritable signification des paysages d’habitats dispersés.