Version classiqueVersion mobile

Les catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne

 | 
Bartolomé Bennassar

En marge de récentes recherches de sismologie historique en Italie : séismes « oubliés » à la fin du xviiie siècle

Viviana Castelli

Texte intégral

Je suis fort obligée à M. jean Vogt pour ses conseils et sa relecture attentive de ce texte et à Giancarlo Monachesi pour la préparation des figures.

Avant-propos

1Une discussion détaillée des cas traités dans cette communication vient de paraître sous le titre « A ʺclusterʺ of earthquakes in the Apennines at the end of XIII century » dans Terra nova ; vol. 5, no 5 (1993).

Introduction

2Est-il possible d'oublier des séismes, et quelquefois des séismes remarquables responsables de graves dégâts et de victimes ? Oui, pour bien des raisons, sans d'ailleurs que ces oublis se limitent à des événements anciens. Parmi ces raisons, il convient de mettre en relief la fragmentation de la mémoire historique qui, au cours des années et par le jeu des citations littéraires et érudites, peut changer et presque s'effacer. Pour une analyse des aspects méthodologiques du problème (avec des exemples du haut Moyen Âge) on renvoie à Marmo (1989).

3Mais la question n'a pas seulement une importance méthodologique : savoir où, quand et combien de séismes sont survenus dans le passé est nécessaire pour mieux programmer une défense contre le séismes futurs. Ainsi, les cas d'effacement de la mémoire présentés dans cet exposé ont été puisés parmi les résultats du travail d'une équipe interdisciplinaire formée par le Conseil national pour la recherche d'Italie, dont le but est d'étudier la sismicité historique nationale dans le cadre d'un programme de recherches visant à la mise au point de stratégies pour la réduction du risque sismique en Italie.

Prémisses et critères de cette étude

4L'Italie a une longue tradition d'études de sismologie historique, même si poursuivies par des méthodes qui nous apparaissent aujourd'hui démodées et brutes au point de vue de la recherche historique. Dans la plupart de cas ces études ont abouti à la compilation de listes chronologiques de séismes, dont la plus récente à l'échelle nationale est celle de Baratta (1901).

5Il y a dix ans environ, lors de l'informatisation du catalogue sismique national par Postpischl (1985), la compilation de Baratta en fut la source presque unique pour les événements antérieurs à ce siècle. Le catalogue officiel des séismes italiens (un outil indispensable pour beaucoup de raisons, pratique, législative, statistique etc.) naissait donc avec des défauts et des lacunes : ses auteurs mêmes savaient très bien qu'ils allaient devoir se mesurer avec le problème d'une étude plus rigoureuse des tremblements de terre du passé, c'est-à-dire une étude interdisciplinaire employant des méthodes critiques sérieuses et transparentes.

6Cette étude aurait pu être entreprise en partant à zéro (ce qui est, du reste, inévitable si l'on veut rechercher les événements échappés jusqu'ici à un recensement quelconque) ou bien en tenant compte de la tradition sismologique, soit pour éviter de faire les mêmes erreurs, soit pour en garder ce qu'il pouvait y avoir de bon. C'est après avoir choisi la seconde option qu'on est sur le point d'achever un projet de travail dont le but est la mise en ordre et le « nettoyage » critique des connaissances relatives à environ deux mille événements sismiques destructifs antérieurs à 1880. Selon une procédure standard, chaque événement a été analysé en partant de Baratta et d'une grille de compilations sismologiques (datée entre le XVIIe et le XIXe siècle) dont les sources primaires ont été analysées et croisées afin de reconstituer des ensembles de données originales.

7Cette procédure aboutit à des résultats considérables, dont un aperçu est donné par Bellettati et al. (1993) : correction de donnés erronées, repérage de faux séismes, redécouverte de données « oubliées ». La procédure permet ainsi de vérifier que bien des particularités de la séismicité historique italienne ne sont pas dues à des problèmes de géophysique mais plutôt et plus simplement au mauvais emploi des sources.

La séismicité médiévale italienne : ses particularités et son traitement par le catalogue

8L'une des particularités de la séismicité historique italienne est le fait (fort peu croyable au point de vue sismologique) que, pour la plupart des grands événements du Moyen Âge, le catalogue sismique national peut compter seulement sur des témoignages isolés, relatifs à un point, seul affecté. C'est le cas, selon les sources du catalogue, pour six séismes remarquables datés entre 1292 et 1294 en différentes régions de l'Italie centro-méridionale (fig. 1). Le manque de renseignements a empêché les compilateurs du catalogue d'identifier l'origine de ces séismes : provisoirement, ils ont été localisés aux points affectés, ce qui risquait d'ailleurs d'induire en erreur tous ceux qui allaient utiliser le catalogue pour déterminer, par exemple, la distribution des aires sismogénétiques d'Italie.

9Malheureusement, ces localisations paraissent avoir été faites au hasard, du moins dans le cas du séisme de 1292. Baratta (1901) affirmait qu'il était survenu en Val Bivano et le catalogue l'a situé en Toscane mais en effet il n'y a aucune localité de ce nom, ni en Toscane ni ailleurs en Italie, ce qui fait penser que la source utilisée par Baratta était probablement fautive.

Les sources de Baratta pour les séismes de 1292-1294

10Baratta citait une seule source pour chacun des six séismes dont il est question. Dans deux cas seulement il s'agissait de témoignages contemporains, ce qui ne veut pas dire « absolument fiables », car les contemporains peuvent se tromper eux aussi et d'ailleurs les éditions employées par Baratta étaient vieilles et de qualité inégale. Dans les autres cas les sources de Baratta étaient des « témoins » très éloignés des faits dont ils parlaient (Bonito, 1691 ; Farulli, 1713 ; Soldani, 1798 ; Salazaro, 1877) : deux d'entre eux citaient leurs propres sources, que Baratta ne vérifia pas.

11Selon la procédure adoptée, on a essayé d'améliorer cette situation par le recours à d'autres compilations, mais en vain : toute compilation cite en effet les mêmes sources que Baratta. Il restait à vérifier si Baratta avait utilisé correctement ses propres sources. Les textes originaux ont été recueillis et relus avec soi, en prenant aussi en considération de nouvelles éditions critiques. Cette relecture conduit à des changements notables.

La relecture des sources de Baratta

12Les raisons des changements sont parfois bien banales : le séisme de 1292 (à Sansepolcro, Toscane orientale) est né sur le papier, grâce à une faute d'impression (« 1292 » au lieu de « 1192 ») signalée par son auteur dans une liste des Errata mais négligée par les lecteurs des Annali e memorie di Sansepolcro (Farulli, 1713).

13Le cas du séisme de 1294 à Sienne est plus complexe : Soldani (1798), la source de Baratta, en citant Gigli (1716) et Tizio (s. XVIe), dit honnêtement : « Gigli [...] raconte une secousse ressentie à Siena, dont Sigismondo Tizio aurait parlé aussi. Je n'ai pas pu retrouver cette information dans Tizio [...] ».

14En effet les Historiarum Senensium libri de Tizio parlent d'un incendie (à Sienne) et d'un tremblement de terre (à Pistoia), dont la date exacte – selon une chronique siennoise du XIVe siècle qui fut probablement la source de Tizio – serait 1293. Or, le catalogue mentionne déjà un séisme à Pistoia, en 1293, d'après une autre chronique du XIVe siècle (Chronicon Parmense, s. XIVe) : cet événement gagne donc en crédibilité, étant témoigné par deux contemporains.

15Le séisme de Val Bivano était connu de Baratta par une source contemporaine, l'Historia ecclesiastica nova par Tolomeo da Lucca (XIIIe-XIVe s.). Baratta a mal cité cette source, selon laquelle la vallée de Bivano serait située près de Naples (pas question de la Toscane) tandis que le séisme serait survenu, non en 1292, mais pendant une vacance du Saint Siège (entre avril 1292 et juillet 1295).

16Baratta disposait d'une vieille édition de l'Historia ecclesiastica nova, qui n'a jamais connu d'édition critique, mais beaucoup de passages de l'Historia... se retrouvent presque identiques dans les Annales Lucenses, du même auteur, dont il existe une édition critique récente (Tolomeo da Lucca, s. XIIIe-XIVe B). Les Annales donnent une définition plus exacte de l'événement, qui serait survenu en 1293 dans la vallée de « Buiano », aujourd'hui « Boiano », environ 90 km de Naples.

17Boiano aurait été affecté par un séisme en 1294, selon Baratta et le catalogue italien, fondés cette fois-ci sur un auteur du XVIIe siècle (Bonito, 1691), citant à son tour un document de la chancellerie de Charles II, roi de Naples. Ce document, daté le 15 mai 1294, exonérait d'impôts la communauté de Boiano « ob terremotum » sans préciser la date de ce séisme, dont on peut dire seulement qu'il survint sans doute avant le 15 mai 1294.

18Un contrôle des Registres Angevins de l'Archivio di Stato de Naples – contrôle fait à l'aide des transcriptions de Minieri Riccio (1862), car les originaux sont perdus – a permis de découvrir au moins trois documents concernant ce séisme, survenu en septembre 1293 et responsable de dégâts dans plusieurs localités. Les données recueillies permettent de l'identifier avec le séisme dont parlait Tolomeo da Lucca. En plus – étant donné que Baratta mentionnait déjà toujours en 1293 un tremblement de terre à Naples, dont la seule source (Salazaro, 1877) est extrêmement peu fiable et tardive – il est tout à fait probable que cette dernière information (si elle était confirmée) se rapporte au même séisme de Boiano.

Conclusions

19Ainsi, de six séismes, destructifs mais très mal connus, énumérés par le catalogue italien pour la fin du XIIIe siècle, l'un doit être antidaté de cent ans, un autre est faux, trois doivent être réduits à un seul, pour lequel on a repéré un certain nombre de données « oubliées » (fig. 2). Tel est le résultat d'une lecture critique des données recueillies par des compilations sismologiques du passé : ce n'est probablement pas tout ce qu'on pourrait glaner sur les séismes dont il est question, mais c'est néanmoins un bon point de départ pour organiser la recherche de données réellement « nouvelles » et « fiables » au point de vue de la critique historique.

Bibliographie

Les sources pour les séismes cités dans le texte

Transcriptions des registres de la chancellerie Angevine de Naples (s. XIIIe-XIVe) C. Minieri Riccio (éd.) Brevi notizie intorno all'archivio angioino di Napoli dopo le quali si pubblica per la prima volta parte di quei registri ora non più esistenti, Napoli 1862.

Tolomeo da Lucca (Ptolomaeus Lucensis) (s. XIIIe-XIVe A) Historia ecclesiastica. L.A. Muratori (éd.) Rerum Italicarum Scriptores, XI, Milano 1727.

Tolomeo da Lucca (Tholomeus von Lucca) (s. XIIIe-XIVe B) Die Annalen des Tholomeus von Lucca. B. Schmeidler (éd.) Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Germanicarum, n.s., 8, Berlin 1955.

Chronicon Parmense (s. XIVe) L.A. Muratori (éd.) Rerum Italicarum Scriptores, IX, Milano 1726.

Cronaca senese (s. XIVe) A. Lisini e F. Iacometti (éd.) Rerum Italicarum Scriptores, 15/6, Bologna 1939.

Tizio, S. (s. XVIe) Historiarum Senensium ab origine urbis ad annum 1528, ms. (copie du s. XVIIIe), Biblioteca Comunale degli Intronati, Siena.

Bonito, M. 1691. Terra tremante o vero continuatione de'terremoti dalla Creatione del Mondo sino al tempo presente, Napoli.

Farulli, P. 1713. Annali e memorie dell'antica e nobile città di S. Sepolcro, Foligno.

Gigli, G. 1716. La città diletta di Maria, Roma.

Soldani, A. 1798. Relazione del terremoto accaduto in Siena il dì 26 maggio 1798, Siena.

Salazaro, D. 1877. Brevi considerazioni sugli affreschi del Monastero di Donna Regina del XIII secolo, Napoli.

Autres ouvrages cités dans le texte

Baratta, M. 1901.I terremoti d'ltalia, Torino.

Postpischl, D. (éd.) 1985. Catalogo dei terremoti italiani dall'anno 1000 al 1980, Quad. Rie. Scient., 114 2B, Bologna.

Marmo, C. 1989. « Terraemotus non sunt moltiplicandi praeter necessitatem. Le metamorfosi dei terremoti dalle fonti ai repertori di prodigi ». Dans : E. Guidoboni (éd.) I terremoti prima del Mille in Italia e nell'area mediterranea, Bologna : 286-306.

Bellettati, D. ; Camassi, R. ; Molin, D. 1993. Fake quakes in Italy trough parametric catalogues and seismological compilations : case histories and typologies, Terra nova, 5, 5 : 488-495.

Castelli, V. 1993. A « cluster » earthquakes in the Apennines at the end of XIII century, Terra nova, 5, 5 : 496-502.

Annexes

1. Dégâts – 2. Dégâts graves
Dates et localisations des séismes selon le catalogue sismique italien (carte modifiée, d'après Castelli, 1993)

Dates et localisations des séismes selon les recherches du GNDT/CNR (carte modifiée, d'après Castelli, 1993)

Table des illustrations

Légende 1. Dégâts – 2. Dégâts gravesDates et localisations des séismes selon le catalogue sismique italien (carte modifiée, d'après Castelli, 1993)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/23516/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Légende Dates et localisations des séismes selon les recherches du GNDT/CNR (carte modifiée, d'après Castelli, 1993)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/23516/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 212k

© Presses universitaires du Midi, 1996

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search