Avant-propos
p. 7-25
Texte intégral
1Le thème du colloque est à la fois aisé à circonscrire et quelque peu difficile à préciser : non dans le temps certes, depuis les grandes Invasions et les « Völkerwanderungen » des IVe-Ve siècles jusqu’à la Révolution française : ni non plus dans l’espace, puisque si l’« Occident » a abandonné au début du Moyen Âge les pays au Sud de la Méditerranée romaine, il a progressivement mordu vers le Nord et l’Est, au point d’englober, dès la fin du XVIIIe siècle, la plus grande partie de l’Europe actuelle.
2C’est plutôt au niveau de sa définition que l’expression « catastrophe naturelle » doit être précisée.
3Sans remonter totalement à l’étymologie (kata, strophê) et dans le sens élargi que lui a donné Rabelais (qui indique quand même un bouleversement, une espèce de renversement de situation dans la tragédie grecque), l’usage courant est de penser la catastrophe comme un événement aux conséquences graves et pénibles, un malheur, un drame, un désastre, un fléau...
4Ces catastrophes concernent généralement les hommes (qui les qualifient ainsi), qui les subissent ou les provoquent : pertes humaines, désorganisation des sociétés, dégâts de tout genre, pas uniquement matériels. On assiste plus ou moins fréquemment à des catastrophes routières, ferroviaires, maritimes (bacs en mer), aériennes, minières, financières,... à des destructions, massacres, génocides du fait de guerres, de famines mais aussi de séismes, d’éruptions volcaniques, de tsunamis, de phénomènes climatiques ou météorologiques, typhons, avalanches, ondes de tempêtes, « cataclysmes » (c’est-à-dire au sens propre « inondations »)... et aussi explosions de ravageurs (criquets, phylloxera, doryphores, chenilles processionnaires, loups, ours...), rouille du blé, maladie des ormes ou pluies acides... épizooties, rats, puces et micro-organismes, maladies émergentes, épidémies, endémies...
5Toutes les « catastrophes naturelles » impliquent donc à un niveau ou à un autre le facteur humain, la dialectique nature-homme. Pratiquement toutes, quelle que soit leur origine, concernent des phénomènes généralement brusques, instantanés ou rapides : c’est l’accident sur la route, la mer, dans la mine, dans le ciel... la foudre, l’avalanche, le séisme, l’éruption, le tsunami, l’onde de tempête, le nuage de criquets...
6En quelques secondes, voire quelques heures ou quelques jours, les individus ou les groupes humains sont frappés, dans leur corps mais aussi dans leur esprit et leur comportement (depuis Luther manquant d’être foudroyé jusqu’à la terreur des sinistrés, l’organisation des secours, les conséquences immédiates sur la vie locale, régionale, nationale...). La plupart de ces catastrophes, si dramatiques soient-elles, peuvent s’avérer sans suite ou sans conséquence autre que l’enterrement des morts, la réparation éventuelle des dégâts, une meilleure prévision des suivantes. Leurs suites peuvent cependant se prolonger sur des semaines, des mois, des années, ou même avoir des effets irréversibles.
7Quand Tauredunum (563) s’effondre dans le Valais, les éboulis barrent le Rhône et créent un lac de 60 ( ?) km de long : le cataclysme remonte rapidement vers l’amont, puis le barrage finit par se rompre : les ravages se produisent alors en aval, puis autour du Léman, couru d’une vague gigantesque qui vient lécher et passer les remparts de Genève. Autour de 1120, la Romanche se barre d’elle-même à Bourg d’Oisans : le lac reste vingt ans avant de se vider catastrophiquement.
8La mer ne revient pas toujours dans ses limites précédentes et reste autour du Mont St-Michel ou dans le Zuyderzee (XIIIe siècle), ou dans la baie de la Jade (XIVe siècle) ; le sol continue à trembler, abat les monuments reconstruits, déplace des nappes phréatiques et donc condamne à mort les mûriers, comme en Andalousie orientale (XVIe siècle) ; les pans de montagne écroulés ne retournent pas au Mont Granier (1248), ni les cendres, laves et houes au Vésuve ou sur ses pentes (79 ap. J.-C). Souvent, il y a combinaison de catastrophes en chaîne : répétition de séismes ou d’inondations certes, mais aussi la trilogie guerre-famine-épidémie : on peut ajouter ruines durables, démographie bouleversée, migrations, société ébranlée, fragilisée, voire, à terme, détruite...
9D’autres catastrophes, sans point de départ brutal ou évident, mûrissent lentement, agissent durant des années, des décennies, des siècles, avec des conséquences plus funestes : changement des sols, de la végétation, des climats, du niveau des mers : subsidence, endémies, dénatalité, explosion démographique, accoutumance de parasites, génocides sournois...
10Il arrive parfois que les hommes aient conscience de ces changements s’étendant sur des décennies, voire des siècles. Victor de Vita parlant des persécutions vandales note l’arrivée des vents de sable, les rivières s’asséchant... au moment où remonte le Sahel (VIe siècle) : des sources islandaises ou norvégiennes signalent les passages d’iceberg au XIVe siècle, voire l’extension de la banquise dans des mers ou au large de côtes jusque-là libres. Mais, d’une manière générale, même si de tels phénomènes peuvent être notés, leur aspect catastrophique n’est pas vu, ou du moins leurs aspects catastrophiques ne sont vus que plus tard, par des historiens, voire disparaissent devant les aspects bénéfiques.
11On connaît le dessèchement géologique de l’Asie Centrale : l’Amou Daria avant le XIIIe siècle avait un bras atteignant la Caspienne. Ce dessèchement a été accéléré depuis 1960 par l’irrigation des champs de coton d’Uzbekistan. Catastrophe écologique pour la mer d’Aral, sursalée, réduite des 2/3 quant à son volume et de moitié quant à sa surface ; mais aussi réussite économique et amélioration des conditions matérielles des Uzbeks grâce à l’or blanc du coton (et l’huile de ses graines). Même chose pour les gigantesques barrages du réseau des fleuves russes : électricité pour tous, liaison à grand gabarit de Moscou avec ses cinq mers et aussi érosion des terres, remontée des sels, climat modifié par les immenses lacs intérieurs, etc.
12Des questions analogues se posent pour le Moyen Âge occidental ou l’époque moderne.
13La destruction de la forêt, le changement des essences, la podzolisation des sols, le ravinement en montagne, le comblement des marais, l’endiguement de fleuves ou de golfes, le va-et-vient de la Mesta broutant la forêt et les arbustes de l’Espagne profonde, peuvent être considérés comme des catastrophes ou, au contraire, comme les bases solides de la croissance européenne, l’essor de l’agriculture, l’établissement de l’agrosystème, les champs de céréales dévorant friches, marais, bois, la richesse des pays castillans de la laine, une meilleure alimentation d’occidentaux plus nombreux, le recul de la malaria.
14Ces « catastrophes » en marche ont-elles été perçues, voire assumées et voulues car considérées en fonction d’aspects alors « bénéfiques » ? Qu’en pouvaient penser les nobles chasseurs voyant s’éloigner le grand gibier des aurochs, élans, bisons, voire cervidés et castors ? Et les paysans constatant que la trop grande extension des défrichements finit par mordre sur des terres peu fécondes et déséquilibre une exploitation globale, laquelle, favorisant l’« ager », fait reculer « saltus » et « silva » et prive donc de ressources indispensables l’économie agricole ?
15Un dernier exemple actuel : le « Waldsterben » (mort des forêts, pluies acides). Il ne mobilise pas uniquement les Verts au grand cœur, mais encore un monde germanique où veillent toujours le romantique « Naturgefühl » et l’attachement au « Tannenbaum », et tout autant des économistes ou industriels dont les émotions font bon ménage avec le portefeuille que gonflera aimablement l’obligation (et le monopole, imposé par l’Allemagne) du pot catalytique allemand.
16De telles « catastrophes » sont donc jugées telles par certains milieux humains et à certaines époques (en 1923 les grèves dans la Ruhr contre les exigences françaises avaient provoqué une extraordinaire amélioration de la végétation proche. Mais personne n’y avait été suffisamment sensible et l’activité avait vite repris et augmenté pour le plus grand bien des projets nazis)...
17Les définitions des catastrophes font donc intervenir le sens fluctuant des notions de milieu, environnement, espace et, bien entendu, celle, fondamentale, de temps.
18Considérons d’abord ce qu’il est convenu d’appeler le temps long, par l’exemple fameux mais pas toujours bien interprété du Critias. Platon n’y est pas uniquement le pionnier d’une écologie à venir, dont Hérodote ou le Corpus Hippocraticum donnent ou ont déjà donné des exemples encore plus frappants : il est bien plus l’un des premiers et le plus lumineux des « écohistoriens » dans la mesure où il constate et décrit des « catastrophes » dans un milieu précis (l’Attique) et sur un long intervalle de temps, même si les neuf mille ans qu’il évoque ne peuvent être décomptés au sablier de notre XXe siècle. Qu’on en juge : « C’est qu’il y eut de nombreux et terribles orages au cours de ces neuf mille ans (tel est en effet l’intervalle de temps qui sépare l’époque contemporaine de ces temps là). Au cours d’une période si longue, et parmi ces accidents, la terre qui glissait des lieux élevés ne déposait pas comme ailleurs des sédiments notables, mais, roulant toujours, elle finissait par disparaître dans l’abîme. Et, ainsi que l’on peut s’en rendre compte dans les petites îles, notre terre est demeurée, par rapport à celle d’alors, comme le squelette d’un corps décharné par la maladie... Elle avait pour montagnes de hautes ondulations de terre ; les plaines qu’on appelle aujourd’hui champs de Phelleus étaient couvertes d’une glèbe grasse ; il y avait sur ces montagnes de vastes forêts, dont il subsiste encore maintenant des traces visibles. Car, parmi ces montagnes qui ne peuvent plus nourrir que des abeilles, il y en a sur lesquelles on coupait, il y a peu de temps encore, de grands arbres propres à monter les plus vastes constructions, dont les revêtements existent encore... L’eau fécondante de Zeus qui s’y écoulait chaque année ne ruisselait pas en vain, comme aujourd’hui, pour aller se perdre de la terre stérile dans la mer ; la terre en avait dans ses entrailles et elle en recevait du ciel une quantité qu’elle mettait en réserve dans celles de ses couches que l’argile rendait imperméables... Ainsi en tous lieux couraient les flots généreux des sources et des fleuves. Et pour tous ces faits, de nos jours encore, les sanctuaires qui subsistent en l’honneur des anciennes sources témoignent que le présent récit est véridique... La partie où est l’Acropole n’était nullement telle qu’elle est aujourd’hui. Une seule nuit de déluge fit fondre autour toute la terre et laissa cette partie entièrement dénudée. Car il y eut à la fois des tremblements de terre et un déluge... » (Critias §11, Les Belles Lettres, tome X des Œuvres de Platon).
19Ces catastrophes ne se déroulent pas dans un temps cyclique réversible (celui de l’éternel retour, des univers, des astres, des révolutions et des phénomènes périodiques), mais dans un temps (ou une fraction de temps) considéré comme linéaire, irréversible ; temps thermodynamique des systèmes ouverts à entropie croissante, avec les pauses, les ralentissements, les hâtes, les aléas de la « percolation » chère à P.E. de Gennes ou M. Serres ; et également temps vécu de l’homme et de l’histoire, d’une naissance à une mort.
20Au terme de ce très long exorde resterait encore à définir l’adjectif qui semble opposer des catastrophes « naturelles » à d’autres qui ne le seraient pas. Nous verrons par exemple que celles du cosmos, observées ou non par les hommes, n’ont souvent aucun effet repérable sur la Terre, à part celui que peut avoir leur éventuelle perception par l’esprit humain.
21La civilisation occidentale porte en elle l’idée, moins grecque que biblique, de la distinction (ou de l’opposition) homme/nature. Dès la Genèse, Dieu a ainsi distingué l’homme et la femme du reste de la Création qu’ils dominent ou gèrent (5,14 et 26) : Jésus a répété : « Vous n’êtes pas de ce monde ». J. de Vezelay souligne même, dans un mode plaisant mais par des paroles qu’il met dans la bouche du Créateur, que l’homme est une catastrophe dans l’harmonie de la Nature. Le mot « environnement », dans sa signification actuelle universellement admise, distingue et donc évidemment différencie l’homme (central) de tout ce qui l’entoure.
22Une partie de cet environnement est artificiel (œuvre de l’homme) ou d’ordre humain (concernant les sociétés humaines) ; une autre partie dite naturelle peut avoir été profondément modifiée par les hommes (anthropisation) ou aussi peut avoir fait subir aux hommes des contraintes sur lesquelles leur action est inopérante et dont ils ne peuvent éviter les conséquences, quitte à les aménager par la suite. Cette Nature est donc le lieu des interférences réciproques entre l’homme et l’environnement, avec cette nuance fondamentale que la Nature est également dans l’homme, dans sa biologie, sa physiologie, etc., dans son « milieu interne », tel qu’il est né (« natus » d’où « natura » et également phusis).
23C’est donc de manière tout à fait arbitraire que nous distinguerions actuellement des catastrophes qui ne seraient pas naturelles ou dont la Nature serait exclue à un titre ou à un autre (épidémies, guerres, famines, démographie, défrichements, changements de flore ou de faune...) dès le moment où les hommes y sont majoritairement impliqués (causes, conséquences, victimes, penseurs, interprètes...).
24Cela dit, la pensée judéochrétienne dont nous sommes toujours pénétrés nous permet de noter la nuance, voire d’opérer la distinction, car c’est en désacralisant la Nature, créée et non plus divine, qu’elle a pu considérer dans ces phénomènes la volonté de Dieu (qu’elle était partiellement apte à retrouver grâce à la raison reçue du Créateur).
25De ce fait, dans ces événements, tous naturels, dont l’homme était séparé et dont il notait, pour certains, le caractère « catastrophique », cette pensée cherchait et trouvait toujours l’expression d’un dessein de Dieu, un avertissement et généralement une punition.
26C’est ce qu’expriment les chroniqueurs comme la plupart de ceux retraçant de telles catastrophes.
27Prenons par exemple l’un des textes évoquant la description de la grande onde de tempête du 16 janvier 1219 qui a marqué le début des ravages de la Zélande et de la Frise et de l’entrée de la mer vers le lac Flévo, constituant le futur Zuyderzee. Emon, abbé de Wittwerum, a bien vu les raisons naturelles du fléau, dû au hasard des vents, de leur retournement (« illico choro cruentissimo crudelis cessit africus collaterali zephyri a septentrione ») sur une mer déjà démontée (« funditus motum per africum ») où les vagues vont déjà en tous sens... Mais la cause véritable, au-dessus de toutes les autres, comme l’a dit Saint Augustin : « superiorem ceteris omnibus causam, id est voluntatem Dei », c’est la volonté de Dieu.
28De même, l’écroulement du Mont Granier aux portes de Chambéry (novembre 1248) ou l’effondrement de la cathédrale et des églises de Lisbonne, le dimanche de la Toussaint 1755... ont des raisons, pour Voltaire comme pour nous, tout à fait « naturelles », mais l’immense majorité des contemporains y a vu le doigt de Dieu et la punition des péchés, même s’ils méconnaissaient ainsi la parole du Christ suivant laquelle une telle liaison et causalité devait être refusée.
29À l’heure actuelle, nous avons gardé l’idée d’un homme séparé de la Nature, mais écarté celle d’une action directe de Dieu sur l’une pour agir contre l’autre. Sauf intervention strictement ou majoritairement humaine, les catastrophes sont donc essentiellement naturelles, même si un processus naturel est amorcé ou accéléré par l’homme.
30Une rapide typologie, précisément fondée sur les sciences de la nature et dans le temps de l’histoire, permet d’en préciser les principaux aspects.
31Tout d’abord des catastrophes purement naturelles observées par des hommes mais sans aucun impact apparent sur la Terre et les sociétés humaines. En 1178, G. de Cantorbéry examine la lune. « Une torche flamboyante jaillit alors, crachant feu, charbons ardents et étincelles sur une distance considérable. Pendant ce temps, le corps de la lune, qui était crispé dans le bas comme par l’angoisse, palpita comme un serpent blessé. Après, il retrouva son aspect habituel. Ce phénomène se répéta une douzaine de fois ou plus, les flammes prirent au hasard des formes tourmentées avant de retourner à la normale. Puis, après ces transformations, la lune, de corne à corne, c’est-à-dire sur toute sa longueur, prit une apparence noirâtre ». Cet alunissage d’une météorite frappe l’observateur : c’est une catastrophe en soi, mais l’humanité ne s’en est pas aperçue et le phénomène fera simplement méditer quelques savants.
32Il en est généralement de même pour la plupart des événements marquants des mondes lunaire et supralunaire, ceux des astres, des luminaires et des planètes. Trois explosions de supernova ont été vues par Coréens, Chinois, Amérindiens en 1054 (Nébuleuse du Crabe), par Tycho Brahé (1572) et Képler (1604), sans que l’on sache les effets et les phénomènes qu’ont pu accompagner sur la Terre les ondes lumineuses qui nous les ont révélés : et une quatrième, celle de 1987, dans le nuage de Magellan, n’a pas non plus apporté des précisions sur ce point.
33Des astéroïdes tombent sans cesse sur la Terre, comme les pluies de pierres de 882, mais même celui de la Toungouzka (1908) n’a pas causé sur le champ effroi et terreur en Occident.
34Seules les comètes ont pu marquer les esprits : étoile ( ?) des Mages, comète de Halley, dont la Terre a coupé sans dommage la queue en 1910 et dont les passages périodiques (environ tous les soixante-seize ans) ont été repérés ; en particulier celui de 1066 qui a laissé sa trace, brodée sur la Tapisserie de Bayeux, annonçant la punition qui va frapper le parjure Harold, comète de 1618 sur Paris, comète de Biela (du nom du major autrichien qui la découvrait), apparue en 1772, revenant tous les six ans et demi, qui faillit se briser contre la Terre, se coupa en deux en 1846 et 1852 et explosa à son passage de 1873, sans provoquer autre chose que curiosité soutenue puis angoisse rétrospective. Quant aux émissions galactiques, aux radiosources, aux rafales de vent solaire, aux sursauts etc., leurs effets en cours d’étude depuis leur récente découverte ne sont pas de nature à avoir été perçus par les hommes dans le temps de l’histoire ; non plus que les rayonnements de Jupiter qui, depuis 1958, alimentaient diverses réflexions et ont porté les hypothèses poétiques de Stanley Kubrick et de son « 2001, Odyssée de l’espace ».
35Peut-être ladite planète, dont la masse géante peut influencer la Terre dans certaines positions, apporte-t-elle une aide aux séismes en instance (effet Jupiter), dont elle ne fait que hâter les éventuelles catastrophes : peut-être Vénus, s’interposant entre soleil et Terre, a-t-elle en quelques cas une influence sur le magnétisme terrestre, et donc sur le filtrage des particules cosmiques et éventuellement sur quelques catastrophes génétiques ? De toutes manières, les seules manifestations bien repérées des « astres » n’ont marqué que les esprits, les mentalités, même si elles ont entraîné des effets réels par suite de la crédulité humaine ou de phénomènes naturels. N’oublions pas les « parhélies » faisant paraître double (ou multiple) le soleil diurne ; ou les éclipses, faisant s’éteindre le soleil en plein jour ou livrant la lune à un monstre noir et dévorant. Parmi les mille exemples connus, rappelons l’éclipse centrale et totale du soleil, bien décrite par le chroniqueur anonyme (de ce fait surnommé l’Astronome), quelques jours avant la mort de l’empereur Louis le Pieux (840), ou celle de la lune (26 septembre 451) « expliquant » la victoire des Champs Catalauniques sur Attila (20 juin). N’oublions pas non plus les aurores boréales, elles aussi effrayantes sous la forme des « chemins de sang » ou des « dragons de feu », qui peuvent être suivies de modifications du magnétisme, de mauvaises récoltes, de famines, d’épidémies... dans la mesure où elles signalent des maxima de taches solaires... L’importance historique de ces phénomènes « astronomiques » et naturels est que non seulement leur éventuelle action sur la terre, mais surtout leur impact sur les populations, ont passé pour être liés à des catastrophes dans le microcosme, au niveau des peuples désorientés comme au niveau de savants observateurs.
36De ce fait, par dessus l’influence réelle et souvent fondamentale des lune et soleil, que la science actuelle ne cesse d’étudier et de confirmer, l’observation des astres et de leurs conjonctions a longtemps passé pour évoquer des catastrophes possibles ou imminentes. Les influences des Proche et Moyen Orient se sont cristallisées autour de la Bagdad abasside et des grands astronomes persans. Thebit ibn Cora dit al Harrani (mort en 901), traduit par Adalard de Bath et très admiré par Roger Bacon et Albert le Grand, évoque les images sidérales destinées à combattre les catastrophes : épidémies, tempêtes, animaux nuisibles... Mais c’est surtout Al Kindi (mort en 873) qui a exprimé l’idée que êtres et choses sont soumis à différentes influences astrales, que chaque astre a un rayonnement particulier. Son disciple Albumasar, et les traductions de Gérard de Crémone et de Robert de Chester, font connaître ses idées et les grandes conjonctions : « Celle qui créa le monde mettait en conjonction les sept planètes dans le1er degré du signe du Bélier et celle qui le détruira aura lieu quand les mêmes planètes seront en conjonction dans le dernier degré des Poissons ». Dans les horoscopes, l’astrologie chrétienne insiste sur le fait que l’influence des astres à la naissance est vertu informative et que Dieu donne la forme intellective : notre nature est prédisposée par Dieu à l’influence de tel et tel astre, ce qui sauvegarde notre liberté (il suffit de faire attention aux jours néfastes pour éviter des catastrophes) ; en revanche est aussi établie la liaison directe de nous comme de notre terre avec les astres du ciel. Les Annales carolingiennes, pendant des décennies, commencent régulièrement la description des événements de l’année par les positions des planètes dans les maisons du Zodiaque.
37L’importance de la course du soleil (c’est-à-dire, depuis Copernic et Kepler, celle de la terre autour du soleil) ou des phases de la lune a été depuis fort longtemps constatée et étudiée, même si l’on en ignorait bien des aspects concernant magnétisme, piégeage des particules cosmiques, variation des climats, température, humidité, courants marins, glaciations, variabilité biologique... Au moins l’influence des deux luminaires sur les marées (marines sinon terrestres) était-elle connue au Moyen Âge, de même que ses effets sur des catastrophes comme des grandes marées (vives eaux d’équinoxe) et surtout des ondes de tempête, en conjonction avec des vents violents.
38Quelles qu’en soient les causes repérées ou supposées, les catastrophes naturelles se marquent par leurs effets sur la Terre et les sociétés humaines : actuellement on parle de « risques écologiques majeurs ».
39Parmi les mouvements brusques d’origine apparemment non humaine sur la face de la terre (« das Antlitz der Erde » de E. Suess), nous pouvons distinguer les glissements de terrains : celui d’une nuit de novembre 1248, qui vit le Mont Granier (cinq cents millions de m3) s’écrouler aux portes de Chambéry, enfouissant sur deux km de long et trois km cinq cents de large une partie de la Combe de Savoie, est resté dans toutes les mémoires : mais il en est d’autres, comme celui de Tauredunum (563), qui a barré le Rhône en amont du Léman ou celui du Clos de Luc (1442) qui, de ses deux millions de m3, a barré la Drôme et a constitué deux lacs, ou ceux du Dérochoir, dont les plus récents (1741 et 1751) ont modifié le cours de l’Arve ; des coulées boueuses font également glisser à grande vitesse des volumes fort importants sur des kilomètres, peut-être sur des coussins de vapeur produits par le frottement et qui n’ont pas le temps de se dégager. Bien que d’origine différente, évoquons également les avalanches de neige, terre, boue voire les chutes de têtes de glaciers : 1448 à Venosc, 1681 à Abries, 1757 à Villard de Vallouise.
40Des mouvements sur le très long terme, dus à la tectonique des plaques, peuvent provoquer des catastrophes quasi immédiates. Les séismes comportant un certain nombre de secousses, leur action sur les hommes n’est pas toujours catastrophique sur le moment, car la première n’est pas forcément la pire : elle le fut à Lisbonne en 1755, mais pas à Bâle en 1356.
41Soulignons qu’aucun endroit d’Europe n’a été à l’abri de tels séismes : l’Angleterre par exemple, qui paraît tellement stable, en a connu certains qualifiés de « permaximus, terribilis, ingens... » comme celui du 11 août 1089, ceux du 23 avril 1228 (Galles), du 1er juin 1246 (Kent), du 22 juillet 1301 (Yorkshire), en 1382,1400 ou le 19 mars 1750 à Londres, les 6 avril et 1er mai 1580, à Londres et à Douvres (d’où les rochers blancs tombèrent dans la mer) ou le 27 mars 1626 à Coventry.
42Mais ce sont les bords de la Méditerranée qui ont connu les plus fréquents et les plus dévastateurs : ceux de Catalogne (Olot) au XVe siècle, d’Andalousie (Almeria) au début du XVIe siècle, d’Italie (Naples et Benevent 1456 et jusqu’à Messine 1903), ceux de l’actuelle Albanie (Durazzo : 1269), de l’antique Byzance (par exemple 1354 avec l’écroulement de toutes les murailles, du Bosphore aux Dardanelles, en période de guerre quasi permanente avec les Turcs). Ces séismes, en bord de mer, provoquent des tsunamis parfois catastrophiques, comme ceux de Lisbonne (1755) ou d’Almeria (début XVIe), parfois moins destructeurs (comme celui de Ligurie-Provence, 1887). D’autres tsunamis sont provoqués par des phénomènes volcaniques comme celui de Santorin (Therà) vers 1450 av. J.-C. ou ceux (dans les îles de la Sonde) des caldeiras du Tambora (1815) ou du Krakatoa (1883), avec des murs d’eau pouvant atteindre trente mètres de haut dans certaines baies des côtes qu’ils frappent.
43Les éruptions volcaniques elles-mêmes en Europe ne sont guère fréquentes qu’en Italie : Vésuve depuis 79 ap. J.-C., Vulcano, Stromboli, Champs Phlégréens... et surtout Etna, dont les coulées de lave peuvent avoir des conséquences catastrophiques.
44Mais la dorsale médioatlantique émerge en Islande, et la rupture entre les plaques « américaine » et « européenne » provoque un volcanisme permanent, parfois paroxystique comme en 1783 où le Laki non seulement émit deux cent cinquante millions de tonnes ( ?) de lave, mais aussi des poussières qui occultèrent les deux occidentaux, gênèrent la fusion des neiges et glaces de l’hiver et empêchèrent la plupart des villes de profiter du soleil, comme Franklin le note à Paris, maintenue dans une brume persistante. Notons que l’extraordinaire explosion du Tambora (juin 1815) provoque, par ses poussières voilant le soleil, les « années sans été » au cœur de l’Occident (1816, 1817...).
45En liaison avec le volcanisme se produisent des mouvements du sol, plus amples et moins brutaux, comme l’émergence du Monte Nuovo dans la baie de Naples et les pulsations du temple de Sérapis à Pouzzoles, plus ou moins immergé suivant les époques. Le « basculement » d’ensemble, qui fit à l’époque de Justinien remonter le compartiment de l’Est méditerranéen (certaines côtes de Crète ont monté de sept mètres !) n’est pas encore totalement étudié... De tels mouvements sont surtout visibles par rapport au niveau de la mer et font intervenir plusieurs autres composantes à effet souvent fort lent.
46Les villes et sites de Sigtuna et de Birka, non loin de Stockholm, n’ont été que du IXe au XIe siècle en rapport suivi avec la Baltique : puis l’exondation en marche acheva de rendre impraticables les chenaux, même à des bateaux quasi plats de moins d’un mètre de tirant d’eau. Ce mouvement général autour de la Baltique est d’origine isostatique : le bouclier Scandinave jadis écrasé sous le poids des glaces remonte lentement depuis la déglaciation d’il y a 10 à 12 000 ans : cette remontée, toujours en cours, peut atteindre suivant les endroits un mètre par siècle, avec des conséquences complexes sur les côtes (car le fond de la Baltique remonte lui aussi). Les « catastrophes » qu’elle engendre, comme la mort de certains ports ou l’arrivée des fièvres, s’étendent sur des siècles et peuvent être compensées par les avantages qu’elle dispense ou prodigue à de nouveaux sites.
47D’autres villes-phares du Moyen Âge et de l’époque moderne sont nées et ont vécu au rythme du sol, de la mer (et du travail parfois malheureux des hommes). Bruges, par exemple, ou encore Venise, dont la subsidence du bassin padan – au pied des Alpes en surrection – a tendance à faire « descendre » le sol, mais aussi à faire alluvionner grandement les fleuves entre Adige et Isonzo, dont Brenta et Piave, et donc à menacer la lagune de comblement, de vase, de fièvres, tout en la mettant à la merci de grandes marées dévastatrices (acqua alta).
48La mer peut causer des catastrophes brutales qui ne sont pas d’origine sismique. Les pires sont les ondes de tempêtes (« Sturmflut », unissant forces du vent et forces de la mer), dont l’Occident garde des souvenirs angoissants et des traces durables. Depuis 709 ( ?), le Mont St-Michel est au péril de la mer – la forêt de Scisy a disparu et les marais de Dol n’ont pu être reconquis qu’après établissement de la digue du XIe siècle. Durant la période « dunkerquienne » d’avancée de la mer du Nord, de terribles ondes de tempête ont fini par crever les cordons littoraux et par faire entrer profondément à l’intérieur des terres, dans le lac Flevo, l’immense golfe du Zuyderzee (XIIIe-début XIVe), reconquis en partie au bout de sept siècles depuis sa fermeture par la digue de 1932. Les catastrophes d’invasion de la mer – avec des milliers de morts et des centaines de milliers de sinistrés – frappent toujours les bords des mers du Nord : tempêtes des 26 et 27 novembre 1703 en Angleterre, ondes de tempête sur Londres par la Tamise (d’où les gigantesques travaux et l’entretien des barrages-digues protecteurs), dont la dernière (30 janvier 1953) frappa surtout les Pays-Bas, creva des digues séculaires ou fit remonter le flot de la mer par les estuaires et les fleuves mal protégés. Quant à la côte de la Frise allemande, la découverte en 1994 de la ville engloutie de Rungholt comme la grande échancrure de la Jade montre l’ampleur de ces ondes de tempête à la fin du XIVe siècle. La Baltique connaît également de tels phénomènes : en 1924 elle remonta la Néva et entra dans la Petrograd juste rebaptisée Leningrad...
49Les variations du littoral peuvent être plus lentes et moins catastrophiques. N’empêche qu’elles sont permanentes et que leurs conséquences, même rapides, ne peuvent être appréciées que dans le moyen terme. On peut prendre pour exemple celles du littoral français, depuis l’établissement très récent (époque romaine) de la rectiligne côte des Landes, avec les variations de l’embouchure de l’Adour, de Bayonne à Hossegor et Capbreton, l’écoulement difficile (et la formation des étangs dans l’arrière-pays), les bouleversements rapides du bassin d’Arcachon et de l’estuaire de la Leyre, l’ensablement du Médoc, la disparition de l’île d’Antros (dont reste le seul îlot de Cordouan), le devenir des marais entre Gironde et Charente, le destin de Brouage ou de Rochefort, l’immense golfe des Pictons devenu marais poitevin, le comblement de la baie de Bourgneuf, la Grande Brière, le Morbihan en voie de comblement... sans forcément des catastrophes du type légendaire de la ville d’Ys engloutie...
50On peut poursuivre par la baie de Somme, l’établissement du Marquenterre (XVIIe), les difficultés d’Anvers et d’Amsterdam, la reconquête de la côte flamande du IXe au XIIIe... à l’époque moderne. Les littoraux européens sont en variabilité perpétuelle, non seulement par grande marée lors d’une onde de tempête, mais aussi par lents mouvements de la mer du fait de la déglaciation ou de l’expansion thermique, ou encore par l’action des hommes endiguant, drainant, asséchant, bonifiant des terres récemment arrachées à la mer.
51Les eaux continentales peuvent tout autant influer sur la vie des hommes : dans le très court terme par le biais d’inondations cataclysmiques comme celles du Pô qui, en 1994, n’ont pas été pires que celles de l’an 568 par exemple, qui vit le Mincio capturé par le Po et l’Adige rejeté de plusieurs kilomètres vers le Nord par l’accumulation des alluvions padanes. Ce sont surtout les pluies et le ruissellement qui provoquent de telles crues, mais la fonte brutale de neiges ou la rupture d’une poche d’eau interne (glacier de Tête Rousse, 12 juillet 1892) n’y sont pas non plus étrangères. L’étude de la Garonne, « fleuve ravageur », montre bien les différentes raisons (parfois additionnées) d’une montée catastrophique des eaux, surtout en 1634 et de 1750 à 1875. On connaît les surcotes du Rhône pouvant dépasser 10 000 et même 11 000 m3/s à Avignon (1856, 1886), les crues de l’Ardèche, qui peut monter de 12 m et même de 15,8 m (en 1900) ou de l’Ouvèze... Et des catastrophes autour du Rhin ou du Danube qui, en 1838, barré par les glaces qu’il charriait, entra dans Pest, dont nombre de maisons furent abattues par les glaçons agissant comme béliers sur la force du courant. Sans oublier le ravinement des pentes et l’érosion des sols de montagne... et les modifications, rapides ou non, mises en évidence par l’histoire des fleuves, récemment retracée du Guadalquivir à la Vistule.
52On se souvient encore des inondations de la Seine, rappelées par le journal du bourgeois de Paris (1405-1449) ou par les reportages de l’année 1910.
53La plupart de ces catastrophes ont pour cause directe ou lointaine les fluctuations climatiques, humidité et précipitations, chaleur ou froid. Il y a des gels terribles, par exemple le Rhin le 31 décembre 406 permet à la masse des chariots germaniques de passer sur la glace et de gagner le monde gallo-romain ; en 1364 ou en 1755, le Rhône reste gelé 15 semaines à Avignon : vigne et oliviers éclatent ; il y a aussi des sécheresses accentuées (763 ou 784).
54Le Gulf Stream et ses branches (eau chaude et salée) fluctuent sur des centaines de km de latitude : tantôt remontant vers le Nord, faisant fondre la banquise et progresser les prairies dans le Grœnland du XIe siècle, tantôt descendant et attirant les harengs au Sud de la presqu’île de Rhuys ( !) à la fin du XVIIIe siècle.
55Cette influence du climat, largement lié aux émissions solaires, a été importante, non seulement pour l’histoire générale de l’Occident, depuis le « réchauffement » des IXe-XIIe siècles, le petit froid des XIIIe-XVe, l’embellie XVe-XVIe et le coup de froid fin XVIe (1565-1629)-milieu XIXe, mais aussi, de manière plus facile à mettre en évidence, pour les fluctuations des catastrophes naturelles portées par les facteurs biotiques, végétaux et animaux.
56Si nous mettons à part celles dont l’homme est principal responsable, acteur ou non, dès que l’agriculture ou la sylviculture sont en jeu, nous considérons comme naturelles les parfois catastrophiques variations des essences de la forêt : lande à callune, colonisée par des essences de lumière (chêne, bouleau, noisetier) puis des espèces proliférant à leur ombre (hêtre), résineux sur sols podzolisés, végétaux halophytes, extension des espèces de tourbières, voire fluctuation du phytoplancton océanique, régulant plus ou moins bien le cycle du carbone... Il y a aussi les terribles ravages d’un incendie de forêt provoqué par la foudre, la combustion spontanée des tourbes ou des gerbes entassées dans des granges mal aérées. Encore plus évidentes et pernicieuses les catastrophes provoquées par des animaux sur lesquels l’homme n’a aucune prise.
57Spectaculaires mais (relativement) rares sont les invasions de criquets : celles venues des espaces pontocaspiens (Locusta migratoria, criquet migrateur), comme en 873, dévastent l’Occident du Moyen Danube à l’Atlantique, mais elles se reproduisent sans périodicité régulière et avec une importance variable sur des intervalles allant de 10 à 50 ans : celles venues du Sud (Sahara, Afrique du Nord) sont le fait de criquets pèlerins (Schistocerca gregaria) qui passent de temps en temps la Méditerranée, ravageant Espagne, Sicile, Italie, îles grecques... Il existe enfin des espèces migratrices mais implantées en Espagne, Provence, Italie (Caliptamus italicus, Dociostaurus maroccanus) qu’il faut empêcher d’éclore avant qu’elles n’aient dévoré les environs immédiats.
58Toutes ces espèces d’acridiens sont sous l’influence directe du soleil, température, degré d’humidité, pluies, saison, endroit, végétation, régime des vents : c’est la combinaison aléatoire de nombreux facteurs qui détermine ou non la grégarisation, l’envol, les points d’arrivée des monstrueux essaims, et donc les catastrophes sans aucune périodicité repérable.
59Bien plus graves sont les éclosions d’anophèles et la diffusion épidémique de l’endémie fondamentale des pays de lagunes, marécages, bas fonds : la malaria. Là encore, plusieurs espèces ou races : Anopheles maculipennis ou sacharovi ou labranchia... dont l’éthologie est différente : femelles piquant au printemps, au début ou à la fin de l’été, dans l’obscurité des maisons ou la nuit, ou à la lumière extérieure ; œufs éclosant dans la chaleur humide du marais ou dans une lagune dont la variation du taux de salinité entraîne le changement de l’espèce hébergée. Il y a aussi l’action des prédateurs : notonectes, larves de libellules, oiseaux... qui peuvent ralentir considérablement la démographie des vecteurs de l’endémie... Au total là aussi, des catastrophes démographiques (économiques, sociales...) variables selon les saisons, les endroits, les années, les décennies...
60En ce qui concerne les insectes ravageurs, certains sont autochtones : hannetons par exemple, qui prolifèrent à Vienne au début du XIVe ou à Paris (1405-1499) : charançon, ténébrion, piéride du chou... Eux aussi connaissent des explosions démographiques à intervalles irréguliers, mettant en danger cultures ou stocks de nourriture. Parfois il en est qui arrivent de loin : phylloxéra (1868), doryphore (1922), et leurs premiers ravages sont de ce fait inattendus, imparables et sur le champ catastrophiques pour la vigne ou les solanacées (pommes de terre, tomates...).
61Parfois enfin naissent des essaims de « mouches », dangereuses pour le bétail voire les hommes (simulies, années à guêpes, phytoptora de la pomme de terre...) ou arrivent des épizooties (Paris, avril 1745) ou de petits organismes (pébrine de la soie, oïdium, mildiou de la vigne).
62Quant aux vertébrés susceptibles de causer des catastrophes, il en est de fort gros, aisément repérables et dangereux. Ainsi les ours qui saccagent les récoltes et attaquent le bétail. Une thèse récente montre les insupportables prélèvements que peuvent faire ces seigneurs sur le maigre surplus à la disposition des populations pyrénéennes : mille ours adultes sur le versant français de l’Atlantique à la Méditerranée, c’est une catastrophe permanente au XVIIIe et au début du XIXe siècle.
63Les loups sont encore plus dangereux puisqu’ils existent partout et que, dès que se relâche la défense humaine (il faut tuer au moins 70 % des louveteaux pour éviter l’explosion démographique !), les attaques des troupeaux, voire des hommes, augmentent : en 846, une bande de trois cents ( !) loups dévaste ou terrorise l’Aquitaine ; durant la guerre de Cent Ans, les loups sont plusieurs fois entrés dans Paris et la « démographie lupine » suit en sens inverse la faiblesse des hommes dans des pays ravagés par la guerre, la maladie, la famine : les louves normandes de cette époque (XIVe siècle) ont cinq louveteaux par portée au lieu de trois en période de bonne santé humaine. Quant à la rage, diffusée par les loups, elle frappe plus par ses aspects bouleversants que par le nombre des victimes.
64Les pires catastrophes proviennent plutôt des rats. Il semble que le rat noir, arrivé de l’Inde, se soit implanté en Occident peu à peu au cours de l’âge du fer et de l’Antiquité classique : le Haut Moyen Âge semble ne l’avoir encore connu que par « plaques » non jointives, et se restreignant comme en Angleterre où des sites admirablement fouillés n’en comportent aucun alors que d’autres proches dans l’espace ou le temps en connaissent un certain nombre. Bref ces rats, parasites des hommes, ont attaqué les stocks de grain, de nourriture, voire les nourrissons eux-mêmes, et ont diffusé des infections ou des maladies. Ils n’ont pas forcément amené la peste dite de Justinien (VIe-VIIe siècles), mais ils ont contribué à sa diffusion rapide et terrible à partir de 1347, et à entretenir les récurrences jusqu’à 1720. L’arrivée des rats gris d’Asie Centrale à partir de 1727 ( !) a peut-être contribué à faire disparaître la peste mais a amené d’autres désagréments... Des vertébrés mieux contrôlés par l’homme (élevage, domestication) ont pu à leur tour provoquer, sur la longue durée, des catastrophes. La diffusion (en « garennes ») du lapin, par exemple en Angleterre à partir de la fin du XIIe siècle, amenait déjà les protestations de paysans dès les décennies suivantes (milieu du XIIIe s.), bien que les dégâts provoqués soient sans comparaison avec ceux qu’a connus l’Australie aux XIXe et XXe siècles.
65Quant au mouton transhumant, on l’accuse, non sans quelques preuves, d’avoir brouté la Meseta, d’avoir hâté un processus en cours et d’avoir contribué à modifier sol, végétation, microclimat au cours de ses voyages annuels sur mille sept cents km aller et retour. Une étude récente sur « Las rutas de la Mesta » et les « cañadas reale s y principales veredas » montre la profondeur de cette action, également sur la société ibérique, et son côté largement positif qu’est la richesse (en laine) de la Castille puis du royaume d’Espagne...
66Resterait à considérer comment les hommes ont vécu ces catastrophes naturelles, non seulement en décrivant, observant, représentant, réfléchissant, expliquant... mais aussi en réagissant psychologiquement et matériellement.
67Si la catastrophe est instantanée : séisme, éruption, onde de tempête, effondrement d’une montagne, arrivée de criquets, il n’y a évidemment pas plus à faire qu’à Hiroshima ou à Dresde dans les premières secondes ; seuls les survivants peuvent courir aux abris, aux barques, sortir à l’air libre (séisme)... commencer la lutte contre les flots d’insectes ou les conséquences du désastre.
68Si la catastrophe est à long terme et inévitable, il n’y a rien non plus à faire : le Groenland se refroidit, les colons meurent peu à peu : Birka est exondée, l’activité diminue, la ville disparaît et de même Héraclée, Aquilée, Luni, Empuries. Monte le niveau de la mer, la fuite des riverains est inéluctable ; et, là où sévit la malaria, fragilisation, fatigue générale de la population et décès précoces sont la règle...
69Mais certaines catastrophes s’annoncent. Les nuages de criquets arrivent : Gesner, vers 1555, nous montre comment on essaie de les détourner : coups de canon, jets de sable, processions avec chants, prières, croix et autres ornements brillant au soleil (et dont l’éclat et le bruit peuvent effrayer les insectes). Les coulées de lave peuvent également être déviées : en 1669, près de Catane, Pappalardo en aurait fait l’expérience aux dépens de Paterno, avec des poteaux fraîchement coupés et des peaux de vaches mouillées.
70Quand la mer enfle, on s’empresse de renforcer les digues et quand le loup apparu ne recule pas, c’est qu’il est enragé et qu’il faut s’unir pour le tuer.
71Quant à la bête du Gévaudan, à partir de 1764, il faut mobiliser les dragons de Soubise, les meilleurs louvetiers de Normandie, des milliers de paysans et la noblesse d’Auvergne (marquis d’Apchon) et faire bénir les balles – ou augmenter les primes.
72Ces mesures de protection s’accompagnent, quand la catastrophe malgré cela est arrivée, de l’organisation de secours aux blessés, aux affamés, aux ruinés, à ceux qui vivent des semaines sous des huttes de branchages, redoutant la prochaine secousse sismique... à Bâle comme à Almeria, à ceux qui attendent le reflux des eaux, le recul de la crue,... aux mordus par des bêtes enragées qui contractent (ou non) la terrible maladie.
73Puis ce sont des actions à plus long terme : que faire devant des maisons détruites, des terres stérilisées par le sel de la mer, des mûriers desséchés par le changement des nappes phréatiques ? L’une des réactions est le départ des survivants : vers des pays humides, à drainer, où l’on vous invite et où l’on parle votre langue, vers le « Hollerland » sur la Basse Weser, à l’abri des ondes de tempêtes : vers une région d’Andalousie, voire la Castille moins sujette aux tremblements de terre...
74Une autre réaction est la reconstruction : Bâle et les « 80 » châteaux de Haute Alsace (de 1356 à 1450), Lisbonne et le despotisme éclairé de Pombal (après 1755). La poldérisation et la reconquête de terres envahies par la mer, avec drainage, dessalage, pompage (et établissement final en Hollande du moulin à vent). Egalement la mise en culture de laves, vite décomposées en surface et d’autant plus fertiles.
75Parfois donc, les conséquences de la catastrophe peuvent être atténuées par les réactions humaines. D’une manière générale, établir ou renforcer les digues, construire des maisons légères là où le séisme peut revenir, regrouper des villages là où les avalanches ne passent pas, où la lave sera détournée, bonifier les marécages d’où la malaria est alors bannie (marais Pontins au temps de Pie VI), détruire les œufs de criquets avant éclosion (Grèce, Italie, Afrique antique, Provence du XVIe siècle, Espagne moderne). Contre les loups, la chasse organisée et, dès les capitulaires de Charlemagne ; contre les rats – dont on ignore le rôle dans la diffusion de la peste avant 1898 et Simond – les chats se multiplient, et contre le surmulot les chiens ratiers.
76Des actions à but initial tout à fait différent peuvent enrayer des catastrophes latentes : la lutte contre les Turcs a amené les Autrichiens à installer de la Bukovine à la Dalmatie, pendant deux siècles, des régiments de frontière, c’est-à-dire des centaines de milliers de « colons armés » qui, en replantant des feuillus et asséchant les marais (en particulier le long du Danube) ont, en deux siècles, interdit aux anophèles de se développer et aux criquets de trouver des zones-relais...
77Un autre type de prévention est de garder le souvenir des catastrophes passées et de la manière dont elles sont arrivées, de la façon dont on a ou on aurait pu les éviter. C’est là où leur histoire arrive jusqu’à notre époque et que leur mémoire et leur expérience nous sont indispensables.
78Il y a longtemps qu’on raconte les catastrophes naturelles : un antique « best seller », le livre « des Prodiges », que Julius Obsequens a tiré de Tite Live, narre complaisamment les événements non humains qui ont frappé les hommes, y compris les pluies de sang (dues aux sables sahariens montés en altitude après un coup de sirocco et retombant en Occident) ou les pluies de grenouilles, serpents et autres animaux des marécages (qu’une trombe a aspirés et transportés vivants sur de grandes distances) ou la prolifération d’algues rouges qui « ensanglantent » le Morbihan... De tels phénomènes alors inexpliqués passaient pour annoncer de vraies catastrophes dont les récits meublent tout l’ouvrage. Outre des textes narratifs ou des documents d’archives, des sources numismatiques, iconographiques, folkloriques... nous pouvons avoir des preuves de catastrophes passées par l’archéologie, les villes et bâtiments détruits ou abandonnés, enfouis dans la boue, sous la mer, la glace, ou restaurés et reconstruits sur des ruines ; interviennent aussi l’histoire des courants marins (El Niño, Gulf Stream), le paléomagnétisme (variations des ceintures de Van Allen), la géologie (fouilles, zones sismiques) et l’archéoostéologie, la botanique et les pollens fossiles, la glaciologie (varves des fonds de lacs, carottage des glaces du Groenland ou de l’Antarctique...), la génétique régressive, la biologie, la paléopathologie, bref la plupart des sciences actuelles, dans une synergie qu’on appelle aussi pluridisciplinarité, interdisciplinarité, transdisciplinarité, supradisciplinarité...
79L’étude des catastrophes naturelles au Moyen Âge et à l’époque moderne attire notre attention sur leurs dégâts, leur impact sur la vie des hommes et des sociétés, désorganisées puis réorganisées par des aides extérieures, des solidarités, des réactions locales : également sur l’attitude envers les forces de la Nature dont Dieu a confié la maîtrise aux fils d’Adam pourvu que leurs péchés ne la leur retirent pas. Mais Dieu a aussi doté l’homme de raison et lui permet d’expliquer certains phénomènes, de mieux connaître le donné naturel, de le cerner et l’encadrer par des sciences descriptives tout en en gardant précieusement typologie et mémoire.
80Ces catastrophes, dont certaines conséquences ont pu être largement positives grâce aux réactions humaines, ont été un des moteurs de l’histoire mentale, agricole, économique, sociale. Elles permettent tout autant d’établir l’extrême variabilité dans le temps de tous les facteurs de l’environnement : variations brusques, imparables, variations à long terme, lentes, fondamentales, incoercibles, variations également dues à l’anthropisation des milieux et à l’action omniprésente de l’homme, variations plus ou moins catastrophiques à rattacher ou à corréler avec des phénomènes climatiques, atmosphériques, tectoniques, ondes de tempêtes, fluctuations des littoraux, fleuves ravageurs, maladies émergentes, endémies malariques, passages de criquets, attaques de loups, invasions de rats...
81Seule une telle histoire peut donner des certitudes, des bases fermes ; la mémoire des événements passés, susceptibles de se reproduire de manière prévisible ou pas, porte, éclaire, explique les changements des conditions, causes et effets, ou la permanence d’événements présents. Comment pourrait-on sans elle préciser et gérer les « risques naturels », leur ampleur et les conséquences possibles ou éventuelles dans un avenir incertain et controversé ?
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