Cataclysmes et calamités naturelles aux Pays-Bas septentrionaux xie-xviiie siècles
Le travail de la planète et la rétorsion des hommes
p. 43-59
Texte intégral
1La une des journaux, dans mon enfance, était assez régulièrement barrée par un bandeau tragique : « La montagne a tué... La montagne tue... » Cela dura jusqu'aux environs de 1950 et disparut après que Frison-Roche (Roger) soit intervenu vigoureusement en déclarant que la montagne, par elle-même, était innocente et que la responsabilité des drames incombait en premier lieu aux alpinistes pour leur impréparation ou leur imprudence. Sans doute exagérait-il à son tour un peu. La chute de séracs qui coûta la vie à cinq personnes, cet été, était imprévisible et nullement imputable à une fausse manœuvre des victimes. Mais si j'ai choisi cet exemple en apparence et en fait bien éloigné des Pays-Bas, c'est pour souligner une relation dont nous avons appris à prendre conscience, dont il aurait été difficile aux Hollandais d'autrefois de se dissuader, dont il le serait autant à ceux d'aujourd'hui de se défaire totalement : la symbiose qui existe entre la nature et les hommes, la planète et l'espèce. Nous sommes ses locataires, nous en sommes solidaires, nous cohabitons avec elle. Pour le meilleur et pour le pire et nous savons qu'elle aura, vraisemblablement, le dernier mot...1.
2L'idée n'était pas courante, ailleurs, pour le passé. On vivait pour l'ordinaire dans un sentiment de relative sécurité, avivé par l'enseignement biblique d'une royauté et d'une domination d'Adam et de ses descendants sur le reste de la création, à peine perturbée par les écarts consécutifs au péché originel et à ses suites, qui appelaient tout juste un rappel à l'ordre de temps en temps lorsqu'ils étaient devenus trop malicieux. Dès lors, un dérèglement dans l'ordre des choses apparaissait comme une brèche à la norme, une rupture de l'alliance tacite et, simultanément, dans l'ordre moral, un rétablissement. Il était contre nature, il n'y avait pas de catastrophe naturelle, seulement des surnaturelles, le doigt de Dieu. Ce réflexe dont on a quantité d'exemples de par le monde (ainsi, le récit par Frutuoso de l'éruption volcanique à Saô Miguel aux Açores en 1563) ne fut pas inconnu aux Pays-Bas. On connaît maint sermons prononcé au temple par un pasteur, au lendemain d'un désastre, qui faisait ployer les épaules de ses fidèles punis et transis sous la colère vengeresse du Tout-Puissant. Et le bruit a couru du renouvellement de scènes de ce genre en Zélande en janvier 1953, tandis même que sévissait la grande inondation, non sans provoquer, assure-t-on, une aggravation des pertes2.
3Très tôt cependant, des observateurs néerlandais, à l'instar de Smallegange par exemple, avaient assigné des causes physiques aux cataclysmes : outre les (presque) inévitables passages de comètes et, plus solidement, une conjugaison de fortes marées avec des vents venus du sud ou du nord-ouest, soufflant en rafales et avec persistance, rompant les défenses et submergeant les terres3. C'est un schéma que Ton retrouve plus ou moins derrière les modèles élaborés par les ingénieurs – météorologues et hydrauliciens – pour rendre compte de cataclysmes récents, avec de multiples variantes concernant la direction des vents et le dosage en importance des effets de la marée et/ou de ceux anémométriques. En 1949, la Frise, la province de Groningen et, au delà, la côte allemande, souffrirent de bourrasques venues presque en droiture de l'ouest. En 1953, le parcours des turbulences fut plus retors, issu d'une masse d'air arctique au nord de l'Écosse, aspiré violemment par une dépression d'air polaire remontant du sud, glissant le long des côtes anglaises, puis bifurquant brusquement sur sa gauche pour aller balayer d'un haut jusant (mais non le maximum de la saison) toute la côte, en remontant de l'embouchure de l'Escaut au Jylland (Jutland)4.
4À la vérité, les Pays-Bas – le fait est bien connu – sont un pays à risques, et principalement dans leurs provinces maritimes. La vulnérabilité tient d'abord à une sous-altitude. Une large superficie est située au-dessous du niveau de la mer et en est défendue par un cordon de dunes, renforcé de ci de là par la construction de digues. En permanence, des courants, au reste assez changeants, des vents éventuellement, rongent et dénudent cette barrière. Une rage de l'atmosphère, une élévation des flots, dans des conditions de paroxysme, étaient à même de surmonter et d'éventrer. Songeons qu'au Moyen Âge et à l'époque moderne, les ouvrages de protection n'avaient pas la qualité et la tenue de ceux de l'Ijsseldijk ou de Plan delta, d'une part ; que le pays se présentait comme un pays « crevé » d'autre part. Crevé dans son littoral, face a la mer, avec des zones ultrasensibles : au triple débouché des fleuves enserrant la Zélande, au nord de la Hollande, entre le Helder et le Texel (avec un appendice le long de la côte occidentale du Zuyderzée, jusqu'à Amsterdam, sinon à l'évêché d'Utrecht ; sur la côte basse, de Harlingen à Delfzijl, au contact d'une mer des Wadden sans profondeur et propice à la montée rapide des eaux. Crevé aussi à l'intérieur jusqu'au XVIIe siècle, pour l'immense mer de Haarlem (Haarlemmermeer), animée elle-même de mouvements dangereux ; pour toujours, probablement, dans les meren frisons qui restent voués à la nature dans les états actuels de prévision. Les risques de jonction entre deux périls n'étaient pas encore entièrement conjurés.
5La faible altitude et la platitude de presque toute la surface exposaient à un autre danger, en provenance des fleuves cette fois. À leur entrée aux Pays-Bas, le Rhin et la Meuse sont déjà à moins d'un mètre au-dessus du niveau de la mer et ont encore un long trajet à effectuer. C'est la raison des divagations anciennes et de l'entremêlement des bras. Mais aussi, et du point de vue qui est le nôtre aujourd'hui, surtout, des débordements faciles au temps des crues, qu'elles soient lentes et majestueuses (Rhin) ou moins abondantes mais rapides (Meuse). Ces fleuves ont leur source au sud. D'où un décalage dans les tempi climatiques au désavantage, nettement, des Pays-Bas. À la fin de l'hiver, les neiges, voire la langue terminale des glaciers suisses, ont pu commencer à fondre alors que le cours inférieurs du Lek et du Maas sont encore obstrués par les séquelles du gel. Il s'ensuit des chevauchements, des débâcles contrariées et, finalement, une exacerbation des phénomènes de ruptures de digues et de débordement. Car, ne l'oublions pas, circonstance aggravante : ici aussi, les terres étaient souvent en contrebas de l'eau. Par les diverticules : Gelderse Vallei, Ijssel, les accidents se propageaient en direction de régions et de villes : Amersfoort, Deventer, à l'abri de l'autre côté. Une conjonction des deux fléaux, ailleurs et parfois, n'était nullement impossible.
6Voici donc un pays exposé en permanence à des risques multiples. De cette situation, Simon Schama a tiré une conception mi jungienne, mi freudienne des états d'âme des Hollandais. Au tréfonds, d'après lui, gisait une mauvaise conscience confuse et prégnante5. Ils se seraient sentis coupables de vivre ainsi, en infraction aux lois de la Nature et, qui plus est, de son Créateur. En contravention perpétuelle et, par conséquent, à tout moment, passibles d'une sanction, d'un châtiment qui rétablirait l'ordre des choses physiques et leur hiérarchie, qu'ils avaient bravés. Résignés à l'avance, consentants et, presque, appelants. Dieu avait créé la mer, les Hollandais avaient fait le reste : quel péché d'hybris ! Il était normal qu'ils eussent à expier, à payer, à restituer un acquis dérobé, indu... Vision romantique, qui ne s'accorde pas avec le comportement connu des individus avant, pendant et après une tempête. Avant, ils multipliaient les précautions, les éléments de prévention, rebouchant les trous, disposant des morceaux de voiles de navires sur les remblais. Pendant, ils se réfugiaient sur des éminences ou dans les greniers et, à l'occasion, profitaient du répit entre deux marées pour aller inspecter les dégâts, réparer, consolider. Après, en colmatant dès les premiers jours les brèches, en reconstruisant les villages détruits (cf. Petten), en reconquérant les polders submergés. Tout ceci dans les limites autorisées par l'état des lieux, les possibilités de la technique et sous réserve de négligences et d'aberrances qui demanderaient à être repérées et expliquées6. « Luctor et emergo », la devise des Zélandais n'est pas un slogan de démission.
7La menace permanente qui pesait sur les Provinces-Unies leur a attiré la compassion ininterrompue des étrangers, surtout les voyageurs, stupéfaits de l'ampleur des digues et d'être entourés d'eau presque constamment. Les chroniqueurs et les historiens contemporains jouèrent assez habilement de cette précarité, sinon humilité, pour acquérir un surplus de considération et d'admiration. Mais il convient d'introduire des tempéraments dans ces jugements. À la fin de l'hiver et au début du printemps, le spectacle des prairies transformées en plans liquides avait de quoi impressionner : il était pourtant ordinaire, tranquille, résultat de la fonte des neiges et de l'accumulation des pluies, destiné à s'évanouir dès que les moulins auraient accompli leur œuvre d'élever et de chasser l'eau. La même remarque s'applique à celles qui avaient été recouvertes par le débordement des fleuves, quand il n'avait pas été excessif. Chaque année, des tempêtes sévissaient sur la côte : elles ne se transformaient pas toutes en invasions de la terre à une grande profondeur, selon l'image d'un cataclysme. En toute rigueur, et pour rester dans le cadre de notre préoccupation, nous avons des distinctions à faire intervenir. Maria-Katherina-Elizabeth Gottschalk, la grande spécialiste néerlandaise, a beaucoup insisté sur cette « qualité » des événements, en opposition avec l'Allemand Weikinn qu'elle transforme parfois en son sparring-partner : il y a des ware stormvloeden, de véritables raz-de-marée, et des coups de mer qui n'en sont point7.
8La liste que je vous présente est tirée de ses livres, je l'ai fait remonter à l'an mil,, simplement par provision8. Elle est très sélective puisque E. Gottschalk n'a retenu que les stormvloeden qu'elle a définis comme tels, par siècle, à l'exclusion des mouvements plus limités ou moins importants et tout en reconnaissant que certaines périodes avaient été très perturbées sans que l'on y enregistre pour autant une catastrophe digne d'être remémorée à ce titre (c'est le cas des dernières quinquennies du XVIe siècle). Nous avons à tenir compte également de l'état des sources documentaires moins abondantes et moins détaillées, comme l'on s'en doute, pour les temps les plus reculés. Elle propose aussi des regroupements par demi-siècles qui ne sont pas toujours très heureux, masquant l'existence des séquences réelles : sur les six ou sept cataclysmes retenus pour la première moitié du XIVe, six se sont déroulés entre 1330 et 1345, ce qui en laisse peu pour les autres années. Signalons enfin que la coutume aux Pays-Bas a été de baptiser chacun des grands raz-de-marée du nom du saint du jour : on aura ainsi un St Pieter-in-Cathadra vloed, plusieurs Sint Elisabeth vloeden, au moins quatre Kertsvloeden, avec cette embûche particulière pour les historiens que le calendrier utilisé jusqu'à l'adoption du grégorien fut le calendrier julien, ce qui oblige à redresser les dates pour les harmoniser avec les observations actuelles : le raz-de-marée de la Toussaint 1570, l'un des plus violents, a eu lieu du 10 au 12 novembre et non du 31 octobre au 2 novembre.
Les grands cataclysmes d'origine marine aux Pays-Bas septentrionaux d'après Elisabeth Gottschalk
XIe siècle | 1014,1066 |
XIIe siècle | 1134, 1144, 1170, 1196 |
XIIIe siècle | 1214, 1219, 1248, 1262, 1268, 1287, 1288 |
XIVe siècle | 1314, 1315 ?, 1318, 1330, 1334, 1341, 1343, 1344, 1357, 1367, 1374, 1375, 1394, 1398 |
XVe siècle | 1406, 1421, 1424, 1446, 1477 |
XVIe siècle | 1509, 1530, 1532, 1552, 1570 |
XVIIe siècle | 1610, 1625,1665, 1675, 1682, 1686 |
XVIIIe siècle | 1717, 1725, 1775, 1776, 1782, 1791 |
9Nous sommes renseignés d'une manière inégale selon l'époque à laquelle se sont déroulés les événements, mais, tout compte fait et au fur et à mesure que l'on se rapproche de nos jours, les informations sont assez fournies et satisfaisantes. Il y a un très grand nombre d'actes administratifs – de droit privé et de droit public – qui ont été passés au lendemain des catastrophes : requêtes d'habitants sinistrés, rapports d'inspection sur l'étendue des dégâts, demandes d'exemption d'impôts pour cause de misère accrue, de délivrance d'octrois pour une reconstruction des polders et autres, concessions en réponse... Sont mis en branle toutes sortes de personnes et d'institutions : des individus aux abbayes propriétaires, des secrétaires d'États aux plus hautes autorités, comtes de Flandres, ducs de Bourgogne, représentants du roi d'Espagne, y compris Gaspar de Robles, commandants en Frise et à Groningen (qui reçut un hommage unanime pour sa conduite) et le duc d'Albe. À côté de ce lot, inventorié plus ou moins récemment, viennent les chroniques. Des plus élémentaires (à Wittewierum au XIIIe siècle, à Tiel au XVe) signalant seulement à leur date les assauts remarquables de la mer ou des rivières, à celles plus sophistiquées de semi-historiens ou d'historiens complets (C.P. Hooft, Commelin) qui ne peuvent laisser perdre trace de faits aussi saillants9. Les témoignages vécus ne sont pas entièrement absents, comme celui du marchand Gérard Vreemdt, parti de Culemborg (sur le Lek) pour Anvers dans un bateau à foin, le 31 octobre 1570 (vieux style), saisi par la tempête à l'embouchure du Hont, dont le batelier perdit deux ancres, qui poursuivit néanmoins son voyage, passant par dessus les digues submergées et arrivant finalement dans la métropole de l'Escaut, dont les quais étaient recouverts d'eau sur une hauteur de sept pieds (environ deux mètres quarante). Nous avons même une sorte de reportage avec l'enquête menée par Fruytiers, la même année, qui, présent à Emden au moment de l'ouragan, a effectué dans les semaines suivantes un voyage jusqu'en Flandre pour s'informer et en a fait le récit environ six mois plus tard. Enfin, les raz-de-marée ont mérité une attention spéciale de la part des compilateurs, aiguillonnés par un désastre « tout frais » et soucieux d'en rappeler les antécédents. Ce qui nous ramène à E. Gottschalk dont le savoir érudit et l'esprit critique étaient, bien entendu, hors de pair avec ceux de ses prédécesseurs.
10Nous n'entreprendrons pas de raconter chacun de ces stormvloeden. Certains – les plus anciens – n'ont eu droit dans les textes qui en parlent, qu'à une mention grêle et à peu près invérifiable dans le détail ; d'autres, plus récents, ont fait l'objet de descriptions qui comportent nombre d'éléments répétitifs, sinon stéréotypés, sauf quant à l'énumération des lieux touchés. Voici, par exemple, l'inondation de la Saint Martin (v.s.) en 1686 dans la province de Groningen, sous la plume d'Outhof. Le vent soufflait du sud-est depuis quelques jours lorsque, dans la soirée du dimanche 12, après un orage mêlé de foudre, il vira d'abord au nord-est, puis au nord-ouest. Dans la nuit, la mer commença à monter et dépassa la hauteur des digues de celle d'un homme, vers les quatre ou cinq heures du matin. Des brèches se produisirent et tout le pays fut submergé jusqu'à la ville même, complètement entourée d'écume blanche. De Groningen à Delfzijl, il n'y eut plus qu'une étendue d'eau que l'on découvrit au matin du haut des murs, aussi loin que l'on pouvait porter le regard, avec çà et là, des moignons de maisons sortant des flots. C'était un spectacle affligeant. Des gens s'étaient réfugiés dans des greniers, sur les toits, dans les arbres, voire sur des meules de foin, et agitaient des torchons ou des draps pour signaler le danger dans lequel ils se trouvaient et appeler à l'aide. Partout flottaient des cadavres. Certains avaient été surpris dans leurs chambres à coucher et dans leurs lits par l'arrivée des vagues et n'avaient pu s'enfuir. Il y eut un grand nombre de survivants qui durent rester sur leur position plusieurs jours sans manger, dans le froid et l'incommodité. Les enfants réclamaient lamentablement à boire et l'on ne pouvait leur donner de l'eau... Les autorités de Groningen firent assembler deux compagnies de la Bourgeoisie et mirent à l'eau des embarcations pour aller sauver tous les hommes et les bestiaux qu'il se pouvait et protéger les biens contre les crapules que de telles catastrophes suscitent toujours...10. On épargnera les anecdotes qui ont eu parfois plusieurs répliques, de la petite fille dans son berceau, sauvegardée par les bonds, d'un côté à l'autre, de son chat, ou du septième enfant du meunier de Dordrecht, récompensé par la vie sauve de sa désobéissance à rejoindre ses parents à l'abri11 Plus intéressantes sont, évidemment, les dépositions qui permettent de suivre, presque heure par heure, la progression de l'inondation dans une localité (à Veere, en Zélande, en 1570) ou les reconstitutions à grande échelle qui posent les jalons de l'avancée du désastre, de la Flandre à la Frise orientale, par exemple, encore en 157012.
11La question qui surgit immédiatement, dès que l'on a sacrifié à un pittoresque assez funèbre, est celle de l'importance des stormvloeden, les uns après les autres. Nous savons déjà que E. Gottschalk a établi une hiérarchie drastique entre eux. Hubert Lamb est allée plus loin lorsqu'il a proposé la constitution d'un indice de la sévérité des tempêtes, qui s'écrit ainsi : V3 x A max x D(tot), c'est-à-dire le cube de la vitesse du vent multiplié par l'aire maxima affectée par les dommages et par la durée du phénomène. Les facteurs de cette équation sont faciles à calculer dans l'état actuel des instituts d'observation, malgré de légères divergences. Il en va autrement pour le passé. On est réduit à supputer la force du vent d'après quelques indices que l'on reportera à l'échelle de Beaufort ; ainsi des dégâts subis par les cheminées ou les édifices. Mais comment se prononcer avec certitude quand on ignore l'état de solidité ou de fragilité des construction13 ? Un doute identique affleurera quand il s'agira de déterminer l'étendue concernée par la tempête. En 1421, la formation du Biesbosch, cet immense espace liquide toujours visible entre Geertruydenberg et Dordrecht, est attribuable, presque à coup sûr, à la rupture d'une digue qui avait été ébranlée peu de temps auparavant et non complètement réparée. La durée est enfin à apprécier avec précaution. Un ouragan se déplace. Il peut lui falloir plusieurs jours pour achever sa course et épuiser son venin. Cependant, ce sera peut-être durant les deux ou trois heures où il aura traversé le ciel de telle ou telle région qu'il aura connu son maximum d'intensité et dévasté avec le plus de rage. Sur l'échelle de sévérité d'Hubert Lamb, les cataclysmes néerlandais font assez modeste figure. Celui de 1570, souvent considéré comme l'un des plus virulents de l'époque moderne, appartient sans doute à la catégorie supérieure (au-dessus de l'indice 5 000) mais à une distance énorme de la tempête venue de l'Atlantique le 15 décembre 1986 qui fut, reconnaissons le, très réussie dans son genre (indice 20 000). Fiche de consolation, le désastre de l'invincible Armada du mois d'août 1588 aurait appartenu à la dernière catégorie avec un indice presque ridicule de 600. D'autres appréciations, moins élaborées, correspondent davantage à l'impression des contemporains et au jugement d'E. Gottschalk14.
12La hauteur à laquelle monta le flot a été toujours l'un des repères les plus utilisés et déjà autrefois. On relevait le niveau atteint dans un édifice remarquable – l'église de Scheveningen joua souvent ce rôle – et l'on comparait ensuite avec les records des précédents désastres. Celui de 1421, celui de 1530 et surtout celui de 1570 servirent successivement de critère. À la fin du XIXe siècle, on a traduit ces côtes en mètres au-dessus du niveau de la mer, pris à Amsterdam ; dans l'église de Scheveningen, l'eau se serait élevée en 1570 à une hauteur de quatre mètres quinze ou quatre mètres quarante-cinq, supérieure à celle de 1894, trois mètre cinquante-trois, et même de 1953, trois mètres quatre-vingt-dix. Comme l'on s'en doute, les cotes variaient d'un endroit à l'autre : elles n'auraient pas excédé trois mètres soixante-dix à Rotterdam en 1570 et deux mètres six à Amsterdam la dite année15. Ces coefficients devraient être associés à l'extension en surface des dégâts. Mais l'on retrouve l'interférence décelée il y a un instant du facteur humain sans parler des aléas de la topographie16. Si l'on excepte l'ouverture du Zuyderzée en 838 ( ?) et son élargissement en 1170, puis au XIIIe siècle, la palme de la gravité reviendrait au stormvloed de 1421 à cause de l'énorme échancrure du Biesbosch. Par contre, en 1775, la résistance des digues frisonnes épargne à la province la catastrophe qui s'abattit sur les côtes du nord de la Hollande17. L'incertitude persiste d'ailleurs quant à la superficie exactement recouverte en 1421. La tradition voulait que soixante-douze villages aient été engloutis – à vrai dire dorpen en gehuchten, des villages et des hameaux. Les comptes de la cathédrale d'Utrecht permettent d'en dénombrer sur une rive vingt-neuf, dont douze restèrent sous les eaux, et ceux de l'évêché de Liège une douzaine. Le chiffre de cent mille victimes est conventionnel et certainement exagéré. Fruytiers, témoin presque direct en 1570, a proposé des évaluations en Frise et dans la province de Groningen qui pêchent également par excès, comme le prouvent les confrontations réalisables avec les données officielles et plus sûres18. Les pertes matérielles se laissent également mal apprécier : dix mille ; trois cents mille florins de dommages à Anvers en 1770 ne semblent pas des sommes extraordinaires et les variations monétaires qui intervinrent par la suite entravent les comparaisons.
13Négligeons la confection d'un florilège macabre qui resterait toujours discutable. En insistant sur l'enchaînement des événements qui conduisirent aux catastrophes, E. Gottschalk a fait des remarques et des suggestions beaucoup plus intéressantes. Elle a relié ainsi le flux de la Sainte-Élisabeth 1421 à sa protohistoire, commencée un demi-siècle plus tôt, avec le stormvloed de 1375. Des tempêtes répétées, de moyenne importance (sauf celle, considérable, de 1404) avaient ébranlé les digues. En même temps, une guerre civile avait entraîné une négligence dans leur entretien. Bref, la digue près de Wieldrecht était prédisposée à se rompre, gedisponeerd, comme dit son historienne. Et le Biesbosch demeura ce qu'il était devenu parce qu'il y eut une réplique du raz-de-marée en 1424. Autre schéma en 1570. À l'arrière-plan sont les inondations de 1530, 1532 et 1552 dont il est délicat, cependant, d'affirmer que les dégâts n'en avaient pas été réparés partout. Par contre, un premier assaut, le 10 mars 1570, souvent éclipsé dans les chroniques mais bien réel d'après les actes officiels, a affaibli les défenses comme le fit quelques mois plus tard une crue des fleuves. La nouvelle lune brilla le 30 octobre 1570, annonciatrice d'une très forte marée. Le 31, se mit à souffler un vent très violent qui détermina une très brutale onde de tempête sensible déjà au droit de Gravelines, puis, le 1er novembre, à l'embouchure de l'Escaut, avant de se propager le long des côtes de la Hollande, de la Frise et de Groningen(où elle arriva dans la nuit du 1er au 2 pour finir au Jutland danois. La conjonction provoqua la rupture des digues, en certains endroits des dunes, et la noyade d'un nombre de personnes d'autant plus élevé qu'elles avaient été surprises et saisies dans leur lit. Un nouvel ouragan, le 28 novembre, certes plus modéré, paracheva l'œuvre du flot de la Toussaint.
14C'est donc une accumulation de facteurs qui crée ou amplifie un mouvement naturel jusqu'à la catastrophe et, parmi eux, comme on l'a vu dans le premier exemple, l'intervention humaine. On s'interrogera peut-être à ce sujet sur les effets des inondations de 1672 qui bloquèrent l'avance des armées de Louis XIV. La submersion volontaire resta contrôlée mais les digues ouvertes ne furent pas remises en état assez rapidement, de sorte qu'en 1675, une tempête qui avait pénétré dans le Zuyderzée envahit Amsterdam et tout le pays voisin. Le péril avait été tel qu'il amena une réorganisation complète du système de surveillance19.
15Si les causes immédiates des raz-de-marée ont été reconnues, leur groupement dans le temps, leur rythme, leur évolution éventuelle continuent de poser des questions. Il est vrai que, dans les dernières années, les recherches dans les domaines météorologique, climatologique, océanographique, ont fait de tels progrès que la part d'énigme s'en est trouvée considérablement réduite. Ce qui avait beaucoup intrigué autrefois était l'élévation du niveau des inondations que l'on avait cru déceler d'un grand cataclysme à l'autre20. Le fait en lui-même avait été vérifié en quelques endroits, non sans avoir été l'objet d'âpres controverses. Quelques auteurs lui avaient assigné pour cause le renforcement même des digues, obligeant l'eau à s'infiltrer par des goulets plus étroits. L'explication manquait de force, fût-ce pour les déversements en provenance des fleuves : aucun obstacle ne s'opposait plus à la progression des flots, une fois réalisée la percée des digues. On a songé alors à un relèvement du niveau des mers, corrélatif de la fonte des glaciers et déclenchant une transgression sur les terres. Des mouvements de ce genre ont été observés pour des époques plus anciennes, jusqu'à la transgression dite dunkerquienne. L'analyse des sédiments infirme cependant, semble-t-il, l'idée d'une transgression ultérieure correspondant à l'époque qui nous intéresse. La subsidence du Zuyderzée (aujourd'hui Ijsselmeer) n'a pas l'ampleur qui serait requise pour un alignement avec les dénivellations supposées. Un cycle de 525 ans soulevant alternativement les soubassements des Pays-Bas et du nord de l'Atlantique a été suggéré. Hypothèse fugitive ! Il est possible, par le calcul, d'après les éphémérides du ciel, de retrouver des dates et des hauteurs de très grandes marées. Mais une onde de tempête est presque toujours nécessaire pour la transformer en cataclysme. Il faut, dès lors, se tourner vers l'état de l'atmosphère.
16La jonction des événements climatologiques et météorologiques d'une part, et des cataclysmes maritimes aux Pays-Bas, d'autre part, n'est pas parfaitement assurée. Pourrait-il en être autrement ? Ni les modèles ni les prévisions ne sont encore à l'heure actuelle véritablement au point. La fréquence des raz-de-marée au XIVe siècle suggère un lien avec le refroidissement du petit âge glaciaire (au sens large) et d'autres coïncidences sont repérables21. S'agit-il d'enchaînements irrécusables ? E. Gottschalk, qui n'était pas au courant des derniers développements de la climatologie, semble en avoir recherché entre les hivers froids, les crues fluviales et les cataclysmes, sans préciser exactement la nature de l'emboîtement et, finalement, assez vainement.
17Les cartes météorologiques d'Hubert Lamb sont très séduisantes : elles fournissent des images plausibles de la situation barométrique et du déplacement des fronts à un moment donné, avec quelques risques d'extrapolation tout de même. Ils pèseront sur les déductions faites ultérieurement sur la circulation atmosphérique générale, sans que l'on ait à faire montre d'une opposition absolue au procédé de restitution. Sont en cause plutôt la finesse de la résolution et les impondérables caractéristiques de tout événement. Quelle fut la chiquenaude qui a déporté le cataclysme sur le littoral néerlandais et protégea l'Angleterre en 1570 tandis que la situation inverse marqua l'année 1703 (indice de sévérité des tempêtes 9 000 de Lamb) ? La sélection opérée par E. Gottschalk n'est pas propice à une observation en continu. Le parti que Lamb a tiré des informations recueillies à Hambourg, pour la fin du XVIIIe siècle, réhabiliterait quelque peu les notations surabondantes de Weiking. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'à l'applaudimètre des vagues, la côte allemande et le Danemark ne l'aient emporté sur les Pays-Bas...
18Pour avoir été moins spectaculaire que d'autres, le désastre survenu au Texel en 1593 et qui donna son surnom à la deuxième fille de Roemer Visscher (Maria dite Tesselschade) ne peut-il pas être compté au nombre des calamités ayant frappé la Hollande ? Et, nous écartant en latitude, nous aurions à tenir compte des baleiniers pris au piège d'une banquise se refermant brusquement sur eux ; changeant d'hémisphère, à nous remémorer le naufrage en 1737, au large du cap de Bonne-Espérance, de huit vaisseaux de la Compagnie des Indes Orientales, avec une cargaison estimée à près de deux millions de florins au départ de Batavia, ce qui dit environ le double à Amsterdam, six millions approximativement avec le corps des bâtiments, soit beaucoup plus que les chiffres enregistrés immédiatement en d'autres occasions22.
19Insensiblement, dans l'exposé de notre sujet, nous avons substitué d'autres critères et d'autres échelles aux premiers23. C'est une opération délicate en raison de la focalisation qui s'attache naturellement à un thème quand on l'a isolé pour mieux l'étudier. En raison aussi du cortège de représentations et d'attendrissements – nullement injustifiés – qui accompagne l'évocation des Pays-Bas. Elle est cependant nécessaire. E. Gottschalk a montré la voie sur le plan de la « nature ». Il nous faut suivre sa leçon mais, cette fois, en nous rapprochant du vécu, de l'homme. D'une manière générale, nous savons que les habitants ne se sont pas laissés abattre par les cataclysmes, qu'ils les ont combattus comme ils ont pu, préventivement et sur le vif, avec les armes dont ils disposaient ; qu'ils ont entrepris régulièrement la reconquête des terrains perdus et l'agrandissement de leur domaine sur la mer ; que la balance des gains et des pertes, siècle par siècle, – et à l'exception du XVIe – leur a été favorable24.
20Une autre manière d'apprécier les événements consiste à en rechercher l'incidence proportionnelle à la population. Or, si l'on fait abstraction de données par trop conventionnelles, voire du nombre de victimes lors de l'invasion du Biesbosch, force est de constater des pourcentages très faibles en regard d'un peuplement global. Avec toutes les réserves qui s'imposent, on fixerait ainsi à 2 % au maximum, le dommage humain subi par la Frise en 1570, à 1 % pour la province de Groningen la même année et moins en 1686 ; à moins de 1 % également la perte ressentie en 1717, une des plus fortes en chiffres absolus (12 000) mais affectant les quatre provinces littorales. Sans doute, ces calculs grossiers sont-ils tronqués par le cataclysme et limités, évidemment, en profondeur ; sans doute, tel ou tel village (De Zipje, Antrum...) a-t-il perdu en une occasion le quart, sinon la moitié de sa population et d'autres ont été rayés de la carte (Saftinge, Petten, ce dernier reconstruit toutefois en retrait ; sans doute, enfin, la statistique fait fi de la brutalité et de la brièveté du phénomène. Mais, sous son angle propre, elle comporte des renseignements qui ne sont pas négligeables. Grâce à Dieu, grâce aux digues, tout le pays n'a pas été envahi. Le nombre des disparus à Amsterdam fut toujours infime, y compris le jour de 1675 où se rompit la Sint-Anthonies dijk ; pareillement à Leyde, voire dans une ville sise à proximité des inondations, Middelbourg ou Groningen. La relativisation ne s'applique pas qu'à ce genre de catastrophes25.
21Lorsque les eaux dévalent du lit supérieur des fleuves ou que les vagues de la mer pénètrent sauvagement à l'intérieur des terres, les hommes semblent tragiquement fragiles et démunis. L'inégalité n'empêchait pas, nous l'avons vu, la lutte le jour même et le lendemain. Cette volonté et cette ténacité sont à projeter sur les huit siècles de notre période. Aux époques antérieures, les populations étaient-elles exposées nues aux caprices de la nature et sans autre recours que la fuite ou une grande migration comme les Angles et les Jutes ? Une évolution en tout cas se produisit26. De l'érection d'éminences défensives, les terpen, on passa à la construction des digues, puis à l'assèchement des polders. Dès le XIe ou le XIIe siècle, l'entreprise avait pris assez d'envergure pour que les princes en délaissent une conduite foisonnante aux communautés.
22Un nouveau paysage s'élabora, auquel la naissance et l'agrandissement des villes (qu'il fallait protéger) apporta une incitation supplémentaire. Au fur et à mesure que le temps s'écoula, les termes de la symbiose entre le peuplement et son environnement se modifièrent. Des catastrophes comme la destruction de Vlissingen (Flessingue) ou de Dordrecht – qui ont vu, pourtant, l'eau en deçà de leurs portes et dans leurs églises – devinrent impensables. Dans ce combat, les habitants s'associèrent à l'occasion leur ennemie en lui soustrayant d'abord la schorre, puis en amorçant la transformation de la slikke en schorre et ainsi de suite, le procédé n'étant il pas reproductible indéfiniment ? Ils apprirent à évacuer l'eau et à dessaler les terres avec leurs moulins disposés en batterie. Ils eurent des équipes spécialisées dans l'entretien des ouvrages d'art, parfois des villages entiers, comme Westkapelle où les femmes, selon la rumeur, se préparaient à faire sauter les crêpes dès que s'annonçait le grondement d'une tempête. Il fallait au surplus une maîtrise déjà acquise des phénomènes provoqués pour appeler l'inondation à la rescousse, soit à Leyde en 1574, soit en Flandre zélandaise durant la guerre de Quatre-Vingts Ans, soit pour se mettre à couvert de l'invasion française en 1672.
23Le rappel ci-dessus n'avait pas pour but de démonétiser les cataclysmes maritimes mais de les resituer dans une histoire à la fois humaine et naturelle, qui comporte bien d'autres aspects, les uns plus revigorants les autres quasiment aussi néfastes. N'insistons pas sur les circonstances dans lesquelles la nature se serait montrée « bonne fille ». Cet anthropomorphisme serait de toute façon déplacé, étant donné l'impassibilité dont, constitutionnellement, elle ne s'est jamais départie, bien entendu27. La mauvaise saison, de la fin septembre au début d'avril, en gros, était celle des tempêtes, des embâcles et des débâcles. Sur le plan des récoltes, elle affectait médiocrement les Pays-Bas, si ce n'est, peut-être, dans les provinces orientales. La Zélande connaissait probablement un optimum climatique qu'illustrait le proverbe « Brabantse lucht, zeeuwse zucht », soit « Vent du Brabant – c'est à dire d'est – tout profit pour la Zélande ». La Hollande (et la Frise) se ravitaillaient en grains à l'extérieur. Elles étaient affectées par le gel de la Baltique ou celui de leurs canaux qui interdisaient la navigation. Mais la famine n'était jamais à craindre. Par contre, la peste...
24On aurait pu en croire les Provinces unies exemptées en raison de leurs richesses. Elle frappa pourtant avec une certaine régularité : entre 1601 et 1604, y compris dans la métropole économique, Amsterdam. Or, le nombre des victimes atteignit parfois le dixième de la population, étalé sur une durée d'un an certes, mais très supérieur à la proportion relevée en Frise ou à Groningue, sous l'effet d'une inondation. Si elles n'atteignirent que les animaux, les pestes bovines, qui sévirent trois fois au XVIIIe siècle en Frise, s'accompagnèrent d'une mortalité bien supérieure aux noyades des raz-de-marée. Selon la date, la moitié ou les deux tiers du troupeau périrent. Financièrement, la catastrophe l'emportait de beaucoup sur les pertes consécutives à un cataclysme28.
25Le rapprochement est-il incongru ? Une acception étroite du sujet de notre rencontre inclinerait à le croire. Et si l'on se laisse aller à la scénographie traditionnelle, on dotera les raz-de-marée d'un caractère démoniaque, hurlant, excessif, interdisant à l'avance toute comparaison et toute relativisation. Mais si l'on veut faire retour sur le continuum de la vie, avant et après une catastrophe, fut-on frappé de son instantanéité et de sa brutalité, sur le tranchet impitoyable de la peste et des autres épidémies responsables de désolations analogues, sur les secousses et les séquelles ressenties après coup et dans tous les cas par la population et par l'économie, alors on saisira, pensons-nous, l'inéluctabilité et l'intérêt d'un regroupement des événements en faisceau ou, mieux, de leur réinsertion dans une suite chronologique et modulée. Cela ne porte pas préjudice à une étude approfondie des inondations – maritimes et fluviales – pour elles-mêmes. Elle a suffisamment de questions à élucider, de séquences intigantes – le train des cataclysmes de la fin du XIVe siècle et du début du XVe concomitamment à la détérioration climatique, par exemple – pour retenir une pleine attention. Le reste, néanmoins, appartient bien aussi à la nature. Le dissocier, à partir de critères tels que soudaineté, durée, intensité, effets, dommages... ne serait même pas toujours justifié : le nombre des victimes en témoigne. On mutilerait arbitrairement de la sorte et à tort un ensemble interagissant, dont la cohésion et l'unité sont aujourd'hui reconnues, sous un angle physique et, faut-il l'ajouter, n'excluant pas davantage l'espèce humaine : passée, présente et à venir, composante et agent.
26De la solidarité entre les éléments matériels, il est à peine besoin de rappeler quelques manifestations. La localisation des séismes accompagne souvent celle des volcans ; les uns et les autres peuvent déclencher des vagues qui déferlent sur les côtes ou font le tour du monde (comme celle qui suivit l'explosion du Krakatoa en 1883 et s'acheva dans un frémissement en mer du Nord) ; les éruptions crachent des cendres et des gaz qui brouillent l'atmosphère et modifient les conditions météorologiques et climatiques, plus ou moins longuement ; un refroidissement de l'air au dessus du Pôle Nord favorise une descente de la banquise en latitude, un abaissement de la température des eaux avoisinantes, un refoulement du Gulf Stream, un dérangement de la circulation des dépressions, etc. Faut-il augmenter le champ de nos perspectives ? Les marées, voire la stabilité de la planète dépendent de la Lune : la chaleur au sol du rayonnement solaire et de son filtrage dans la stratosphère ; les variations d'inclinaison de l'axe de la Terre seraient responsables des grandes périodes de glaciation et de déglaciation ; la chute d'un météorite a pu brûler un espace immense et provoqué, dit-on, l'extinction des dinosaures...
27Reviendrons-nous à une échelle plus modeste ? L'abondance et la répartition des pluies déterminent le succès des récoltes (encore en Afrique et en Asie du Sud-Est) ; la sécheresse et l'humidité dans certaines zones favorisent, au choix, l'éclosion et la prolifération des sauterelles, des chenilles, des mulots, des larves d'anophèles, des bacilles... De quelle liberté l'homme jouit-il dans ce concert ? N'est-il pas de chair et d'os, d'organes fonctionnant bien ou mal de milliards de cellules et de bien plus d'acides, bases, sécrétions diverses, de briques biologiques, soumis aux bienfaits de l'aspirine ou aux méfaits des drogues toxiques ?
28Entre l'Univers et l'homme, la Terre et l'homme, d'abord, une différence de temps. Quinze milliards d'années, quatre milliards d'années, un million. Le dernier chiffre est dérisoire : notre horloge n'est accordée ni au temps cosmique, ni au temps géologique. Aucun représentant de l'humanité n'a été spectateur, bien entendu, du « big bang », ni de l'immensité de la Téthys, ni du déchirement de la Pangée, ni de la surrection de l'Himalaya, tous événements qui passeront sans effort pour des cataclysmes majeurs. Et cependant, l'hominisation, après et avant une longue évolution, s'est effectuée, dans les hypothèses de connaissances actuelles, à la faveur de l'un d'eux : l'ouverture du rift africain. Issu de la nature, l'homme ne s'est-il extrait et jusqu'à quel point ? Il a vécu de ce que lui offrait son environnement, il a vécu avec son environnement, il a vécu contre son environnement. Cet énoncé, qui n'a rien d'original, fera poindre à nouveau les sempiternelles discussions sur l'agir et l'être agi, avec des exemples affrontés : de la disparition de l'empire de Ninive, récemment attribuée à une vague de sécheresse (pour ne pas parler des grandes invasions du Ve siècle de notre ère) à la construction des digues du plan Delta ou au détournement des fleuves sibériens, sans pouvoir éviter, sans doute, de mordre sur des problèmes ontologiques. Mais la conquête et la maîtrise de la nature, vigoureusement annoncées et proclamées dans les années 1950 et 1960, a fait place à plus de circonspection et pas mal d'alarmisme. Car il s'est révélé que la victoire apparente des hommes avait pu être tournée et la nature dotée par eux de nouvelles armes, pour rétablir son empire : déjections animales surabondantes, effluents chimiques dans les fleuves, rétrécissement d'une mer intérieure, « trou d'ozone », accidents nucléaires... On dirait une mauvaise page arrachée à un magazine très médiatique et, pour cela même, pour une banalité usée, renvoyée à d'autres instances et aux calendes grecques. Hors de la dramatisation facile, un fond demeure, qu'il revient aux experts, aux politiques, sinon à tous, d'analyser sérieusement. Encore moins présentable peut-être serait l'observation que les hommes ont été très capables de déchaîner ces cataclysmes que l'on appelle guerre, gentiment plus meurtriers que les naturels et dont la prévention ne semble toujours pas assurée. Qui doute que vivre avec la planète signifie aussi vivre avec ses habitants ?
Notes de bas de page
1 Des titres analogues ont refleuri durant l'été 1993 : « La mort blanche... Le Mont Blanc a tué... etc. ».
2 Ce genre de pastorale n'est pas propre aux protestants. Qu'il ait été pratiqué en 1953 et durant l'ouragan est plus surprenant mais non impossible. Il y eut mille six cents victimes aux Pays-Bas.
3 M. Smallegange : Chronyk van Zeeland (Middelburg, 1696). L'auteur peut apparaître comme tardif, mais, à l'époque du grand déluge de 1421, les témoins surent parfaitement décrire le moment et l'endroit où la digue principale céda.
4 André Guilcher. 1958. L'Europe du Nord et du Nord-Ouest, Paris.
5 Simon Schama. 1991. L'embarras de richesses. La culture hollandaise au Siècle d'Or, Paris. La version originale (en anglais) parut en 1987 à New York.
6 Mésentente entre les responsables... Situation politique trouble.
7 M.K.E. Gottschalk. Stormvloeden en rivierstroomingen in Nederland (ouvrage en trois volumes, paru à Assen en 1971, 1975 et 1977, respectivement. Le premier couvre la période allant du Haut Moyen Age à 1400 ; le second celle de 1400 à 1600 et le dernier le XVIIe siècle). Notre exposé est fondé pour une part importante sur ce travail monumental. E. Gottschalk avait consacré sa thèse, précédemment, à la Flandre zélandaise : Historische Geographie van Westelijk Zeeuws-Vlaaderen tot de St Elesabethvloed 1404 (Awsen, 1958), suivie d'un complément sur la situation jusqu'en 1648.
8 La somme d'E. Gottschalk s'arrêtant à 1700, nous avons complété la liste pour le XVIIIe siècle. Nous n'avons retenu que les inondations venues de la mer pour des raisons de clarté. Signalons que les inondations d'origine fluviale furent très importantes au XVIIIe siècle.
9 Il arriva à ces chroniqueurs d'en rajouter par confusion. Ainsi l'inondation de 1330, réelle, fut-elle répétée par une imaginaire en 1630.
10 Outhof : Verbaal van alle de Hooge Watervloeden in deze en andere plaatsen van Europa van Noahs tydt af tot op den tegenwordiger tydt (Emden, 1718). Outhof vivait à Groningen au moment de l'inondation et avait quatorze ans. Malgré cela, il n'est pas impossible qu'il se soit servi d'un récit antérieur ni qu'il ait glissé des phrases conventionnelles.
11 La véracité de ces exemples reste évidemment à caution. Ils se retrouvent plusieurs fois dans des récits d'inondation en divers endroits. Ce ne sont pas les seuls.
12 Elles ont été mises à contribution par Hubert H. Lamb : Historic Storms of the North Sea, British Isles and Northwest Europe. Cambridge, 1991). Cf. les cartes in dato. C'est à cet écrit, le dernier en date du climatologue que nous nous référerons par la suite.
13 La tempête de 1674 qui vit s'écrouler la nef de la cathédrale d'Utrecht nous est attestée par d'autres témoignages de dégâts en d'autres endroits, notamment à Enkhuizen, mais quelle conclusion en tirer quant à la force du vent ?
14 H.H. Lamb n'a pas retenu que son critère le plus sophistiqué pour juger de la puissance des tempêtes.
15 Une élévation du sol de l'église de Scheveningen, postérieurement à 1570, a entraîné des discussions et des évaluations différentes.
16 Les îles de Voorne et d'Overflakkee semblent avoir été particulièrement vulnérables.
17 La Frise, comme on a aimé à le rappeler, a donc joui d'un siècle entier de résipiscence entre 1725 et 1825.
18 Trois à quatre mille victimes en Frise contre vingt mille ; quatre à cinq mille dans la province de Groningen contre huit à neuf mille.
19 Les inondations qui affectèrent, la même année, la Frise occidentale ne peuvent être mises en relation avec l'invasion française (qui en était restée fort éloignée). La cause du désastre aurait été une réparation insuffisante des dégâts survenus lors de la tempête de 1665. Grâce à une défense énergique de leurs digues, les habitants du Heerhugowaard furent épargnés. La Flandre Zélandaise fut inondée volontairement durant la guerre de Quatre-Vingts Ans.
20 Ce caractère devait s'associer, plus ou moins, à l'étendue couverte.
21 Cf. Pierre Alexandre. Le climat de l'Europe au Moyen-Âge. Paris, 1987.
22 Le nombre des victimes s'éleva à 208. Cf. J.R. Bruijn ; F.S. Gaastra ; I. Schöffer et E.S. van Eyck van Heslinga. Dutch Asiatic Shipping in the 17th and 18th Centuries. Tome III. Hommeward-bound voyages from Asia and the Cape to the Netherlands (1597-1795). La Haye, 1979. Rijks Geschiedkundig Publicatiën, Grote Serie no 167.
23 En particulier, en cherchant une articulation entre les hivers, froids, les crues fluviales et les invasions marines. Mais la pensée, sur cette liaison, ne semble pas avoir atteint un point définitif.
24 On trouvera commodément des chiffres dans P. Wagret. Les Polders. Paris, 1957.
25 La même relativisation s'applique aux effets des éruptions volcaniques, des tremblements de terre, etc. On notera que, de nos jours si la prévention des cataclysmes a pu accomplir des progrès, sans parvenir à une précision rigoureuse, les risques se sont considérablement amplifiés avec les concentrations humaines sur les sites sensibles. Cf. Los Angeles ou Tangshan.
26 Cf. L'exposé de Stéphane Lebecq et P.H. Galle. Beveiligt bestaan. Thèse, Leyde, 1963.
27 La nature s'est montrée « bonne fille » quand, en 1672, un reflux de la mer, se prolongeant de manière insolite (mais entrant dans les calculs actuels) empêcha la flotte anglaise de s'approcher des côtes hollandaises, et, l'année suivante, quand un dégel inopiné arrêta net une offensive sur les canaux glacés, lancée par le maréchal de Luxembourg.
28 J.A. Faber. Drie Eeuwen Friesland. Economische ensociale ontwikkelingen 1500 tot 1800 Wageningen, 1972. À comparer avec les pertes en gros bétail de la province voisine de Groningen en 1686 : 7 861 plus 1 387 chevaux.
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