1Dans l’histoire de l’habitat rural au Moyen Âge, on a, jusqu’ici, mis l’accent essentiellement sur l’origine du village ; on s’est trop exclusivement attaché à décrire et comprendre le phénomène du groupement des ruraux. Il est bon, voire urgent, de s’interroger sur l’autre figure de l’habitat rural qui n’est ni moins présente, ni moins chargée de sens : la dispersion.

2Mais ce questionnement ne va pas sans difficulté. La première consiste à définir, à délimiter la dispersion, car les formes qu’elle prend sont multiples ; l’entreprise risque d’être difficile. Aussi la définition à laquelle je me suis arrêté est très large. Elle s’exprime d’ailleurs de façon négative : la dispersion embrasse tout ce qui n’est pas le village groupé.

3Naturellement, cela suppose que le terme de village ait un sens précis. Mais il y a longtemps que je m’interroge sur ce point et, au moins pour mon usage personnel, je crois y avoir répondu de façon satisfaisante.

4Je me refuse, en tout cas, à considérer, comme on l’a fait parfois, que tout habitat sédentaire non urbain est un village. C’est ce type de conception vague du village qui autorise les préhistoriens à employer ce terme pour désigner tout groupement de cabanes ou autres habitations. Je sais bien aussi que les langues nordiques, par exemple, ne distinguent pas le hameau du village et emploient le même terme dès lors qu’il y a plus d’une ferme portant le même nom1. Mais accepter ces conceptions aussi vagues que larges, revient à se priver de nuances qui sont cependant précieuses quand on veut étudier un paysage rural.

5Quant aux définitions quantitatives, elles sont tout simplement arbitraires : pourquoi faut-il 20 fermes pour faire un village chez Christopher Taylor et 6 seulement pour Richard Hodgers ?2.

6Je m’accorde avec beaucoup d’historiens, je crois (avec R. Fossier3 en tout cas) pour considérer qu’un village correspond à un habitat permanent et groupé, associé à un terroir agricole et à un groupe humain doté d’une personnalité morale qui s’exprime à travers diverses institutions.

7Le problème pour l’archéologue c’est qu’il ne saisit réellement que la première de ces composantes. Et même quand les documents écrits viennent à son secours, il se trouve devant des cas – hors normes – où il ne sait plus s’il doit parler de village, de hameau ou d’écart.

8Mon expérience personnelle n’est faite que de cas de ce genre si je fais exception des sites siciliens. Pourtant, je me refuse à admettre qu’il puisse y avoir un « village archéologique » différent de celui des historiens. L’archéologie médiévale qui se veut histoire ne peut accepter cela. Il reste que les problèmes d’identification sont fréquents.

9À Villy-le-Moutier en Bourgogne, nous avons fouillé une maison forte : comme beaucoup de ces maisons de la petite seigneurie rurale, elle était à l’écart du village4. Ces établissements, qu’on les appelle maisons fortes ou manoirs, introduisent un élément de dispersion. On peut objecter que comme on Ta dit des villas, ils n’étaient ruraux que dans la mesure où ils étaient à la campagne : d’ailleurs à Villy, la maison forte avait retrouvé l’emplacement exact d’une villa antique. Mais il faut ajouter deux considérations :

• les maisons fortes appartiennent à une famille de sites, les moated sites (sites fossoyés) dont certains appartiennent à la paysannerie ;
• les sites des maisons fortes quand ils ne sont pas aujourd’hui nus, comme celui de Villy, portent soit un manoir moderne, plus souvent une grosse ferme.

10Autre type de site que nous avons rencontré en Bourgogne, celui de la grange du sire de Mont-Saint-Jean5 à Charny, à peu près contemporaine de celle de Villy (xiv^e siècle). Voilà un établissement particulièrement isolé, puisque situé sur un plateau à la limite des finages de cinq villages établis en contrebas dans les vallées. Et il s’agit bien d’une exploitation rurale, puisque les trois bâtiments les plus vastes étaient une remise, une bergerie et une grange mesurant 40 x 17 m. L’habitation du grangier abritait en outre, sous le même toit, une écurie. Cet établissement qui eut une existence brève constitue sans doute un élément de dispersion, lui aussi, mais plus exceptionnel encore que la maison forte de Villy.

11À l’inverse, le site d’Essertines-Basse (Forez) paraît à première vue correspondre parfaitement à un village du type castrum6. Accroché à un piton se détachant du flanc d’une vallée, c’est un beau site perché, densément occupé, quoique petit. Un dessin de l’Armorial de Revel le représente au milieu du xv^e siècle, avec son château, son église et ses maisons à l’intérieur d’un rempart.

12La fouille a vérifié l’exactitude du document sur le château, sur l’église, mais non sur les maisons – groupées dans la réalité le long de ruelles, et non éparses comme sur le dessin – et non plus sur le rempart, constitué en fait pas le dos des maisons.

13Le problème avec Essertines, c’est qu’on est en pays d’habitat dispersé (de sorte que si dans le Beaunois et l’Auxois, nous nous sommes intéressés à des éléments de dispersion – d’ailleurs temporaires – dans un contexte d’habitat groupé, dans le Forez, nous avons étudié un habitat concentré dans un contexte de dispersion générale.) Et il faut ajouter que le bourg et l’église paroissiale ne sont pas dans le castrum, mais au dessus, sur le plateau. Il n’est pas sûr que le castrum d’ailleurs ait jamais constitué un habitat permanent : un terrier du xx^e siècle montre que chaque propriétaire dans le castrum est en possession d’une autre demeure dans le hameau voisin.

14Il semble bien que nous avons affaire ici à un échec de l’incastellamento, à un castrum avorté devenu refuge. Ce n’est pas le seul site de ce type reconnu par l’archéologie7. Calberte, dans les Cévennes de la Lozère, avec son château, sa chapelle, son habitat rustique intra-muros et extra-muros, paraît bien appartenir à la même famille. Et la question se pose aussi pour le « Castlar » de Durfort, avec la même ambiguïté qu’à Essertines sur la véritable résidence des détenteurs des maisons du site fortifié8.

15Voici encore un autre site à problème. Fouillé par notre équipe de l’EHESS avec la collaboration des archéologues polonais de l’Académie de Sciences de Pologne : Saint-Jean-le-Froid dans le Rouergue9. Là encore, le contexte est celui de la dispersion en petits hameaux et fermes isolées. Mais Saint-Jean-le-Froid au xiv^e siècle (au début) avait une église, un presbytère, un cimetière et trois ou quatre exploitations à l’intérieur d’un rempart de terre. L’établissement doit son caractère exceptionnel sans doute au fait qu’à l’origine, fin xi^e siècle et jusqu’au xiii^e siècle, ce fut un prieuré de Moissac. Son déclin fut d’ailleurs rapide : fin xiv^e siècle le site, à 1 000 mètres d’altitude il est vrai, n’était plus occupé que par une « affar », l’église fut rétrécie et ne fut plus fréquentée à l’époque moderne qu’une fois l’an. Seul le cimetière resta en usage jusqu’à la Révolution. Aujourd’hui, il y a toujours une ferme près du site médiéval. On peut estimer que ce petit établissement n’a pas introduit d’atténuation à la dispersion du Lévézou.

16En termes d’habitat, les sites archéologiques résistent donc souvent à toute tentative de classement. Ceux des habitats isolés posent en plus d’autres problèmes : s’ils sont toujours occupés, ils ne peuvent se prêter à la recherche archéologique ; s’ils sont abandonnés, ils se dérobent à la prospection.

17En Sicile, jusqu’au xii^e siècle, l’essentiel de la population rurale habitait non les bourgs fortifiés et perchés qui dominent encore les campagnes de l’île, mais des villages ouverts, de petites dimensions, les casali ; en arabe – puisqu’on est au temps de la Sicile musulmane – manzil ou rahal.

18Or Henri Bresc et moi-même le plus souvent, ensemble ou séparément, nous n’avons pu localiser avec certitude les casali disparus... pourtant nombreux, puisqu’à partir du xii^e siècle, et surtout au XIII^e, ils sont abandonnés au profit des sites de hauteur. Ces derniers, en revanche, même désertés, sont aisément identifiables10.

19De même, en Espagne, dans le Sharq-al-Andalus, les recherches d’André Bazzana, Pierre Guichard, Patrice Cressier, ont recensé nombre de sites en hauteur, où les fortifications naturelles sont renforcées par des remparts, mais qui sont parfois totalement vides d’habitations. Peut-être faut-il réserver le nom de hisn (husun) aux sites perchés comportant un habitat, les autres pouvant être désignés sous le nom d’albacar. Mais dans les deux cas, plus nettement dans le deuxième cas, bien sûr, on a affaire à des refuges. L’habitat ordinaire se trouvait sous ces sites élevés à une distance parfois importante : ce sont les alquerias (arabe qarya), des hameaux dispersés sur le terroir agricole qui est souvent un terroir irrigué. Or, autant la localisation des husun et albacars est aisée, autant celle des alquerias est incertaine11.

20Ces situations où un habitat de hameaux est associé à des fortifications-refuges donnent du poids à l’observation de l’archéologue belge Johnny De Meulemeester : étudiant et fouillant, en Flandre notamment, des habitats refuges et des fermes isolées de l’époque carolingienne, il suggère que là où l’on trouve des fortifications refuges, on doit s’attendre à ce que l’habitat rural soit dispersé12.

21Pour ma part, je ferais volontiers une autre suggestion, dans le même esprit. Bien que je ne songe pas, d’abord, à assimiler ces structures à des refuges, je pense que les souterrains ou, comme on les appelle maintenant, les cavités aménagées, signalent aussi des habitats disparus. Dans le Limousin, où la dispersion est la règle notons-le, à plusieurs reprises des aménagements de surface ont été observés à l’entrée des cavités. Il faut dire que c’est dans cette province que les souterrains ont fait l’objet des recherches les plus sérieuses et les plus attentives, et c’est par exemple en Haute Vienne, auprès du Trou aux Fées de Chateauponsac, ou aux abords du souterrain de Chadalais qu’on a mis en évidence des silos et des vestiges d’habitat13. Dans certains cas, d’ailleurs, des habitations sont toujours présentes. Et à Dangé-Saint-Romain, on sait qu’on a affaire à un ancien village appelé Pouligny, mentionné au xi^e siècle14.

22Quoi qu’il en soit, si on doit considérer (et c’est l’interprétation la plus raisonnable) les cavités aménagées comme des annexes de l’exploitation rurale, il serait assez naturel d’y voir les témoins d’anciens habitats isolés, sinon même de les tenir pour d’anciens habitats temporaires.

23Un autre type de sites pourrait tout aussi légitimement signaler à l’archéologue la présence d’habitats anciens : mais jusqu’à une date récente on a adopté sur le cimetière isolé d’époque mérovingienne une doctrine simple : le cimetière est celui du village actuel, plus ou moins distant, mais séparé de l’habitat par respect des craintes ancestrales.

24Aujourd’hui, on insiste moins sur la distance entre le cimetière mérovingien et l’habitat qui lui correspond. On pense que les lieux de sépulture ont pu se regrouper comme les habitats, et donc les petits cimetières isolés pourraient témoigner d’une ancienne dispersion. Michel Colardelle a noté dans plusieurs cas les témoins d’un habitat disparu à proximité des nécropoles de plein champ (dans les Alpes du Nord)15.

25Plus nettement encore, Patrick Porte, dans la région de Hières-surAmby, observe de petits cimetières qui correspondent à de petits habitats et qui disparaissent avec ceux-ci16. Dans cette zone des rives du Rhône, entre le fleuve et le plateau de l’Isle Crémieu, la carte archéologique montre au haut Moyen Âge un habitat dispersé en villae et en petites agglomérations (pour lesquelles, peut-être, le site de hauteur de Larina pourrait jouer le rôle de refuge). Ces études récentes invitent à rouvrir le dossier des nécropoles mérovingiennes et de leur rapport avec l’habitat.

26Un autre témoin qu’a pu laisser l’habitat dispersé est l’église isolée, mais l’isolement de l’église peut correspondre à plusieurs types d’évolution et à plusieurs situations.

27Dans la Montagne Noire, les églises, souvent isolées, appartenaient à d’anciennes villae, vidées par l’incastellamento17. De même dans le Lodévois, les églises se multiplient au x^e siècle au même rythme que les habitats : ce sont, d’ailleurs, de très petits édifices pouvant accueillir, au mieux, 25 personnes ! Dans ce même petit pays, aux x^e-xii^e siècles, on compte 30 églises et 29 villae : on y trouve aujourd’hui 15 villages assez petits et six hameaux ou églises isolées ; huit ont disparu18.

28Cependant des églises ont pu être isolées dès leur fondation, de façon à desservir plusieurs localités : en tout état de cause, cela correspondrait encore à un habitat dispersé. Ce serait le cas d’églises perchées fondées aux ix^e-x^e siècles en Languedoc, à la limite de terroirs de défrichement19.

29Si les archéologues français, en Italie et en Espagne, peinent à localiser les habitats, surtout les plus petits – encore que Etienne Hubert connaisse quelques succès dans la vallée du Turano20 – c’est qu’ils partent des documents pour aller au terrain. Les archéologues anglais, eux, vont directement au terrain armés de conviction, d’hypothèses et d’une méthode. Une méthode qui a fait ses preuves et dont j’aurai l’occasion de mentionner quelques résultats. C’est ce qu’on appelle le survey. Dans le détail, la formule peut varier, mais il s’agit toujours d’une prospection systématique, procédant de façon volontairement aléatoire, en balayant un territoire par bandes parallèles plus ou moins larges et distantes, dans lesquelles les archéologues procèdent à des ramassages de surface. Les concentrations de vestiges, essentiellement comme on le pense bien, des tessons de poterie, signalent les sites, en même temps que la céramique propose des dates d’occupation.

30Comme on l’imagine aussi, la méthode a ses limites. Elle n’est guère adaptée à nombre de paysages naturels, prairies ou bois ; les résultats peuvent être biaisés par des épandages, les vestiges noyés sous des colluvions. Enfin, la notion de site, dans ce cas là, soulève des questions. A quel type d’occupation a-t-on affaire ? Cependant, malgré ses difficultés, quand le terrain n’est pas radicalement hostile, le survey est une des rares approches purement archéologiques de l’habitat dispersé.

31C’est par cette méthode que Jeremy Johns, en Sicile occidentale, dans la région même où l’archéologie française a fait porter ses recherches, a pu localiser des habitats disparus nombreux21. Discuter des constructions théoriques qu’il fonde sur ces découvertes m’entraînerait trop loin. Je préfère renvoyer à une recherche qui a été publiée dans Archéologie du Midi médiéval, et qui portait sur la Vaunage, un petit pays aux portes de Nîmes22. Là aussi des ramassages de surface ont mis en évidence un nombre important d’habitats disparus et une ancienne dispersion accentuée, mais il est vrai que les ramassages, moins aléatoires que dans le survey pur, étaient quelque peu orientés par les données du cartulaire de Notre-Dame de Nîmes.

32En France, ces dernières années ont vu la mise au jour d’un grand nombre d’habitats du haut Moyen Âge que rien ne signalait en surface – ce qui, au passage, relativise l’intérêt du survey. Ces découvertes concernent surtout la France du Nord où le chiffre des habitats révélés dépasse de beaucoup la centaine, et commencent à intéresser aussi la région Rhône-Alpes où on approche de la vingtaine d’habitats23. On sait à quoi l’on doit ces découvertes : l’intervention des archéologues sur le tracé des autoroutes, l’A 49 Grenoble-Valence, ou l’A 51, Grenoble-Sisteron, les autoroutes qui traversent la Champagne, et sur le tracé du TGV, TGV Nord et interconnexion, TGV Sud-Est, etc.

33Il faudra naturellement s’interroger sur les apports des données nouvelles au dossier de l’habitat dispersé. Dans l’immédiat, je voudrais seulement souligner une difficulté supplémentaire que rencontre ici l’archéologue, précisément pour évaluer la fiabilité de ses données. Un exemple suffira à mettre le doigt sur le problème. Sur le site de l’Arpent Ferré, à Servon, en Seine et Marne, les travaux du TGV Nord et de l’interconnexion des réseaux, a permis de mettre au jour les vestiges d’une occupation, du i^er au xiii^e siècle : une villa aux trois premiers siècles, des cabanes aux v^e et vi^e siècles, deux unités d’habitation et d’exploitation, enfin aux xii^e-xiii^e siècles, un grand bâtiment entouré d’un fossé24. On aurait donc affaire à un habitat isolé, à un écart comptant au plus deux exploitations. Mais l’emprise des travaux a limité étroitement l’exploration à une bande de terrain d’environ 220 m de long sur 45 de large – environ 10 000 m², alors qu’on estime l’extension du site à 4 hectares !

34On voit qu’il devient difficile dans ces conditions de caractériser les habitats découverts. Il se pourrait que hors de l’emprise du TGV, il y ait eu église, cimetière ou manoir.

35Après avoir évoqué les difficultés que rencontre l’archéologue dans sa recherche sur les habitats, et notamment sur les plus petits, on peut se demander si c’est de l’archéologie qu’on va attendre la réponse à la question essentielle : quelle est l’origine de l’habitat dispersé ? Pourtant, si cette origine est très lointaine, antérieure aux temps historiques, l’archéologie sera seule à pouvoir répondre.

36On l’a pensé. Comme médiéviste, je ne puis qu’évoquer la possibilité de racines pré ou protohistoriques. Deléage observant le contraste entre la Bourgogne des villages et celles des hameaux et des fermes isolées (une partie de la Puisaye et de l’Auxerrois, le Morvan, l’Autunois, le Charolais, la Bresse) tendait à rendre responsable de ce contraste la civilisation des tumulus d’une part, et d’autre part la civilisation mégalithique, malgré la distance chronologique : « Le tumulus, écrivait-il, est exceptionnellement isolé, le dolmen est exceptionnellement groupé »25.

37Il me semble qu’aujourd’hui, on penserait à d’autres cultures, en remontant au temps des premiers agriculteurs, les hommes du Néolithique, époque où justement s’opposent des civilisations venues du Nord et de l’Est à d’autres venues du Sud et de l’Ouest. On songerait volontiers à désigner la culture danubienne et plus précisément les villageois du Rubané comme les pères de l’habitat groupé. Il est plus difficile, à ce que je crois, de voir les précurseurs de la dispersion dans les Chasséens dont on connaît des habitats en grotte ou sous abri mais aussi des villages, notamment dans le Toulousain.

38J’ai peur que là aussi et en partie pour les mêmes raisons qui entravent le médiéviste, l’habitat dispersé ne soit pas favorisé par la recherche archéologique. En revanche, si on franchit quelques millénaires, c’est la dispersion qui paraît monopoliser l’attention des archéologues, tant avec les fermes indigènes de la Gaule indépendante, qu’avec les villae galloromaines. Des trois types d’habitat qu’évoque César décrivant le Gaule chevelue, on n’a longtemps retenu que l’oppidum et les aedificia. À l’aedificium succède la villa, objet de toutes les attentions des antiquisants qui n’ont pas hésité jusqu’à une date récente, jusqu’à Albert Grenier, à y voir, paradoxalement d’ailleurs, le germe de nos villages actuels. Si on n’a jamais négligé totalement le viens, il y a assez peu de temps qu’on s’interroge sur sa diversité et qu’on se demande s’il ne pourrait être tout simplement un village, dans bien des cas.

39Il est cependant hors de doute que la dispersion est majoritaire dans l’empire romain et cela, même dans les provinces qui présentent aujourd’hui un habitat groupé, voire fortement concentré en gros villages. C’est le cas de la Picardie.

40On le sait : l’archéologie aérienne a permis de localiser en Picardie plus de 500 villae du haut Empire, identifiables aisément par leur plan, et 600 autres vestiges antiques26. Le réseau des villae est plus dense que celui des habitats actuels : sur un finage, on compte toujours hors du village actuel plusieurs villae et loci, 2 à 3 dans le Santerre et parfois jusqu’à 5 ou 6 par commune. On ne peut en outre exclure que le village ne recouvre aussi l’emplacement d’une autre villa. C’est apparemment ce que pense Roger Agache, l’archéologue et l’aviateur photographe de cette recherche : j’ai toujours été surpris qu’il soit sensible à d’éventuelles filiations entre villa et village plutôt qu’à ce qui ressort à l’évidence de ses travaux, c’est-à-dire la discordance entre le réseau antique des habitats et la géographie humaine actuelle.

41D’autres recherches, toujours archéologiques nécessairement, confirment la dispersion antique. En Picardie même, la prospection au sol, dans le canton de Montdidier, par exemple, ajoute 25 sites aux 92 enregistrés par l’archéologie aérienne27.

42En Beauce, sur le territoire de la commune de Lion-en-Beauce, soit sur 699 hectares, où ne figure aujourd’hui qu’une agglomération, Alain Ferdière a, par la méthode du ramassage systématique localisé 61 sites de toutes époques, dont 9 exploitations gallo-romaines (alors que le village actuel n’apparaît pas avant le haut Moyen Âge). D’autres enquêtes permettent à Ferdière d’étendre à toute la Beauce les résultats obtenus à Lion.28.

43De même encore, les recherches conduites sous la direction de Philippe Leveau aux abords de l’étang de Berre, autour de Saint-Biaise, ont relevé 40 à 42 lieux habités avant le vii^e siècle, dont 3 villae et 34 à 36 petits sites épars dans la plaine29.

44Enfin, selon Paul Van Ossel, la dispersion l’emporte jusque dans la Basse Antiquité : en Ile-de-France, les grands travaux n’ont révélé et permis de fouiller aucun village de cette époque30.

45Tel est donc l’héritage laissé par l’Antiquité. Qu’en fait le Moyen Âge ? S’agissant du haut Moyen Âge, c’est encore de l’archéologie que peut venir la réponse, même si les diplômes et les chartes commencent à apporter leur contribution, mais ce n’est guère avant le x^e siècle, et même le x^e siècle est une date trop haute pour beaucoup de provinces.

46Mais l’archéologie de sauvetage intervient désormais, massivement et précisément pour nourrir d’informations les provinces du Nord, celles qui ne peuvent compter sur un document écrit avant l’an mil. On a recensé jusqu’à l’année dernière 118 sites ruraux des époques mérovingienne et carolingienne dans le Nord de la France et on en découvre constamment de nouveaux31.

47Ces habitats ont beaucoup de traits en commun :

• ils sont désignés par le nom de la localité la plus proche ou par celui d’un lieu-dit : il n’y a sur eux, en effet, aucun document écrit ;
• ils présentent régulièrement les mêmes structures, les mêmes vestiges en creux qui correspondent soit à de grandes maisons à armature de bois, soit à des cabanes excavées, soit à des fossés, des silos, des fours ;
• sauf exceptions, ils ne présentent pas les éléments caractéristiques d’un village, tels que église ou cimetière (moins d’une dizaine de ces sites en sont pourvus) ;
• ce sont des habitats de faibles dimensions, même si on doit, comme on l’a vu, considérer qu’on ne possède d’eux qu’une connaissance partielle. Mais d’un autre côté, le nombre parfois important des bâtiments ne doit pas faire illusion, d’une part parce que tous ne sont pas des habitations, d’autre part parce que ces bâtiments ne sont pas contemporains les uns des autres.

48Les sites mérovingiens (vi-viii^e siècles) de Juvincourt et Damary, dans la vallée de l’Oise, assez largement reconnus, constituent trois hameaux, chacun de quatre à 5 maisons ; à Ravanne, lieu-dit d’Ecuelles (Seine et Marne), le site des x^e-xi^e siècles présente 200 trous de poteaux mais qui correspondent à deux bâtiments à deux nefs et à six cabanes excavées ; en outre, les deux bâtiments sont superposés. À Coupvray, le site des Regards compte 4 habitations, 12 fonds de cabanes, 2 puits et 13 fours, mais sur trois périodes d’occupation ; au cours de la dernière, fin x^e-xi siècles, il n’y a qu’une seule exploitation32.

49Certes, il s’agit d’habitats fragiles, certains disparaissent d’ailleurs dès les temps mérovingiens. Ces abandons précoces évoquent un réseau mal fixé, un habitat mal enraciné. Les plus nombreux disparaissent – en France du Nord – vers les xi^e-xii^e siècles. Et cela rejoint ce qu’observe l’historien quand il trouve dans les chartes les plus anciennes un grand nombre de localités, souvent appelées villa (mais le terme a changé de sens) qu’il ne peut ni localiser, ni identifier à un habitat contemporain.

50On peut discuter de la réalité de la mutation de l’an mil, et mettre en doute la révolution féodale. Sur deux points, on ne peut, sans contorsion excessive, récuser le témoignage de l’archéologie :

• le grand nombre des mottes ;
• le grand nombres des habitats ruraux disparus.

51Ces derniers renvoient à un réseau d’habitats différent de ce qu’il est aujourd’hui, à une dispersion qui prolonge celle de l’Antiquité, mais qui, plus ou moins tôt, et probablement après l’an mil, fait place, au moins dans certaines régions, à une autre distribution des habitats. C’est alors donc qu’apparaît le village, phénomène bien dégagé par l’historiographie récente sous des noms divers, incastellamento, encellulement : je préfère m’en tenir à « l’émergence du village »33.

52La dispersion ne disparaît pas pour autant, mais à partir de ce moment là, elle revêt deux formes :

• l’habitat intercalaire qui introduit un certain pourcentage de dispersion à l’intérieur d’une distribution en villages groupés ;
• l’habitat entièrement dispersé soit en hameaux, soit en écarts ou en fermes isolées.

53Un exemple me permettra d’évoquer rapidement l’habitat intercalaire et ses origines.

54Une de mes premières prospections en Bourgogne m’a fait découvrir, en pleine forêt, les vestiges d’un hameau appelé Comboyard dans la vallée de l’Ouche, une ancienne dépendance de l’abbaye de La Bussière (une fille de Cîteaux). La fraîcheur relative des ruines m’a détourné de l’idée d’y entreprendre des fouilles, mais je n’ai cessé depuis de m’intéresser à cette zone.

55Or l’histoire du finage de La Bussière sur Ouche est d’une part bien établie par de nombreux documents, chartes, terriers, tiberiades, utilisés par le doyen Jean Richard, par un érudit bourguignon, Albert Colombet et que j’ai moi-même repris, d’autre part, elle paraît exemplaire concernant les origines de l’habitat intercalaire34.

56Aujourd’hui, la commune compte encore 12 points d’habitat, héritage rétréci d’une dispersion plus marquée au xviii^e siècle, où le finage comptait 18 habitats, totalisant à peine plus de cent feux.

57Il ne fait pas de doute que cette dispersion soit liée à la propriété de l’exploitation monastique : le terroir de la commune correspond au domaine d’une seul bloc, constitué par l’abbaye de La Bussière dès le xii^e et le début du xiii^e siècle. Les hameaux et écarts succèdent à des granges ou des métairies de l’abbaye.

58Cependant, l’histoire de l’habitat se révèle assez complexe et comporte aux moins deux phases. Dans un premier temps, l’abbaye ne crée pas d’habitats nouveaux, bien au contraire. Les établissements qu’elle a trouvés lors de sa fondation et des premières donations, elle les transforme en granges. Ce sont des villae : Tres Valles, aujourd’hui l’Oizerolle, Cras – disparu – et Crosson qui est certainement un village puisque ses habitants approuvent la donation et qu’il possède une église. L’éviction des habitants est probable : Crosson donne raison au moine clunisien qui, parlant des Cisterciens, les accuse en ces termes :

Je conteroie mil églises
ou ils ont lor grainges assises35.

59Ainsi, une part de l’habitat intercalaire paraît ancienne, antérieure à l’arrivée des Cisterciens.

60Mais l’abbaye allait aussi faire apparaître des habitats nouveaux. Parmi eux, les plus anciens sont des établissements de type industriel. Des moulins, dont un moulin foulon, une forge, appelée Doperiez (et qui deviendra « le hameau de la forge ») où en 1450 habitent un ouvrier alement et son frère. Enfin, une « belle et grande thiellerie ».

61Les autres créations de La Bussière, les plus nombreuses sont des métairies. Une seule, Pontonnière, est attestée au xiv^e siècle. Les autres apparaissent au xvi^e, puis au xvii^e siècle. Certaines sont peut-être des granges que l’on ressuscite sous cette forme. En tout cas, concédée à un preneur au départ, elles comptent souvent 6 à 7 feux, voire 10 au xviii^e siècle, et jusqu’à 50 ou 70 habitants au milieu du xix^e siècle avant la grande décrue de la population rurale qui va faire disparaître plusieurs de ces hameaux. Mais d’autres avaient déjà cessé d’exister au xvii^e siècle en raison de la pauvreté du terroir. Il semble bien que la vocation des granges et des métairies ait été principalement l’élevage.

62Le cas du finage de La Bussière me paraît exemplaire malgré la distorsion entraînée par le fait qu’il s’agit d’un territoire monastique et qui plus est, cistercien. Mais le système des granges n’a qu’un temps et ne fait qu’accentuer les traits de l’évolution. Celle-ci permet de distinguer un habitat intercalaire d’origine ancienne, des villae, et un autre plus récent de la fin du Moyen Âge et des Temps modernes qui correspond à des établissements industriels, moulins, forges et tuileries, ensuite à des exploitations agricoles.

63Cette évolution me paraît pouvoir être étendue à l’ensemble de cette partie centrale de la Bourgogne que je connais bien, caractérisée par ses villages groupés, et en même temps par un habitat intercalaire dont une part est héritée de la dispersion antique ; cela se lit dans la toponymie avec les hameaux qui portent des noms comme Flagny, Brully, Dracy (il y a 6 localités de ce nom). Cela se lit avec plus de sécurité aussi dans les travaux de l’abbé Chaume qui montrent, aux temps mérovingiens et carolingiens, des villae bien plus nombreuses que les villages actuels36.

64Cet habitat dispersé est antérieur à la formation des villages, mais la formule du village groupé n’avait pas encore atteint son plein développement que déjà elle était concurrencée par une nouvelle forme de dispersion, représentée par les moulins et autres établissements industriels, par les maisons nobles établies au milieu des terres familiales, par les exploitations nées de la renaissance de l’individualisme agraire.

65Le regroupement des hommes en villages n’est pratiquement nulle part absolu : il voisine avec des reliquats de l’ancienne dispersion et se trouve concurrencé par une nouvelle dispersion. Mais dans bien des régions, dans une bonne part de la France de l’Ouest, du Centre et du Sud, la dispersion a fait mieux que résister, elle s’est maintenue ; au pire, elle n’a fait qu’une place limitée au village. Il y a des provinces qui n’ont pas connu l’incastellamento, ou qui l’ont vu échouer ou ne se réaliser que partiellement. Et il n’est pas moins nécessaire de s’interroger sur cette résistance au groupement. C’est peut-être en analysant cette contre-épreuve de l’incastellamento qu’on comprendra celui-ci.

66J’ai pensé un moment que le Lochois pouvait offrir une clé pour comprendre la résistance au groupement, à travers la thèse qu’Elisabeth Lorans a consacrée à ce petit pays où règne un habitat semi-dispersé à la structure très lâche37. E. Lorans ne compte sur 56 communes que 3 localités qui lui apparaissent comme de véritables agglomérations. Là aussi le Moyen Âge a hérité des habitats antiques, nombre de hameaux dont les toponymes sont caractéristiques, Norçay, Rassay, Le Coudray. Et dès le xii^e siècle, à la faveur de l’extension des terroirs, apparaissent de nouveaux écarts, hébergements et gaigneries. Les bourgs ruraux, fondés autour de nombreux prieurés restent aussi très petits. Or, il est remarquable qu’il y ait très peu de châteaux dans le Lochois, quatre seulement (dont un n’est pas localisé) et une ou deux mottes seulement. Il semble bien que l’autorité comtale s’est maintenue fortement et longuement, empêchant l’émergence de seigneuries vassales, favorisant au contraire la présence de l’église sous la forme de prieurés, assurant au total la pax rusticorum.

67Or c’est au moins une hypothèse raisonnable que de placer à l’origine du groupement des hommes la recherche de la sécurité dans le cadre seigneurial, et plus que de la protection matérielle, le besoin d’ordre.

68Mais alors, le cas de la Bretagne, des pays du bocage, devient très contrariant. La Bretagne connaît la même violence, la même anarchie que les pays francs, les incursions normandes, les guerres entre les princes rivaux, les révoltes paysannes ; les mottes y sont d’ailleurs très nombreuses et en revanche la propriété ecclésiastique n’y connaît pas une grande extension. Et pourtant, point de villages, mais un fourmillement de petits hameaux (d’ailleurs appelés villages) et de maisons isolées (en moins grand nombre).

69Au moins la Bretagne compte-t-elle des habitats médiévaux disparus que l’archéologie a pu assez largement reconnaître. Guidel (Pen-er-Malo), Melrand, Karhaes-Vihan (Brennilis), Le Guoënidou (Berrieu), Pont Calleck, Kerlano (en Plumelec) sont bien des hameaux, sans manoir ni église, sans plan affirmé, rassemblant une dizaine d’habitations, assez uniformes dans leur construction et leur organisation : les maisons-toits, au foyer central, au plan allongé pour accueillir à la fois les hommes et un peu de bétail, des maisons pauvres qui ne pouvaient guère abriter plus de deux ou trois bovins. Les dates sont mal assurées, mais tourment autour des Xe-xi^e siècles38

70On pourrait presque considérer que ces hameaux sont relativement gros cependant et que la dispersion s’est encore accentuée depuis l’époque où ils furent abandonnés. Mais on conçoit que l’on ait pu songer à une ancienne structure sociale, à une tradition contraignante héritée des pays d’origine de la population bretonne. Or, ici, l’archéologie montre l’Irlande, par exemple caractérisée jusqu’à l’arrivée des Anglo-Normands, par une colonisation dispersée, mais surtout sous la forme de fermes isolées, ce qui ne coïncide pas avec le modèle breton39.

71Le Languedoc collinaire de l’Hérault apparaît comme une des régions où l’incastellamento s’est le mieux réalisé. Les recherches à la fois historiques et archéologiques de Laurent Schneider ont cependant montré la longue résistance de l’habitat dispersé40. Jusqu’au xii^e siècle, les villae se maintiennent, surtout quand elles sont dotées d’une église, une église dont la dimension traduit la petite taille de l’habitat, puisqu’elle peut accueillir 25 personnes au plus. Des castra en revanche échouent et disparaissent : 9 sur 16 dans le Lodévois. Et des îlots de dispersion subsistent jusqu’aujourd’hui, comme la commune d’Aumelas près d’Amiane : elle doit son nom à un castrum qui n’a jamais été un centre de peuplement ; sur les 6 000 hectares, pas un site villageois ; tout est en hameaux et en fermes. La dispersion s’accroît quand on remonte au-delà de Lodève pour s’enfoncer dans le Massif Central. L’habitat dispersé gagne alors du terrain et devient prépondérant dans le Gévaudan. Jean-Claude Hélas a pu établir pour le Gévaudan un parallèle avec la situation décrite par Charles Higounet dans le Rouergue : le manse primitif y garde ses contours et, au mieux, un hameau succède à la ferme qui occupait le centre du manse41.

72Il faut faire un sort particulier à une enquête en tout point remarquable et qui, si elle est pluridisciplinaire, fait une large place à l’archéologie : il s’agit du « projet » – terme consacré mais impropre puisque le stade du projet est largement dépassé – dirigé par Laurent Fau, du SRA de Toulouse (et auquel participe notre collègue Gérard Pradalié) et qui porte sur la partie de l’Aubrac dominée par la Dômerie d’Aubrac42. La prospection a ici relevé les vestiges de 11 hameaux, situés soit sur le plateau, soit sur les rebords méridionaux du plateau d’Aubrac entre 1 100 et 1 300 m, alors que les églises, les châteaux et les habitats vivants aujourd’hui sont dans les vallées. Assez divers dans leur organisation et leur plan, mais toujours dépourvus de cimetière et d’église, ils comptent un petit nombre d’habitations, généralement pas plus de trois.

73Ces hameaux disparaissent à la fin du Moyen Âge. Ils ne doivent pas être confondus avec les agglomérations de burons qui existent aussi sur l’Aubrac et ont laissé des vestiges sous forme de cuvettes ovalaires. Il ne s’agit pas, selon les conclusions actuelles de l’enquête, d’habitats temporaires ou saisonniers, comme sont les burons, qui d’ailleurs sont, en outre, sujet à des déplacements. On aurait affaire à des hameaux de polyculture (mais où l’élevage tenait sans doute déjà une place importante), correspondant à une colonisation médiévale du plateau. C’est seulement à partir du xiv^e siècle et surtout après le xvi^e siècle que les documents concernent des arrentements et parlent de « montagnes » ; entendons : pâturages d’estive. Ce sont ces locations, sans doute en rapport avec la crise agraire et la déflation démographique, qui ont modifié la donne et orienté totalement l’économie du plateau vers l’élevage. La palynologie – autre méthode archéologique – paraît déjà confirmer cette interprétation et la modification des paysages transformés en herbages, voire en landes.

74Il n’est donc pas certain que la dispersion ait quelque chose à voir, comme on a pu le penser, avec l’élevage qui, après tout, comme la céréaliculture, connaît des pratiques communautaires qui pourraient pousser à la concentration. Mais la dispersion caractérise la plupart des régions de hauteur, des montagnes. Et, l’élevage n’étant alors qu’une des composantes, la plus importante sans doute, de l’économie montagnarde, peut-être doit-on lier l’habitat dispersé à une colonisation relativement récente, qui doit plus à l’individualisme agraire qu’à l’initiative seigneuriale.

75En tout état de cause, on trouve sans peine des exemples archéologiques et historiques de cette colonisation relativement tardive des montagnes. C’est elle que Marie-Thérèse Lorcin voit multiplier les hameaux et les terroirs nouveaux dans les monts du Lyonnais43. Benoît Cursente a montré aussi que dans la campagne pyrénéenne, notamment dans le Béarn, les habitants des castelnaux tendaient à quitter le castrum pour s’éparpiller dans les finages44.

76Il y a longtemps aussi que Pierre-François Fournier et Gabriel Fournier ont observé que « dans les cantons volcaniques de l’Auvergne, des ruines de hameaux paysans existent en grande quantité »45. À l’initiative de Gabriel Fournier, la « montagne » de Collandres, dans le Cantal, a fait l’objet d’une recherche archéologique et mis en évidence huit groupes d’habitations permanentes associées à des étables (pavées elles aussi et pourvues de drain), à un « couderc » et à un four communs46. Or, ici aussi, on ne parle de « montagne » qu’à partir du xvi^e siècle : avant, les textes n’évoquent que « manses » ou « affars » et des rideaux de culture, des fragments de meule, des traces d’araire attestent que ces hameaux correspondaient à des habitats permanents et à une économie de polyculture.

77Enfin, l’enquête sur l’habitat déserté médiéval de la Montagne corrézienne, conduite par Patrice Conte, du SRA de Limoges, a elle aussi rencontré au Puy Nègre de Chavannac, à La Roche de Beynat, à Meymac, à Pérols-sur-Vezère, à Tarnac, un ou plusieurs habitats constitués d’un tout petit nombre d’exploitations, quelquefois une seule. Le cas le plus intéressant, ou en tout cas le mieux connu, étant celui de Valergues qui compte plusieurs – trois ? – hameaux des xiv^e-xv^e siècles : celui du Bois des Brigands montrant 6 bâtiments dont 3 habitations, pour l’essentiel en bois et torchis47. Ces désertions tardives, nous le savons depuis l’étude conduite dès 1963-1964 par E. Le Roy Ladurie et moi-même, touchent en général des habitats fragiles, parce qu’aventurés tardivement sur la fraction la plus répulsive du terroir.

78Ce n’est pas par goût du contraste que des montagnes centrales je passe aux rivages de la Mer du Nord. Mais la Flandre, spécialement la Flandre maritime, constitue une de ces enclaves de dispersion en pays d’habitat groupé dont parlait Demangeon. Et depuis l’Aa (Saint-Omer) jusqu’aux bouches de l’Escaut, on est aussi en pays de colonisation tardive, de reconquête sur la mer après les deux maxima de la dernière transgression dunkerquienne. Celle-ci fait disparaître des habitats au x^e siècle, puis au xiii^e et encore au xiv^e siècle, à Mariakerke et Walravensijde, par exemple. Mais surtout la colonisation après ces épisodes catastrophiques, a pris la forme de la dispersion.

79À partir de 1972, sous la direction de Franz Verhaeghe, un programme de fouilles, de sondages et de prospection a été mis en œuvre dans la région entre Furnes et Dixmude, en somme dans la boucle de l’Yser48. Sur les territoires de 18 communes, environ 13 500 hectares, 367 sites médiévaux ont été recensés, dont 323 moated-sites, c’est-à-dire des sites où une aire construite dont les bâtiments sont conservés dans un cas sur trois, est entourée de fossés, parfois doubles et toujours plus larges que profonds, 10 à 15 m contre 1,5 à 2,5 de profondeur. Certains ont fait l’objet de fouille, comme à Lampernisse où on a pu observer le profil du fossé, les traces du point en bois, le portail et le petit bâtiment de briques, couverts de tuiles49.

80Ces moated sites sont appelés par les documents mote, huuswal (maison forte) mais aussi hofstede (ferme), et il est bien clair qu’ils sont beaucoup trop nombreux pour correspondre seulement à des maisons nobles. Ce sont en fait des centres d’exploitation établis au milieu de la terre qui en dépendait et les constructeurs sont le plus souvent des freeholders, des paysans libres.

81La Flandre présente au total quelques traits communs avec les montagnes du Massif Central, colonisation tardive, importance croissante de l’élevage, et même désertions assez nombreuses lors de la crise agraire de la fin du Moyen Âge. Les sites fouillés ou prospectés par Johnny De Meulemeester, à Roksen, à Zoutenaie montrent une dispersion qui s’accentue après Dunkerk III B, au xii^e siècle, et des sites exploitant les prés salés, mais qui disparaissent souvent aux xiv^e et xv^e siècles ou aux Temps Modernes50.

82Finalement, on s’aperçoit que l’archéologie, tant intensive qu’extensive, s’adresse le plus souvent à de petits habitats : si la ferme isolée est rare, les petits hameaux, les sites fossoyés, ne le sont pas et relèvent eux aussi de la dispersion en constituant des établissements intercalaires. Parmi eux, les nombreux sites du haut Moyen Âge mis au jour par les grands travaux linéaires de ces dix dernières années, ainsi que les habitats de moyenne montagne disparus plus tardivement ; on ajoutera les sites bretons qui sont ceux de hameaux des xi^e-xii^e siècles.

83Et on constate aussi que l’extension de l’habitat dispersé a, en somme, peu évolué jusqu’à hier. Ce sont les mêmes types de région et les mêmes provinces qui étaient, et qui restent encore souvent zones de dispersion.

84Les recherches archéologiques et historiques mettent en évidence au moins deux temps pour l’implantation de l’habitat dispersé tel que les campagnes médiévales l’ont connu. La première phase est antérieure au Moyen Âge, peut-être très ancienne, mais bien représentée par les temps romains, où la rareté des villages (vicus ?) contraste avec le très grand nombre des établissements isolés (villae)51.

85La seconde phase est médiévale et se poursuit, d’ailleurs, bien au-delà du Moyen Âge. Elle voit apparaître dans les campagnes de nouvelles exploitations isolées.

86L’archéologie a pu étudier de nombreux sites appartenant à la première phase, tant les villae antiques que les habitats du haut Moyen Age, plus rarement des témoins de la seconde : il y a cependant les maisons fortes et autres sites fossoyés ainsi que les hameaux de la montagne moyenne.

87Mais on ne peut affirmer que l’archéologie a permis de rendre compte des contrastes qui opposent pays d’habitat dispersé, pays de gros villages groupés et régions où les villages coexistent avec un habitat intercalaire important. On s’explique mal, en particulier, pourquoi certaines provinces ont ignoré « l’émergence » du village et conservé, à peu près, le réseau hérité des temps antiques ou, en tout cas, la forme d’habitat qu’ils avaient connue. Peut-être, pourtant, des pistes ont-elles été ouvertes, plus sans doute que par les fouilles intensives, par les enquêtes où la toponymie et les documents écrits présent d’un poids au moins égal à celui de l’archéologie, ici l’archéologie extensive.

88La prédominance de l’élevage accompagnant une conquête tardive du terroir semble favoriser l’individualisme agraire : en se dégageant de l’emprise communautaire, aussi bien de ses bienfaits que de ses contraintes, il installe l’exploitant au centre de ses terres, à bonne distance de ses voisins. Mais toutes les régions où l’on observe la mise en place de la place de la dispersion et, plus fréquemment encore, celles ou habitats isolés se maintiennent depuis l’antiquité, ne répondent pas forcément à ces conditions, et ne sont ni de colonisation récente, ni vouées à un élevage dominant.

89Je serais donc tenté d’aller plus loin. La pax romana a accompagné l’extension du réseau de villae. On peut donc se demander si, au Moyen Âge, l’individualisme agraire n’a pas été favorisé par des situations où l’ordre était relativement assuré par la puissance publique, soit dans des provinces épargnées par l’anarchie féodale, soit plus tard quand le prince ou le roi eût rétabli les conditions d’une relative sécurité et d’une justice efficace.

90Mais c’est à l’historien, indubitablement, qu’il revient de vérifier le bien fondé de cette façon de voir qui fait, en somme, de l’habitat dispersé la contre-épreuve de l’incastellamento et de la « révolution féodale ». Il n’est pas sûr d’ailleurs, comme on l’a vu avec le cas breton, que l’hypothèse puisse se vérifier aisément, si tant est que ce soit la bonne. Quoi qu’il en soit, plus que jamais, l’archéologue en cette affaire sent la nécessité de s’associer étroitement l’historien dans une démarche dont des enquêtes régionales dans le Sud-Ouest commencent d’ailleurs à nous offrir de bons exemples.